Les misères des enfants trouvés (Sue)/IV/X

Administration de librairie (4p. 131-143).

CHAPITRE X.

Suite du journal de Martin. — Conseils de M. le Marquis au prince de Montbar. — Il lui remet les preuves de l’innocence de la mère de Régina.

Je le confesse, au mépris que m’avait d’abord inspiré la bassesse des goûts de Monsieur de Montbar, succéda un redoublement de commisération ; je n’excusai pas cette bizarre dépravation ; mais, ainsi qu’il le disait, je la compris, je compris même, si hideuse qu’elle fût, l’espèce de poésie particulière à de pareils contrastes ; je sentis l’attrait que ces alternatives devaient offrir à un homme dès longtemps blasé, quoique jeune, sur les distractions creuses, monotones, d’une opulente oisiveté.

Je me félicita doublement alors d’avoir pu me ménager cet entretien avec le prince ; j’augurai mieux de son avenir, car cette dépravation passée, dont il semblait rougir, n’annonçait pas, ainsi qu’il le disait énergiquement lui-même, le goût de la crapule pour la crapule… Au moins dans ces accès de dégradation, il y avait un profond sentiment de comparaison, sentiment jusqu’alors faussé, vicié, mais qui, cependant, contenait le germe d’une pensée qui, dans son application, pouvait être généreuse et féconde.

— Et n’allez pas me dire, Monsieur, — reprit le prince, après un moment de silence causé par sa profonde émotion, — n’allez pas me dire que cette passion de contrastes dont je vous parle exclut l’amour,… non… pas plus que la passion du jeu n’exclut l’amour… Les joueurs forcenés ne sont-ils pas souvent aussi passionnément amoureux ?… Vous m’accablez parce que vous m’avez vu écrire un nom doublement sacré pour moi, je le sais, sur la table d’un cabaret… Savez-vous seulement quelle était alors ma pensée ?

— Oui, je le sais maintenant, — m’écriai-je, de plus en plus touché de la franchise des aveux du prince. — Dès que vous aviez pris les vêtements, l’apparence, le langage et jusqu’aux vices de ces malheureux que l’ignorance et la pauvreté dépravent, vous vous plaisiez, par une bizarre fantaisie, à vous croire l’un d’eux. Et pendant cette aberration, complétée souvent par l’ivresse, vous éprouviez le même vertige d’étourdissant bonheur qu’aurait éprouvé l’un des misérables au milieu desquels vous étiez attablé, s’il s’était dit : j’aime et je suis aimé de la plus belle, la plus noble jeune fille qui soit au monde.

— C’est vrai, souvent j’ai éprouvé cela, — me dit le prince, de plus en plus surpris.

— Et plus tard, — repris-je, — lorsque cette noble et charmante jeune fille, qui vous aimait avec idolâtrie, est devenue votre femme… toujours poussé par cet étrange besoin de contrastes, vous avez été porter, au milieu des misères et des dégradations de toute sorte, votre bonheur caché, de même que l’homme du conte oriental cachait sous ses haillons un diamant qui eût payé la rançon d’un roi !

— C’est encore vrai, — s’écria le prince, dont l’étonnement allait croissant, mais dont l’irritation amère semblait diminuer à chaque instant. — Comment avez-vous ainsi presque deviné mes impressions ? Encore une fois, Monsieur, je vous le demande, non plus avec menaces… mais presque comme une prière, quel intérêt singulier vous amène auprès de moi ? Enfin, qui êtes-vous ?

— Mon nom… vous ne le saurez jamais… Monsieur.

— Jamais ?

— Quoi que vous fassiez…

— C’est ce que nous verrons, — s’écria le prince.

— Vous le verrez… Monsieur… Quant au motif qui m’amène auprès de vous, j’oserais presque dire que tout à l’heure… j’étais un juge…

— Un juge !

— Mais maintenant, croyez-moi, Monsieur, — ajoutai-je d’une voix pénétrée, — c’est un ami… permettez-moi ce mot… un ami sincère qui vous parle… et bientôt des faits vous prouveront que je dis vrai.

— Un juge ? un ami ? — reprit le prince ; — mais continuez, Monsieur, continuez. Ce qui m’arrive est si étrange… je sens que malgré moi votre parole me domine, m impose tellement, que je ne peux plus m’étonner de rien… même d’avoir dans ce bal immonde trouvé en vous d’abord un grossier ivrogne, puis un homme du monde, aux manières parfaites, qui m’a défendu avec autant de courage que de générosité… puis un juge… puis enfin un ami… dites-vous… Continuez, Monsieur ; ce qui s’est passé, ce qui se passe entre nous est si en dehors du cours ordinaire de la vie, que je me résigne à tout entendre… à tout supporter… Juge, ami, ennemi… qui que vous soyez, Monsieur, je vous écouterai jusqu’au bout ; peut-être le jour rompra-t-il l’espèce de charme sous lequel je me débats en vain pendant cette nuit maudite. Alors, Monsieur… nous retomberons dans la vie réelle… Et vous aurez de grands comptes à me rendre !! mais jusque-là, je m’abandonne aveuglement à tous les hasards de cette rencontre inouïe… Ah ! c’est une étrange aventure de bal masqué que la nôtre, Monsieur !!

— Dites une rencontre heureuse, Monsieur ; oui, elle le sera pour vous, si vous ne résistez pas à l’instinct qui vous porte à m’écouter, à me croire ; car, de ce moment, votre destinée peut changer : devenir aussi belle, aussi élevée, qu’elle a été jusqu’ici stérile, ennuyée, malheureuse… Ce passé même… si dégradant, dont vous rougissez à cette heure, aura son influence utile…

— Que voulez-vous dire ?

— Écoutez, Monsieur, je comprends cette passion des contrastes, éclose sous l’influence de dangereux enseignements, développée au sein d’une vie oisive… Vous dites vrai : cette passion, on doit l’admettre comme on admet celle du jeu ; mais aussi, on doit la blâmer encore plus sévèrement… que la passion du jeu.

— Plus sévèrement ? pourquoi ?

— Un joueur ne saurait être qu’un joueur. Que peut-il demander au jeu ? Les détestables émotions du gain ou de la perte. Rien de plus… Tandis que votre passion, Monsieur, pouvait avoir… aura peut-être pour vous les conséquences les plus dignes, les plus utiles…

— Les plus dignes, les plus utiles ? Expliquez-vous, de grâce…

— Voyons, Monsieur ; au lieu d’aller, par un raffinement d’homme blasé, porter dans un bouge vos souvenirs de grand seigneur, et dans votre hôtel vos souvenirs de taverne… cela pour le stérile plaisir du contraste… pourquoi n’avez-vous pas affronté ces lieux infâmes dans un but honorable ?

— Et dans lequel, Monsieur ?

— Dans celui d’étudier par vous-même ces plaies hideuses nées forcément de l’ignorance et de la misère, ces plaies, qu’il vous appartenait, à vous, riche et heureux du monde, de connaître, afin d’employer à les guérir les forces immenses dont vous disposez !

— C’est vrai, — murmura le prince, — Cette idée est grande…

— Oh ! alors, chacune de vos excursions dans ces repaires devenait un acte de mâle vertu, de haute moralité : arracher à la pauvreté, au vice, à la débauche, au crime, quelques-unes des malheureuses créatures déshéritées que vous rencontriez dans ces repaires, c’était faire un bel usage de votre intelligence et de votre fortune… Vous aimez les contrastes, Monsieur, votre passion eût été satisfaite. Seulement, au lieu de la cacher avec honte, vous l’auriez cachée avec orgueil comme vous cachez vos actions généreuses.

— Monsieur, — reprit le prince d’une voix adoucie et pénétrée, — vous m’avez dit que vous étiez mon ami. Maintenant je vous crois… et, quoi qu’il advienne de notre rencontre, j’honorerai toujours dans ma pensée l’homme loyal quia bien voulu me faire entendre ce langage sévère.

— Je vous parle ainsi, Monsieur, certain d’être compris et de vous être utile. Ce n’est pas, croyez-le, pour le vain plaisir de moraliser… Je vous ai soumis cette idée, parce que cette idée réalisée peut vous être d’un secours pratique pour sortir de votre cruelle position…

— Je vous en prie, expliquez-vous, Monsieur.

— Votre intérêt exige que je vous expose votre situation sans ménagements. Vous avez perdu, par votre faute, l’affection si vive, si dévouée, de Mme de Montbar.

— Il n’est que trop vrai, — me dit le prise avec un profond soupir.

— Vous aimez cependant encore votre femme avec idolâtrie.

— Oui… avec idolâtrie… Monsieur… avec idolâtrie…

Et il me sembla que des larmes altéraient la voix du prince.

— Madame de Monthar, vous devez le savoir, Monsieur, est incapable d’une trahison ; jamais elle ne descendra à vous tromper. Mais un jour viendra, et il est proche, où elle vous dira : « — Vous avez tué l’amour que j’avais pour vous… depuis longtemps je ne vous aime plus ; je n’ai, jusqu’ici, aucun reproche à me faire ; mais la vie m’est désormais impossible avec vous. Séparons-nous donc sans éclat, sans scandale, et reprenons chacun notre liberté. »

— Ce langage, elle me l’a tenu à peu près hier, — dit le prince avec une rage concentrée, — mais demain aussi… je tuerai celui qui m’a ravi le cœur de ma femme. Je serai ridicule aux yeux des gens de bonne compagnie… je le sais… mais il y a trop longtemps que cette lâche appréhension me fait dévorer ma jalousie… La vengeance me sauvera du ridicule.

— Stérile vengeance, Monsieur ! Si elle s’accomplit, elle changera en haine incurable l’estime que Madame de Montbar peut avoir conservée pour vous.

— Eh bien ! elle et moi nous serons malheureux ; j’aime mieux cela que la vue de son bonheur insolent.

— Ne vaudrait-il pas mieux être heureux… elle et vous ?

— Que voulez-vous dire ?

— Afin de vous montrer, Monsieur, de quelle importance est notre entretien, afin de vous donner, en un mot, une confiance absolue dans mes paroles… une dernière question : Savez-vous de quel prix serait pour Madame de Montbar la preuve matérielle, irrécusable de l’innocence de sa mère ?

— Pour une telle preuve, — s’écria le prince, — Madame de Montbar donnerait la moitié de sa vie.

— Eh bien ! Monsieur, ces preuves… je les possède…

— Vous ?

— Je les ai là !… sur moi !

— Vous, — répéta le prince avec une stupeur croissante.

— Ces preuves, je les ai là, dans ce portefeuille… Maintenant, Monsieur, supposez que ces preuves… je les mette entre vos mains.

— Ces preuves ? entre mes mains… — dit le prince, et il semblait ne pas croire à ce qu’il entendait.

— Oui, — lui dis-je, — entre vos mains ; supposez ensuite qu’armé de cette réhabilitation d’un si grand prix pour Madame de Montbar, vous rentriez tout à l’heure à votre hôtel ; demain matin vous faites demander à Madame de Montbar à quelle heure elle peut vous recevoir.

— C’est un rêve, — murmurait le prince étourdi, — c’est un rêve !

— Vous pouvez le réaliser, Monsieur. Je poursuivis ma supposition : vous vous présentez chez Madame de Montbar, et vous lui dites à peu près ceci… ou beaucoup mieux, j’en suis certain : « Madame, je sais le prix que vous attachez à la réhabilitation de la mémoire de votre mère ; cette réhabilitation la voici : (et vous remettez à Madame de Montbar le portefeuille que je vous ai confié). En vous donnant, Madame, les moyens de prouver l’innocence de votre mère, je n’atténue en rien mes torts passés envers vous ; ils sont grands, je le reconnais ; impardonnables… je le crains, car vous n’en connaissez pas la nature ; vous avez surpris mes absences nocturnes, vous avez cru qu’il s’agissait de quelque infidélité ; non, Madame, c’était pis encore, puisque je n’ai pas même osé tenter de me justifier… loin de là, j’ai accueilli vos reproches touchants avec hauteur et dédain… Ce que je n’ai pas osé vous avouer alors, de crainte de m’aliéner votre affection… je puis vous le dire aujourd’hui… Malheureusement je n’ai plus rien à perdre… » — Et alors, Monsieur, vous racontez franchement à Madame de Montbar, comme vous me l’avez raconté à moi-même, par quelle fatalité vous avez été poussé à cette étrange passion des contrastes. Madame de Montbar vous plaindra, vous estimera, Monsieur, parce que dans cet aveu, vous aurez été sincère et digne.

— Cet aveu… à elle… et maintenant, — répondit le prince en réfléchissant.

— C’est, je crois, Monsieur, votre seule chance de salut… Après cet aveu… vous lui dites…

Puis m’interrompant, de peur de blesser l’amour-propre de Monsieur de Montbar, je repris cordialement :

— Excusez-moi, de grâce, Monsieur, si je parais ainsi vous dicter votre conduite et jusqu’à vos paroles… mais…

— Continuez… continuez, je vous en conjure, me dit le prince avec une résignation qui me navra ; — ma cause serait gagnée… si je sentais, si je parlais comme vous !

— Cette modestie même prouve que sentiment et langage tout est en vous, Monsieur ; je continue dont puisque vous le permettez…

— Je vous en supplie.

— Vous dites donc à Madame de Montbar : — « Après une telle confidence, Madame, je n’ai plus aucune espérance à attendre ; j’ai perdu votre affection, j’ai dû la perdre ; une fausse honte, un mauvais orgueil m’a d’abord fait vous cacher les souffrances que vos froideurs m’ont causées ; car je vous ai toujours aimée… je vous aime toujours profondément, Madame ; c’est une des fatalités de ma position, il m’est peut-être permis de vous faire cet aveu… à cette heure que nous sommes sur le point de nous séparer ; aussi, à quoi bon vous rappeler mes vaines et tardives tentatives pour reconquérir votre amour ? Celui que vous aimez est digne de cet amour, Madame… »

— Il n’est que trop vrai… — murmura le prince avec un accablement douloureux. — Ah ! elle ne l’eût pas aimé… sans cela !

— Ne vous désespérez pas d’un pareil choix, Monsieur, — dis-je au prince, — un sentiment élevé sauvegarde une âme généreuse… et d’elle on peut tout attendre… même un sacrifice héroïque.

— Quoi ! — s’écria le prince… — vous espérez…

— On doit tout espérer, Monsieur, d’un aussi noble cœur que celui de Madame de Montbar ; vous lui disiez donc : — « En vain j’ai voulu, Madame, sortir de mon oisiveté passée… quelques mots bienveillants de vous m’eussent fait persévérer dans cette voie… mais je ne méritais plus même votre intérêt… vous voyant insensible à ces résolutions meilleures, je suis retombé dans mes tristes habitudes, j’ai cherché dans de nouveaux égarements l’oubli de bien cruels chagrins. Ce ne sont pas, Madame, des reproches que je vous adresse… ce sont d’amers regrets que je vous exprime… Un mot encore… Je n’ai, je le sais, aucun droit à la faveur que j’ose implorer de vous… Ne voyez dans cette demande qu’une de ces folles espérances comme en ont ceux qui, roulant à l’abîme, font des efforts insensés pour ne pas mourir. Enfin… si vous vouliez, Madame, vous, si bonne, si généreuse… si vous vouliez me laisser tenter une dernière fois… » de regagner ce cœur que j’ai perdu ! »

— Oh ! Je vous comprends… je vous comprends, — s’écria le prince attendri et semblant saisi d’un espoir ineffable. — Oui… je connais Régina, cette résignation la touchera. — « Pour regagner votre cœur, Régina, lui dirai-je, — poursuivit le prince comme s’il se fût adressé à sa femme, — pour regagner votre cœur, que ferai-je ? je l’ignore encore… mais je vous aime tant, Régina, qu’il me semble que je trouverai le moyen de vous persuader ; tout ce que je vous demande… c’est de me laisser vous aimer… c’est de vous laisser convaincre. Ne vous occupez pas de moi davantage pour cela… Vivez votre vie accoutumée. Oh ! je ne serai pas importun, allez… Seulement, par pitié, ne vous séparez pas encore de moi… assignez-moi un terme… jusque-là, laissez-moi tenter… laissez-moi espérer. »

— Bien ! bien ! — dis-je au prince. — Il est impossible que Madame de Montbar résiste à ce langage si touchant, si résigné.

« — Ne vous engagez à rien envers moi, Régina, — lui dirai-je, poursuivit le prince, — dites-moi seulement : Georges, faites que je vous aime comme autrefois. À force de soins, de dévouements, d’amour… que sais-je… faites-moi oublier une affection que m’a consolée des chagrins que vous m’avez causés, et je l’oublierai… et je vous aimerai comme par le passé. Voilà la grâce suprême que j’implore, Régina. Avec cette promesse de vous… de vous si loyale, si vraie, tout me sera possible… votre cœur me reviendra… Si pourtant mes tentatives sont vaines… si, après cette dernière épreuve, votre amour reste à jamais perdu pour moi… eh bien ! Régina, mon sort s’accomplira ;… mais au moins vous aurez été bonne, généreuse… et cette dernière pensée me consolera dans mon affreux malheur… »

— Ah ! Monsieur, — dis-je au prince, — croyez-moi, un pareil langage, et tout ce que le génie de l’amour vous inspirera, réveillera dans le cœur de Madame de Montbar les souvenirs toujours si puissants d’un premier attachement…

— Je le désire si ardemment… que je finis par l’espérer… — reprit le prince ; — mais comme cette dernière illusion peut m’être ravie… — « Encore en un mot, dirai-je à Régina, le dernier… Quoi que vous décidiez, Madame, dès ce moment vous êtes libre… ce soir ou demain vous me ferez connaître votre résolution. Si vous me refusez, je confierai à votre délicatesse le soin d’éviter tout ce qui, dans notre séparation, ferait éclat ou scandale… Demain je pars pour l’Italie… vous ne me reverrez jamais. »

— Allons, courage, Monsieur, — dis-je au prince, — espérez tout d’une conduite si noble, si généreuse…

— Oh ! vous serez mon sauveur, je le sens, — me dit le prince avec un accent de gratitude profonde ; — mais comment ai-je mérité, mon Dieu ! que vous daigniez venir à moi ?

— Vous étiez malheureux, Monsieur, et j’ai beaucoup souffert.

À ce moment la voiture s’arrêta.

Jérôme se tourna sur son siège, se pencha vers la glace de devant et me dit :

— Monsieur le marquis, nous voici arrivés, où faut-il vous descendre ?

— Tout à l’heure je vous le dirai, — lui ai-je répondu. — Restez là un moment.

— C’est bien, Monsieur le marquis.

Je pris dans ma poche le portefeuille dans lequel se trouvaient les lettres en allemand soustraites au tombeau de la mère de Régina, leur traduction, la médaille, le parchemin où se trouvait tracée une couronne royale, et quelques autres pièces, ainsi qu’un résumé clair, succinct, de cette mystérieuse affaire. Et je dis alors au prince :

— Voici, Monsieur… les preuves irrécusables de l’innocence de la mère de Madame de Montbar… Un rapide coup d’œil sur la note qui accompagne ces papiers vous démontrera l’évidence, l’authenticité de ces pièces… Un dernier mot, Monsieur… En retour du service que je m’estime heureux de vous rendre, je vous demande trois promesses d’honneur.

— Lesquelles, Monsieur ?

— La première, de remettre demain ces papiers à Madame de Montbar.

—— Je vous le promets sur l’honneur, Monsieur.

— La seconde, de toujours cacher à Madame de Montbar par suite de quels événements vous êtes possesseur de ces papiers de famille…

— Je vous le promets sur l’honneur, Monsieur.

— Enfin, de ne jamais faire la moindre démarche pour savoir qui je suis et quel intérêt m’a porté à intervenir ainsi dans vos affaires domestiques.

— Je vous le promets sur l’honneur, — reprit le prince après une légère hésitation.

— Voici ces papiers, Monsieur, — dis-je au prince, et je lui remis le portefeuille.

Il le prit d’une main tremblante et ajouta d’un ton pénétré :

— Merci, Monsieur… c’est le bonheur de ma vie… peut-être que je vous devrai, car je sais quelle influence la remise de ces papiers peut avoir sur les résolutions de Madame de Montbar envers moi ; mais votre voix amie et sévère, la seule qui m’ait jamais parlé un langage si élevé… dois-je l’entendre à cette heure pour la dernière fois ?

— Oui, Monsieur…

— De grâce, écoutez-moi, — reprit le prince avec une émotion qui me gagna. — Je vais avoir à accomplir une bien grande tâche… et je serai seul… Vous qui avez déjà tant fait pour moi… vous que je ne connais pas… mais qui êtes pour moi… un génie tutélaire, vous enfin dont les conseils auront, quoi qu’il arrive, une action décisive sur ma destinée… m’abandonnerez-vous ainsi à tous les hasards, à tous les dangers d’une position aussi difficile que la mienne ?

— Monsieur…

— Oh ! je vous le dis à mon tour, vous êtes ému, je le vois, — s’écria le prince, — aussi vous ne laisserez pas votre ouvrage imparfait… Dans cette voie honorable, glorieuse, mais nouvelle pour moi, que vous venez de me tracer, je ne pourrais sans votre appui marcher que d’un pas mal affermi… et si, malgré ma résolution, je me décourageais, si de nouvelles difficultés s’élevaient, de qui prendre conseil ? Il n’est pas un de mes amis à qui je puisse confier ce qui m’est arrivé pendant cette nuit étrange ; à un frère… même… je ne l’avouerais pas. Et vous m’abandonneriez ?… Non, non, les hommes comme vous sont généreux et compatissants jusqu’au bout. Oh ! n’est-ce pas, n’est-ce pas que je vous verrai encore ?… Et d’avance… je vous le jure sur l’honneur… jamais je ne me permettrai la moindre question sur les causes extraordinaires qui vous ont amené près de moi… mais qu’au moins, j’emporte l’assurance de vous revoir…

— Cela est malheureusement pour moi impossible, Monsieur.

— Ah ! — dit le prince avec un accent de douloureux reproche, — rien ne peut vous toucher.

— Mon émotion vous dit assez, Monsieur, quelle peine me cause le refus que je suis forcé de vous faire… mais si vous le désirez, si vous croyez que, dans un cas grave, mes avis peuvent vous être bons à quelque chose, veuillez m’écrire…

— Vous écrire ! — s’écria le prince, — et à quelle adresse ?

À Paris, poste restante… mettez vos lettres au nom de… de… M. Pierre… je suppose, et je vous répondrai…

— Vous habitez donc Paris ? — dit le prince de Montbar au marquis inconnu.

— Quelque lieu que j’habite, Monsieur… vos lettres ainsi adressées… me parviendront. J’enverrai au bureau de poste tous les cinq ou six jours ; voilà tout ce que je peux vous promettre, Monsieur.

— Ah ! vous êtes impitoyable !… — s’écria le prince ; puis il reprit : — Pardon, Monsieur, pardon… de ce mot qui vous dit mon chagrin… Pardon aussi de tout ce qui a pu vous choquer dans notre entretien ; mais vous ferez la part de la singularité de notre rencontre… Je n’insisterai pas, Monsieur ; je n’ai pas l’honneur de vous connaître ; je n’ai aucun droit à l’inexplicable intérêt que vous m’avez témoigné… Ce que vous avez bien voulu faire pour moi m’impose une éternelle reconnaissance. Tout ce que je regrette, et amèrement, je vous le jure, c’est que vous ne puissiez pas accepter l’offre de mon inaltérable amitié… j’en serais digne pourtant… croyez-moi.

Et comme je ne répondais rien au prince, qui s’était interrompu une seconde, dans l’espoir peut-être que j’accepterais son amitié, il reprit tristement :

— Pardon encore… pour ce dernier regret… mais du moins… votre main, Monsieur… votre loyale main… qu’il me soit permis de la serrer pour la première… et pour la dernière fois.

Et ma main répondit à la cordiale étreinte du prince…

 

Exprimer ce qu’à ce moment je ressentis de bonheur glorieux, ineffable, est impossible… moi, pauvre valet de ce prince… l’avoir amené là… par le seul ascendant d’une âme honnête, droite et aimant le bien.

Je l’avoue : pour la première fois de ma vie, je ressentis de l’orgueil et je me dis : — Oh ! merci à vous, Claude Gérard, mon ami, mon maître… Merci à vous dont les enseignements, les exemples, ont épuré mon cœur et m’ont donné quelque force d’âme.

 

— Maintenant, Monsieur, — dis-je, au prince, — adieu… courage… et persévérance.

— Adieu, Monsieur… — me dit-il, — et dans le cas où j’aurais à vous écrire ?

— Veuillez adresser votre lettre à M. Pierre, à Paris, poste restante.

— Et vous me répondrez, n’est-ce pas ? au moins cela, je vous en conjure.

— Je vous répondrai avec empressement… avec bonheur, Monsieur, soyez-en certain.

— Adieu donc, Monsieur, puisqu’il le faut… et pour toujours, adieu.

Puis baissant la glace, il dit à Jérôme :

— Cocher… ouvrez-moi,

— Vous voulez descendre ici ? — lui dis-je.

— Oui, il me semble que l’air… et un peu de marche me feront du bien… Adieu donc, Monsieur ; encore votre main.

Et après une dernière et affectueuse étreinte, le prince descendit de voiture, enveloppé de son manteau, et s’éloigna.

Je supposai avec raison qu’il se rendait rue du Dauphin, pour quitter son déguisement.

— Eh bien ! — me dit Jérôme, — êtes-vous content de votre nuit ? dites-moi un peu ça, Monsieur le marquis ?

— Je suis content… non comme un marquis, mais comme un roi, mon brave Jérôme, — lui dis-je. — Maintenant, allons chez vous le plus vite possible ; il faut que j’aie le temps d’ôter mon déguisement, il se fait tard.

— Bientôt trois heures du matin, — me dit Jérôme, après avoir consulté sa montre, et, remontant sur son siège, il me conduisit rapidement chez lui.

 

Ce matin, à cinq heures. (il y a trois heures de cela, au moment où j’écris ces lignes), je suis rentré à l’hôtel de Montbar, après avoir, pour plus de prudence, recommandé à Jérôme de me garder un secret absolu. Si jamais qui que ce fût s’informait auprès de lui du Pierrot qu’il avait conduit, il devait répondre que c’était un marquis dont il voulait cacher le nom.

J’ai regagné ma chambre sans rencontrer personne, et je termine le récit de cette nuit singulière.

Je crois, en mon âme et conscience, avoir justement agi.

Ou le prince parviendra à regagner le cœur de sa femme, et alors Régina sera heureuse selon les lois du monde… et sa position ne sera pas faussée…

Ou Régina ne consentira pas à l’épreuve que lui proposera le prince… et l’amour qu’elle a pour Just l’emportera…

Alors encore, Régina sera heureuse, car si j’ai maintenant foi dans la noble résolution de M. de Montbar, j’ai une foi non moins égale dans l’amour et dans le caractère de Just…

Ou bien enfin, Régina ayant consenti à l’épreuve, les tentatives du prince pour regagner l’affection de sa femme seront impuissantes, et l’amour de Just continuera de remplir le cœur de Régina… Alors encore le bonheur de Régina est assuré.

Maintenant, le prince suivra-t-il mes conseils ? Une fois hors de ma présence, le charme sous lequel je l’ai tenu sera-t-il rompu ? Je l’ignore… Ce soir je le saurai ; mais quoi qu’il arrive… j’ai la parole de M. de Montbar, et j’y puis compter, Régina aura du moins aujourd’hui la preuve de l’innocence de sa mère, et ce jour sera un bien beau jour pour elle.

Oh ! qu’il me tarde d’être à ce soir… pour connaître les événements de cette journée si décisive dans la vie de Régina !