Les misères des enfants trouvés (Sue)/III/II

Administration de librairie (3p. 22-39).

CHAPITRE II.

Démarches infructueuses. — Tentations. — Martin devient le commis du cul-de-jatte, — La rencontre. — Maladie de Martin.

La porte ouverte, mon premier mouvement fut de m’élancer dehors ; le cul-de-jatte ne s’opposa nullement à mon départ ; mais, à l’instant où j’allais sortir du corridor, il me dit :

— Mon garçon… un mot dans ton intérêt…

Je me retournai.

Le cul-de-jatte écrivait sur un morceau de papier.

— Tiens, — reprit-il, — voici mon adresse… car tu ne sais pas dans quel quartier nous sommes, et en revenant ce soir, il faut que tu puisses demander ton chemin ; si je suis rentré le premier, tu frapperas et tu te nommeras.. Si tu rentres avant moi, attends-moi dans le corridor. Ah çà ! tu pars donc sans déjeuner ?

— Ce pain sera mon souper de ce soir, si je reviens.

— Tu fais le délicat ? avec un ami ? À ton aise… Allons… bonne chance dans ta chasse aux bonnes gens… qui auront pitié de toi…

Je m’éloignais ; le bandit me rappela.

— Dis donc…

— Quoi ?

— Si tu rencontres, de ces bonnes gens-là… apporte-m’en donc un pour voir… Je le ferai empailler.

Je haussai les épaules, et je descendis rapidement l’escalier.

Une fois au grand air, une fois hors de la demeure et de la présence du bandit, il me sembla sortir d’un rêve ; je me demandai comment j’avais pu m’attrister des stupides et ignobles paradoxes de ce misérable ; alors je me reprochai amèrement d’avoir pu oublier un instant tout ce que je devais à Claude Gérard. Ce fait ne suffisait-il pas à ruiner les cyniques accusations du bandit contre les gens de bien ?…

Me voyant décemment vêtu (je n’osais néanmoins songer à l’origine de ces vêtements), je me sentis moins embarrassé. J’espérais davantage, l’avenir me parut moins sombre ; il me sembla que mon appel au cœur de quelque personne charitable serait mieux accueilli, qu’alors enfin je pouvais tenter certaines chances auxquelles il m’eût été impossible de songer auparavant, car souvent la vue d’un homme couvert de haillons inspire une défiance ou une répulsion insurmontables.

Ainsi je pensai à me présenter chez la veuve de M. de Saint-Étienne, mon défunt protecteur, tandis que, vêtu comme un mendiant, la honte m’eût retenu, ou bien je n’aurais pas dépassé l’antichambre.

Madame de Saint-Étienne devait être un peu remise du coup imprévu dont elle avait été frappé ; j’espérais qu’elle me viendrait en aide par respect pour la mémoire de son mari. Je me dirigeai donc vers la rue du Mont-Blanc.

Le concierge me reconnut parfaitement : mais, hélas ! nouvelle déconvenue. Madame de Saint-Étienne était partie, le lendemain de la mort de son mari, pour sa terre, située à plus de deux cents lieues de Paris. Écrire à cette dame, attendre sa réponse, c’était l’affaire de cinq à six jours au moins ; et, dans ma position, six jours, c’était un siècle.

— Écoutez ! — dis-je au portier, qui semblait sincèrement me plaindre, — ce quartier est habité par des gens très-riches ; parmi eux, il en est sans doute de généreux, de charitables, leur nom doit être venu jusqu’à vous ? Il est impossible qu’ils n’aient pas pitié de moi… lorsque je leur aurai franchement exposé ma position… et ce que j’ai souffert depuis mon arrivée à Paris.

Le concierge hocha la tête et me répondit :

— Il y a bien des gens très-riches dans le quartier, mais… c’est le tout d’arriver jusqu’à eux, mon pauvre garçon, et encore ; … enfin… tout ce que je peux faire pour vous… c’est de vous donner l’adresse de M. du Tertre, le fameux banquier. On dit qu’il fait beaucoup de bien. Risquez-vous.

J’arrivai chez le banquier.

— Qui demandez-vous ? — me dit le concierge.

— M. du Tertre, banquier.

— Passez à la caisse, l’escalier à droite, à l’entresol.

Mes haillons m’eussent fait arrêter à la porte, mes vêtements convenables n’inspirèrent aucun soupçon ; je montai, j’entrai dans une antichambre où se tenaient deux garçons de recette.

— M. du Tertre ? — dis-je à l’un d’eux.

— Si Monsieur veut parler au caissier… je vais le conduire.

Je fus introduit dans le cabinet du caissier ; au fond de cette pièce, une grande armoire de fer, où j’aperçus… des trésors, était entr’ouverte ; la vue de ces richesses ne me fit pas envie… elle me fit mal.

— Je désirerais, Monsieur, — dis-je au caissier, — parler à M. du Tertre.

— Pour affaires, Monsieur ?

— Non, Monsieur, — dis-je en hésitant et en rougissant jusqu’au front, — ce n’est pas… pour affaires…

— Vous êtes connu de M. du Tertre ? — me demanda le caissier commençant à m’examiner avec une sorte de défiance qui redoubla mon embarras.

— Non… Monsieur, — répondis-je, — mais je désirerais le voir… lui parler…

— Il est absent, Monsieur, — me répondit le caissier d’un air de plus en plus soupçonneux ; sa longue expérience pressentait, sans doute, ma demande ; — veuillez écrire à M. du Tertre ou me dire ce qui vous amène auprès de lui.

— Ce qui m’amène auprès de lui, Monsieur, — répondis-je en surmontant ma crainte et ma honte, — c’est sa réputation de bonté charitable, et… je viens…

Le caissier ne me laissa pas achever : habitué, sans doute, à de telles demandes, il me répondit avec une froideur polie :

— Certes, Monsieur, on vante à juste titre la charité de M. du Tertre, mais il l’exerce selon des principes dont il ne se départ jamais ; veuillez me laisser d’abord votre nom et votre adresse, ensuite le nom et l’adresse d’au moins deux personnes connues et recommandables, chez qui l’on puisse prendre des informations sur votre compte ; veuillez enfin spécifier quelle espèce de secours vous désirez obtenir de M. du Tertre ; dans trois jours, vous vous donnerez la peine de revenir.

— Monsieur… daignez m’écouter, — m’écriai-je, — ma position est bien pressante… je… n’ai pas.

— Pardon, Monsieur, mes moments sont comptés, — me répondit le caissier en m’interrompant, — veuillez passer dans la pièce voisine ; le garçon de caisse vous donnera ce qu’il vous faut pour écrire les renseignements que je vous demande.

Et comme j’insistais pour être entendu, le caissier se leva, sonna, me reconduisit très-poliment à la porte, et dit à l’un des garçons de caisse :

— Donnez à Monsieur ce qu’il lui faut pour écrire.

— Je vous remercie… j’écrirai… chez moi… j’enverrai ma lettre, — dis-je tristement au garçon, et je sortis la mort dans le cœur.

Je l’ai su depuis, M. du Tertre donnait beaucoup, mais sans jamais dévier des règles qu’il avait imposées à sa bienfaisance. Malgré mon cruel désappointement, je fus obligé de convenir que Paris étant toujours exploité par une foule d’aventuriers ou d’audacieux fainéants, les précautions du banquier semblaient dictées par la raison, et par un louable désir de répartir dignement ses aumônes : mais, quant à moi, quelle adresse pouvais-je donner ? Celle du cul-de-jatte ? À quelles personnes m’adresserais-je pour répondre de moi ?

Je ne désespérai pas encore ; il faut s’être trouvé dans une position pareille à la mienne pour imaginer à quelles opiniâtres illusions on se livre jusqu’au moment où elles disparaissent devant la réalité ; ainsi, en sortant de chez le banquier, comme il faisait un assez beau temps, je me rendis aux Tuileries ; voici dans quel dessein.

— Je conçois, — m’étais-je dit, — que M. du Tertre veuille placer sûrement, honorablement ses bienfaits, et qu’avant de les accorder il temporise, afin de s’informer ; il ne fait peut-être pas assez la part des situations pressantes, désespérées comme la mienne, et certainement si j’avais pu parvenir jusqu’à lui, la sincérité de mon accent l’eût ému et convaincu ; je n’ai pu lui parler, eh bien ! je parlerai à un autre ; je vais me rendre dans une promenade publique, ordinairement fréquentée par les personnes riches ; j’aviserai quelqu’un dont la figure m’inspirera de la confiance, je lui demanderai un moment d’entretien dans une allée ; je suis sûr de n’être pas repoussé.

Je voulais ainsi tenter sur des personnes riches ce que j’avais en vain tenté sur les pauvres travailleurs du port.

Arrivé aux Tuileries, je m’établis dans l’allée de tilleuls qui longe la rue de Rivoli ; bientôt je vis descendre d’une belle voiture un homme jeune encore, d’une physionomie douce et un peu triste. Il commença de se promener lentement dans l’allée. Je le suivais pas à pas ; au premier tour, malgré mes résolutions, je n’osai pas l’aborder… je trouvai facilement un prétexte à un embarras que je ne voulais pas m’avouer, — je voulais revoir encore une fois sa figure, — me disais-je, — afin de juger si ma première impression ne m’avait pas trompé ; je ralentis ma marche, il se retourna, revint sur ses pas, c’était toujours la même physionomie douce, triste, un peu distraite. — Je n’hésiterai plus, — me dis-je, — je sens ma confiance revenue ; je m’approcherai de lui lorsqu’il passera devant le café que surplombe la terrasse ; — mais cette fois encore, ma résolution, expirant, trouva un nouveau prétexte. Plusieurs promeneurs s’étaient, — soi-disant, trouvés entre ce personnage et moi ; puis d’ailleurs l’allée me semblait moins encombrée à son autre extrémité.

Dans l’intervalle que je mis à parcourir cet espace, en réglant ma marche sur celle de mon futur bienfaiteur, je cherchai du regard d’autres physionomies encore plus encourageantes que la sienne. Je n’en rencontrai point. Quelques pas à peine me restaient à faire pour atteindre le bout de l’allée où je me trouvai bientôt presque seul avec celui sur qui reposaient à mon insu mes dernières espérances ; je m’armai d’un vouloir énergique, je hâtai ma marche, et m’avançant parallèlement à lui sans qu’il parût m’apercevoir, je balbutiai d’une voix tremblante, étouffée :

— Monsieur…

Soit que la crainte et la confusion eussent rendu ma parole inintelligible, soit que mon futur bienfaiteur fût distrait ou préoccupé, il ne m’entendit pas, et continua lentement sa promenade jusqu’à la fin de l’allée. Rougissant alors de ma faiblesse, je fis un dernier effort sur moi-même, et, lui faisant face au moment où il se retournait, je le saluai en lui disant timidement :

— Monsieur…

— Monsieur ? — me dit-il en s’arrêtant surpris et me regardant fixement.

Puis, comme je restais muet, interdit, il ajouta :

— Monsieur, vous vous trompez sans doute ; je n’ai pas l’honneur de vous connaître.

Ces mots me glacèrent ; ma résolution s’évanouit ; je reculai devant l’impossibilité de raconter là, au milieu de cette promenade et de cette foule, presque toute ma vie à un inconnu, d’insister sur mille particularités qui, seules, pouvaient me rendre intéressant et me distinguer d’un mendiant ordinaire. Aussi, effrayé de ce que j’avais tenté, je répondis en balbutiant :

— Non, Monsieur, je n’ai pas l’honneur d’être connu de vous… je voulais… j’espérais…

Il me fut impossible d’articuler un mot de plus ; mon gosier se contracta, je restai muet, immobile, mon chapeau à la main, n’osant pas lever les yeux sur ce personnage, qui, de plus en plus étonné, me dit d’une voix impatiente et haute :

— Enfin, Monsieur, que voulez-vous ? pourquoi m’arrêter ainsi au milieu de cette promenade ?

À ces mots, prononcés d’un ton assez élevé, deux ou trois personnes se retournèrent et s’arrêtèrent pour me regarder. J’étais resté jusqu alors le chapeau à la main, le front courbé de confusion. Mais, m’apercevant que mon attitude et mon silence embarrassés, joints à l’étonnement très-naturel du personnage que je venais d’aborder, commençaient d’attirer l’attention des promeneurs, parmi lesquels j’aperçus même un des inspecteurs du jardin, je m’esquivai en disant d’une voix altérée :

— Pardonnez-moi, Monsieur… je croyais… m’adresser à une autre personne.

Je ne me décourageai pourtant pas encore. — Je ne puis non plus posséder tout d’abord l’audace et la ruse habile, nécessaires au mendiant, — me disais-je avec amertume. — Cela viendra peut-être… Essayons encore… et surtout du courage…

Je passais devant une église, j’y entrai, l’espoir dans le cœur ; celui qui prie est charitable, je devais trouver quelque âme compatissante. Une femme se préparait à sortir de l’église ; un domestique en riche livrée la suivait, portant un sac de velours armorié. Au moment où cette femme, d’une figure douce et vénérable, traversait une sorte de corridor pratiqué en dehors de la porte du temple, je m’approchai d’elle et je lui dis précipitamment :

— Madame, au nom du ciel ! ayez pitié de moi… je suis seul à Paris, sans connaissances… sans ressources… je ne demande que du travail pour gagner honnêtement ma vie.

— Êtes-vous de cette paroisse, mon ami ? — me demanda cette dame.

— Non, Madame.

— M. le curé de votre paroisse vous connaît-il ? Peut-il répondre de votre piété, de votre moralité ?

— Hélas ! Madame, je suis sans asile et n’ai pas de paroisse…

— J’en suis désolée, — répondit cette dame ; — mais comme on ne peut malheureusement donner à tout le monde, je réserve mes aumônes pour les pauvres de ma paroisse qui remplissent exactement leurs devoirs religieux.

Et elle continua son chemin
 

Lorsque le soir, vers dix heures, épuisé de besoin, je regagnai la demeure du cul-de-jatte, une brusque révolution s’était opérée en moi ; à cette heure encore, je me demande comment elle put être si prompte ; mon âme était noyée dans le doute et dans le fiel ; la révolte, la haine, remplaçaient ma résignation habituelle ; après tant de vaines et honnêtes tentatives pour échapper au sort qui m’accablait, les notions du juste et de l’injuste, du bien et du mal, commençaient à se confondre dans mon esprit ; je commençai aussi… funeste symptôme… à séparer la pratique de la théorie, en fait d’honorabilité.

J’étais surtout las !… las de souffrir !… las d’espérer en vain ! las de craindre pour l’avenir ! las de me dire : — Mourrai-je pas demain de faim et de froid ?

« — Probité, délicatesse, honneur, ce sont là d’admirables mots, — pensais-je, — je le confesse ; mais l’on ne vit pas de cela. Je n’ai rien à me reprocher, j’ai tout fait, tout tenté pour trouver du travail, je n’en trouve pas ; ou il est si précaire, si aventureux, qu’il faut affronter les ignobles brutalités d’une tourbe infâme… la mort, peut-être, pour essayer de gagner un salaire incertain. Je ne serai pas assez sot pour pousser la pratique des bons principes jusqu’à mourir de faim, plutôt que de faillir. J’accepterai provisoirement les offres du cul-de-jatte, je gagnerai ainsi quelques jours, pendant lesquels j’aurai le temps de recevoir une lettre de Claude Gérard ou une réponse de la veuve de M. de Saint-Étienne, à laquelle je vais écrire. »

« — Sans doute, ma conduite est lâche, indigne, — ajoutai-je, — c’est un premier pas dans la voie de l’ignominie… Mais ce sera le premier et le dernier… car si, dans huit jours, je ne reçois aucune nouvelle de Claude Gérard, ou de la veuve de mon protecteur… je me débarrasse d’une vie par trop misérable. »

À cette heure, où je puis envisager froidement le passé, l’expérience me prouve que presque toujours les gens de cœur qui faillissent, comme je me sentais faillir, s’aveuglent sur leur future ignominie… ainsi que je m aveuglais moi-même, par de folles espérances d’un meilleur avenir, ou par une résolution de suicide expiateur ; mais presque toujours, hélas ! la vanité des espérances est bientôt reconnue, l’heure de la mort sonne… l’heure de cette mort qui doit vous délivrer d’une vie désormais souillée… mais, ainsi que le condamné aspire sans cesse à reculer l’instant du supplice, on ajourne l’expiation… Qu’importe un jour de plus… une semaine de plus, un mois de plus, tant que votre infamie n’est pas découverte ? Un heureux incident ne peut-il pas vous remettre dans la voie du bien ? et vous ne la quitterez plus désormais ?…

Et lâchement vous vous laissez vivre… Mais votre honte est découverte, est publique… Oh ! alors… sans doute, plutôt que le pilori… la mort ! cette mort expiatrice à laquelle vous vous êtes condamné d’avance. La mort ? Pourquoi ! À quoi bon ce tardif et inutile héroïsme ?… N’êtes-vous pas à jamais flétri ? Mieux vaut encore une vie déshonorée qu’une mort déshonorée… et la déchéance est à jamais accomplie, et vous vivez dans votre infamie.

 
 

J’arrivai chez le cul-de-jatte, il m’attendait.

— Tu as fait chou-blanc, — me dit-il en riant aux éclats ; — tu ne me rapportes pas le plus petit homme charitable à empailler ?

— Je serai votre commis, — lui dis-je avec une sombre résolu tion.

— Demain ?

— Demain.

— À la bonne heure, cordieu ! Voilà l’ordre de notre marche : Je comptais que tu me reviendrais ; j’ai trouvé aujourd’hui une fin de bail, un petit appartement tout meublé. Je me suis arrangé pour les meubles ; demain, nous irons le voir ensemble. Tu diras qu’il te convient, tu signeras un bail, le propriétaire est prévenu. Je ferai les conditions avec le traiteur pour tes repas ; tu ne manqueras de rien ; seulement, pour te mettre en haleine et me donner une garantie, tu iras mettre demain toi-même une montre au Mont-de-Piété ; après demain, tu auras congé, mais ensuite nous commencerons nos opérations…

— Très-bien, — lui dis-je ; — mais j’ai faim et j’ai sommeil.

— Je t’attendais pour souper. Voilà des vivres qui valent mieux que du pain et du lait ; voilà un bon matelas. Je reprends mon lit cette nuit, mon âge me le permet, jeune homme…

— Vous n’avez pas de vin ici ? — lui dis-je, sentant le besoin de m’étourdir.

— À la bonne heure… voilà qui est parler. J’ai là une fiole d’échantillon de Madère… déguste-moi ça, mon fils.

Je mangeai et je bus surtout avidement ; j’étais si peu habitué à boire du vin, que je me couchai, sinon ivre, du moins complétement étourdi, car mes souvenirs, toujours si présents, m’échappent quant à la fin de cette soirée.

Le lendemain, à mon réveil, je trouvai le cul-de-jatte debout et habillé.

— J’ai donné rendez-vous au propriétaire à onze heures, il en est dix, — me dit-il, — habille-toi, et partons.

Je m’habillai, nous partîmes.

Au moment où nous quittâmes la demeure du cul-de-jatte, il me dit :

— Tiens, prends la montre.

Et il me présenta une très-belle montre d’or avec sa chaîne.

— Je la prendrai au moment de la mettre au Mont-de-Piété, ce sera assez tôt, — lui dis-je.

— Comme tu voudras… allons d’abord voir l’appartement et signer le bail… Avoue que je suis un très-bon homme d’affaires ?

— Excellent…

Nous arrivâmes rue du Faubourg-Montmartre, dans une maison de respectable apparence ; nous montâmes voir l’appartement ; il se composait de trois petites pièces donnant sur une cour et fort convenablement meublées.

— Tu seras ici comme un roi, — me dit le cul-de-jatte, — ça vaut mieux que la neige ou la boue de Paris pendant la nuit, hein ?

— Beaucoup mieux.

— Allons chez le propriétaire signer le bail et payer trois mois d’avance, voilà deux cents francs.

Et le bandit me remit dix pièces d’or.

Le propriétaire nous attendait, le bail était prêt, le cul-de-jatte s’étant entendu avec le tapissier chargé de la vente des meubles, ce marchand avait donné avis de cet arrangement au propriétaire ; je comptai les deux cents francs ; la double copie du bail devait être remise chez moi.

— Nous venons de faire une affaire d’or, — me dit mon compagnon, en sortant de la maison, — se procurer des marchandises, ça n’est rien, les vendre, les bien vendre sans soupçons, c’est là le hic ; tandis qu’il est tout naturel qu’un jeune homme établi, connu dans son quartier, se défasse aujourd’hui de bijoux ou d’argenterie, demain de linge, d’effets, en ayant surtout le soin de choisir ses acheteurs, comme tu les choisiras, aujourd’hui dans un quartier, demain dans un autre, en pouvant donner une adresse honorable où l’acheteur vient payer… ce qui ôte jusqu’à l’ombre de la défiance ; et puis, vois-tu ? ce ne sont encore là que les bagatelles de la porte… plus tard tu sauras tout le parti qu’on peut tirer de toi et de ton établissement dans ce quartier.

— Je n’en doute pas… Maintenant où allons-nous ?…

— Au Mont-de-Piété ; tu demanderas quatre cents francs sur la montre et sur la chaîne, on t’en donnera trois cents que tu prendras…

— Très-bien, allons.

— Prends la montre.

— Tout à l’heure.

— Comme tu voudras…

Je me sentais dans une situation d’esprit à peu près analogue à celle d’un homme qui rêve, mais qui a vaguement la conscience qu’il rêve, je n’éprouvais du reste aucun remords ; je me croyais fermement excusable dans mon haineux ressentiment contre la société, je me disais :

— Je lui ai opiniâtrement demandé du travail et du pain, elle ne m’a pas répondu, elle m’a mis forcément dans l’alternative de mourir de faim où de commettre une action indigne ; que mon infamie retombe sur cette société marâtre ; elle méconnait mon droit de vivre, je méconnais ses lois.

Sans doute mon compagnon lut sur mon visage l’âcreté de mes pensées, car il me dit :

— Je t’aime comme ça, mon fils : tu es pâle, tu serres les dents… Je suis sûr qu’un bon couteau à la main, tu ne craindrais pas dix personnes.

Mon compagnon venait de prononcer ces sinistres paroles, lorsque nous fûmes obligés de nous arrêter au milieu d’un attroupement causé par quelque embarras de voitures ; l’angle de la rue ainsi obstrué, les passants refluaient ; je m’étais arrêté au bord du trottoir ; soudain je poussai une exclamation involontaire. À quelques pas de moi… j’apercevais Régina dans l’une des voitures arrêtées par l’encombrement.

La jeune fille était vêtue de noir, ainsi que je l’avais toujours vue aux anniversaires de la mort de sa mère ; une légère pâleur couvrait son mélancolique et beau visage, elle semblait pensive.

Par hasard elle tourna la tête de mon côté… pendant une seconde à peine son regard triste et distrait s’arrêta machinalement sur moi…

Mes yeux rencontrèrent les siens… sans qu’elle parût d’ailleurs s’en apercevoir.

À ce moment, le passage devenu libre, la voiture où Régina se trouvait en compagnie d’une autre femme continua sa route et disparut.

Le regard de Régina fut électrique ; une lueur divine éclaira soudain l’abîme où j’allais tomber… Ma résolution fut prise en un instant.

Je me trouvais séparé du cul-de-jatte par plusieurs personnes un moment arrêtées comme nous ; à ma gauche je vis une porte cochère ouverte, et sous sa voûte les dernières marches d’un escalier ; profitant d’un moment où mon compagnon, sans défiance, regardait d’un autre côté, j’entrai vivement sous la porte cochère sans être remarqué du portier, je montai en hâte l’escalier jusqu’au premier étage, puis j’accomplis très-lentement mon ascension jusqu’au cinquième, prêt à demander un locataire inconnu pour expliquer ma présence dans cette maison.

Je voulais donner au cul de-jatte le temps de s’éloigner et de courir à ma recherche à l’un ou à l’autre bout de la rue. Après m’être arrêté quelques instants au dernier étage, je redescendis très-lentement, faisant une pause à chaque palier ; je gagnai ainsi un quart d’heure environ, puis je sortis avec précaution, regardant çà et là dans la rue, avant de quitter la voûte de la porte cochère.

Le cul-de-jatte avait disparu.

M’enfonçant dans le passage qui forme la cité Bergère, je marchai précipitamment, et suivant les rués les moins fréquentées de ce quartier, j’arrivai à de vastes terrains vagues, bornés d’un côté par les dernières maisons du faubourg, de l’autre par le mûr d’enceinte de Paris.

Une fois là je respirai, j’étais libre…

Durant cette marche précipitée, j’avais encore mûri ma résolution.

Je me sentais calme.

En jetant les veux autour de moi, j’aperçus, confinant les dernières maisons du faubourg, plusieurs excavations profondes, résultant de constructions interrompues sans doute par la saison d’hiver ; une clôture de planches à claire-voie entourait à peu près ces bâtisses. L’une d’elles s’élevait à peine au-dessus des fondations ; j’y remarquai une cave à demi achevée, mais dont le cintre complet formait un renfoncement profond. La Providence me servait à souhait. J’attendis la nuit avec impatience ; le jour me faisait mal…

Je me promenai longtemps dans ces terrains déserts ; un sombre brouillard les couvrit bientôt d’une brume épaisse.

Plus j’y songeais, plus ma détermination me semblait sage, logique, plus je m’étonnais aussi du terrible vertige dont j’avais été saisi, et auquel la vue de Régina venait de m’arracher.

Enfin la nuit vint.

Je fis facilement une trouée à la clôture de planches dont était entourée la construction inachevée. Je descendis dans les fondations et, au moyen d’un peu de paille, enlevée aux assises de pierre de taille que l’on recouvre pendant l’hiver, je me fis une sorte de litière au fond du caveau inachevé, je pris une grosse pierre pour oreiller, et je m’étendis là… pour y attendre patiemment la mort.

Vous le savez, ô mon Dieu ! je pris cette résolution dernière sans haine, sans courroux, sans révolte contre ma destinée… Ces mauvais ressentiments étaient, comme mes coupables résolutions, tombés devant un seul regard de Régina.

Non, je me résolus à mourir, simplement parce que je ne trouvais pas les moyens d’exister…

Parce que je ne voulais pas vivre au prix du déshonneur, comme la pensée m’en était d’abord venue ;

Parce qu’enfin je ne me sentais ni le courage, ni la volonté, ni la force de prolonger vainement la terrible lutte que depuis trois jours je soutenais contre la fatalité de ma position.

Je ne me tuais pas, je ne jetais pas un dernier et furieux anathème sur une société impitoyable ; non, non, vous le savez, mon Dieu !… Résigné, plein de miséricorde et de pardon, j’acceptais, je subissais l’impossibilité matérielle de vivre… de même que l’on supporte avec sérénité une maladie mortelle.

Cette maladie c’était la misère… j’en mourais… mais je ne me tuais pas.

Pour me tuer… je me souvenais trop de mes entretiens avec Claude Gérard sur le suicide, qu’il était loin de considérer comme un crime ; il pouvait au contraire, selon lui, devenir sublime, mais il ne l’admettait qu’avec de grandes réserves.

« — Vouloir vous tuer, c’est vous déclarer à la fois victime, juge et bourreau, — me disait Claude Gérard ; — c’est devant le suprême tribunal de votre conscience, de votre raison, qu’il faut plaider, juger, exécuter votre décision, décision sans appel. Vous ne sauriez donc la méditer avec trop de circonspection, avec trop de gravité ; surtout ne prenez aucune résolution avant d’avoir répondu à ces questions en votre âme et conscience :

« — La somme de vos malheurs dépasse-t-elle la somme des forces humaines ?

« — Votre mort sera-t-elle profitable à quelqu’un ?

« — Vous est-il absolument prouvé que votre vie doit être désormais inutile à vos frères ?

« Songez-y bien ! si misérable qu’il soit, l’homme peut encore rendre bien des services à l’homme. S’il est jeune et fort, il peut avoir à défendre un plus faible que lui ; s’il est intelligent et bon, il peut éclairer et améliorer ceux que l’ignorance rend méchants, enfin il n’est pas de petits services comparés à la stérilité du suicide, lorsque les circonstances ne le rendent pas héroïque, sublime ; une vie oisive et stérile est seule comparable à une mort stérile… »

Je n’avais pas le droit de me tuer… Ma mort, s’il l’apprenait, affligerait profondément Claude Gérard… et ma vie aurait pu être utile à Régina.

Aussi, je ne me suicidais pas… je mourais…

 

De ce soir-là, commença pour moi une sorte d’agonie morale et physique, beaucoup moins douloureuse d’ailleurs que je ne l’aurais cru.

La température de cette cave humide et sombre était presque tiède ; lorsqu’après la première nuit passée dans une sorte de torpeur du corps et de la pensée, je vis poindre la pâle lueur du matin à travers la voûte de mon réduit, j’éprouvai, chose étrange ! une sorte de jouissance à me dire : Je ne sortirai pas… de la journée. Je n’aurai à m’inquiéter ni de mon pain, ni d’un asile.

Ce jour, je le passai dans une immobilité calculée, car j’y trouvai bientôt un froid et complet engourdissement ; le visage tourné vers le mur de la cave, les yeux fermés, je m’absorbai dans le ressouvenir du passé.

Cette longue méditation fut comme un tendre et solennel adieu, adressé du plus profond de mon cœur à tous ceux que j’avais aimés…

Bamboche… Basquine… Claude Gérard, Régina furent tour à tour évoqués par ma pensée de plus en plus affaiblie, car, sur le soir de ce jour, je commençai d’éprouver les douloureuses étreintes de la faim ; heureusement elles réagirent presque aussitôt sur mon cerveau déjà très-épuisé…


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De ce moment je dus être en proie aux hallucinations qui accompagnent toujours ce terrible paroxysme appelé le délire de la faim ; et je perdis la conscience de ce qui m’arriva.

 
 
 

Lorsque je revins à moi, le jour paraissait à peine ; j’étais couché sur un lit de sangle, dans une sorte de soupente, d’où je découvris au-dessous de moi une longue écurie, remplie de trente ou quarante chevaux.

Je croyais rêver, je regardais autour de moi avec une surprise croissante, lorsque j’entendis monter à l’échelle qui de l’écurie conduisait à la soupente, et malgré ma faiblesse, malgré l’étourdissement dont j’étais encore saisi, je reconnus tout d’abord la bonne et honnête figure du cocher de fiacre qui m’avait conduit durant la première journée de mon séjour à Paris.

— Ah… enfin ! vous voilà les yeux ouverts, — me dit-il joyeusement ; — le médecin disait bien que vous n’étiez malade que de besoin… ce qui s’est vu du reste, car lorsqu’on vous a eu fait boire un peu de bouillon coupé… vous avez déjà paru mieux…

— Comment suis-je ici ? — lui demandai-je avec émotion, — grâce à vous sans doute ?

— Je le crois bien, et je m’en vante, mon garçon ; je vas tout de suite vous conter ça, afin de ne pas vous faire chercher, votre tête se fatiguerait, ça ne vaudrait rien ; voilà donc la chose. Hier, dans l’après-dînée, une jolie petite dame, voile baissé, et le nez idem, nous connaissons cela, vient à ma station, me fait signe de lui ouvrir ma voiture, et, leste comme une petite chatte, saute le marchepied, tire le store, et me dit : — Cocher ! barrière de l’Étoile ! une fois sur la route de Neuilly, vous irez au pas. — Connu, mes amours. Je remonte sur mon siège, j’arrive à la route de Neuilly ; je me mets au pas… Au bout de cinq minutes, la petite dame me tiraille de toutes les forces de sa petite main par le collet de mon carrick, en me criant : — Cocher ! arrêtez, s’il vous plaît et ouvrez la portière. — Je descends, j’ouvre la portière, à qui ? à un beau jeune homme, qui monte en me disant : — Cocher, faubourg Montmartre, près la barrière ; vous nous arrêterez dans les terrains en construction. — Je fouette mes bêtes, une fameuse course de longueur, comme vous voyez : et un peu dans le genre de celle que vous m’avez fait faire de la rue du Mont-Blanc à l’impasse du Renard. Arrivé aux terrains de la barrière Montmartre, mes tourtereaux descendent gais comme des pinsons, le jeune homme me paye en prince ; ils avaient choisi sans doute cet endroit isolé afin de n’être pas vus descendant de fiacre ensemble. Je m’en revenais à vide, lorsque je vois à quelques pas un attroupement ; j’oblique de ce côté-là. — Qu’est-ce qu’il y a donc là ? — Des gamins en allant jouer à cache-cache dans les constructions commencées, viennent d’y trouver un homme ; on dit qu’il est quasi mort de faim. — Ça me serre le cœur ; j’allonge le cou ; qu’est-ce que je reconnais ? vous, mon pauvre garçon ! — Mon provincial ! — que je m’écrie : ça ne m’étonne pas… Ma foi, je n’en fais ni une ni deux. Nous n’étions pas loin de nos écuries. Je descends, vous étiez évanoui ; je dis que je vous connais, je vous emballe dans mon fiacre, je vous emmène ici, on va chercher le médecin, il vient, nous dit que c’est de besoin que vous mourez, et qu’il faut vous faire avaler, petit à petit, un peu de bouillon ; on suit l’ordonnance, et j’espère bien que tantôt c’est beaucoup de bouillon que vous voudrez avaler, avec un bon verre de vin.

Et comme j’allais exprimer toute ma reconnaissance à cet excellent homme, il poursuivit :

— Minute… une bonne nouvelle ne vient pas seule, les chapeaux-cirés sont des bons enfants : voilà ce que nous nous sommes dit les uns aux autres : — Michel, notre garçon d’écurie, est parti ; si ce pauvre jeune homme veut, en attendant, prendre sa place, ce n’est pas malin à faire, Il logera, comme Michel, dans la soupente de l’écurie ; il veillera aux chevaux pendant la nuit, les fera boire le matin, et nous lui donnerons, comme à Michel, trente sous par jour ; — sans doute, mon pauvre garçon, — reprit mon sauveur, — c’est pas fameux pour vous, qui veniez chercher une belle place à Paris ; mais enfin c’est toujours du pain, et avec du pain… on voit venir… voilà toute la chose. Si la place de Michel vous va, c’est dit, vous la prendrez quand vous serez tout à fait remis, car le médecin a dit qu’il vous fallait des soins… Ne vous inquiétez de rien, nous sommes ici une vingtaine, et avec un écot de deux sous par jour chacun, nous vous nourrirons jusqu’à ce que vous soyez vaillant.

 
 

Grâce à Dieu, le temps de mes plus rudes épreuves était passé ; je n’ai pas besoin de dire avec quelle reconnaissance j’acceptai de ces braves gens le secours inespéré qu’ils m’offraient ; en quelques jours, je revins complétement à la santé. Instruit par l’expérience et par les préceptes de Claude Gérard, j’accomplis fidèlement et sans me trouver nullement humilié, une tâche qui me donnait un pain honorablement gagné.

Au bout de six semaines, le cocher, mon protecteur, me dit :

— Mon garçon, j’ai un beau-frère portier, rue de Provence, dans un hôtel garni ; il y a là un coin de rue excellent pour un commissionnaire actif, intelligent, et qui, comme vous, ce qui est rare, sait lire et écrire ; mon beau-frère vous répond en outre de la pratique de l’hôtel ; c’est un fixe d’à peu près cinquante sous ou trois francs par jour ; ça vous va-t-il mieux que d’être ici valet d’écurie ? Si ça vous va mieux, nous irons à la préfecture avec le beau-frère et un témoin, afin de vous faire médailler… ça n’est pas encore bien fameux ; mais vous aurez un travail moins rude qu’ici, c’est toujours du pain assuré… et puis vous verrez venir…

J’acceptai d’autant plus volontiers cette nouvelle offre, que, malgré mon zèle et mon exactitude, mes relations avec mes nombreux maîtres, généralement bonnes gens, mais quelque peu brutaux, n’étaient pas des plus agréables ; ceci soit dit sans altérer la sincère, la profonde gratitude dont je suis pénétré envers eux pour l’aide qu’ils m’ont portée dans la situation la plus cruelle de ma vie.