Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 1/26

M. Lévy (tome Ip. 225-232).

XXVI

UN AMI.


Mariette demeura ainsi quelque temps absorbée dans sa stupeur.

Un coup si terrible et si imprévu brisait ses forces ; tout ce qu’elle put faire fut de se traîner d’abord jusqu’au bout du quai ; arrivée en ce lieu elle pensa défaillir…

À cet instant même, une inspiration soudaine vint traverser son esprit ; cette idée lui rendit une partie de son courage. Retourner chez maître Philippe, déchirer le cœur de vieillard qui l’avait recueillie elle-même, pauvre orpheline, lui paraissait trop cruel ; elle se résolut à ouvrir son âme au seul homme qui pût comprendre sa douleur. Cet homme était son unique ami ; elle s’achemina vers la demeure de Pompeo.

— À lui seul, pensa-t-elle alors, je dirai tout ; d’abord parce qu’il est moins sévère que maître Philippe ; puis, n’a-t-il pas souvent promis de me protéger, moi, faible enfant ? n’a-t-il pas compati bien des fois à mes chagrins ? Souvent, il me l’a dit, il a ployé sous la main de fer des événements ; il m’apprendra, lui, comment on souffre ! Ah ! je le sens, j’ai laissé sur le seuil de cet hôtel ma vie et mes espérances ; mes yeux roulent des pleurs ; je ne lui ai pas même caché combien je l’aimais !… Il l’aura épousée dans ce pays dont Pompeo m’a entretenue tant de fois, où le bal et les palais ne sont que folie, où les volcans eux-mêmes sont une image du cœur ! À demain ! m’avait-il dit dans ce rêve menteur, et demain est venu, et ce jour m’apprend que je ne lui suis plus rien !

En marchant et en parlant ainsi, Mariette ne s’apercevait pas même de l’heure avancée ; tantôt elle s’arrêtait et présentait aux brises de la Seine son front brûlant, puis elle reprenait sa course rapide comme sa pensée. Encombré d’obstacles, le chemin n’était guère facile, car on bâtissait alors une partie de ce quai appelé le quai des Ormes. Quelques journaliers, la veste sur le bras, rentraient chez eux en chantant. Le vent avait fraîchi, et il agitait les têtes touffues des arbres, les baissant et les relevant tour à tour comme un djin capricieux ; mais les murmures de la ville s’éteignaient peu à peu, l’obscurité étendait partout son voile. Mariette, avec son chapeau de muguet rabattu sur son visage, se trouva bientôt dans l’une de ces ruelles si communes à la grande ville, et principalement au Palais-Cardinal, qui alors en comptait beaucoup ; elle avait pour nom la ruelle du Chapeau-Rouge.

C’était, à vrai dire, une rue de méchant renom. Mariette leva la tête, et à travers les vitres verdâtres d’une chambre située au quatrième étage d’une maison de gothique aspect, elle aperçut un jet de lumière.

— Il est chez lui, se dit-elle, et sa main tinta la clochette du logeur chez lequel Pompeo avait pris gîte.

L’italien n’avait élu domicile en ce quartier que pour être à même d’espionner, à son tour, l’homme du palais-Cardinal, qu’il avait tant d’intérêt à retrouver, l’homme qui lui avait promis Samuel.

— Au bruit de la clochette, Pompeo ouvrit sa lucarne. Mariette l’appela ; il ne la reconnut qu’à sa voix.

— Que veut dire ceci ? pensa-t-il ; Mariette, c’est Mariette.

Il descendit, sa lanterne en main, et la posa d’abord sur l’une des marches de l’escalier pour examiner la jeune fille. Elle était si belle, malgré sa pâleur, que Pompeo ne put réprimer un cri de plaisir et de surprise. L’Italien lui-même s’arrachait sans doute à d’accablantes pensées, car il essuya du revers de sa manche ses yeux humides de larmes.

— Vous ici ? dit-il en souriant, vous sous ces habits. Mariette ? Par la Vierge ! vous ressemblez à quelque beau page de la reine Anne ! Quel honneur en résultera pour moi aux yeux de maître Orio, qui me loge par charité ?

Maître Orio était Milanais, en effet, et à ce titre il avait ouvert son gîte à son humble compatriote. La chambre où Pompeo fit entrer la jeune fille était loin de briller par l’arrangement ou le luxe : une table de chêne et un lit la décoraient. À la muraille nue pendait la guitare de Pompeo à côté de sa rapière.

Mariette promena sur cette cellule un regard d’attendrissement. Le costume de Pompeo était misérable, lorsque son manteau ne le drapait point surtout ; sa fraise seule était recousue en vingt endroits. Il s’en aperçut le premier, et il lui dit :

— Pardonnez-moi, Mariette, ce n’est pas ici le palais du comte de San-Pietro, ce nabab inconnu qui nous arrive de la Chine ou de Florence. L’avez-vous vu seulement, ce noble comte ? Est-il digne des murs où je me suis épuisé à lui complaire ?

— Oui, je viens de le voir, répondit-elle, d’une voix tremblante, je viens de le voir, il m’a parlé. Ce billet par lequel on m’annonçait sa venue n’était donc pas de vous, mon ami ?

Et Mariette tendit à l’Italien une lettre soigneusement pliée qu’elle tira de sa poitrine.

— Malheur ! malheur sur moi ! ou plutôt sur lui ! s’écria Pompeo, en considérant cette écriture avec des yeux qui brillaient du feu de la rage.

— De qui voulez-vous parler ?

— De l’homme qui vous a fait parvenir cet avis, reprit Pompeo avec un rayonnement de joie ; cet homme est mon ennemi, cet homme, voilà seize ans que je le cherche ! Ah ! il est ici, et il vous prévient que le comte arrive ! Et ce comte étrange, ajouta Pompeo avec un rire sardonique, ce comte de San-Pietro est le fils de maître Philippe le cabaretier ! Par la Madone ! ceci devient curieux !

Pompeo s’arrêta en voyant les yeux de celle qui l’écoutait s’obscurcir de grosses larmes…

— Qu’avez-vous donc, enfant ? lui demanda-t-il d’un son de voix pénétré ; qu’est-ce donc ? que vous a-t-on fait ? Le misérable qui vous a écrit, l’avez-vous vu ? vous aurait-il sali de son aspect, vous la seule fleur qui ne doit être visitée que par les anges ? Ah ! je jure par cette épée…

Arrêtez, dit Mariette, ce n’est pas de cet homme, votre ennemi, de cet homme qui m’est inconnu que je viens ici vous parler.

— Et de qui donc ?

— Du comte de San-Pietro… je veux dire de Charles Gruyn, répondit Mariette avec un soupir.

— De Charles Gruyn, avez-vous dit ? Eh bien, qu’a-t-il fait pour que je vous voie ainsi en larmes ? Vous l’aimiez, je le sais, ma pauvre Mariette, et cela était tout simple. Vous aviez été élevée avec lui, il vous avait dit qu’il vous aimait. Maintenant qu’il s’est fait de son plein droit comte et seigneur, il ne vous aime plus, n’est-ce pas ? c’est le train du monde. Voilà ce que vous veniez me dire sans doute, ô ma gentille et douce Mariette ! Rassurez-vous, il était indigne de tant de bonheur.

— Oui, mais moi je l’aime toujours, reprit la naïve enfant, je l’aime et il m’a brisé le cœur !

— Que vous a-t-il dit ? Contez-moi cela, poursuivit Pompeo en se rapprochant de Mariette avec intérêt.

— Il ne m’a rien dit, reprit-elle, mais je sais tout. D’abord, il est vraiment le comte de San-Pietro, et c’est bien pour lui que vous avez dirigé les travaux de cet hôtel vis-à-vis de notre maison… Un page en belle livrée l’a appelé de ce nom, et devant moi.

— Un page sifflé par lui comme un perroquet, la belle raison !

— Puis il est revenu en ce lieu avec cette femme… cette femme qu’il aimait, cette grande dame dont je vous ai parlé tant de fois.

— Et elle en aura fait son intendant, comme il a fait le sien de Bellerose.

— Oh non ! c’est impossible, répondit Mariette ; cette femme est la sienne… C’est la comtesse de San-Pietro !

— Encore une fois, Mariette, comédie que tout cela ! Le monde est un grand bal, je vous l’ai dit. Comment supposer qu’une femme de naissance…

— Ah ! c’est que vous ne savez pas tout, non plus, cher Pompeo. Il l’aimait déjà avant son départ, cette femme, et moi qui vous parle, moi, je pouvais les perdre, je ne l’ai point fait. Tout autre que Charles m’eût voué dès lors sa vie, dit Mariette en pleurant.

— Sauvée, dites-vous, sauvée par vous d’un péril ! Expliquez-vous, reprit Pompeo avec insistance. Quel était ce danger ? Parlez…

L’œil de Pompeo était devenu scrutateur.

— C’est mon secret, reprit Mariette avec effort ; non, je ne puis rien vous dire.

— Un secret pour moi, un secret pour votre ami, dit Pompeo en prenant les mains de la jeune fille. Allez, Mariette, je vois bien que vous ne m’aimez pas.

— Vous vous trompez, Pompeo ; mais ce secret, je ne dois le confier à personne, il importe à la sûreté de Charles. Contentez-vous de savoir, ajouta Mariette, que ce n’est pas la première fois que j’ai sauvé cette femme… Un soir que je portais ces mêmes habits, il y a de cela un an, je rencontrai la litière d’une grande dame assaillie par quelques gens de mauvaise mine, près du cabaret de la Pomme de pin. L’effroi les saisit en me voyant fondre sur eux à l’improviste l’épée à la main ; ils prirent la fuite. Les rideaux de la litière s’ouvrirent alors, une main me jeta une bourse ; cette bourse, c’était celle que je vous prêtai chez maître Philippe ; cette femme, c’était celle que Charles aimait !

— Cela est étrange, dit Pompeo. Et cette dame, vous ne saviez pas son nom ?

— Je l’ai toujours ignoré.

— Eh bien, moi, reprit Pompeo en se levant, je le saurai. J’approfondirai ce mystère, je verrai Charles ; aussi bien, nous avons tous deux un compte à régler. Un seul mot de moi changera la face des choses. Que voulez-vous que j’exige de lui, Mariette ? je l’exigerai, il le fera.

— Vous auriez ce pouvoir ? vous obtiendriez de Charles ce que mes larmes et mes supplications si tendres n’ont pu obtenir ? Mais il y a donc entre vous quelque lien secret et puissant ? Eh bien ! s’il est encore libre, celui que je crois enchaîné à tout jamais, si l’amour le plus pur, le plus dévoué, peut le déterminer à quitter ce fol amour, Pompeo, dit Mariette en joignant les mains, ramenez-le. Montrez-lui du doigt l’abîme qu’il s’est creusé, dessillez ses yeux, faites-en tomber le bandeau ! Si vous ne faites pas cela pour Charles, faites du moins cela pour la pauvre Mariette. Qu’à votre voix, Pompeo, il rentre sous cet abri où son père n’aura pour lui que de doux reproches, où il ne pourra manquer de l’accueillir dans sa facile bonté ! Ne lui parlez pas d’ingratitude ou d’oubli, parlez-lui de son bonheur, soutenez-le de votre expérience et de vos conseils. S’il pleure en vous écoutant, montrez-lui mon silence et ma tendresse comme son refuge, réveillez en lui tous les sentiments endormis du cœur. Retirée dans votre chambre, je vous attendrai, vous me conduirez de là jusque chez maître Philippe. Pompeo, je vous confie en ce jour ce que j’ai de plus cher, le soin d’une douce félicité. J’ai livré à Charles comme à vous la clef de mon âme ; mais telle est ma défiance en l’avenir, que sans vous je désespérerais de lui !

— Et il n’en sera rien, chère enfant, reprit Pompeo ; oh ! rassurez-vous, je verrai Charles, il faudra bien qu’il m’écoute.

— Vous me le promettez ?

— Oui, je saurai de lui si un mariage prochain menace sa liberté ; mais ce mariage, je vous le répète, ne peut être encore consommé. Je suis sûr à l’avance de vous rapporter de bonnes nouvelles. Puisque vous aimez ce jeune homme, il ne saurait être tout à fait indigne de votre plus chère affection. Mariette, poursuivit Pompeo d’une voix coupée de larmes ; Mariette, c’est pour vous, non pour lui, que j’agis ainsi. Votre désir seul est un ordre suprême pour moi ; je vous aime comme si vous étiez ma fille !… Quand ma triste vie, qui est marquée comme les autres, devra finir, je vous en supplie, Mariette, oh ! ne m’abandonnez pas ! Que ma dernière plainte, ma dernière prière, soient écoutées de Dieu et de vous, et je ne maudirai plus cette existence qui me pèse. Jusqu’ici elle n’avait été pour moi qu’un mauvais rêve ; faites-en un réveil doux et serein ; demeurez près de moi comme le prêtre près du condamné à mort. Pouvez-vous m’en vouloir si, en vous parlant, mes larmes coulent, si des pensées douloureuses et sombres plissent mon front ? Hélas ! vous saurez un jour à quel point j’ai dû souffrir pour ne pas éclaircir vos propres doutes ; quelle contrainte affreuse il m’a fallu m’imposer pour n’être que votre ami… Vous détournez les yeux ; je vous afflige, je le vois. Ah ! je me maudirais de vous causer un chagrin, s’il m’était seulement permis de vous donner une joie ; si ce secret qui m’étouffe, je pouvais le verser dans votre poitrine, si tout bonheur présent ne m’était pas interdit. Mais ce secret devra descendre dans la tombe avec le triste Pompeo. Il est de ces voix de l’âme qu’on doit refouler, comme une digue refoule la mer ; il est de ces breuvages qui font éclater le vase qui les tient ; c’est là, je le sais, une crise affreuse, une crise à devenir fou ; mais le bonheur de l’être qu’on aime, mais sa vie, mais son repos, ne sont-ce pas là des compensations à tant de douleur ? Quand mes larmes coulent, vos baisers viennent ; et dans ce moment, tenez, oh ! tenez, je suis heureux !

L’altération profonde du visage de Pompeo semblait démentir alors ce bonheur dont il parlait : son désordre, ses pleurs, tout jetait Mariette dans une cruelle perplexité. Quel était donc le secret de non affection, et pourquoi ce secret devait-il mourir avec lui ? Mariette ne lui répondit que par des caresses affectueuses ; elle posa sur son épaule son front d’ivoire. En ce moment-là, elle avait presque oublié Charles. Elle ne songeait qu’à cet ami rencontré par elle sur sa route, noble cœur si durement éprouvé.

— Pourquoi m’aime-t-il ainsi, se demandait-elle, moi que cependant il connaît à peine ? tandis que Charles…

Ce retour involontaire sur son amour plongea la jeune fille dans une rêverie inexprimable. Quelques secondes lui suffirent pour repasser en elle-même toute sa vie depuis le départ de Charles. Elle accusa son rêve comme elle l’avait déjà fait, ce rêve l’avait bercée d’illusions, de mensonges. En cherchant à son cou, par un mouvement naturel, le sachet qu’elle y portait, et en ne l’y trouvant plus, elle se mit à sangloter.

Tout d’un coup, en élevant les yeux à la cheminée de Pompeo, elle vit le sachet suspendu encore à son fil noir.

— C’était lui ! s’écria-t-elle, c’était lui !… Je vais savoir…

— Et elle se dressa sur son séant. Mais l’Italien avait déjà gagné la porte de la rue, après avoir effleuré le front de la rêveuse enfant d’un triste et furtif baiser.