Les misères des enfants trouvés (Sue)/II/XI

Administration de librairie (2p. 116-126).

CHAPITRE XI.

Projets d’avenir. — Espérances trompées. — L’oasis. — Martin, Basquine et Bamboche prennent possession de leur île.

Laissant derrière nous la voiture embrasée, nous avions galopé presque toute la nuit.

Peu de temps avant le jour, Lucifer, à bout de ses forces, complétement fourbu, s’était abattu ; impossible à nous de l’obliger à se relever ; nous attendîmes le jour au milieu des bois où nous nous trouvions depuis quelques heures, nous étions d’une joie folle ; l’impression de frayeur mêlée de pitié que la terrible vengeance de Bamboche nous avait inspirée, à Basquine et à moi, s’effaça bientôt devant le souvenir des mauvais traitements, des cruautés dont nous avions été victimes, et ces terribles représailles, dont nous n’étions pas d’ailleurs complices, nous semblèrent méritées.

Dans l’ivresse de notre délivrance, nous faisions vingt projets plus fous les uns que les autres : nous allions enfin goûter toutes les joies, toutes les douceurs d’une vie libre, oisive et riche, car nous étions riches, énormément riches, Bamboche nous l’affirmait ; nous nous gardions bien de le contredire ; d’ailleurs, au point du jour, il devait nous montrer notre trésor.

Cette richesse inattendue nous surprenait, nous charmait, mais nous étions surtout sensibles, Basquine et moi, au bonheur d’être maîtres absolus de nos volontés et de disposer de ces jours que nous allions passer ensemble le plus gaiement du monde.

Bamboche, positif et précis dans ses vœux, ne tarissait pas sur les belles robes que Basquine allait avoir, sur les festoiements sans fin auxquels nous allions nous livrer. Il me parlait aussi beaucoup d’une superbe montre d’or qu’il voulait m’acheter. J’avais beau décliner ce don, il y tenait opiniâtrement. Ce rare bijou devait être accompagné d’une chaîne, ornée de breloques en graines d’Amérique ; sur la boîte de la montre seraient gravés ces mots : Donné par Bamboche et par Basquine à leur frère Martin. Je ne pus résister à ce dernier trait, j’acceptai la montre ; il ne s’agissait plus que de l’acheter.

Bamboche se complaisait aussi dans la description de son costume et conséquemment du mien, car nous devions toujours être habillés pareillement, comme deux frères : mon ami se proposait de nous vêtir d’habits bleu-barbeau, de gilets écarlates, de pantalons chamois collants et de boîtes à cœur et à glands ; la question de savoir si les glands seraient noirs ou en or fut longtemps débattue. Basquine décida, avec un bon goût précoce, que les glands seraient simplement noirs. Ce costume devait alterner avec une fière polonaise verte à brandebourgs noirs et à collet fourré, accoutrement tant soit peu militaire, dont le caractère héroïque serait complété par un pantalon gris à large bande écarlate. Quant aux toilettes de Basquine, ce n’étaient que plumes, satin, velours et pierreries. Nous devions aussi rouler voiture, bien entendu.

Le jour nous surprit au milieu de ces beaux rêves ; c’était au jour que Bamboche avait promis de nous prouver notre richesse colossale.

Nous étions assis au pied d’un grand arbre, en pleine forêt ; à quelques pas de nous gisait le corps inanimé de Lucifer, Bamboche s’en approcha et détacha du bât, où elles étaient solidement attachées, deux pesantes sacoches que, dans la précipitation et la frayeur de notre fuite, je n’avais pas remarquées.

Bamboche nous apporta ces deux poches de cuir d’un air solennel ; nous attendions la vue de ce qu’elles contenaient avec une ardente impatience.

Bamboche déboucla l’espèce de chaperon qui couvrait la première sacoche et en tira, à notre surprise un peu désappointée, une paire de pistolets vulgairement dits coups-de-poing, et une poire à poudre.

— C’est là tout ! — s’écria Basquine ébahie, — c’est là notre richesse !

— C’était là de quoi la défendre cette nuit et nous-mêmes, si ce brigand de la Levrasse avait échappé de sa rôtissoire pour courir après nous.

— Ah ! bon, — reprit Basquine. — Maintenant, nos richesses… voyons… vite.

— Les voilà, — dit triomphalement Bamboche en tirant de la sacoche un sac de peau du volume d’un ridicule de femme, et fermé par une monture d’argent, noirâtre de vétusté.

— Pèse-moi ça, Basquine, — dit Bamboche ; — pèse-moi ça, Martin.

Basquine et moi nous soupesâmes le sac ; il était fort lourd.

— Comment ce sac est tout plein d’argent ? — s’écria Basquine.

— De l’argent ? — dit Bamboche en haussant les épaules avec dédain… — de l’argent ? belle rareté…

Prenant alors dans sa poche une petite clef, il me la donna (j’avais alors le sac entre les mains) et me dit :

— Frère… ouvre…

Je mis la clef dans la petite serrure du fermoir, le sac bâilla.

— Prends un rouleau, — me dit Bamboche.

Je pris au hasard un des deux ou trois rouleaux qui se présentaient à moi, rouleau de trois pouces de long, soigneusement enveloppé de papier, cacheté à l’un de ses bouts mais seulement replié à l’autre.

— Regarde dans ce rouleau, — me dit Bamboche.

Je dépliai le papier et je m’écriai :

— De l’or !

— De l’or ! — s’écria Basquine à son tour, — tout ça de l’or !

— À un autre rouleau ! — me dit Bamboche avec une satisfaction de plus en plus triomphante.

Je donnai à Basquine le rouleau que je tenais, j’en pris un second.

— Encore de l’or, — lui dis-je.

— Toujours de l’or, — dit Bamboche radieux, — toujours de l’or. Ça serait ainsi jusqu’à demain… Ces rouleaux en sont pleins. Je n’ai pas eu le temps de les compter, mais il y en a peut-être là pour quinze ou vingt mille francs.

— Quinze ou vingt mille francs ! — répétai-je avec stupeur.

Tout à coup Basquine se mit à rire si bruyamment, en regardant le rouleau que Bamboche et moi nous nous écriâmes :

— Qu’as-tu donc à rire ?

— Ah ! la bonne farce… — reprit Basquine en redoublant d’hilarité. — Sais-tu ce que c’est que ton or, Bamboche ?… C’est du plomb. Tiens, regarde…

Et tenant sa petite main ouverte, elle nous montra une poignée de rouelles de plomb de la grandeur d’une pièce de vingt sous…

Au milieu d’elles, on apercevait le louis d’or bien brillant qui s’était d’abord offert à ma vue quand j’avais ouvert le rouleau.

Bamboche devint blême, et resta un moment pétrifié… Puis, saisissant le sac par le fond, il le vida sur l’herbe.

Une quinzaine de rouleaux tombèrent.

Bamboche se jeta à genoux, et les brisa tous alternativement par le mileu.

Hélas ! tous ne contenaient que des rouelles de plomb, comme le premier ; seulement dans quatre ou cinq de ces rouleaux cette singulière monnaie était cachée sous une pièce d’or.

Lorsque Bamboche se fut assuré que notre fortune colossale se bornait à trois ou quatre louis, il s’écria furieux :

— Brigand de la Levrasse…

— Comment ? — lui dis-je.

— Eh oui ! — reprit-il, en frappant du pied avec rage, — je savais qu’il cachait beaucoup d’argent quelque part : depuis six mois j’étais à la piste… car je ne voulais pas quitter ce brigand-là sans me venger et sans lui prendre de quoi bien nous amuser… Enfin, avant-hier… je découvre la cachette… J’arrange tout pour que la Levrasse soit rôti… pendant que j’emportais son trésor… et ce trésor… c’est du plomb, sauf une centaine de francs… double gueux, va !  !  !

Après la première stupeur causée par notre déconvenue, nous cherchâmes en vain à comprendre dans quel but la Levrasse avait préparé ce leurre.

Mieux instruit maintenant, je suis certain que la Levrasse joignait à tous ses hasardeux métiers, celui d’être, dans l’occasion, complice de ce vol si connu depuis, mais qui florissait alors presque toujours heureux et impuni, je veux parler du vol dit à l’Américaine. Ce sac avait sans doute été préparé par lui, de longue main, pour faire quelque dupe, si l’occurrence se rencontrait.

Pendant quelques minutes nous restâmes consternés de voir si brusquement s’évanouir nos beaux projets.

Basquine rompit la première le silence et s’écria gaiement :

— Bah ! qu’est-ce que ça me fait ? nous sommes libres comme des oiseaux… le temps est superbe, ces bois sont très-jolis, avec les quatre ou cinq louis d’or nous ne mourrons pas de faim… Promenons-nous, amusons-nous… Nous irons boire du lait dans un village… et toi, Bamboche, ne sois pas méchant, — ajouta-t-elle en se jetant au cou de notre compagnon.

Mais celui-ci, la repoussant brusquement, s écria :

— Laisse-moi tranquille, je n’ai pas envie de rire, moi…

Les traits de Basquine s’attristèrent soudain ; elle regarda Bamboche d’un air craintif et triste, et lui dit doucement :

— Ne te fâche pas…

— Nous être crus si riches ! reprit celui-ci avec amertume et colère.

— Écoute, Bamboche, — lui dis-je, — si c’est pour toi que tu regrettes nos trésors… à la bonne heure ; fais du mauvais sang tant que tu voudras ; mais si c’est pour moi, ne t’en fais pas… c’est déjà bien assez de bonheur d’être libres… et tous trois ensemble.

— Martin a raison, vois-tu, Bamboche ? — dit timidement Basquine ; — nous sommes ensemble, tant pis pour l’argent… ça n’est pas moi qui le regrette, toujours… Et puis, — ajouta-t-elle avec une sorte d’hésitation craintive, — au moins… comme cela… nous n’aurons pas volé… et ça vaut mieux… n’est-ce pas, Bamboche, de n’avoir pas volé ?

— C’est vrai, — ajoutai-je. — Quant aux louis d’or qui sont avec le plomb, nous les avons joliment gagnés… car la Levrasse ne nous a jamais donné un sou depuis que nous travaillons pour lui… et pourtant il a ramassé de fameuses recettes.

— Qu’est-ce que ça me fait à moi, de voler ? — reprit rudement Bamboche, — et comme disait le cul-de-jatte, puisqu’on ne me donne rien, je prends où je peux… C’est comme les loups… on ne leur donne rien, ils prennent où ils peuvent… D’ailleurs voler les voleurs ce n’est pas voler… La Levrasse était un voleur.

— Enfin, puisqu’il se trouve que nous n’avons pris que ce qu’on nous devait, Basquine a raison, ça vaut mieux, — dis-je à Bamboche. — Quant au trésor, ça nous est égal de n’être plus riches. Est-ce que tu y tenais beaucoup, toi ?

— Tonnerre de Dieu !… oui, j’y tenais… pour vous et pour moi ! — s’écria Bamboche.

— Mais ça nous est égal… à nous.

— Ça ne me l’est pas à moi… tiens, — me répondit brusquement Bamboche.

— Ainsi Basquine et moi… nous ne te sommes rien… tu ne penses qu’à cet argent perdu, — dis-je à notre compagnon, — tu n’es pas juste, non plus.

Bamboche fut sensible à ce reproche ; car, d’un grand coup de pied, envoyant au loin le sac vide et les sacoches, il reprit gaiement :

— Ah ! bah ! tant pis… vous avez raison, vous autres… Quand je serai là une heure à me manger le sang, à quoi bon !… nous sommes volés… eh bien ! nous sommes volés… Embrasse-moi, Basquine… embrasse-moi, Martin ; ramassons les jaunets ; vive la joie ! et en avant la vie buissonnière !

Nous nous embrassâmes tous trois dans une accolade demi-sérieuse, demi-comique, assez semblable à celle qui unit, sur les bords du grand lac, les trois libérateurs de la Suisse, et nous répétâmes :

— Vive la joie et en avant la vie buissonnière !

Puis nous triâmes soigneusement les rouelles de plomb, où nous trouvâmes en tout quatre louis d’or, que Bamboche mit dans sa poche, en disant :

— C’est une poire pour la soif… Pourvu qu’ils soient bons, encore.

Et, abandonnant le corps inanimé de Lucifer, nous nous mîmes en marche à l’aventure, au milieu de la plus admirable forêt du monde (la forêt de Chantilly), par une belle et douce matinée d’automne.

Après deux ou trois heures de marche, entremêlées de haltes devant d’énormes buissons de mûriers sauvages, aux gros fruits d’un pourpre noir, sucrés et savoureux, le hasard nous conduisit au bord d’une petite rivière, dont la rive était couverte de plantes aquatiques, au-dessus desquelles bourdonnaient, scintillaient, voletaient des myriades d’insectes de toutes couleurs, entre autres de magnifiques demoiselles aux ailes de gaze, au corselet d’émeraude et aux yeux de rubis.

Nous nous amusâmes à poursuivre ces brillants insectes avec la folle joie de notre âge. À ma grande surprise, Bamboche se montra aussi ardent que moi et Basquine pour cette chasse ; je ne l’aurais jamais cru capable de prendre autant de plaisir à un pareil amusement…

Mon étonnement redoubla en voyant ses traits, ordinairement si contractés, si durs, et empreints d’une apparence de virilité précoce, se détendre peu à peu, dépouiller cette expression sarcastique et méchante qui n’était pas de son âge, et exprimer souvent, selon l’heureux succès de sa chasse, une joie naïve, enfantine ; on eût dit que sa perversité hâtive et hors nature commençait à se dissiper au grand air de la solitude et de la liberté.

— C’est drôle… — me dit-il en s’arrêtant et en laissant Basquine se jouer à quelques pas devant nous, — la vue de cette forêt… ce beau soleil… ce grand silence me rappellent mes bons jours d’autrefois… quand, tout petit… je bûcheronnais au fond des bois avec mon pauvre père.

En me parlant ainsi, Bamboche était visiblement attendri ; mais, apercevant une superbe demoiselle posée sur le faîte d’un roseau, il s’écria :

— À moi celle-ci…

Et il se précipita à sa poursuite.

Quant à Basquine, parfois l’expression de son charmant visage, aussi presque transfiguré, me rappela sa physionomie candide, alors qu’ayant encore l’innocence, la pureté d’un ange, elle me racontait, dans sa maladie, sa foi naïve à la bonne Vierge, cette sainte Mère du bon Dieu.

En courant ainsi, nous remontâmes le courant de la petite rivière jusqu’à un endroit où elle se bifurquait pour ceindre une île qui ne paraissait pas avoir plus d’un arpent de tour : elle était fort escarpée, fort abrupte, et des arbres immenses sortaient du milieu des massifs de roches grises dont la rivière baignait le pied.

À l’aspect de ce lieu d’un pittoresque si sauvage, nous nous arrêtâmes, saisis d’admiration et d’impatiente curiosité.

— Ah ! la belle petite île ! — s’écria Basquine en joignant les mains, — comme ça doit être joli là dedans !

— Il faut y aller, — dit résolûment Bamboche.

— Et y passer la journée, — ajoutai-je. — Il doit y avoir des mûres comme dans les bois… nous dînerons avec ça.

— Sans compter les châtaignes… — ajouta Bamboche, en nous montrant d’énormes châtaigniers, poussés parmi les roches de l’île. — Nous mangerons des châtaignes grillées sous la cendre… quel bonheur… À l’île, — s’écria-t-il d’un air conquérant. — Suivez-moi… À l’île ! à l’île !

— Et du feu pour cuire les châtaignes ? — dit Basquine.

— Est-ce que je n’ai pas mon briquet ?… Nous trouverons des branches mortes… je me charge du reste, — ajouta-t-il d’un air capable. — Je connais la vie des bois ; quand je bûcheronnais avec mon père, j’allumais toujours le feu… Voyons… À l’île !

— À la bonne heure, — lui-dis-je. — Mais, pour traverser la rivière, c’est peut-être profond… comment faire ? Et Basquine ?

— Soyez donc tranquilles, — dit Bamboche, — je sais nager, je vais sonder le passage… S’il y a pied… nous passerons Basquine dans nos bras… S’il n’y a pas pied… je suis assez fort pour vous passer l’un après l’autre… Ce n’est pas large du tout.

Et ce disant, il ôta sa blouse, sa chemise, releva son pantalon jusqu’aux genoux et se déchaussa.

— Prends garde, — lui dit Basquine inquiète.

— Rassure-toi, — répondit Bamboche en coupant une longue baguette d’aulne.

— N’aie pas peur, — dis-je à Basquine. — Je l’ai vu nager… il nage très-bien…

Bamboche se mit hardiment à l’eau, qu’il sondait avec sa baguette, à mesure qu’il s’avançait.

Il est impossible de dire notre joie en le voyant arriver à l’autre bord, ayant à peine de l’eau jusqu’à la ceinture.

— C’est tout sable fin comme du grès, — nous cria-t-il, — attendez-moi, je vais repasser. Moi et Martin nous te prendrons entre nos bras, Basquine… n’aie pas peur.

Ce qui fut dit, fut fait. Ce ruisseau avait au plus une quinzaine de pieds de large ; bientôt nous entrions joyeux dans l’île, gravissant les blocs de roches qui la couvraient presque entièrement, et du milieu desquels s’élançaient des chênes, des sapins, des châtaigniers gigantesques.

Sauf un petit sentier, à peine battu, que nous trouvâmes au bout de quelques instants et qui serpentait à travers les blocs de grès, aucun chemin n’était tracé ; de hautes herbes sauvages croissaient abondamment dans quelques parties de terre végétale ; en dix minutes, notre sentier nous conduisit devant une masure inhabitée, sans porte ni fenêtres, et pourtant abandonnée depuis peu, sans doute, car, du côté où nous arrivâmes, elle était entourée de quelques perches de terrain encore plantées de pommes de terre et de racines potagères ; plusieurs vieux poiriers chargés d’une énorme quantité de fruits, étaient disséminés çà et là dans le petit potager, tandis qu’une superbe treille couverte de grappes d’un pourpre violet couvrait entièrement un des pignons de la masure.

Ne voyant, n’entendant personne, nous entrâmes dans cette masure composée de deux petites pièces, vides de tous meubles ; dans l’une était une haute cheminée dégradée par le feu ; cette demeure avait sans doute été naguère habitée par quelque forestier, préposé à la surveillance de cette île, car de nombreuses hardes de cerfs et de biches des forêts voisines venaient s’abreuver et se baigner dans la petite rivière, et traversaient quelquefois cette île solitaire[1].

Ravis de notre découverte, nous fîmes le tour de la masure ; son autre façade donnait sur une pelouse verte, beaucoup plus longue que large, encaissée de roches grises, couronnée d’une si belle châtaigneraie, que ces arbres séculaires formaient presque le berceau, entremêlant leurs branchages d’un côté à l’autre du gazon.

À quelques pas de la masure, une petite source sortait du creux d’un rocher, et, de cascatelle en cascatelle, tombait avec un léger murmure dans un bassin naturel rempli de cresson sauvage, d’où elle se perdait sans doute ensuite par quelque fuite souterraine…

— Si nous ne voyons personne dans l’île, — s’écria Bamboche, — je propose de nous établir ici pendant un jour ou deux… Il y a de l’eau… des pommes de terre… des châtaignes, du raisin, des poires… nous vivrons comme des dieux…

— Moi, je propose d’y rester huit jours, — s’écria Basquine ravie.

— Restons-y tant que nous nous y plairons, — ajoutai-je.

— Accordé, — dit Bamboche ; mais avant il faut nous assurer qu’il n’y a personne pour nous chasser d’ici…

— Hélas ! c’est vrai… on pourrait nous chasser, — reprit tristement Basquine, — quel dommage !…

— Ne nous chagrinons pas d’avance, — lui dis-je, — fouillons d’abord l’île dans tous les sens… ça ne sera pas long.

Cela ne fut pas long, en effet.

Au bout d’une heure, nous nous étions assurés qu’il n’y avait que nous dans ce que nous appelâmes dès lors possessivement notre île.

Le soir, un peu avant le coucher du soleil, Basquine, agenouillée près du petit bassin d’eau limpide et froide, situé au bas d’une roche, lavait de superbes pommes de terre jaune, tandis que Bamboche, assis à ses côtés, écalait des châtaignes ; quant à moi, penché devant le foyer de la masure, j’avivais un feu de bois sec dont la cendre brûlante devait cuire les pommes de terre et les châtaignes qui devaient compléter notre souper, déjà composé de superbes grappes de raisin et d’une douzaine de poires d’un gris doré magnifique.

Telle fut la première journée que nous passâmes dans notre île.


  1. Je suis revenu dans ces lieux, qui, pour tant de raisons, devaient me laisser d’impérissables souvenirs, et j’ai su alors que cette petite île, située à gauche du Désert (immense plateau inculte et rocheux qui sépare les forêts d’Ermenonville et de Chantilly), s’appelait l’île Molton. La masure était alors complétement ruinée. (Note de Martin)