Les misères des enfants trouvés (Sue)/IV/XIV

Administration de librairie (4p. 188-199).

CHAPITRE XIV.

Indécisions de M. Duriveau. — Entrevue du comte et de Claude Gérard. — La prophétie.

Ici nous interromprons les Mémoires de Martin, pour rappeler au lecteur de ce livre les faits qui se sont passés ensuite de l’arrestation de Bête-Puante (ou plutôt de Claude Gérard, à qui nous restituerons son véritable nom).

Surpris sur le bord de l’étang de la métairie du Grand-Genévrier par le brigadier Beaucadet, embusqué avec quelques-uns de ses hommes, près des ruines du fournil, Claude Gérard et Martin venaient de tomber entre les mains des gendarmes, lorsque le comte et son fils, avertis par Beaucadet, étaient arrivés sur le lieu de l’arrestation, afin de s’assurer qu’un de leurs domestiques devait se trouver à un mystérieux rendez-vous avec Bête-Puante, accusé d’avoir tiré un coup de feu sur M. Duriveau.

Nous rappellerons enfin au lecteur qu’ayant reconnu dans Claude Gérard, le braconnier, un homme que deux fois il avait mortellement outragé, le père de Scipion, par une odieuse bravade, s’était plu à donner en présence de Claude Gérard l’ordre de chasser maître Chervin et sa femme de la métairie du Grand-Genévrier.

Cette méchante action accomplie, Scipion et son père, remontant en voiture, étaient revenus au château du Tremblay pendant que les gendarmes emmenaient Claude et Martin.

De retour chez lui, le comte, suivant l’avis de Beaucadet, crut prudent de faire quelques recherches dans la chambre de Martin sur qui de graves soupçons planaient alors.

Ces recherches furent d’abord vaines ; mais M. Duriveau, trouvant une malle fermée, s’était cru autorisé à la forcer, et y avait pris un coffret de bois blanc renfermant le cahier manuscrit des Mémoires de Martin, accompagné d’une lettre au roi.

Cette correspondance de son valet de chambre avec un roi, excitant vivement la curiosité de M. Duriveau, il avait emporté le manuscrit des Mémoires dans sa chambre, et s’était mis à les lire alors qu’une heure du matin sonnait à l’horloge du château du Tremblay.

Telles étaient, on le sait, les premières lignes des Mémoires de Martin :

« Je n’ai conservé qu’une idée confuse et incomplète des événements qui ont précédé ma huitième ou ma neuvième année. Cependant, de cet obscur passé déjà si lointain, j’ai gardé la mémoire d’une jeune belle femme dont les doigts agiles faisaient presque continuellement bruire les fuseaux d’un métier à dentelles tout couvert de brillantes épingles de cuivre ; le cliquetis sonore des fuseaux faisait ma joie ; il me semble l’entendre encore ; mais, le soir, cette joie se changeait en admiration ; couché dans mon petit lit, je voyais cette même jeune femme, ouvrière infatigable (ma mère peut-être), travailler à la lueur d’une chandelle dont la vive clarté redoublait d’éclat en traversant une eau limpide renfermée dans un globe de verre ; la vue de ce foyer lumineux me causait une sorte d’éblouissement et d’extase auquel le sommeil seul mettait un terme. »

Lors même que la curiosité de M. Duriveau n’eût pas été excitée par d’autres motifs, les lignes seules que nous venons de rappeler auraient suffi pour attirer vivement son attention, sinon son intérêt, sur ces Mémoires.

La jeune fille qu’il avait autrefois séduite était une ouvrière en dentelles, comme la jeune femme que Martin croyait être sa mère…

Elle se nommait Perrine Martin… et le valet de chambre dont il lisait les Mémoires se nommait Martin…

Enfin l’âge que celui-ci paraissait avoir, certaines particularités de ressemblance physique, d’abord à peine remarquées par le comte, mais que ces premiers soupçons rappelèrent aussitôt à sa mémoire ; toutes ces circonstances réunies, sans convaincre M. Duriveau que Martin était son fils… lui présentaient cette hypothèse comme possible.

On conçoit dès lors combien de causes excitantes, irritantes, avaient attaché le comte à la lecture des Mémoires de Martin.

Puis, au bout de quelques pages, M. Duriveau rencontra les noms de Bamboche et de Basquine, ces deux compagnons d’enfance de Martin.

Bamboche devenu ce meurtrier redoutable que l’on avait traqué la veille dans les bois du comte.

Basquine devenue l’une des plus célèbres artistes de l’époque… femme infernale selon ceux-ci, angélique selon ceux-là, mais doublement infernale selon le comte, car peu de jours s’étaient passés depuis que Scipion avait audacieusement annoncé à son père qu’il eût à regarder Basquine comme le suprême arbitre de son mariage à lui Duriveau avec Madame Wilson ; insolente prétention qui avait amené cette scène déplorable, effrayante, entre le père et le fils, scène à laquelle avait succédé de part et d’autre une suspension d’hostilités, le comte ayant le lendemain dit à son fils, que, quelque bizarres que fussent ses prétentions à poser Basquine comme arbitre de ce double mariage, du père et du fils… il aviserait

Puis venait dans les Mémoires, la rencontre de Martin au fond de la forêt de Chantilly avec Régina, Scipion et Robert de Mareuil

Quels souvenirs ces noms ne devaient-ils pas éveiller dans la mémoire de M. Duriveau !

Scipion… son fils…

Robert de Mareuil dont il avait été le rival… lors de ses prétentions à la main de Régina, qu’il devait un jour attirer dans un piège horrible… pour se venger de ses dédains…

Venait ensuite l’enfance et la première jeunesse de Martin chez Claude Gérard…

Claude Gérard… encore un nom écrit en lettres sinistres, ineffaçables, dans la vie du comte…

Là encore reparaissait Régina ; Régina enfant, puis adolescente, puis jeune fille, et grandissant pour ainsi dire aux yeux de Martin à chaque anniversaire de la mort de la baronne de Noirlieu…

C’était ensuite cette pauvre folle que Claude Gérard entourait de ses soins pieux et touchants.

Un pressentiment invincible disait au comte que cette femme folle était Perrine Martin… dont il avait enlevé le cœur à Claude Gérard, pour la séduire, la délaisser ensuite, et lui faire plus tard enlever son enfant, afin de se débarrasser des exigeantes réclamations de cette mère qu’il abandonnait lâchement, la sachant réduite aux faibles ressources d’un travail opiniâtre.

Martin arrivait à Paris…

Encore des noms qui résonnaient dans la mémoire du comte Duriveau :

Régina,

Robert de Mareuil,

Le prince de Montbar

Et plus tard cette scène des Funambules, où le comte assistait avec son fils, scène d’où datait, pour ainsi dire, la haine incurable de Basquine contre Scipion et — ceux de sa race oisive et méchante, — avait dit la jeune fille.

Plus tard c’était le séjour de Martin chez le docteur Clément… puis les recommandations du docteur qui, près de mourir, chargeait Martin de veiller sur Régina, qu’il savait menacée de l’implacable vengeance de M. Duriveau…

Les pressentiments du docteur ne l’avaient pas trompé… Martin ne faillissait pas à la mission que son maître mourant lui avait confiée ; il envoyait un sauveur à Régina prise au piège tendu par le comte, dans la maison déserte de la rue du Marché-Vieux.

Ce sauveur… c’était Just Clément… qui devait s cruellement châtier l’infâme conduite de M. Duriveau et lui imposer un duel dont les conditions mettaient désormais Régina à l’abri de calomnies infâmes…

Enfin, c’était Madame Wilson, que le comte aimait d’une si ardente, d’une si folle passion, dont il retrouvait encore le nom dans le récit de Martin.

On le voit, ces Mémoires touchaient par tant de points à la vie de M. Duriveau, que cela seul eût suffi à expliquer l’opiniâtre curiosité avec laquelle il poursuivit cette lecture…

Mais lorsqu’il vint à songer que ce malheureux enfant abandonné, voué à tant de misères, à tant de chagrins, à tant de rudes épreuves subies avec résignation, avec courage, et dont il devait sortir pur… lorsque le comte vint enfin à songer, disons-nous, que Martin était sans doute son fils, il se sentit en proie à une frayeur mêlée de honte insupportable à la seule pensée de se trouver face à face avec Martin, dont l’esprit état si droit, le cœur si pur, le caractère si élevé.

Cette honte aurait déjà paru insupportable au comte, lors même que Martin eût encore ignoré le secret de sa naissance… Mais se remémorant quelques particularités de sa première entrevue avec lui, songeant à l’affection qui l’unissait à Claude Gérard, se disant enfin qu’il était peu probable que le hasard seul eût conduit Martin à entrer comme domestique chez lui, le comte éprouvait une nouvelle et plus terrible angoisse… il ne doutait plus que Martin ne fût instruit des liens qui les unissaient…

Ainsi, riche d’une fortune immense, cet homme d’un caractère impitoyable, d’une volonté de fer, d’une dureté, d’une audace sans pareilles, cet homme enfin, professant pour tant de nobles sentiments un cynique et indomptable dédain, rougissait, tremblait… à la seule pensée d’affronter le regard d’un pauvre valet… d’un malheureux enfant abandonné.

Mais aussi… ce valet possesseur de secrets si déshonorants… ce valet avait une belle âme… et ce valet était son fils !

Si insignifiante qu’elle paraisse au premier abord, cette profonde perturbation dans les idées habituelles de M. Duriveau prouvait que la lecture des Mémoires de Martin sur lesquels le comte réfléchissait ainsi, agissait déjà puissamment sur son esprit, à son insu peut-être…

Puis, comme cet homme était surtout dominé par un immense orgueil, il finit par subir l’influence de cette autre pensée.

— Ce malheureux enfant trouvé, dont l’âme s’est montrée si haute en tant de circonstances difficiles, effrayantes… ce valet qui correspond familièrement avec un roic’est mon fils

Enfin une comparaison forcée, fatale… rappelait à la mémoire du comte cette scène récente dans laquelle Scipion avait poussé l’audace de la révolte contre le caractère paternel jusqu’à l’excès le plus épouvantable. M. Duriveau ne pouvait non plus s’empêcher d’établir un parallèle entre Seipion et Martin.

Néanmoins ces idées encore vagues, plutôt instinctives que mûrement raisonnées, ne pouvaient avoir immédiatement toute leur puissance d’action : un homme de l’âge et de la trempe de M. Duriveau ne se transforme pas en un jour. La lecture des Mémoires de Martin jetant dans cette âme incroyablement endurcie quelques généreuses semences, les événements à venir pouvaient seuls les développer ou les étouffer…

Ainsi, après avoir un moment songé avec un orgueil involontaire que Martin était son fils… pensée d’une légitime, d’une généreuse fierté… pensée d’un bon orgueil, si cela se peut dire, le comte retomba bientôt dans les ressentiments de l’orgueil le plus détestable : il se révolta contre la haute valeur morale de ce fils dont il s’était un instant félicité ; l’envie, la haine, la colère, la honte lui soufflèrent au cœur les plus mauvaises passions. Dans sa joie cruelle, il se disait qu’au moins Martin était en prison, qu’il y resterait longtemps, car lui, Duriveau, le chargerait de toutes ses forces, userait de toute son influence, et elle était grande, afin de lui faire infliger une condamnation sévère, pour se débarrasser ainsi de la présence d’un misérable qui lui inspirait autant d’aversion que de crainte.

Puis, comme l’homme le plus méchamment perverti (surtout lorsque dans sa jeunesse il a connu des sentiments humains, généreux, et M. Duriveau avait ainsi commencé), comme l’homme le plus méchamment perverti, disons-nous, ne peut, quoi qu’il fasse, fermer tout à fait les eux à l’auguste splendeur des grandes vertus, le comte, après avoir écouté son funeste orgueil qui lui disait de haïr Martin… écoutait sa conscience, son cœur paternel qui lui disait d’estimer, d’aimer ce digne et valeureux enfant.

Alors cette première tempête de détestables passions s’apaisait devant la puissante autorité du juste et du bien… comme les nuages des tourmentes se dissipent à l’éclat du soleil ; le comte subissait de nouveau la douce, la pénétrante influence des rares qualités de Martin… Il admirait cette résignation souvent douloureuse, mais jamais souillée par un seul instant de révolte ou de haine contre sa terrible destinée, contre le père sans entrailles, qui la lui avait faite, cette destinée !!!… Jamais, dans ces pénibles confessions, le comte n’avait trouvé une parole de malédiction contre la société marâtre qui l’avait insoucieusement abandonné, lui Martin, dès son enfance, à tous les hasards de l’ignorance, de la misère et du vice…

Non, non, résignation, — sacrifice, — devoir, — ces trois mots disaient la vie de cet infortuné.

Il y eut surtout un moment où M. Duriveau ne put contenir son émotion en lisant ces deux lignes qui semblaient résumer la conduite de Martin envers Régina, Just et le prince de Montbar :

Il n’est pas de position, si infime qu’elle soit, où l’homme de cœur ne puisse faire acte de dignité.

Maxime touchante dont Claude-Gérard avait donné à Martin l’enseignement et l’exemple.

Au moment où M. Duriveau relisait les lignes précédentes qui terminaient l’épisode de la princesse de Montbar et les Mémoires de Martin, quatre heures sonnaient au château du Tremblay.

La nuit, calme dans la soirée, était devenue orageuse ; la tourmente mugissait au dehors, les grands arbres du parc, violemment agités par le vent, rendaient un bruissement sourd, prolongé, comme celui de la mer : on l’entendait de la chambre à coucher de M. Duriveau, située au rez-de-chaussée.

Profondément absorbé, le comte, le coude sur son bureau, la tête dans ses deux mains, poursuivait sa lecture et ses méditations ; telle était sa contention d’esprit, qu’il ne s’aperçut pas d’un léger bruit causé par le grincement de la serrure d’une porte qui donnait dans son cabinet de toilette où aboutissait, on l’a dit, l’escalier de la chambre de Martin.

Au moment où une nouvelle et violente rafale de vent ébranlait les volets extérieurs, la porte, dont le pêne avait légèrement glissé, s’ouvrit…

Mais elle resta entrebâillée.

C’est à peine si M. Duriveau fit attention au bruit de cette porte, qu’il crut entr’ouverte par la violence du vent, car, après avoir un instant tourné la tête de ce côté, le comte retomba dans ses réflexions ; son visage énergique trahissait la lutte des sentiments divers dont son âme était agitée ; mais, à ce moment, l’expression de ses traits semblait annoncer la prédominance des sentiments généreux… deux fois, il secoua tristement la tête, tandis qu’un sourire de commisération effleurait ses lèvres, ordinairement altières et dédaigneuses…

Alors la porte jusque-là seulement entrebâillée s’ouvrit toute grande, mais lentement, et sur cette baie noyée d’ombre se dessina la figure de Claude Gérard…

La tête nue du braconnier ruisselait d’eau ainsi que sa casaque de peau de bêtes ; à la fange noire dont son pantalon était couvert, on voyait qu’il venait de traverser des marais et des terrains tourbeux.

Voyant le comte occupé à lire, Claude Gérard par son geste et par sa physionomie, sembla dire :

Je m’y attendais… j’arrive à temps

Alors, il s’approcha de Monsieur Duriveau sans être entendu de lui, grâce à l’épaisseur des tapis, et lui posa sa large main sur l’épaule.

Le comte fit un bond sur sa chaise et se retourna brusquement ; mais, à l’aspect du braconnier, il resta muet, pétrifié.

Avant qu’il eût pu faire un mouvement… Claude Gérard s’était rapidement emparé du manuscrit des Mémoires de Martin, et avait enfoui ce cahier dans l’une des vastes poches de sa casaque, puis s’adressant au comte, il lui dit d’une voix sévère :

— Martin avait redouté cet abus de confiance, Monsieur… je suis arrivé à temps…

— Vous ici !! — s’écria le comte en sortant enfin de sa stupeur.

Et, se levant brusquement, il courut à sa cheminée et tira violemment le cordon d’une sonnette.

— Cette sonnette ne donne que dans la chambre de Martin… Et il n’y est pas… vous le savez bien… — dit froidement Claude. — Nous sommes seuls ici… volets et portes fermés…

— Tu veux donc m’assassiner ! misérable ! — s’écria le comte en cherchant du regard quelque chose dont il pût se faire une arme. — Que viens-tu faire ici ?

— Je viens vous dire, Monsieur, — reprit Claude Gérard d’une voix triste et solennelle, — je viens vous dire que Perrine Martin, la mère de votre fils… est morte cette nuit…

— Morte ? elle, la mère de Martin !… — s’écria le comte.

— Morte ! il y a trois heures… — dit Claude Gérard, — ici, dans l’une de vos métairies, où on l’avait transportée…

— Elle était ici, — murmura le comte atterré. — elle est morte… Martin est mon fils !… il est donc vrai…

— Oui… Martin est son fils et le vôtre… oui, elle est morte ! — répéta lentement Claude Gérard, comme s’il eût voulu faire entrer ces paroles au fond du cœur de M. Duriveau.

— Non, non, — s’écria celui-ci presque avec égarement, — c’est un rêve affreux…

— Si c’est un rêve, Monsieur, — répondit Claude, — la cloche des morts qui va sonner à l’aube, vous réveillera…

— Oh ! cette mort… en ce moment… — murmura le comte anéanti, — quand tout le passé vient de m’apparaître…

L’accent, la physionomie de Monsieur Duriveau révélaient alors une douleur et des remords si sincères, que Claude Gérard en eut pitié, et il lui dit d’une voix moins menaçante :

— Au nom de ce passé… au nom de ce que votre fils a souffert… au nom du courage et de la résignation qu’il a montrés… repentez-vous… Il est temps, croyez-moi !

Le comte, à la fois honteux et irrité d’avoir laissé pénétrer son émotion à Claude Gérard, se raidit contre les sentiments généreux auxquels il venait de céder et s’écria :

— Sors d’ici… à l’instant, pas un mot de plus.

— Dieu se lasse à la fin… — reprit Claude Gérard d’une voix plus élevée… — Prenez garde…

— T’en iras-tu ! — s’écria le comte exaspéré.

— Écoutez-moi, je vous en conjure, — reprit Claude Gérard d’une voix altérée, — je vous parle sans haine, sans emportement. Il y a dans tout ceci une volonté providentielle… C’est cette nuit… presque à la même heure où expirait votre victime… la mère de Martin… de votre fils… qu’en lisant la vie de ce malheureux enfant… vous apprenez à le connaître, et, j’en suis sûr… à le plaindre, à l’aimer… Je vous dis qu’il y a dans tout ceci autre chose que du hasard… — répéta Claude d’une voix de plus en plus imposante, — oui… et si vous étiez assez aveugle, assez malheureux, assez désespéré, pour ne pas vous abaisser devant ce qu’il y a de mystérieux, de providentiel dans ces événements… prenez garde… un secret pressentiment me dit que vous serez frappé fatalement de quelque coup terrible.

Malgré son orgueil, malgré son endurcissement, le comte tressaillit à ces paroles de Claude Gérard, tant son accent solennel avait d’autorité… et d’ailleurs cet accent n’annonçait ni haine, ni menace, mais plutôt une sorte de commisération pour le comte, tant le braconnier semblait convaincu de sa prophétie.

— Un coup terrible… me frapper ?… — murmura M. Duriveau en jetant un regard défiant et sombre sur le braconnier ; — ce coup ?… ta haine… le portera sans doute… tu voudras accomplir ta prophétie.

— Est-ce que vous n’êtes pas en mon pouvoir… à cette heure… et sans secours ?… — dit Claude Gérard. — Non, — reprit-il tristement, — non, il ne s’agit pas de ma vengeance… Si vous vous repentez, elle serait inique et inutile… si vous persévérez dans le mal, alors… je vous le jure par l’éternelle justice de Dieu à laquelle je crois… une voix secrète, irrésistible, me dit que c’est une main… plus puissante qu’une main humaine, qui se chargera de votre punition.

À ces mots, le nom de Basquine sembla luire en traits de feu dans l’esprit troublé du comte… tandis que, cédant à un sentiment, on pourrait dire à une sensation de pitié inexprimable, Claude Gérard tombait aux genoux du comte, et lui disait :

— Tenez… me voilà à genoux… à genoux devant vous… moi… moi… Claude Gérard, pour vous dire à mains jointes, au nom de Martin… au nom de votre autre fils, au nom de vous-même, soyez bon, soyez père… accomplissez les promesses que vous m’avez autrefois faites lorsque je vous ai laissé une vie que j’avais le droit de vous ôter. Oh ! repentez-vous… amendez-vous.., sinon… je vous dis que je vois la main de Dieu prête à s’appesantir sur vous !

— Et je me laisserais imposer… intimider par tes jongleries, vieux misérable… — s’écria le comte, d’autant plus furieux, qu’un moment, malgré lui, il avait été épouvanté des menaces prophétiques de Claude en songeant à Basquine et à l’influence qu’elle avait sur Scipion, influence que la lecture des mémoires de Martin faisait paraître au comte plus effrayante, plus redoutable encore ; mais son indomptable orgueil se révoltant bientôt, il reprit, s’adressant à Claude Gérard :

— Ah ! tu crois avoir affaire à un homme lâche et crédule ? Ah ! tu viens me parler de morte, d’enfant trouvé… de justice du ciel ? Pardieu ! tu adresses bien. Eh bien ! je te dis, moi, Monsieur le prophète, que la justice est pour moi, car la morte est dans sa bière et le bâtard est en prison.

À ces exécrables paroles, Claude Gérard se releva lentement, ne répondit pas un mot, jeta un dernier regard de pité mêlé d’effroi sur le comte et fit un pas pour sortir.

— Arrête !… — s’écria M, Duriveau en se précipitant sur le braconnier, — si tu as échappé aux gendarmes ainsi que ton complice, tu ne m’échapperas pas, à moi… et le bâtard sera rattrapé… quand je devrais donner mille louis pour sa prise !

Claude Gérard repoussa si rudement M. Duriveau, que celui-ci, perdant l’équilibre, tomba à demi renversé sur son fauteuil pendant que le braconnier fut d’un bond dans le cabinet de toilette, enferma le comte dans sa chambre à coucher en donnant un tour de clef à la porte, puis sautant par la fenêtre qu’il avait prudemment ouverte pour assurer sa retraite, il disparut rapidement à travers les bois du parc.

Quant à l’apparition inattendue de Claude Gérard dans la chambre de M. Duriveau, elle s’explique ainsi :

Le trajet de la métairie du Grand-Genévrier au bourg le plus voisin était long et dangereux, il fallait traverser près de deux lieues de tourbières et de marais presque impraticables pour ceux qui ignoraient les quelques veines de terrain solide qui sillonnaient ce sol marécageux et mouvant.

Beaucadet et ses gendarmes étaient à cheval ; une fois la lune couchée, ils se trouvèrent dans l’obscurité : la tempête soufflait avec violence, les cavaliers ne pouvaient s’avancer qu’avec une lenteur et une prudence extrême à travers ces marécages, où leurs chevaux enfonçaient parfois jusqu’au ventre.

Les deux prisonniers se trouvaient donc à peine surveillés ; ayant entendu Beaucadet conseiller à M. Duriveau une visite domiciliaire dans le réduit occupé par son valet de chambre, Martin frémit… ses Mémoires pouvaient ainsi tomber entre les mains du comte ; tout bas il fit part de son anxiété à Claude Gérard ; celui-ci avait les mains liées ; mais profitant de l’embarras où se trouvaient les gendarmes, et de l’hésitation de leur marche, embarras nul pour le braconnier depuis longtemps habitué à parcourir toutes les passes de ces marais, et qui, accoutumé d’errer la nuit, était devenu presque nyctalope, Claude Gérard répondit tout bas à Martin :

— Prends mon couteau dans ma poche, coupe mes liens, à la première occasion ; je réponds du reste.

Cette occasion ne se fit pas attendre ; Beaucadet venait de crier à l’aide en sentant son cheval pour ainsi dire disparaître sous lui au milieu d’une fondrière ; profitant de cet incident qui absorba l’attention des gendarmes, Martin coupa les liens de Claude ; en deux bonds celui-ci atteignit un étroit sentier qu’il connaissait, et il avait disparu au milieu des ténèbres de plus en plus profondes avant que les gendarmes eussent pu seulement se douter de sa fuite.

Claude Gérard s’était dirigé en hâte vers le château du Tremblay. Il devait passer près d’une métairie isolée, où la mère de Martin avait été transportée. Claude, sûr de la discrétion du métayer, car il était bien souvent serviable à ces malheureux, y entra… afin de se rassurer sur l’état de Perrine Martin… Le métayer et sa femme, fondant en larmes, ne voulurent pas laisser Claude Gérard pénétrer dans la pauvre chambre où Perrine avait été transportée… Il comprit.

À ce coup terrible il chancela. Mais se rappelant le devoir impérieux qui l’appelait au château, il poursuivit sa route, franchit aisément la haie du parc, et arriva jusqu’aux bâtiments.

La porte du couloir de service où aboutissait l’escalier de la chambre de Martin, était rarement fermée intérieurement, les domestiques qui s’attardaient dans le village se ménageant toujours ce moyen de rentrer sans bruit au milieu de la nuit. Martin avait, par précaution, remis une double clef de sa chambre à Claude Gérard ; celui-ci put arriver ainsi chez le valet de chambre du comte ; puis à l’aide d’une allumette prise sur la cheminée, le braconnier se procura de la lumière, vit la malle forcée ; la porte de l’escalier conduisant au cabinet de toilette de Monsieur Duriveau était restée ouverte, Claude Gérard devina tout, descendit, colla son œil à la serrure de la porte de la chambre à coucher, et vit le comte occupé à lire.

Après avoir ouvert, ainsi qu’on l’a dit, la fenêtre du cabinet de toilette qui donnait sur le jardin, afin d’assurer sa retraite, Claude Gérard, profitant du bruit de la tempête, fit doucement jouer le pêne de la porte de la chambre du comte, et put s’approcher de celui-ci sans en avoir été entendu.

Hâtons-nous de dire que l’alarme des métayers chez qui Claude s’était arrêté en se rendant au château du Tremblay, avait été causée par une syncope léthargique, dans laquelle Perrine Martin était restée si longtemps plongée, que ces pauvres gens, croyant à sa mort, avaient fait partager à Claude Gérard cette triste conviction.

Huit jours après cette entrevue entre Claude et M. Duriveau, d’autres événements se passaient à Paris, dans l’hôtel de Basquine, où nous conduirons le lecteur.