Les misères des enfants trouvés (Sue)/II/VIII

Administration de librairie (2p. 85-94).

CHAPITRE VIII.

Grande représentation. — Chansons joyeuses. — Basquine et le paillasse. — Jalousie de la mère Major. — Jalousie de Bamboche.

Jamais je n’ai vu plus belle journée d’automne que celle qui devait éclairer notre grande représentation à Senlis.

Le soleil s’était levé radieux ; vers les quatre heures du soir, l’entrée de notre théâtre en plein vent s’encombrait de spectateurs, riant aux éclats des lazzis de notre paillasse et de son maître la Levrasse, qui faisaient la parade pour attirer et ameuter la foule ; ces lazzis furent, comme d’habitude, accompagnés de prodigieux soufflets et de fabuleux coups de pied : le tout prodigué par la Levrasse avec une gravité grotesque, et accepté par le paillasse avec les récriminations, contorsions et exclamations d’usage.

Après la parade vint la scène joyeuse, chantée par le paillasse et par Basquine.

Lorsque celle-ci parut sur les tréteaux, sa renommée l’ayant déjà devancée, il se fit un grand silence, puis un sourd murmure d’admiration circula dans la foule.

— Qu’elle est gentille !…

— Est-elle bien mise !

— On dirait une petite femme.

— Quels beaux cheveux !

— A-t-elle l’air hardi ! hein.

— Et quelle jolie figure !

— Moi, je lui voudrais seulement cinq ou six ans de plus… avec cette figure-là… et ma foi ! alors…

— Et cette taille… est-elle bien faite !

— Et la jambe, donc… et la jambe ! voyez donc ce petit mollet…

— Et cette fossette aux épaules !

— Et l’air si malin… si fûté !

— On dit que quand elle chante des polissonneries, elle est à croquer.

— Dieu merci ! elle va en chanter… on dit la scène avec le paillasse fièrement croustilleuse.

— Quel bonheur !

— Gentil petit démon, va…

— C’est vrai, a-t-elle l’air lutin !

— C’est Diablotine qu’il faudrait l’appeler… au lieu de Basquine.

J’écoutais ces exclamations de la foule, à demi caché sous une des toiles dont nos tréteaux étaient latéralement garnis. Maintenant, l’expérience se joignant à mes souvenirs, je me rends parfaitement compte de l’impression produite par cette enfant sur notre public.

Si Basquine était moralement transformée, elle était aussi physiquement presque transfigurée ; ses traits, toujours charmants, avaient perdu leur suave expression de candeur enfantine, et ses joues, si cela se peut dire, n’avaient plus leur fraîche et innocente rondeur ; son teint, quoique d’une clarté, d’une transparence qui annonçaient la force et la santé, était pâle, et non plus de ce rose lacté particulier à la carnation de l’enfance. Autrefois timides, presque craintifs, ses grands yeux, d’un noir velouté, alors légèrement cernés, s’abaissaient sur la foule, vifs, libres, assurés, tandis qu’un sourire malin et hardi errait sur ses lèvres vermeilles, naguère encore si ingénues.

La toilette d’une bizarrerie effrontée dont on avait vêtu Basquine, loin de choquer notre public, lui devait plaire beaucoup.

Sur ses beaux cheveux blonds, rassemblés en deux grosses nattes qui tombaient presque à terre, Basquine portait, crânement posé de côté, un petit bonnet grec en étoffe écarlate, semé de paillettes d’argent ; son corsage, démesurément décolleté, aussi écarlate et argent, dessinait sa taille souple, et maintenait sa jupe au moyen de minces bretelles de clinquant, qui laissaient ainsi nus son cou, sa poitrine, ses épaules et ses bras d’une blancheur ferme et polie comme de l’ivoire ; sa courte jupe de satin bleu pâle, pailletée d’argent, s’arrêtant bien au-dessus du genou, découvrait un maillot couleur de chair, étroitement collé aux plus fins contours ; le pied, tout petit, se cambrait dans un brodequin de maroquin rouge bordé de fausse hermine.

J’ai vu et pu admirer depuis ce temps le marbre divin de l’Amour antique ; les formes jeunes, sveltes et pures de ce chef-d’œuvre m’ont rappelé singulièrement Basquine.

Tel était son costume lorsqu’elle parut sur nos tréteaux pour chanter une scène avec le paillasse.

Le paillasse avait une figure non point laide, mais d’une expression ignoble ; il portait l’habit de son rôle, une casaque et un pantalon de toile à matelas, un chapeau pointu et une perruque rouge.

Le plus profond silence régna soudain dans l’auditoire. La scène commença par une sorte de récitatif chanté, mêlé de couplets, trivialités depuis longtemps populaires dans les carrefours et ayant pour titre : L’Amour de Paillasse.

Paillasse s’avança d’un air piteux, et retirant sa jambe en arrière, salua gauchement Basquine, puis il chanta ce qui suit, alternant le récitatif avec sa compagne :

PAILLASSE.
Mam’zelle, c’est moi, j’viens vous parler d’amour.
BASQUINE, avec une petite moue dédaigneuse.
De ton amour ? Ah ! mon pauvre paillasse !
PAILLASSE, tâchant de prendre la taille de Basquine, qui se défend en riant.
C’est moi, Mamz’elle, qui voudrais à mon tour,
 
 
 
 
BASQUINE, lui donnant un soufflet.
Vl’à pour toi, nigaud… tu n’es qu’un grand sot !
PAILLASSE, pleurant, beuglant, et se mettant les deux poings sur les yeux, chantait, d’une voix lamentable et burlesque, sur un air connu.

Hi, hi, hi, hi, Mam’zelle,
J’connais vot’ficelle,
Vous aimez Arlequin,
Un flâneur, un faquin.
Hier soir, à la brune,
Moi je vous ai bien vu,
Il vous prenait…

BASQUINE l’interrompait en riant aux éclats, et lui demandait avec une malice effrontée

Il vous prenait…Crois-tu ?

 
 
 
 

La scène continuait sur ce ton aux grands éclats de rire de la foule.

Ces ignobles équivoques à peine rimées, ces misérables gravelures étaient surtout destinées à servir de prétexte, de cadre, aux jeux de scène, aux sales réticences du paillasse, et à faire valoir, comme contraste, la gentillesse enfantine et provoquante de sa compagne.

Jamais la verve immonde du bateleur ne m’avait apparu plus licencieuse que ce jour-là ; l’allure effrontée, le geste obscène, les yeux étincelants, deux ou trois fois, en s’approchant de Basquine pour lui prendre la taille, il avait été tellement loin dans sa pantomime cynique, que quelques spectateurs le huèrent, mais le plus grand nombre applaudirent avec des rires grossiers.

J’assistais, invisible, à cette scène, à la faveur d’un trou pratiqué dans l’une des toiles de l’entourage, lorsque je vis la mère Major à quelques pas de moi. Elle ne pouvait m’apercevoir… Je fus effrayé de l’expression de colère, de haine presque féroce que je surpris sur son visage, enluminé d’une couche de fard éclatant, car elle était en costume de sauvagesse. Ses yeux brillaient d’un feu sombre ; ses grosses lèvres, surmontées d’une légère moustache, tressaillaient convulsivement ; deux ou trois fois, elle raidit ses bras en fermant ses énormes poings, comme si elle eût menacé quelqu’un.

Tout d’abord, il ne me vint pas un moment à la pensée que cette vindicative mégère, ayant le paillasse pour amant, pouvait être jalouse de ce misérable, dont l’ignoble pantomime, dans sa scène avec Basquine avait pourtant exaspéré jusqu’à la rage la jalousie de l’Alcide femelle.

Je ne songeais donc pas à chercher la cause de la colère de la mère Major, qui, d’ailleurs, après la scène du paillasse et de Basquine, disparut rapidement par une échelle intérieure.

Soulevant alors l’un des pans de la toile qui entourait les tréteaux, je m’approchai de Basquine pour la complimenter, car son succès avait été immense… quoique rien ne dût être à la fois plus pénible, plus révoltant, que d’entendre la voix argentine et pure de cette enfant se souiller d’obscénités de carrefours.

Et pourtant tels étaient le charme, la mélodie, l’agilité de la voix de Basquine ; la grâce et l’agaçante gentillesse de son jeu, que la repoussante trivialité de cette scène disparut : des applaudissements frénétiques l’accueillirent, l’enthousiasme arriva à ce point qu’une grande quantité de sous et même de pièces blanches tombèrent de tous côtés sur les tréteaux, largesse d’autant plus spontanée que cette scène, uniquement destinée à attirer le public dans l’intérieur de notre établissement, se passait en plein vent, était considérée comme gratuite, et ne devait être suivie d’aucune quête.

Aussitôt après cette munificence populaire, des cris forcenés de bis retentirent avec furie.

Toujours à demi caché sous les toiles, je m’étais rapproché de Basquine, joyeux et fier de la complimenter ; car ce qui m’attriste à cette heure, me ravissait alors.

— J’espère qu’en voilà un triomphe ! — dis-je tout bas à Basquine, en soulevant la toile.

— Ne m’en parle pas, — me répondit l’enfant, tout animée, toute rayonnante, la joue en feu, le regard étincelant, — j’en suis folle… comme c’est amusant !…

À ce moment les cris de bis retentirent avec plus de force.

Basquine, dont l’exaltation était alors un peu calmée, fit un imperceptible mouvement d’épaules, et, me montrant le public d’un regard moqueur, me dit d’une voix encore palpitante de l’émotion du triomphe :

— Vois-tu, le pingoin[1], comme il s’allume… ça n’est rien… À la reprise je vas l’incendier.

— Et moi… je t’étrangle… si tu fais bis… Je ne veux plus que le pitre te touche et te regarde comme il l’a fait, — murmura derrière moi une voix sourde et courroucée.

Je me retournai.

C’était Bamboche, pâle, la figure bouleversée par la colère et par la jalousie.

— Mon Dieu !… ce n’est pas ma faute… c’est dans le rôle, — dit Basquine toute tremblante, en se retournant vers la toile qui cachait Bamboche.

Bis ! bis !… la scène de Paillasse et de Basquine ! — criait la foule impatiente.

— Je te défends de faire bis, — reprit Bamboche, en soulevant à demi la toile pour lancer un regard terrible à Basquine ! — tu m’entends ?

Et il disparut.

— Je ne répéterai pas la scène, — me dit tout bas la pauvre créature, dont les yeux se remplirent de larmes ; puis elle ajouta :

— Va donc lui dire qu’il ne soit pas fâché…

Aux clameurs répétées de la foule, la Levrasse, ravi du succès de sa pensionnaire, grimpa sur les tréteaux, et, s’approchant de Basquine, lui dit à voix basse :

— Le pingoin flambe… Allons donc !… à quoi penses-tu ? Vite, la scène, la scène !

— Non, — répondit fermement Basquine.

Et elle fit un mouvement rétrograde pour se retirer derrière la toile, nos seules coulisses.

Les cris continuant toujours, la Levrasse salua par trois fois le public avec une grimace grotesque, et fit signe qu’il intercédait auprès de Basquine, pour obtenir d’elle la répétition demandée : mais, malgré son air riant et burlesque, il dit tout bas à sa pensionnaire, d’une voix courroucée :

— Petite gueuse, tu vas fâcher le pingoin et nous faire manquer une recette énorme.

— Je m’en fiche, — dit Basquine d’un ton si brusque, si résolu, que la Levrasse, n’espérant plus vaincre sa résistance, ajouta tout bas :

— Tu me payeras ça !

Puis reprenant son masque grimacier, et s’adressant au public, qui fit silence, il reprit, après s’être incliné de nouveau :

— Je prendrai la liberté de dire à l’honorable société que l’enfant… l’inimitable enfant devant tout à l’heure reparaître dans d’autres exercices de chant et de danse, elle risquerait de se fatiguer trop tôt en répétant ce morceau pour le plaisir de l’honorable société…

Et comme des cris furieux de désappointement accueillirent ces paroles, la Levrasse ajouta de sa voix perçante, qui dominait le tumulte :

— Que l’honorable société se rassure ! elle ne perdra rien… les exercices finiront par la répétition de ce fameux morceau qui a eu le bonheur de plaire à l’honorable société…

Et comme cette promesse, loin de satisfaire la foule avide d’entendre encore Basquine, était reçue par de nouvelles clameurs, la Levrasse, se montrant déjà grand politique, fit signe à Basquine de disparaître, et dit à la grosse caisse, aux trois clarinettes et aux quatre trombones qui composaient notre orchestre :

— En avant la musique… et raide !… étourdissez le pingoin !…

À cet ordre, l’infernal orchestre fit explosion, et le paillasse, en homme avisé, joignit le tintement redoublé d’une cloche énorme au bruit assourdissant de l’orchestre, qui domina bientôt les réclamations de la foule, tandis que la Levrasse et le paillasse, penchés sur la balustrade de nos tréteaux, criaient à tue-tête :

— Entrez, Messieurs… entrez… les bagatelles de la porte ne sont rien auprès de ce que vous allez voir… Entrez, Messieurs, entrez !  !

Malgré l’habile manœuvre de la Levrasse, un grand nombre de spectateurs, irrités, se ruèrent sur les tréteaux ; il s’ensuivit un ’épouvantable tumulte, difficilement réprimé par quelques gendarmes, accessoires obligés de notre représentation ; mais force resta à la loi. Quelques amateurs trop passionnés du talent de Basquine furent arrêtés, et la représentation intérieure put enfin commencer devant une incroyable affluence de public, car cet incident avait naturellement redoublé la curiosité générale.

J’avais quitté les tréteaux avant Basquine afin de courir auprès de Bamboche et de calmer sa jalousie…

Au moment où je passais le long d’un petit entourage de toile qui nous servait de foyer, j’entendis la grosse voix de la mère Major. Quoiqu’elle voulût parler bas et qu’elle tâchât de se contraindre, ses paroles arrivèrent jusqu’à moi.

Je m’arrêtai aussitôt.

— Je te dis que tu veux l’entortiller, brigand et que je la tuerai, moi… cette petite couleuvre, murmura la mégère ; — il y a longtemps que je te guette.

— Tu ne tueras rien du tout, ma grosse… tu es trop lâche, — répondit la voix ignoble et enrouée du paillasse.

— Je ne la tuerai pas ? Non… non, c’est que je tousse… — dit la mère Major, en appuyant sur ces derniers mots avec un accent singulier.

Puis elle compléta sans doute la signification de ses paroles par une pantomime expressive ; car, au bout d’une seconde de silence, le paillasse reprit, sérieusement cette fois :

— Ah ! en toussant. Oui, c’est possible ; mais je t’en défie… tu n’oseras pas… devant le monde…

À un mouvement qui se fit derrière la toile où se tenaient ceux que j’écoutais, je m’esquivai lestement.

Je compris alors la cause de l’accès de fureur de la mère Major, je fus doublement effrayé pour Basquine : plus d’une fois elle m’avait appelé à son aide pour se défendre des brutalités du paillasse, me suppliant, de crainte de quelque malheur, de cacher ces tentatives à Bamboche, dont la jalousie était des plus irritables. La pauvre enfant avait donc à redouter, et la jalousie de la mère Major et la haine du paillasse.

Je fus sur le point de tout révéler à Bamboche ; mais songeant que, d’après sa confidence, nous devions quitter la troupe cette nuit même et ne voyant dans les paroles de la mère Major qu’une menace lointaine (paroles d’ailleurs incompréhensibles pour moi, puisqu’elle disait qu’en toussant elle pouvait tuer Basquine), je crus prudent de garder le silence, le danger ne me semblant pas imminent.

J’arrivai auprès de Bamboche presque en même temps que Basquine.

La pauvre petite s’approcha de lui, les mains jointes, les yeux humides, suppliants, la physionomie empreinte d’un indéfinissable mélange de déférence, de frayeur et de tendresse.

— Dis un mot… et je ne parais plus ce soir, — murmura-t-elle d’une voix altérée.

Puis elle ajouta d’un ton résolu :

— Non, vois-tu… quand la Levrasse devrait me couper en morceaux, je ne parais plus ce soir, si tu me le défends…

— Maintenant, ça m’est égal… tu n’as plus à cramper qu’avec moi, Martin ou la mère Major… — répondit Bamboche d’une voix brusque qu’il tâcha de rendre dure : mais son regard, mais sa figure trahissaient l’émotion que lui causaient le dévouement et l’énergique résolution de Basquine.

Aussi, voulant dissimuler son attendrissement, il se retourna en disant :

— On m’appelle.

Il nous quitta précipitamment, mais j’avais vu ses yeux se mouiller de larmes.

— Mon Dieu !… qu’est-ce qu’il a donc encore ? — me dit Basquine, qui n’avait pu comme moi remarquer l’attendrissement de Bamboche.

— Il pleure… et il ne veut pas en avoir l’air, — dis-je à Basquine.

— Il pleure… et pourquoi ? — me demanda-t-elle.

— Parce qu’il est attendri de ce que tu viens de lui promettre, de tout risquer plutôt que de reparaître ce soir, s’il ne le voulait pas.

— Oh ! vois-tu ?… vois-tu ?… malgré tout… comme il est bon — s’écria Basquine, profondément émue.


  1. Le public s’appelle le pingoin en argot acrobatique. Il y a le pingoin maigre (public peu nombreux), le pingoin gras (le public nombreux).