Les misères des enfants trouvés (Sue)/I/VIII

Administration de librairie (1p. 142-166).

CHAPITRE VIII.

Dîner au château de M. Duriveau, — Un candidat à la députation. — Martin. — Mme Chalumeau. — Basquine. — Électeurs modèles. — Passe-temps de vicomte. — Le Jardin d’hiver. — Profession de foi d’un grand propriétaire. — Événement imprévu.

Jetons maintenant un coup d’œil rétrospectif sur les événements qui se passaient au château du Tremblay (résidence du comte Duriveau), pendant cette soirée où Bruyère cherchait la mort dans l’étang de la métairie ; pendant cette soirée où Raphaële avouait sa faute et sa honte à sa mère.

De retour chez lui, le comte Duriveau regrettait doublement la présence de Mme Wilson et de sa fille, qui avaient dû, ainsi que M. Alcide Dumolard, venir, après la chasse, dîner au château du Tremblay ; à la vive contrariété que lui causait l’absence de la charmante veuve, se joignait pour M. Duriveau l’ennui de recevoir plusieurs voisins de campagne, aussi conviés à ce dîner et dont les invitations n’avaient pu être contremandées.

Cet ennui était pourtant entouré de quelques compensations : ces voisins, gros propriétaires, industriels engraissés dans de hasardeux négoces, gens de lois enrichis et retirés des affaires, étaient tous électeurs influents ; or, quelques amis de M. Duriveau, appartenant à un certain monde politique, lui avaient dit l’année précédente :

« Les temps sont graves : ces abominables idées radicales, sociales et démocratiques, font un effrayant ravage parmi les classes laborieuses de la société ; il faut qu’un parti compact, énergique, inflexible, intimide et dompte ces penchants anarchiques qui nous conduiraient tout droit à la république, à la terreur, au maximum, etc., etc., etc. Grand propriétaire, vous êtes intéressé plus que personne au maintien de l’ordre et de la paix. Soyez des nôtres, soyez député à la place de M. de la Levrasse, homme rempli de bonnes intentions, mais sans valeur ; préparez votre candidature, le gouvernement du roi l’appuiera, vous serez nommé et vous voterez avec nous pour la conservation du… meilleur des régimes possibles. »

Ces ouvertures flattaient l’orgueil du comte Duriveau et ce qu’il y avait d’entier, d’implacable dans son caractère ; il suivit avec ardeur les conseils de ses amis, commença de se rapprocher de plusieurs électeurs influents du parti auquel il voulait appartenir, les reçut fréquemment au château du Tremblay, et le dîner auquel il les avait conviés ce jour-là, inaugurait son retour en Sologne.

Les divers incidents de la journée, l’espèce d’émeute soulevée par l’insolente audace de Scipion, lors de la découverte de l’enfant de Bruyère, devaient donc être doublement pénibles au comte Duriveau, d’abord parce qu’il craignait que Raphaële Wilson, après un pareil scandale, ne voulût rompre une union qui seule assurait son mariage, à lui, avec Mme Wilson, puis parce que le bruit de cette scène déplorable dont Scipion avait été le principal acteur, venant à se répandre dans le pays, pouvait avoir la plus fâcheuse influence sur les projets électoraux du comte. Du reste, ce triste événement était encore complétement ignoré des convives rassemblés au château du Tremblay.

Cette demeure, bâtie à la fin du dix-septième siècle, et dominant la délicieuse vallée de la Sauldre, véritable oasis au milieu de ce pauvre pays, avait une apparence presque royale : le comte Duriveau y déployait un faste extraordinaire, et y tenait un très-grand état de maison.

Un immense vestibule où attendaient une douzaine de valets de pied, poudrés et en livrée brune galonnée d’argent, fut d’abord traversé par les convives du comte, qui passèrent ensuite dans un salon d’attente où se tenaient les valets de chambre, puis dans une galerie de tableaux au bout de laquelle s’ouvrait le salon de réception, magnifiquement doré et meublé dans le plus pur style Louis XIV.

Les longs rideaux de damas vert avaient été abaissés ; les candélabres et les lustres de bronze doré, étincelants de bougies, se reflétaient dans des glaces de quinze pieds de hauteur au pied desquelles se voyaient de gigantesques vases de Chine, remplis des fleurs les plus rares.

L’heure de se mettre à table approchait. Le comte Duriveau, surmontant ses pénibles préoccupations, faisait seul, avec une politesse un peu hautaine, les honneurs de sa maison, soins hospitaliers dont le vicomte Scipion lui laissait tout le poids.

Le père et le fils offraient un contraste frappant et significatif, jusque dans les détails en apparence les plus puérils.

Le comte, quoique jeune père, loin d’approuver les modes débraillées et sans façon de la jeunesse de 1845, avait quitté ses habits de chasse, et était mis avec un soin et un goût parfait : les larges revers de son habit bleu clair à boutons d’or ciselés, se rabattaient sur un gilet de piqué blanc étroitement serré à sa taille, encore d’une finesse et d’une souplesse toute juvénile ; le large nœud d’une haute cravate de satin noir s’épanouissait sur une chemise merveilleusement brodée et attachée par trois énormes perles fines, entourées de brillants, montées sur un feuillage d’émail vert ; un pantalon noir, assez juste, dessinant des formes à la fois nerveuses et élégantes, découvrait un fort joli pied chaussé de bas de soie blancs ; enfin, des souliers vernis, très-découverts et à larges bouffettes, complétaient le costume du comte Duriveau, qui, grâce à son teint brun, à ses cheveux noirs, à sa figure maigre, mais pleine de caractère et d’énergie, paraissait, malgré sa cinquantaine, avoir au plus trente-cinq ou quarante ans.

Nous le répétons, puérils en apparence, ces détails de costume avaient une profonde signification ; ainsi, le comte Duriveau aurait cru manquer singulièrement à ses hôtes ou à soi-même, si, pour dîner, même seul, il ne s’était pas habillé avec recherche ; chausser des bottes le soir au lieu de bas de soie, lui eût paru quelque chose d’énorme, et il ne se rappelait pas d’ailleurs avoir jamais eu cette énormité à se reprocher ; il voyait là une sorte de dignité personnelle et une garantie, disant au figuré : — Qu’un homme chaussé de soie regarde à deux fois avant de marcher dans la boue. — C’était une étrange manière de comprendre le respect-humain ; mais enfin c’était la sienne.

Le vicomte Scipion, loin de continuer cette cérémonieuse tradition, outrait au contraire le négligé, le flottant, que le sans-gêne des habitudes du club, de l’écurie et des filles a mis à la mode chez grand nombre de très-jeunes gens.

Ainsi le costume de Scipion contrastait avec celui de son père, de la manière la plus tranchée : sa cravate noire, si étroite, qu’elle ressemblait à un ruban, était négligemment nouée autour d’un col de chemise carré et empesé, qui, lui effleurant les oreilles, laissait son cou presque entièrement nu ; son habit, d’un vert mélangé et d’une ampleur démesurée, quoique très-court et à basques arrondies, ressemblait à une veste de chasse ; un gilet écossais, d’une excessive longueur, et taillé sur le modèle de ceux que portent les grooms, s’échancrait sur un pantalon fond brun à grands carreaux bleus, flottant comme un pantalon de marinier sur des bottes vernies à très-hauts talons.

Tel était le costume du vicomte, costume dont le caractère sans façon et cavalier, s’augmentait encore par un laisser-aller d’attitudes, par une affection de débraillé plus facile à sentir qu’à peindre ; chemise entr’ouverte à la poitrine, larges poignets empesés, frippés, et à demi relevés sur la manche de l’habit, d’où sortait sa main blanche, fine et amaigrie comme celle d’une femme maladive ; attitudes molles ou ennuyées, distraites ou hautaines ; il faut renoncer à détailler ces nuances, ces riens, touches délicates, presque imperceptibles, qui concourent cependant à donner aux portraits un cachet particulier.

Selon son habitude, Scipion était arrivé fort tard dans le salon. Le voyant si négligemment vêtu, le comte, venant à sa rencontre, lui avait dit tout bas d’un ton de reproche amical :

— Tu aurais dû t’habiller avec plus de soin ; tu sais qu’en province tout se remarque.

— Allons donc, — répondit tout haut Scipion, — c’est toi qui me fais honte avec ton pantalon demi-collant ; tu es costumé en Saint-Léon… en amoureux d’opéra-comique : sous l’Empire, tu aurais été le rival d’Elleviou pour ces rôles à cuisse dont raffolaient ces belles dames, débris du Directoire !

Le comte se mordit les lèvres de dépit ; quelques personnes invitées entrèrent, il lui fallut aller les recevoir. Le contraste dont nous parlons se remarquait tout aussi frappant dans le maintien du père et du fils. Ainsi le comte, tantôt debout auprès de la cheminée, causait avec les hommes, ou se penchait au dossier des fauteuils des femmes pour leur adresser quelques paroles remplies de courtoisie.

Scipion, étendu ou plutôt vautré dans un large et profond fauteuil, les mains plongées dans les poches de son pantalon, sa jambe droite horizontalement croisée sur son genoux gauche, tantôt regardait le plafond, tantôt bâillait bruyamment, ou bien, ricanant et raillant, il persiflait impudemment ceux que leur mauvais sort attirait près de lui. Quant aux femmes, après avoir, du fond de son fauteuil, curieusement examiné leur entrée, en plaquant son lorgnon d’écaille à sa paupière, il ne leur adressait ni une parole ni un salut.

Le comte Duriveau, déjà profondément blessé de la conduite de Scipion durant cette triste journée, et, de plus, très-irrité des railleries mordantes dont son fils l’avait accablé en présence de Mme Wilson, le comte Duriveau, fatigué de plus en plus de son rôle de jeune-père, souffrait visiblement des impertinentes affectations de Scipion, qui pouvaient lui aliéner ses électeurs. Mais il redoutait tellement les railleries de cet adolescent, dont l’insolente audace ne ménageait, ne respectait aucune convenance, qu’il se contenait, remettant à la fin de la soirée une grave et sévère explication qu’il voulait avoir avec Scipion.

Celui-ci, toujours enfoui au plus profond de son fauteuil, avisant, non loin de lui, le régisseur du comte, lui fit, du bout du doigt, signe de venir à lui.

M. Laurençon, le régisseur, grand homme sec et basané, à la figure impassible et dure, s’approcha respectueusement de Scipion et lui dit :

— Vous désirez quelque chose, monsieur le vicomte ?

— Sonnez donc, mon cher, — lui dit Scipion du bout des lèvres — je ne sais pas à quoi ils pensent… ils ne servent pas et j’ai faim.

M. Laurençon s’approcha de la cheminée et tira un long cordon de soie.

Presque aussitôt un valet de chambre vêtu de noir, portant culotte courte, bas de soie, et boucles d’or à ses souliers, ouvrit la porte du salon.

C’était Martin, le fils de Mme Perrine et du comte Duriveau…

Le portrait que Martin avait envoyé à sa mère était d’une ressemblance parfaite ; comme dans le portrait, il avait le teint brun, la physionomie ouverte, spirituelle, le regard à la fois pensif et pénétrant ; mais un observateur eût alors remarqué quelque chose de contenu, et, si cela se peut dire, de voilé dans la physionomie de Martin, comme s’il eût senti la prudente nécessité de se montrer absolument l’homme de sa condition présente.

Le vicomte, assis de façon à faire presque face à la porte, vit entrer Martin et lui fit signe de venir à lui.

Martin s’approcha respectueusement du vicomte… son frère… avec un trouble intérieur que rien ne révélait, mais qu’il n’avait pu encore surmonter.

— Ah ça !… Est-ce qu’on ne dîne pas ? — lui dit Scipion.

— Pardon, Monsieur le vicomte… on sert…

— Faites donc presser le service… J’ai faim, moi !

Et comme Martin, après s’être incliné, se dirigeait vers la porte le vicomte le rappela.

— Martin ! dites au sommelier que je ne boirai que du vin de Porto… Qu’on m’en fasse tiédir deux bouteilles… à la température du vin de Bordeaux… de douze à quinze degrés, pas plus, pas moins.

— Oui, Monsieur le vicomte.

— Veillez aussi, — ajouta Scipion, — à ce qu’on n’oublie pas de mettre près de moi du curry et des piments de Cayenne.

— Oui, Monsieur le vicomte, — dit Martin.

Et il sortit.

Les convives du comte étaient généralement de ceux qui disent mon épouse et qui appellent lions et lionnes les hommes et les femmes qu’ils supposent être à la mode. Pour la plupart de ces bourgeois ignorants et égoïstes, adulateurs et vaniteux, sottement confits dans leur importance électorale, les impertinences de Scipion étaient autant de charmantes lionneries ; son dédaigneux aplomb, son insolent persiflage les extasiaient et les intimidaient à la fois ; ils ne l’appelaient jamais autrement que Monsieur le vicomte et riaient de confiance dès qu’il parlait ; ce qui l’impatientait outre mesure, car, ainsi que l’homme aux rubans verts, il ne se croyait pas si plaisant. Quant aux épouses de ses messieurs, tout en lorgnant du coin de l’œil la charmante figure de Scipion, elles le détestaient, c’est-à-dire qu’elles mourraient de dépit en se disant qu’elles n’étaient pas sans doute assez jolies, assez grandes dames, assez lionnes, pour mériter seulement quelques simples paroles de politesse, de la part de ce fat, de cet impertinent, etc. ; en d’autres termes, plus d’une de ces belles courroucées devait s’en aller toute rêveuse, en songeant au pâle et joli visage de Scipion, à ses grands yeux bruns, à son sourire railleur qui montrait ses dents charmantes, et à sa petite main blanche qui, de temps à autre, frisait si indolemment sa fine moustache blonde.

Soudain les deux battants de la porte du salon s’ouvrirent bruyamment ; et Martin, d’une voix sonore, fit entendre les paroles sacramentelles :

— Monsieur le comte est servi…

— Scipion, offrez votre bras à Mme Chalumeau, — dit aussitôt le comte à son fils d’un air grave en donnant lui-même son bras à une autre femme.

Scipion, en sa qualité d’homme blasé, ne riait jamais ; sans cela, malgré le sérieux de son père, il fût parti d’un étourdissant éclat de rire, à ce nom saugrenu et inattendu de Mme Chalumeau. Mais un éclat de rire eût été encore moins insolent que l’empressement dérisoire avec lequel Scipion bondit, pour ainsi dire, du fond de son fauteuil, pour venir offrir son bras à Mme Chalumeau, après lui avoir fait un profond et ironique salut.

Mme Chalumeau, femme d’un électeur des plus influents, prit au sérieux ces politesses. C’était une petite Ragote, aurait dit Scarron, blanchette et grassouillette, aux cheveux et aux yeux noirs comme le jais, ayant seulement l’inconvénient d’avoir l’oreille trop rouge, le menton trop près de la gorge, et trop de végétaux artificiels plantés sur son bonnet, en manière de petit jardinet, ce qui lui faisait une tête grosse comme un boisseau. Du reste, ses lèvres étaient roses, ses dents éblouissantes, et son regard avait quelque chose de langoureusement amoureux.

M. Chalumeau, l’influent électeur, grand homme chauve, à lunettes bleues, se dressait debout derrière sa femme, prodigieusement fier de la voir au bras de Monsieur le vicomte, tandis que l’heureuse Chalumeau, frétillant d’aise et d’orgueil sous sa robe gorge-de-pigeon, largement côtelée de brandebourgs de soie, sentait son oreille passer du rouge à l’écarlate, et serrait fortement de son bras ferme et rond le bras fluet du vicomte, comme si elle eût craint que les autres femmes, qu’elle écrasait d’un regard triomphant, n’eussent comploté de lui ravir son cavalier.

— L’intrigante ! — dit une des invitées, femme d’un électeur beaucoup moins influent, en montrant à son mari, d’un regard flamboyant de férocité, l’enviée, la détestée Chalumeau.

— Ma mignonne, Chalumeau dispose de trente-sept voix, — dit piteusement le mari, — moi… seulement de onze… Sa femme doit donc passer avant toi…

— Ça n’empêche pas que si vous avez le malheur de voter pour le père de ce freluquet contre M. de la Levrasse, vous aurez affaire à moi… — dit Mme l’électrice, tremblante de colère. — Je ne veux pas, moi, de votre comte Duriveau pour notre député, — reprit-elle d’une voix courroucée.

— Pourtant, sois donc juste, ma mignonne, — répondit l’électeur ; — dis-moi un peu, voyons si M. de la Levrasse nous donne des festins de Balthazar, avec des domestiques poudrés comme des marquis ; il est pingre comme un rat d’église et fait très-mal nos commissions à Paris ; tandis que si nous avons pour député un comte, un archimillionnaire, qui chargera son intendant de nos petites commandes dans la capitale, ça sera bien plus flatteur et plus profitable.

Ce disant, l’humble électeur laissa prudemment passer devant lui sa colérique moitié, et se mêla parmi les groupes qui se dirigeaient vers la salle à manger.

Les convives de M. Duriveau avaient traversé une galerie remplie d’armures anciennes et d’armes précieuses (construite parallèlement à la galerie de tableaux), pour se rendre dans la salle à manger, aux boiseries blanches, rehaussées de moulures dorées, et ornée de beaux tableaux de chasse de différentes époques.

Sur la table se dressaient quatre grands candélabres d’argent mat et ciselé, supportés par des groupes de figures aussi d’argent, mais teintées, par un heureux contraste, de cette nuance plombée, particulière à la vieille orfèvrerie. Chacune de ces magnifiques girandoles, véritables objets d’art, se terminait par six branches contournées, imitant des ceps de vigne chargés de feuilles et de grappes précieusement burinées et fouillées dans le métal : ces bras, en s’évasant, laissaient au milieu d’eux une légère corbeille en repoussé d’argent, brodée à jour comme une dentelle, et remplie de fleurs naturelles, dont le frais coloris doublait encore d’éclat à la lumière des bougies. Çà et là le vin de Champagne se figeait dans des rafraîchissoirs de cristal de Bohême, étincelant comme le rubis, ayant pour supports des groupes de figurines d’argent, et pour montures de gros ceps de vigne, aussi d’argent, qui, après avoir contourné le bord de ces vases en souple guirlande, venaient s’arrondir et se croiser en anses d’une courbe élégante. Une somptueuse argenterie, en rapport avec cette splendide orfèvrerie, garnissait la table, et, par une heureuse innovation, au lieu d’être incommodément assis sur une chaise, les convives, confortablement établis dans d’excellents fauteuils, pouvaient mollement savourer les merveilles culinaires du chef des cuisines du comte Duriveau. Chaque personne ayant derrière soi un laquais, le service se faisait avec un ordre et une célérité remarquables. Il est inutile de dire que les vins les plus choisis, les mets les plus excellents circulaient en profusion, et que le miroitement de l’argenterie, le parfum des fleurs, le reflet prismatique des cristaux étincelant de tous les feux des bougies, donnaient un nouveau charme à ces jouissances gastronomiques.

Le comte Duriveau, placé au milieu de la table, avait à sa droite la femme du plus influent électeur, et en face de lui Scipion, accosté de l’heureuse Chalumeau et de Mme l’électrice, dont le mari avouait naïvement (et il n’était pas le seul) qu’il préférait à son mandataire présent (M. de la Levrasse), homme avare et peu serviable, le député futur qu’il voyait dans le comte Duriveau, cet archimillionnaire si obligeant, et dont la table était si merveilleusement servie.

Un seul homme contemplait ce luxe princier avec une tristesse amère et cachée : ç’était Martin. À l’aspect de ces fabuleuses somptuosités, de cet exorbitant superflu, il songeait à l’affreuse misère des gens de ce pays, décimés par la fatigue, par la maladie, par le besoin. Horrible détresse que le comte Duriveau, possesseur de presque toute la contrée, aurait pu si facilement, et sans presque rien retrancher à ses jouissances, changer en bien-être, en aisance… Car richesse oblige, — pensait Marin ; — et il faut savoir se faire pardonner son luxe

Mais aucun de ces secrets sentiments ne se trahissait sur sa figure impassible, aucun autre des gens de la maison ne se montrait plus que lui intelligent et empressé dans le service des convives.

Scipion (le frère de Martin), malgré ses prétentions à une faim d’ogre, mangeait peu, et ce peu, il l’assaisonnait d’épices à brûler le palais ; depuis longtemps son goût s’était dépravé ; mais il buvait comme une outre, et cela impunément. De tous les vins le plus capiteux, le Porto, ne l’enivrait plus. Quand il ne buvait pas, il faisait boire du vin de Champagne à Mme Chalumeau, et lui adressait effrontément, à demi-voix, les déclarations les plus graveleuses et les plus risquées. La pauvre Chalumeau, craignant de passer pour une bégueule provinciale aux beaux yeux d’un si joli lion, commença par minauder en écoutant ces impertinences libertines ; puis la charmante figure de Scipion, l’excitation de la bonne chère et le vin de Champagne aidant, la jeune femme finit par sourire ; puis peu à peu ses yeux s’allumèrent, son oreille passa de l’écarlate au cramoisi, elle faillit à faire éclater ses brandebourgs par d’indiscrètes palpitations, lorsqu’elle sentit la botte de Scipion presser légèrement son brodequin, qu’elle ne retirait pas.

Le comte Duriveau redoutant de plus en plus quelque nouvelle folie de son fils, car il ne se méprenait pas sur la portée des attentions que le vicomte prodiguait à sa voisine, jetait de temps à autre sur lui un regard empreint d’une irritation contenue, auquel Scipion répondait par un regard d’arrogant défi.

Soudain, le vicomte, son père et Martini, qui se tenait debout derrière son maître, tressaillirent à un nom prononcé par l’un des convives.

Ce nom était celui de Basquine.

Ce nom, déjà prononcé durant cette journée, d’abord par Beaucadet lors de la lecture du signalement de Bamboche, qui portait en tatouage sur le bras le nom de Basquine, puis par Mme Wilson lorsqu’elle avait parlé du transport que cette grande artiste, à la fois gazelle et rossignol, excitait sur la scène où elle jouait.

En entendant ce nom, les traits de Scipion exprimèrent une sorte de satisfaction contenue :

Les traits du comte une aversion pénible ;

Les traits de Martin un étonnement profond, pensif, comme si ce nom éveillait en lui de nombreux souvenirs.

— Il faut prier M. le comte de nous édifier à ce sujet, puisqu’il arrive de la capitale, — dit M. Chalumeau.

— Sur quel sujet, mon cher Monsieur ? — dit le comte.

— Mon ami Chandavoine me soutient, — dit l’électeur influent en montrant son voisin, — qu’il a entendu dire que la fameuse Basquine, cette actrice de l’Opéra dont on parle tant dans les journaux, était reçue comme amie par les dames de la plus haute volée, et qu’elle est à tu et à toi avec elles ?

— Si nous étions à un dîner de garçons, mon cher monsieur Chalumeau, et si vous n’étiez pas trop prude, je pourrais vous dire, et encore en gazant beaucoup, ce que c’est que Mlle Basquine, — répondit le comte avec un sourire de mépris amer ; — mais la présence de ces dames rend un tel entretien impossible.

— Mon père se fait involontairement l’écho de bruits absurdes, Monsieur, — dit soudain Scipion, l’œil brillant, la joue légèrement colorée ; — oui, Monsieur, il est parfaitement vrai que les femmes du meilleur et du plus grand monde, que les hommes les plus hautement placés s’empressent de témoigner à Mlle Basquine, par les prévenances les plus délicates, la profonde, la respectueuse admiration qu’elle leur inspire. Et je suis d’autant plus impartial à son égard, — ajouta Scipion en appuyant sur ces mots, — que je n’ai pas l’honneur de connaître Mlle Basquine autrement que par l’enthousiasme que son talent m’inspire.

Le comte regarda son fils avec une profonde surprise : pour la première fois depuis bien longtemps, il l’entendait s’exprimer en termes graves, choisis, avec un accent convaincu, et cela, au sujet d’une femme sur laquelle couraient les bruits les plus contradictoires. Les uns (et le comte n’était pas de ceux-là) voyaient dans Basquine un modèle de vertu d’autant plus rare qu’elle était exposée, comme comédienne d’une immense renommée, à toutes les tentations, à toutes les séductions : selon les autres (et le comte partageait cet avis), Basquine, monstre d’hypocrisie, était aussi un monstre de dépravation, de libertinage et de méchanceté, à la fois Messaline et Cléopâtre, et, comme elles, souveraine, non par la couronne, mais par le génie.

Le comte ne fut pas seul à s’étonner des paroles et de l’accent de Scipion, et à tâcher de pénétrer sur sa physionomie la cause de cette singulière dérogation à son persiflage habituel.

Attachant aussi sur le vicomte un coup d’œil attentif, Martin avait laissé percer une sorte de surprise mélancolique en entendant l’adolescent témoigner de son admiration pour le talent et pour le caractère de Basquine en termes si sérieux, lui toujours si insolemment dédaigneux et railleur.

À la façon dont le regardait son père, Scipion se reprocha de s’être laissé involontairement entraîner à un premier mouvement, et d’avoir tenu un langage, fort simple pour tout autre, mais tellement excentrique pour lui, qu’il devait être remarqué ; le vicomte cherchait le moyen d’effacer l’impression que ses paroles, au sujet de Basquine, avaient causée au comte, et de le dérouter complétement. Mme Chalumeau vint admirablement au secours de Scipion.

— Comme vous la défendez, cette actrice… monsieur le vicomte ! — lui dit-elle à demi-voix et d’un ton aigre-doux.

Saipion, à ce tendre reproche se disculpa victorieusement, car, après quelques explications, le nuage qui, un moment, avait assombri le front de la jalouse Chalumeau se dissipa tout à fait ; et bientôt le brodequin, qui, pendant l’éloge de Mlle Basquine, s’était brusquement retiré de dessous la botte de Scipion, revint timidement et de lui-même reprendre cette place.

M. Chalumeau, malgré ses lunettes bleues, ne voyait rien, et ne songeait d’ailleurs à rien observer : il avait trouvé moyen de se placer à table côte à côte de son ami Chandavoine. Tous deux s’évertuaient à manger de tout ce qu’on leur offrait, et tâchaient ensuite de deviner ce qu’ils avaient mangé, les appellations étranges données presque à chaque mets par le maître d’hôtel étant de véritables énigmes pour ces profanes convives.

Les deux amis, après avoir accepté un peu à l’aventure d’une f timballe de nouilles à la reine, qui avaient donné ample carrière à leurs conjectures, venaient de se faire servir des gondolfes à la viennoise, qu’ils dégustaient curieusement, lorsque M. Chalumeau fut distrait de ses suppositions hasardeuses par Scipion, qui l’interpellait d’un côté de la table à l’autre.

Telle était la cause de l’interpellation du vicomte :

Après avoir pressé à plusieurs reprises le pied de Mme Chalumeau, Scipion, voyant ses impertinences accueillies avec une complaisance tout à fait régence, s’était légèrement penché vers sa voisine, et, attachant sur elle un regard licencieux et provoquant, lui avait dit quelques mots tout bas… Le vicomte alla sans doute trop loin, car la pauvre Chalumeau, malgré tant de circonstances conjurées pour lui tourner moralement et physiquement la tête, ne put retenir un mouvement d’indignation.

— Bien ! — avait dit Scipion en ricanant à froid, — puisque vous me refusez, je vais me plaindre tout haut à votre mari.

Cette effronterie frappa Mme Chalumeau de stupeur, quoiqu’il lui fût impossible de croire Scipion assez audacieux pour donner suite à sa menace ; mais que devint la pauvre femme lorsqu’elle entendit le vicomte s’écrier tout haut :

— Dites donc, Monsieur Chalumeau !

À cet appel, le bourdonnement des conversations particulières cessa soudain ; tous les regards se portèrent sur M. Chalumeau et sur le vicomte, qui reprit :

— Je viens me plaindre à vous, Monsieur Chalumeau…

— Et de quoi donc, Monsieur le vicomte ! — répondit l’électeur d’une voix étranglée, en rougissant jusqu’à ses lunettes, de se voir ainsi bruyamment interpellé.

— Je vous déclare que Mme Chalumeau me refuse tout ce que je lui demande… il faut absolument que vous la grondiez… — ajouta Scipion avec un imperturbable sang-froid.

— Comment… ma belle ? — dit l’électeur en s’adressant à sa femme, — M. le vicomte… te… te… demande… quelque chose…

Et le front de M. Chalumeau suait à si grosses gouttes, que le verre de ses lunettes en devenait humide ; l’infortuné ne voyait plus rien qu’à travers un brouillard azuré ; le trouble et l’embarras le serraient à la gorge ; pourtant il fit un effort et ajouta :

— M. le vicomte veut bien te demander… quelque chose… et tu… tu… refuses… mais ce n’est pas bien du tout… ça, ma belle…

— Ah !… voyez-vous, Madame ?… — dit Scipion en se retournant vers la pauvre Chalumeau, qui se sentait mourir sous ses brandebourgs.

Puis, s’adressant au mari, Scipion ajouta :

— Voyons, Monsieur Chalumeau, priez vous-même Madame de ne pas me refuser ; elle vous écoutera peut-être… et si vous saviez ce que je lui demande encore !  !

— Je m’en doute bien… Monsieur le vicomte… Ça ne peut être que quelque chose… de… très-aimable… et de…

Le comte Duriveau était au supplice ; il interrompit M. Chalumeau, et lui dit de l’air le plus riant :

— Je vais vous dire, moi, Monsieur, ce que mon fils à l’indiscrétion de demander avec tant d’instance à Mme Chalumeau… et ce qu’elle a parfaitement raison de lui refuser avant d’avoir eu votre consentement ; il lui demande pour moi votre suffrage aux élections prochaines…

— Comment, Monsieur le comte, — s’écria l’influent électeur ; — mais vous savez bien que ma voix et celle de mes amis vous est acquise…

Puis s’adressant à sa femme d’un ton de reproche formaliste et pénétré :

— Mais, ma belle, je vous l’ai répété cent fois, M. le comte est notre candidat… nous ne voulons que lui… M. de la Levrasse ne nous va plus… Comment alors n’avez-vous pas tout de suite répondu oui, à M. le vicomte ?… Permettez-moi de vous le dire, c’est inexcusable.

— C’est vrai, mon ami, j’ai eu tort, — répondit modestement Mme Chalumeau.

Le comte Duriveau vit, à l’expression railleuse des traits de Scipion que celui-ci allait relever la belle sentence de M. Chalumeau. Aussi, voulant couper court à un persiflage qui pouvait lui aliéner un de ses principaux électeurs, et voyant heureusement le dîner tirer à sa fin, le comte s’écria :

—— Messieurs, puisque nous parlons des élections, sujet si grave pour des hommes sérieux, pour des hommes politiques comme nous le sommes, permettez-moi de porter un toast qui sera, je l’espère, bien accueilli de vous.

Puis, se retournant à demi vers Martin, qui, debout derrière son maître qu’il servait, assistait impassible à cette scène, le comte lui dit en tendant son verre :

— Donnez-moi du vin de Chypre.

Martin prit sur une étagère une carafe de cristal, et versa au comte un verre de ce nectar, couleur de topaze liquide.

— Messieurs, — dit alors le comte en se levant, — aux propriétaires !… les seuls vrais soutiens, les seuls vrais garants de l’ordre et de la paix, les seuls, les vrais représentants de notre belle France, puisqu’ils nomment ses législateurs.

Ces mots, prononcés par le comte d’une voix mâle et sonore, furent accueillis avec acclamations, au choc bruyant des verres.

Quelques moments après : le comte se levait de table, offrant le bras à la femme qui était à côté de lui.

Scipion imita son père et donna son bras à Mme Chalumeau ; celle-ci trouvait le vicomte bien effronté, bien libertin, bien mauvais sujet ; mais, hélas ! ces méchantes qualités étaient loin de lui inspirer un prudent éloignement pour ce joli monstre. Elle ressentait même une sorte d’admiration en songeant à l’audace, au sang-froid avec lesquels le vicomte avait osé, en pleine table, se plaindre à M. Chalumeau, des refus de sa femme. Quelle hardiesse, quelle présence d’esprit ! pensait-elle… et si jeune ! et si charmant ! Puis, pour achever de lui tourner la tête, venait l’éblouissement de ce luxe princier pour lequel Scipion semblait si bien né, luxe qui dorait si splendidement ses vices ; puis enfin l’adolescent qui, par caprice d’homme blasé, par fantaisie libertine, trouvait drôle, comme il le disait, de mettre à mal la vertu de cette niaise créature, d’ailleurs assez appétissante, avait, à la fin du dîner, soudain changé de manières, excusant ses demandes trop hâtives, en les rejetant sur l’impétueuse ardeur d’une passion aussi subite que violente, etc., etc., etc.

En un mot, lorsque le vicomte sortit de table, il sentit, avec un triomphe moqueur, l’imprudente Chalumeau serrer énergiquement son bras contre le sien, et il s’aperçut que les yeux noirs de sa victime, ordinairement vifs et brillants, étaient tout voilés de trouble et de langueur amoureuse.

— Ah çà ! maintenant, lui dit tout bas le vicomte, — mon père et ces Messieurs vont parler politique en prenant leur café dans le jardin d’hiver. Toutes ces femmes-là me font horreur tant elles me paraissent laides ou sottes… et c’est votre faute. Pourquoi êtes-vous spirituelle et jolie ?… Laissons-les donc… et allons voir la volière… c’est ravissant…

— Oh ! bien non, Monsieur le vicomte… oh ! pour ça… non !

— Que vous êtes méchante !… Vous me demanderiez cela… ou même quelque chose… de compromettant… de venir dans ma chambre, par exemple, eh bien ! moi, je vous l’accorderais tout de suite ! Vous le voyez… vous ne m’aimez pas… comme je vous aime… — dit Scipion avec une mélancolique amertume.

— Mais… songez donc… si l’on nous voyait…

— Soyez tranquille… la volière est au fond d’une serre chaude qui donne dans le jardin d’hiver… Rien de plus de simple que d’y aller… Seulement, nous y serons un peu plus seuls… et la solitude avec vous… ça doit être le bonheur…

À cette délicatesse, la trop sensible Chalumeau baissa les yeux, palpita tumultueusement sous ses brandebourgs, et Scipion, qui ne pouvait être vu d’elle, lui fit, en manière de moquerie, une mine insolente et railleuse.

Pendant ce rapide entretien, Scipion et sa voisine de table avaient, ainsi que les autres convives, traversé un billard, dont les trois portes vitrées s’ouvraient dans une immense serre tempérée formant un jardin d’hiver, alors éclairé par des lampes de bois rustiques, chargées de bougies, et remplies de plantes retombantes, telles que géraniums à feuilles de lierre, verveines, cactus et ficoïdes de toutes sortes. Les allées tournantes, pavées en mosaïque de couleurs variées, circulaient autour d’énormes massifs de camélias, de rhododendrons, de magnolias, de mimosas, de bruyères, d’éricas, etc., etc. Au fond du jardin, on voyait une grotte de rocaille, dont les pierres moussues disparaissaient presque sous un extricable réseau de passiflores, de glicynées, de bignonias, etc.


Le Jardin d’Hiver.
(comment vivent les riches.)

L’une des portes de ce jardin, faisant face à celle du billard, s’ouvrait sur une serre chaude construite en galerie, et se terminant en rotonde, au centre de laquelle s’élevait une magnifique volière d’oiseaux les plus rares, qui ne pouvaient vivre que dans l’atmosphère des plantes tropicales.

Le café avait été servi dans le jardin d’hiver ; quelques femmes se promenaient, d’autres causaient, assises sur des sièges rustiques, au fond de la grotte éclairée par des lanternes chinoises de couleurs variées, tandis que le plus grand nombre des hommes s’étaient groupés autour du comte Duriveau ; et, debout comme lui, savouraient un moka brûlant.

Cette belle nuit d’automne était si douce, que plusieurs fenêtres du jardin d’hiver dont une des faces donnait sur le pare du château, avaient été ouvertes ; le dîner s’étant prolongé assez tard, la clarté de la lune se réfléchissait au loin dans une rivière encaissée de gazon, qui serpentait à travers une pelouse immense semée çà et là de futaies séculaires. Un grand massif d’arbustes, bordant en dehors la principale façade du jardin d’hiver, s’élevait jusqu’au mur d’appui de l’une des fenêtres ouvertes, auprès de laquelle le comte Duriveau et ses convives s’entretenaient, pendant que Martin, debout, tenant un plateau de vermeil chargé de flacons, attendait les ordres de son maître.

Soudain, Martin tressaillit.

À la clarté de la lune, qui tombait en plein sur le feuillage touffu du massif d’arbustes groupés au-dessous de l’une des fenêtres, Martin venait de voir se dresser un instant la tête de Bête-Puante, le braconnier, qui disparut de nouveau dans le massif, après avoir fait à Martin un signe d’intelligence.

Bête-Puante arrivait en toute hâte de la métairie du Grand-Genévrier, où il s’était rendu par des sentiers détournés en même temps que Beaucadet et ses gendarmes.

À la brusque apparition du braconnier, qu’il savait avoir tant de motifs de haine contre le comte, Martin tressaillit si vivement, que ce brusque mouvement, imprimant une violente secousse au plateau qu’il portait, l’un des flacons tomba sur un verre et le brisa.

À ce bruit, le comte, qui parlait alors à ses convives avec une extrême animation, se retourna vers Martin et, voyant les débris du verre, lui dit durement :

— Faites donc attention… maladroit.

— Pardon, Monsieur le comte… mais…

M. Duriveau interrompit Martin avec hauteur :

— Assez… puisque vous ne savez pas seulement porter un plateau, mettez-le sur cette table et attendez mes ordres.

Martin ne répliqua pas, déposa le plateau sur une des petites tables rustiques qui se trouvaient çà et là dans le jardin d’hiver, et se tint debout, à quelques pas du comte.

La figure de Martin reprit bientôt son impassibilité habituelle, et il eut assez d’empire sur lui-même pour surmonter ses nouvelles angoisses en voyant le comte continuer sa conversation en s’accoudant sur le rebord de la fenêtre ouverte, au-dessous de laquelle s’étendait l’épais massif où était embusqué le braconnier.

Le comte Duriveau, dans son entretien avec ses futurs commettants, redoublait d’amertume et de violence ; car la conversation, d’abord politique, était ensuite presque naturellement tombée sur un sujet qu’il n’abordait jamais sans une animosité passionnée : Le mépris et l’aversion que lui causaient les vices des classes pauvres.

Accoudé sur le mur d’appui de la fenêtre du jardin d’hiver, le comte éprouvait quelque soulagement à sentir l’air du soir rafraîchir son front échauffé par la haineuse irascibilité qu’il apportait dans cette discussion.

— Eh ! mon Dieu, messieurs, — disait M. Duriveau, — dans ma jeunesse j’ai eu, comme un autre, plus qu’un autre, le cœur débonnaire, la main ouverte et la larme facile. J’ai cru aux vertus et aux malheurs immérités de la canaille… j’ai cru aux pères de famille manquant d’ouvrage, eux, les seuls soutiens d’enfants en bas âge et d’une femme infirme… j’ai cru aux gens privés de nourriture depuis quarante-huit heures… j’ai cru au malheur des veuves dénuées de tout, et forcées de mendier, le soir, en allaitant un nourrisson et traînant par la main un autre enfant… j’ai cru aux larmes de pauvres petites orphelines abandonnées, seules au monde, sur le pavé de Paris… j’ai cru aux filles séduites et délaissées sans ressources.

Puis, haussant les épaules avec un geste d’impitoyable dédain, le comte ajouta :

— Ces misères intéressantes, je les ai soulagées, messieurs… Quel niais je faisais !… Le père de famille manquant de travail, était un infâme soulard chassé de son atelier ; l’infortuné, privé de nourriture depuis quarante-huit heures, sortait repu du cabaret ; la veuve éplorée allaitait un nourrisson de carton, et traînait par la main un enfant volé. Les pauvres petites orphelines de douze ans se partageaient mon aumône avec des polissons de leur âge, à qui elles se prostituaient depuis longtemps, et les filles séduites et délaissées sortaient mères d’un mauvais lieu ! Quelle leçon !

Il est impossible de rendre l’accent avec lequel le comte prononça ces paroles remplies de fiel, et qui produisirent, cela devait être, une vive impression sur son auditoire.

— M. le comte a parfaitement raison, — dit M. Chalumeau, qui des yeux cherchait çà et là, et par habitude, sa femme depuis quelques moments disparue avec Scipion, — M. le comte a parfaitement raison, on est toujours dupe de son bon cœur… faire du bien à ces canailles-là, c’est faire d’ingrates canailles !

Et le digne homme sirota son café avec componction.

— Ou la misère du peuple est feinte, ou elle est le résultat de ses vices, ajouta sentencieusement M. Chandavoine, en remuant son sucre au fond de sa tasse, — et alors cette misère ne mérite aucune pitié.

— C’est évident, — reprit un industriel retiré, — les bons sujets s’enrichissent, les caisses d’épargne en font foi : et, d’ailleurs, lisez chaque année le discours du trône : La prospérité va toujours croissant.

— M. le comte sait mieux que personne l’ingratitude de ces gens-là. Experto — crede Roberto, — ajouta un ancien avoué. — N’a-t-il pas été cruellement dupe de sa générosité naturelle ?

En écoutant les âpres paroles de M. Duriveau, la figure pâle et expressive de Martin annonçait, non de la surprise, non de l’indignation, mais une tristesse amère, nous dirions presque une pitié douloureuse. De temps à autre il jetait un regard inquiet sur le massif, où se tenait toujours blotti le braconnier qui, invisible, entendait aussi cet entretien.

— Mais ce que vous ne croirez pas, messieurs, — reprit le comte, — c’est que j’eus la sottise de m’attrister de ces déceptions qui courent les rues.

— Vraiment ! Monsieur le comte ?

— Oui, Messieurs, et qui mieux est, je me dis, le cœur navré : Laissons dans la fange de l’abrutissement, où elle doit naître et mourir, cette ignoble populace des villes ; allons dans mes terres : là, du moins. Je trouverai des hommes simples, bons reconnaissants… que n’a pas corrompu la crapule des cités… Là, je placerai mes bienfaits, sans craindre de les placer mal… Aux champs, on est si vertueux !… J’arrive donc ici, mon père, un maître homme…

— Oh !… — fit M. Chandavoine avec un geste de vénération profonde, en interrompant le comte, — Oh !… Un fier homme !…

— Mon père, — poursuivit le comte avait défendu aux passants, sous des peines sévères, et empêché, à grand renfort de gardes inexorables, d’ébrancher le bois mort de ses bois, de glaner ses champs, de grappiller ses vignes ; ses fermiers, en retard de payements, étaient expropriés ; quant aux quémandeurs d’aumônes, ils étaient spécialement reçus par deux énormes dogues de Pyrénées.

— Eh ! eh ! eh !… — fit M. Chalumeau en ricanant ; puis il dit tout bas à son ami intime :

— Chandavoine… tu ne vois pas mon épouse ?

— Non, — fit l’autre avec impatience, — laisse-moi donc écouter M. le comte ; il parle comme un avocat… quel homme !… Voilà un député qui n’aura pas sa langue dans sa poche… Il parlera bien mieux encore que M. de la Levrasse.

— J’arrive donc ici, — poursuivit le comte, — tout embâté de mes idée de philanthropie champêtre. Trouvant tout d’abord que mon père a agit en homme sans entrailles, je fais enchaîner les chiens des Pyrénées, et, dans ma sainte ferveur, je me lance dans la pratique de ces belles théories, évidemment inventées par quelque gredin ne possédant ni sou, ni maille, ni maison, mi terre : — Le timade indigent ne doit jamais frapper en vain à la porte du riche. — Laissez glaner l’humble infortune dans le champ de l’opulence. — Soyez pour les petits enfants comme le bon Dieu pour les petits oiseaux ; la vendange faite, ils trouvent encore à picoter, etc. — C’était touchant, comme vous voyez ; les larmes me viennent aux yeux en y songeant — ajouta le comte, avec un éclat de rire sardonique. — Six mois après mes essais philanthropiques, la timide indigence, troupe de mendiants avinés, assiégeait journellement mon château ; mes fermiers ne me payaient plus. L’humble infortune coupait mes arbres sur pieds, et paissait ses vaches dans mes blés, tandis que les petits oiseaux du ciel, sous la figure d’affreux gamins, prenaient mon gibier au lacet et saccageaient mes vignes ; alors je finis par trouver souverainement niais de jouer plus longtemps le rôle du bon Dieu.

De grands éclats de rire accueillirent cette péroraison.

— Je le crois… fichtre bien… à ce prix-là ! — dit l’ancien avoué, qui avait trop dîné. — Le rôle du bon Dieu revient fort cher.

— Plus on est bon, plus on en abuse ; je l’ai éprouvé en petit, comme monsieur le comte l’a éprouvé en grand, — dit M. Chandavoine d’un air capable.

— Chandavoine, — lui dit tout bas M. Chalumeau, qui commençait à s’inquiéter sérieusement, — tu ne vois pas mon épouse ?

— Mais non, — dit l’autre en haussant les épaules.

— Monsieur le comte a bien raison, — reprit un autre convive ; c’est à dégoûter de la compassion.

— Ainsi ai-je fait, Messieurs, — reprit le comte ; — ces audacieux abus, que ma sotte faiblesse encourageait, m’ont ouvert les yeux. Revenu au bon sens, à la raison, c’est-à-dire au plus légitime mépris, à la plus légitime aversion pour cette race haineuse, corrompue et abrutie, j’ai fait, autant qu’il était en moi, peser sur elle une main de fer. Et, alors… tout est rentré dans l’ordre. En prison le premier drôle qui ose couper un fagot dans mes bois ! à l’amende, et en prison faute d’amende, la moindre malheureuse qui ose faire paître une vache dans mes prés ! Chassé sans pitié tout fermier en retard de payement. C’était la méthode de mon père, et la bonne… Quant aux gueux assez mal avisés pour venir tendre maintenant la main à ma porte… deux magnifiques et féroces chiens de Terre-Neuve… (excellente tradition de mon pauvre père) reçoivent à grands coups de crocs cette vermine audacieuse et affamée. Aussi… croyez-moi, imitez mon exemple, Messieurs. Renfermons-nous dans notre droit légal. Tenons-nous bien, serrons nos rangs, nous qui possédons. Pas de concessions : c’est lâchement reconnaître ce tyrannique et insolent prétendu droit du pauvre à être secouru par le riche… Montrons-nous impitoyables, sans cela nous serons débordés, et, ma foi ! mieux vaut manger le loup que d’en être mangé !

L’accent convaincu du comte, l’animation de ses traits énergiques, son geste décidé, firent une impression profonde sur son auditoire : ses cruels paradoxes, légitimant l’égoïsme et l’érigeant en devoir, furent accueillis avec une approbation presque unanime.

À la pénible émotion manifestée par Martin, au commencement de l’entretien du comte et de ses convives, succédait une angoisse profonde ; jetant tour à tour les yeux tantôt sur le comte, tantôt sur le massif d’arbustes où se tenait blotti le braconnier, massif alors noyé d’ombre, la lune venant de disparaître derrière les grands arbres du parc, Martin semblait redouter quelque péril pour le comte…

Après un moment d’hésitation, profitant de l’un de ces silences qui coupent souvent les conversations les plus animées, Martin s’approcha de son maître, toujours accoudé à la fenêtre ouverte, et lui dit avec un accent de respectueux intérêt :

— Monsieur le comte ne songe peut-être pas que l’air du soir est humide… et il n’est peut-être pas prudent que M. le comte…

M. Duriveau, aussi surpris que blessé, interrompit Martin, et lui dit durement :

— Une fois pour toutes, sachez que je ne tolère aucune familiarité, même sous prétexte de prévenance… Débarrassez ces Messieurs de leurs tasses.

Martin s’inclina sans mot dire.

Après avoir été prendre et poser successivement sur un plateau les tasses de chacun, il les plaça sur la petite table, auprès de laquelle il se tint immobile, pâle, les yeux ardemment fixés sur le sombre massif, avec une anxiété qui augmentait à chaque instant.

L’incisif et âpre langage du comte avait fortement impressionné ses auditeurs ; néanmoins, l’un d’eux, M. Chandavoine, malgré son égoisme traditionnel et son entendement assez borné, sentant ce qui restait d’humain en lui se rebeller contre les impitoyables maximes du comte, lui dit timidement :

— Permettez-moi, Monsieur le comte, une petite observation.

— Je vous écoute, mon cher Monsieur Chandavome, — dit M. Duriveau.

— Comme vous, Monsieur le comte, je passe condamnation sur les vices, sur la corruption de la basse classe… Seulement, en reconnaissant que le pauvre n’a aucun droit à exiger des secours du riche… ne serait-il pas… dans certaines circonstances données, et avec toute restriction… ne serait-il pas, sinon du devoir, du moins de la politique, du riche, de secourir le pauvre ?… à la charge du pauvre, bien entendu, de se montrer humble, soumis et reconnaissant de ce que le riche daigne faire pour lui…

— Sans doute la charité n’est pas légalement un devoir pour le riche, — dit l’ancien avoué : — mais enfin… il y a quelque chose de vrai dans ce que dit Chandavoine.

— Oui, oui, — dirent plusieurs voix, — car il y a de bien méchants drôles parmi les pauvres.

— Et il faut prendre garde de les irriter.

— Qu’en pensez-vous, Monsieur le comte ?

— Ce que je pense, Messieurs, le voici, — répondit le comte de sa voix la plus acerbe, la plus tranchante, — non-seulement la charité n’est pas un devoir pour le riche, mais la charité est chose stupide, dangereuse et détestable.

— La charité stupide !! — s’écria l’un.

— La charité dangereuse !! — s’écria l’autre.

— La charité détestable !! — s’écria celui-ci. — Et tous regardaient le comte avec stupeur.

— Oui, — répondit celui-ci d’un ton impérieux et absolu, — oui, la charité est stupide ; oui, la charité est dangereuse ; oui, la charité est détestable, et ce n’est pas moi qui dis cela, Messieurs… ce sont de grands esprits dont la science, dont le génie sont admirés de l’Europe entière ; et, ce qu’ils disent, ils le prouvent par faits et par chiffres inexorables. Ces génies-là sont mes saints, à moi ; leurs écrits sont mon catéchisme et mon Évangile ; et comme en bon croyant, je sais mon Évangile par cœur, voici ce que dit textuellement Malthus… saint Malthus, un des plus admirables économistes des temps modernes, écoutez bien, messieurs : — Un homme qui naît dans un monde déjà occupé, si sa famille n’a pas le moyen de le nourrir, où si la société n’a pas besoin de son travail, cet homme n’a pas le droit de réclamer une portion quelconque de nourriture ; il est réellement de trop sur la terre ; au grand banquet de la nature, il n’y a pas de place pour lui.

Au grand banquet de la nature… Eh ! eh ! eh !… ce Malthus est très-fleuri, — dit l’ancien avoué, qui se piquait de littérature, — on dirait du Fénelon.

La nature commande à cet homme de s’en aller, — reprit le comte, en poursuivant sa citation, et elle ne tardera pas à mettre elle-même cet ordre à exécution. Est-ce clair, Messieurs ? — ajouta le comte, avec une joie mère et triomphante, — comment, lorsque cette excellente nature, en sage mère… de police, charge dame Misère de faire évacuer ce trop plein de populaire, j’irais, moi… par une sotte charité, contrarier les vues de la nature !… Allons donc, Messieurs, cela fait pitié.

Les auditeurs du comte, à cette effrayante citation, se regardèrent en silence.

— Comment ! — dit M. Chandavoine, — comment… Malthus… dit positivement…

— J’aurai l’honneur de vous envoyer demain ses œuvres complètes, — dit le comte ; — c’est une excellente lecture à l’usage des propriétaires. Lisez, méditez Malthus, Messieurs, vous retremperez dans cette saine lecture la conscience de vos droits ; vous y trouverez encore ces paroles dont je vous engage à vous souvenir lorsque le démon de la charité vous tentera : Que chacun en ce monde réponde de soi et pour soi, tant pis pour ceux qui sont de trop ici-bas ; on aurait trop à faire si l’on voulait donner du pain à ceux qui crient la faim ; qui sait même s’il en resterait assez pour les riches, la population tendant sans cesse à dépasser les moyens de subsistance ? la charité est une folie, un encouragement à la misère… Eh bien ! Messieurs, que vous avais-je dit ?

— Le fait est, — dit l’ancien avoué, parfaitement convaincu, — qu’à ce point de vue, et c’est vrai, la charité est… illégale.

— Et notez bien, Messieurs, — reprit le comte, de plus en plus triomphant ; — que Malthus était à la fois un homme de génie et un excellent homme ; il n’avait rien de commun avec ces insolents et stupides réformateurs contemporains qui rêvent à la lune et à ce qui devrait être au lieu de songer à ce qui est. Malthus, sachant le vrai des choses, ne voulait leurrer, tromper personne ; rigoureux logicien, convaincu que les masses ont été, sont et seront de tout temps vouées au plus misérable sort, il a, dans son admirable livre, sévèrement défendu aux pauvres de faire des enfants ; et il a raison : à quoi bon cette graine de meurt-de-faim ? Marcus, disciple de Malthus et d’Adam Smith, autre grand économiste, a été plus… conséquent encore : il a courageusement proposé la suppression des enfants du pauvre.

— Diable, — dit M. Chandavoine en se grattant l’oreille, — ce Marcus était un gaillard…

— D’un esprit rigoureusement logique, — dit le comte avec son ironie acérée. — Enfin saint Jean-Baptiste Say, un autre saint de mon calendrier, a dit ces Mémorables paroles ; méditez-les, Messieurs, lorsque vos journaliers se plaindront du bas prix de leurs salaires : Quand les demandes de travail sont nombreuses, le gain des travailleurs décline au-dessous du taux nécessaire pour qu’ils puissent se maintenir en même nombre ; les familles les plus accablées d’enfants et d’infirmités dépérissent. Dès lors l’offre du travail décline, et le travail, étant moins offert, son prix remonte. En d’autres termes, Messieurs, ainsi que le dit Ricardo, encore un saint de mon antienne, à force de privations le nombre d’ouvriers se trouve réduit, et l’équilibre se rétablit… C’est tout simple, la nature ne veut pas d’encombrement de populaire, et la mortalité fait l’office de sergent-de-ville.

— Sans doute, et puisqu’il n’en peut être autrement, — dit l’un des plus bénins auditeurs, — il faut se réjouir de ne pas faire partie… du trop plein.

— C’est évident. Ma foi ! les économistes ont raison : chacun pour soi.

— Tant pis pour les autres !

— Il faut tâcher de n’être pas des autres… et allez donc !!

— Chandavoine, où peut donc être mon épouse ? — dit à l’oreille de son ami M. Chalumeau, qui, préoccupé de la disparition de sa femme, n’avait prêté qu’une attention distraite à l’entretien.

— Mais laisse-moi donc en repos avec ton épouse ! — dit Chandavoine, — cherche-la…

— Je n’ose pas, tant que M. le comte parle… Allons… bon… voilà qu’il repart.

— De tout ceci, Messieurs, — reprit le comte, glorieux de la profonde impression causée par ses citations et ses commentaires, — que conclure ? qu’il faut, ainsi que je vous le disais tout à l’heure, bien nous soutenir, nous autres qui possédons, et sous le prétexte de charité, de pitié, ne faire aucune lâche concession dont on s’armerait contre nous, car plaindre ceux qui souffrent, c’est accuser indirectement la société, et la société ne peut pas avoir tort. Ceci posé, ne nous abusons pas : entre celui qui possède et celui qui ne possède pas, c’est une guerre à mort. Eh bien donc… la guerre ! Ce que l’on appelle les prolétaires, soit à la ville, soit aux champs, ressentent contre nous une jalousie féroce, parce que nous avons le superflu et qu’ils n’ont pas le nécessaire ; c’est tout simple ; moi, dans leur position, j’en ferais autant. Ils voudraient piller nos maisons, boire notre vin, monter dans nos voitures ; soit, à leur point de vue, ils ont raison ; qu’ils le fassent s’ils le peuvent, c’est de bonne guerre. Mais que messieurs les prolétaires ne s’étonnent pas si, à mon tour, je leur rends haine pour haine, si mon instinct de conservation m’ordonne à moi de tout faire pour que cette bête féroce dont je crains la gueule et les dents soit muselée rudement et le plus longtemps possible. Aussi je vous le dis hautement, Messieurs, j’ambitionne la législature afin de pouvoir concourir, dans notre intérêt commun et dans celui de nos enfants, à forger le bât, le frein et les entraves de la bête féroce, le plus solidement possible… afin qu’elle n’ait ni la force ni l’envie de se déchaîner. Car elle a grand appétit de la propriété, cette affamée, et moi j’ai la faiblesse de vouloir que mon fils hérite de mes biens, et que son fils, s’il plaît à Dieu, hérite de lui comme j’ai hérité de mon père. Or, la bête féroce en question voudrait hériter du passé, du présent et de l’avenir. Mais, un instant, nous sommes là… et… sur ce… Messieurs… buvons au musellement indéfini de la bête !

Et se tournant vers Martin :

— Apportez les liqueurs…

Le comte avait à peine prononcé ces mots, que Martin, poussant un cri d’effroi, s’élança vers le comte, qu’il repoussa rudement, sauta d’un bond par-dessus le mur d’appui haut de quatre pieds environ, tomba au milieu du massif où s’était tapi le braconnier, et, de cet endroit, presque au même instant, un coup de feu retentit dans les ténèbres.