Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 1/24

M. Lévy (tome Ip. 207-215).

XXIV

LE RENDEZ-VOUS.


Cependant l’hôtel de l’île (tel était le nom qu’on lui donnait) s’élevait comme un palais enchanté sur l’emplacement choisi par Bellerose ; sa façade nouvelle étonnait le naïf bourgeois, bien qu’elle n’étalât ni bossages ni moulures ; ses hautes croisées s’ouvrant sur la Seine laissaient apercevoir un monde étincelant de dorures, de coupoles et de corniches ; le cristal des lustres éblouissait, un air de grandeur et de majesté régnait partout.

Le soir était venu, et ses larges ombres drapaient la Seine…

Dans une pièce reculée dont les panneaux représentaient des oiseaux des îles, des fruits, des satyres, près d’une cheminée revêtue du plus beau marbre de Sicile, un homme était assis devant une table chargée de papiers ; un secrétaire copiait des lettres sous sa dictée, pendant qu’un coureur en jaquette de soie orange et rouge attendait les missives dont le maître allait le charger.

Ce maître était Bellerose…

Le menton appuyé dans sa main, d’un air profond et méditatif, le comédien dictait alors des invitations à Saint-Amand, type rêveur et paresseux des poëtes d’alors, qui faisaient un peu de tout, et recherchaient le patronage des grands seigneurs pour abriter leur indolence habituelle. À chaque tournure de phrase de Bellerose, Saint-Amand hochait la tête comme s’il eût blâmé cette rédaction, qui en effet était passablement ampoulée… Deux énormes candélabres, garnis chacun de quatre bougies, brûlaient sur la table recouverte d’un tapis vert ; un flacon de vin de Malvoisie servait à entretenir la longanimité du poëte.

Devenu secrétaire en attendant mieux, Saint-Amand suait dans son harnais. Soixante lettres ou billets venaient de se voir expédiés par lui depuis le matin, et chacun avec une formule variée suivant le rang de l’invité.

Ce travail terminé, Bellerose se leva et donna sa correspondance au coureur, en lui recommandant de faire diligence dès le lendemain au petit jour.

Le comédien et le poëte passèrent alors ensemble dans une vaste et somptueuse pièce, dont un dais de satin occupait le milieu. Au-dessous de ce dais, un lit exhaussé sur une estrade étalait son fronton empanaché.

Ce sanctuaire, tendu de magnifiques tapisseries de perles frangées d’or, était digne d’une princesse ; deux figures en cariatides soulevaient ses rideaux épais : c’étaient le berger Paris et Vénus. Un prie-Dieu et une toilette étaient renfermés dans la balustrade, sur laquelle six miroirs de Venise aux bras chargés de lumières jetaient alors des lueurs vives et splendides.

Saint-Amand se récria rien qu’en voyant le plafond de cette chambre, qui représentait la Nuit avec son cortége d’étoiles. Des amours sculptés soutenaient la boiserie de la glace principale, des médaillons peints en grisaille retraçaient partout des scènes de la fable. Le canton d’armes placé au-dessus du lit était vide…

— Eh bien ! demanda Bellerose en jouissant de l’étonnement du poëte, cette pièce vous paraît-elle digne d’être chantée ? C’est la chambre à coucher de la comtesse. De ce balcon, elle peut voir s’éteindre les feux du Louvre ; les bruits de la ville expirent ici, voyez. À peine un sillage de nacelle sur l’eau, à peine un bruit de pas, un silence à faire envie au désert. L’Arsenal, troué de quelques maigres lumières, déroule à votre droite sa masse noirâtre ; les ormes du quai frémissent sous la brise. Ah ! c’est une belle nuit. Moi, qui ai vu l’Italie, je puis vous parler sciemment de ce tableau, de ce panorama coupé par le ruban moiré du fleuve. La lune y baigne en paix son disque argenté. N’admirez-vous pas comme moi ces maisons, ces ponts lumineux et leurs grandes ombres ? Le comte de San-Pietro ne pouvait choisir un meilleur temps pour arriver ; aussi, vers une heure de la nuit, j’attends en ce lieu Son Excellence…

Bellerose, en parlant ainsi, avait ouvert l’une des fenêtres du balcon. Saint-Amand se contenta de lui faire observer deux nuages noirs, dont le corps allongé comme celui de deux phoques semblait vouloir obscurcir la splendeur de l’astre nocturne. Un vent léger s’élevait, et promenait sur le quai sa raffale de poussière.

— Je crains que le temps si vanté par vous ne se gâte, dit le poète ; ce serait vraiment dommage que le comte fût reçu ici par le tonnerre ; J’ai ouï dire à la vieille marquise de la Fare, que le soir où elle avait mis le pied dans son château de Bourgogne pour la première fois, la grêle avait brisé les vitres de ses fenêtres ; elle redemanda ses chevaux et partit le lendemain.

— Le comte de San-Pietro sera moins superstitieux que la marquise, mon cher, dit Bellerose en cachant mal un vague sentiment d’inquiétude.

Il revint à la table, où Saint-Amand se versa une rasade copieuse de malvoisie.

— À ses souhaits, dit Saint-Amand en vidant son verre ; moi, je vais rejoindre ma chambre près de la place Dauphine. N’oubliez pas, du moins, de lui parler de moi, Bellerose, je veux lui apprendre à rimer, cela est de mise ; aujourd’hui on ne parle plus qu’en vers.

Le comédien pressa la main du poëte ; en le reconduisant, il trouva un exprès chargé d’une lettre pour lui.

À peine Bellerose en avait-il brisé le cachet, qu’il laissa échapper un geste d’étonnement ; le billet en question était de Pompeo et contenait ces simples paroles :

« Mon cher Bellerose, ma liberté se trouve menacée en ce moment-ci, n’espérez donc pas me revoir avant un temps. Une vengeance mystérieuse me poursuit, ma tête est à prix, j’ai dû me cacher dans Paris même. Si je souffre de me voir ainsi sujet aux persécutions les plus vives, en revanche une voix si pure et si profonde me console, que j’ai voulu l’enfouir loin de tous les yeux comme un trésor. Ma vie est changée, maintenant, je ne vis plus pour moi seul. Un jour, bientôt peut-être, je vous reverrai et je vous en dirai plus. En attendant, recevez dignement votre noble maître, et pensez quelquefois à son architecte Pompeo. Adieu. »

En parcourant ce billet, la première idée de Bellerose fut que l’Italien avait conquis les faveurs de quelque dame en puissance d’époux, et qu’il avait intérêt à lui cacher son bonheur. Le comédien, par un retour naturel sur lui, se regarda à la glace, en se demandant si Bellerose ne méritait pas une bonne fortune plus que Pompeo.

Bellerose, en s’admirant ainsi d’un air fat, pensait à la comtesse de San-Pietro.

Il ne l’avait pas vue, mais on en parlait tant à Florence, que la curiosité de cette merveille de beauté le préoccupait. Quelle pouvait être cette femme pour laquelle Charles Gruyn avait fait construire un si admirable hôtel ? De quelle nature était donc l’empire qu’elle exerçait sur l’ambitieux jeune homme ? Bellerose, étendu mollement dans un fauteuil, rêvait encore à ces choses, quand un vent fougueux menaça d’éteindre les bougies posées sur sa table de travail ; il se hâta de refermer la fenêtre de cette pièce.

En quelques minutes le ciel, d’abord si limpide, s’était couvert ; des éclairs éblouissants le sillonnaient. Une pluie soudaine, que fouettait encore l’ouragan contre les vitres, inondait le pavé ; l’écho de la foudre roulait au loin.

— Saint-Amand serait-il devin ? se demanda Bellerose ; en ce cas, au lieu d’en faire un secrétaire de mes commandements, j’aurais dû lui mettre en main la lunette magique de Nostradamus. Quelle trombe, bon Dieu ! et par quels chemins la voiture de la comtesse va-t-elle passer !

Bellerose achevait à peine ce monologue, lorsque le roulement d’un carrosse se fit entendre. Presque au même instant, un éclair livide sillonna le parapet du quai d’Anjou ; un cri de frayeur s’échappa du fond de la voiture. La foudre venait de tomber, en décrivant un serpent de feu, sur l’un des chevaux, qui tomba asphyxié.

Ne consultant que son intrépidité, un jeune homme avait ouvert la portière de la voiture, emportant dans ses bras une femme plus morte que vive ; Bellerose, troublé, l’aida bientôt ; un vaste salon les reçut.

La comtesse de San-Pietro était si pâle, que l’on eût dit alors d’un marbre lavé par la pluie. Le seul trajet de la cour au salon en faisait un véritable objet de pitié : sa robe, ses cheveux, son voile, ruisselaient sur le parquet ; elle était sans voix, frappée d’une étrange et muette stupeur, comme une femme de qui la foudre eût touché le corps. Charles lui prenait les mains, il cherchait à la réchauffer ; mais les yeux de Teresina ne s’étaient pas même ouverts.

Insensiblement, cette frayeur horrible se calma ; la raison revint à la comtesse ; elle promena autour d’elle un regard lourd.

Bellerose, à peine remis lui-même, l’admirait encore dans une sorte d’extase, quand Charles Gruyn lui fit signe de le laisser seul. S’approchant alors de Teresina, le jeune homme se mit à genoux devant elle, attendant qu’elle parlât, ému et palpitant comme s’il eût franchi la distance d’un précipice.

La comtesse de San-Pietro écarta ses cheveux d’une main appesantie, et fixant les splendeurs du lieu où elle se trouvait, comme à travers un voile :

— Où suis-je ? demanda-t-elle en touchant ses vêtements humides de pluie ; qui donc est là devant moi ?… Oui, continua-t-elle, il m’en souvient… je me suis déjà réveillée une fois, glacée par l’eau qui ruisselait ainsi sur mon corps ; un homme était aussi à mes pieds… Il y a un an de cela… Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! continua-t-elle en se voilant le front de ses deux mains, c’était horrible !…

— Teresina, reprit Charles en la voyant ainsi égarée, calmez-vous, je vous en conjure.

— Mais où suis-je donc ? demanda-t-elle de nouveau en se soulevant sur le sofa.

— Chez vous, Teresina, cet hôtel vous appartient. N’aurait-il pas le don de vous plaire ? le trouvez-vous indigne de vous recevoir ? Parlez, à votre voix seule ce palais s’éclairera ; parlez, et dans trois jours tout ce que Paris possède d’hommes splendides, de femmes nobles et belles, se pressera alentour de vous, mendiant l’aumône de votre regard. La pourpre de Castille, l’orgueil d’Italie, la fierté railleuse de nos gentilshommes de France, vous les humilierez, chacun se courbera devant votre parole de reine. Rencontre imprévue que celle-ci, direz-vous, étonnement merveilleux ! Marbres portés par les fées et les génies ! Qu’importe, madame la duchesse ! n’êtes-vous donc pas aussi belle, voyez, que ce portrait délicieux et sévère à la fois du Giorgione, aussi éclatante aussi pure que cette statue amenée des jardins du cardinal Bibiena ? Vous porterez ici avec majesté le sceptre de la grâce. Oubliez, Teresina, ce que votre vie eut d’aventureux ou de terrible ; commandez !

Et comme elle se taisait, absorbée par la contemplation de ce qu’elle voyait alors, Charles reprit en lui montrant les tableaux, de cette pièce :

— Ne connaîtriez-vous donc pas, madame, l’histoire de Danaé, qu’aima Jupiter ? Ah ! vous êtes plus belle que Danaé, Vénus ou Diane, plus belle qu’Aréthuse et que Daphné ! Essayer de vous plaire est, je l’avoue, une téméraire entreprise, mais cette entreprise, j’ai dû la tenter ; cette demeure sera désormais la vôtre. Comme un pèlerin miraculeusement sauvé consacre à tout jamais, par un monument ou un autel, la mémoire du péril dont l’intervention céleste l’a sauvé, j’ai voulu, moi, au sein de cette ville même, bâtir un temple à mes souvenirs, et le plus profond, le plus chéri, le plus indestructible de ces souvenirs n’était-il pas celui de votre délivrance, Teresina ? Ah ! quand je me suis trouvé à mon insu acteur dans ce drame sinistre où il s’agissait de votre perte, où tout se liguait contre vous, même la nuit, quand sur la grève du passeux je m’agenouillai, il y a un an, n’espérant plus rien que du ciel, pouvez-vous penser que je n’aie pas adressé aux anges un vœu recueilli d’eux seuls ? Au milieu de vos cris d’alarme, devant cette mort qui vous disputait à mon amour, j’ai prié, prié longtemps… Mais enfin le ciel s’est rendu à mes désirs, il permet que je revoie ce pays où vous avez bien voulu vous abriter sous mon nom pour déconcerter cette fois vos ennemis. Rassurez-vous, madame, le crédit de Richelieu est usé, Mazarin commence, et avec lui un nouveau règne. Ouvrez votre âme à l’espoir, voyez l’avenir d’un air calme et raffermi. Après ce duel malheureux où mon ennemi est tombé, la, fuite me fut conseillée par vous ; si, après avoir erré quelque temps, j’ai choisi la France pour le lieu de votre retraite et de la mienne, c’est que votre place est en France. Autour de vous déjà je vois la ville et la cour s’empresser d’un air soumis ; êtes-vous d’aventure assez faible croire aux présages ? L’ouragan s’est dissipé, je reconnais d’ici le fleuve aux rives vertes qui baigne ma ville. Approchez-vous de ce balcon, la nuit est redevenue sereine, le ciel vous sourit, et moi je suis à vos pieds.

La comtesse de San-Pietro venait d’appuyer sa malin au fer du balcon ; elle la retira instinctivement, comme si elle eût senti le contact visqueux d’une couleuvre.

— Qu’avez-vous ? demanda Charles.

— Rien, répondit-elle, mais tout me trouble, tout m’alarme. Ces flots de la Seine eux-mêmes ont une teinte de sang ! Je vois s’y refléter tour à tour l’ombre rouge du cardinal et celle de cet homme qui m’a pris le meilleur de ma vie, celle de Samuel, mon persécuteur, murmura la comtesse sans que Charles pût l’entendre.

Charles Gruyn était en effet sous le charme de cette éblouissante demeure, il s’admirait et se félicitait avec complaisance. Pendant que Teresina fermait la fenêtre, il s’était approché d’une sonnette, il la tira, et Bellerose parut.

— Avez-vous rempli fidèlement mes intentions ? demanda Charles au comédien.

— Monsieur le comte, répondit Bellerose, sera satisfait ; la fête a lieu dans trois jours.

— Une fête, un bal ? demanda la duchesse avec angoisse. En même temps elle soupirait, elle interrogeait d’un regard tremblant, absorbé, le visage de Charles.

— Bellerose, reprit celui-ci, conduisez vous-même madame à sa chambre à coucher, elle a besoin de repos.

À peine arrivée dans cette pièce radieuse, Teresina se laissa tomber avec accablement dans un fauteuil. Elle ne donna pas même un coup d’œil aux riches dorures ; ses genoux, sa voix tremblaient…

— Je veillerai près d’elle cette nuit, dit Charles à son confident d’un air alarmé ; la fatigue de la route, l’orage peut-être… Tu n’as rien à me remettre ?

— Pardon, monseigneur, fit Bellerose en s’inclinant d’un air narquois, à peine arrivé on court après vous. Voici un billet qu’un jeune page, Je feutre mystérieusement rabattu sur son visage, m’a apporté. Prenez-y garde ! les Italiennes une fois jalouses sont plus à craindre que la tempête de cette nuit, plus cruelles et plus implacables dans leur vengeance qu’un ministre !

— Trêve de paroles, et donne-moi ce billet.

Le comédien obéit, et remit à Charles le papier enfoui soigneusement sous son pourpoint.

— À demain, dit-il, et que votre étoile vous protège ! Sous ces plafonds d’or, les rêves doivent être de lis et de roses. Votre intendant sera à vos ordres.

À peine Bellerose venait-il de sortir que Charles ouvrit le billet.

« À huit heure du soir, y était-il dit, trouvez-vous, monsieur le comte, à la place de l’ancienne cabane du passeux ; je vous y attends. Rappelez-vous votre pacte. »

Pour toute signature, le billet portait :

« Le cavalier au masque bleu. »


— Voilà qui est étrange, pensa Charles.

Il se promena à grands pas quelques secondes, repassant en lui-même des souvenirs accablants sans doute, car la sueur commençait à mouiller ses tempes.

— J’irai, s’écria-t-il en se redressant enfin, j’irai !