Les misères des enfants trouvés (Sue)/I/VI

Administration de librairie (1p. 103-126).

CHAPITRE VI.

La chambre de dame Perrine, — Lettre d’un fils à sa mère. — Un roi qui ressemble peu aux autres rois. — Entretien de Bruyère et de dame Perrine. — La cachette. — Le coffret. — Reconnaissance. — Arrivée de M. Beaucadet, et ce qui en résulte. — Pour la première fois de sa vie M. Beaucadet ne se montre pas insensible.

Il fallait traverser un petit palier obscur avant de parvenir dans la chambre où était entrée Bruyère, en suivant les murs extérieurs de la métairie, le long de la berge de l’étang.

Cette chambre, d’un humble aspect, était presque luxueuse, comparée aux bâtiments délabrés de la métairie : un papier frais cachait les murailles de pisé, récemment enduites de plâtre ; la haute cheminée, à chambranle de bois, était ornée d’une pente de serge verte, festonnée à l’ancienne mode et galonnée de jaune, tandis qu’un grand tapis, étendu devant le foyer, cachait en partie le luisant carrelage du sol ; un bon lit, quelques meubles simples et propres, composaient l’aménagement de cette chambre, seulement éclairée durant le jour par une vieille petite fenêtre, à morceaux de vitres verdâtres et octogones, enchâssés dans du plomb.

Un de ces luminaires en usage dans les campagnes, composé d’une chandelle dont la clarté redouble d’intensité en traversant un globe de verre rempli d’eau limpide, éclairait cette pièce, et jetait sa vive lueur sur une femme assise au coin du foyer, dans un fauteuil. Elle semblait si absorbée, qu’elle ne s’aperçut pas de l’arrivée de Bruyère, qui resta muette et immobile auprès de la porte.

Cette femme avait, non loin d’elle, un petit métier, garni de drap vert, sur lequel se croisaient, attachés par des milliers d’épingles de cuivre, des fils blancs et légers, auxquels pendaient de petits fuseaux d’ébène ; la dentelle commencée sur ce métier était d’une admirable beauté ; on y reconnaissait la main d’une excellente ouvrière.

Mme Perrine, ainsi s’appelait cette femme, semblait âgée de quarante-cinq ans environ ; elle avait dû être remarquablement belle. Serrés par sa coiffe blanche à la paysanne, deux bandeaux de cheveux d’un noir de jais, encadraient son front, très-brun comme son teint ; ses yeux noirs, bien ouverts, bien brillants, et surmontés de sourcils fins et arqués, tantôt erraient dans le vide, tantôt se reposaient tour à tour sur deux objets dont nous parlerons tout à l’heure. Le teint très-brun de Mme Perrine était pâle et un peu maladif ; la maigreur de son visage le faisait paraître plus allongé, et accusait trop la vive arête de son nez aquilin ; sur sa bouche, d’une coupe gracieuse, errait un sourire mélancolique ; son front pensif s’appuyait alors sur sa main. Mme Perrine portait un costume de paysanne fort propre, et dont l’étoffe noire faisait ressortir encore la blancheur de sa coiffe et de son grand fichu croisé.

Quelquefois, un tressaillement presque imperceptible agitait simultanément les lèvres et les noirs sourcils de cette femme, frissonnement nerveux résultant des suites d’une maladie cruelle.

Mme Perrine, durant beaucoup d’années, avait été folle.

Sa folie, d’abord furieuse, avait peu à peu changé de caractère : une mélancolie douloureuse, mais inoffensive, avait succédé à la frénésie. Le temps et des soins remplis de sollicitude avaient opéré une guérison à peu près complète, et le calme profond dont Mme Perrine jouissait depuis son installation dans la métairie du Grand-Genévrier, avait tout à fait consolidé cette guérison.

Après une étude attentive du caractère de cette infortunée et surtout des ombrageuses susceptibilités qu’elle conservait, en suite de son insanité, le médecin, contre les prescriptions ordinaires, lui avait recommandé, surtout pendant les premiers temps qu’elle passerait à la ferme, un isolement presque absolu. En effet, elle éprouvait une telle humiliation, une si pénible honte de son état passé, que la présence de personnes même bienveillantes lui eût causé un malaise, une souffrance indicibles. — Sans doute, avait ajouté le médecin, ces susceptibilités devaient s’effacer peu à peu ; mais, sous peine d’une rechute, alors peut-être incurable, Mme Perrine devait vivre dans la solitude, — Ces conditions de salut se trouvaient d’ailleurs si en rapport avec les goûts de cette femme, qu’elle fut heureuse de s’y conformer ; durant le jour, elle ne sortait jamais ; la nuit venue, et surtout lorsque la lune brillait d’un vif éclat, Mme Perrine faisait souvent de longues promenades sur les bords de l’étang.

Bruyère seule, admise chaque jour auprès d’elle, lui rendait mille soins. D’abord accueillie avec une réserve défiante, qui cachait une honte pénible et ombrageuse, la jeune fille sut peu à peu, par son charme naturel, par ses prévenances, calmer les appréhensions de Mme Perrine. Celle-ci n’éprouva bientôt plus pour Bruyère que le plus tendre intérêt, salutaire sentiment qui concourut encore à assurer, à confirmer la guérison de la pauvre folle.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Depuis son entrée dans cette demeure, Bruyère, ainsi que nous l’avons dit, restait inaperçue, grâce à la contemplation pensive où était plongée Mme Perrine ; les objets sur lesquels, immobile et silencieuse, celle-ci reposait tour à tour son regard, étaient deux portraits et deux lettres.

L’un de ces portraits, peint en miniature, était placé sur ses genoux, dans sa boîte de maroquin entr’ouverte.

L’autre portrait, beaucoup plus grand (haut de trois pieds environ, sur deux pieds de large), se trouvait placé au fond d’une espèce de placard, formant le corps supérieur d’un meuble de noyer, dont la partie inférieure servait de commode.

La miniature représentait un jeune homme de trente ans environ, au teint brun, aux yeux vifs, aux cheveux noirs bouclés, au visage légèrement allongé, à la physionomie spirituelle et hardie. Ses traits, sauf la différence d’âge et d’expression, offraient une extrême ressemblance avec ceux de Mme Perrine ; ressemblance expliquée d’ailleurs par ces mots, gravés sur la bordure du médaillon :

martin à sa bonne mère.

L’autre portrait, ou plutôt l’autre tableau (car les accessoires lui donnaient une certaine importance) portait la date de 1845. Son magnifique cadre de bronze, ciselé et doré, surmonté des insignes de la royauté, contrastait singulièrement avec la pauvreté de cette demeure.

Ce cadre splendide contenait le portrait en pied d’un roi… d’un roi régnant sur un peuple du nord de l’Europe ; ce prince, vêtu avec une simplicité bourgeoise, portait un habit bleu, un gilet blanc et une cravate noire.

La physionomie de ce souverain, jeune encore, exprimait un singulier mélange de haute intelligence, de résolution et de bonté : son sourire était doux quoiqu’un peu triste, comme si une connaissance précoce des hommes avait peiné son cœur, sans altérer sa bonté native ; son regard semblait à la fois pensif et pénétrant : ses traits d’ailleurs manquaient de régularité ; les lèvres étaient épaisses, le nez long, le visage carré, les yeux seuls étaient superbes et d’un bleu lapis qui s’harmoniait à merveille avec une chevelure blonde très-courte, très-lisse, et une épaisse moustache de même nuance.

L’attitude, le caractère des traits de ce prince révélaient une simplicité, nous dirions une bonhomie extrême, si la bonhomie ne passait pour être incompatible avec l’énergie : sa stature robuste et élevée, sa poitrine saillante et carrée, ses épaules larges, son col charnu, ses mains musculeuses, offraient un type plus plébéien qu’aristocratique, et annonçaient la vigueur et la santé.

Nous avons parlé des accessoires de ce portrait ; ils étaient nombreux et singuliers.

Au milieu du fond sombre et bitumeux du portrait, élevés sur deux autels, sans doute en signe de pieuse adoration, deux bustes dessinaient leur sévère profil de marbre blanc, peints par l’artiste dans une mystérieuse demi-teinte.

L’un de ces bustes représentait Brutus ;

L’autre buste était celui de Marc-Aurèle.

Le bonnet phrygien dont on avait coiffé la figure inflexible de Brutus était peint de couleur écarlate et entouré d’une lumineuse auréole qui rayonnait dans la pénombre où l’artiste avait, à dessein sans doute, laissé ce buste ainsi que celui de Marc-Aurèle. Le front pensif de ce dernier semblait également resplendir d’une clarté divine.

Il était impossible de ne pas voir dans cette glorification une preuve éclatante du culte de ce roi pour ce grand empereur et pour ce grand tribun…

Si l’on conçoit la sainte admiration d’un souverain pour Marc-Aurèle, l’un de ces hommes-Dieu, de ces âmes adorables et trois fois sacrées qui semblent directement procéder de la Divinité, on comprendra moins peut-être qu’un prince absolu, les rois du Nord le sont tous, ait voué une religieuse admiration, une sorte d’idolâtrie à cet indomptable tribun, en qui semblent incarnées la mâle vertu, la fière indépendance des âmes vraiment républicaines

Tels étaient les deux portraits que dame Perrine, la mystérieuse habitante de la métairie du Grand-Genévrier, contemplait d’un air profondément rêveur, et desquels parfois elle détachait son regard pour relire quelques passages de deux lettres posées sur ses genoux.

L’une de ces lettres était ainsi conçue :

« Paris, 20 octobre 1845,

« Bonne et tendre mère,

« Dans peu de jours je te verrai : jusque-là patience, courage et espoir ; surtout ne crains rien : Claude veille sur toi, il répond de la discrétion du métayer ; tu ne sors jamais pendant le jour, le comte Duriveau ne visite jamais ses métairies, et le hasard l’amènerait à la ferme, le hasard te mettrait même en sa présence, que tu n’as rien à redouter. Depuis plus de trente ans, le comte ne t’a pas vue… et tu as tant souffert, pauvre mère… tu es si changée, qu’il lui serait impossible de te reconnaître.

« Tu sauras bientôt mon projet ; tu sauras pourquoi, au retour de mon voyage dans le Nord, rappelé en France par la tardive révélation de Claude, je suis parvenu, non sans peine, et grâce aux excellentes recommandations de l’un de mes anciens maîtres, à me faire admettre comme valet de chambre chez le comte Duriveau.

« À ce sujet encore, tendre et bonne mère, ne crains rien, l’épreuve a eu lieu… Je suis satisfait de moi… En présence du comte… je suis resté calme, impénétrable ; et pourtant, pendant cette bizarre entrevue, je me disais, afin de mieux m’éprouver encore :

« — Cet homme, qui m’interroge et m’examine avec un dédain si superbe… cet homme est mon père… il ignore que je suis son fils… le fils de cette pauvre enfant de seize ans… qu’autrefois, dans sa cruauté… il a…

« Mais assez, assez, bonne mère ; à quoi bon rappeler ces terribles souvenirs ?… Seulement, d’après le calme que j’ai montré dans cette entrevue, juge de mon empire sur moi-même… et, je te le répète, rassure-toi. Durant ma conversation avec le comte, et malgré les pensées, les émotions de toute sorte qui bouillonnaient en moi… mon impassibilité ne s’est pas démentie, j’ai répondu aux interrogations hautaines du comte, avec tant d’à-propos, de respect et de sang-froid, que j’ai été agréé par lui sur-le-champ.

« Ne t’étonne pas trop d’ailleurs de ce puissant empire que j’ai sur moi-même ; car, vois-tu, bonne mère, la vie de domesticité, à laquelle j’avais dernièrement renoncé, mais que j’ai subie pendant si longtemps, m’a tellement habitué à refouler mes impressions au plus profond de moi-même, qu’une apparente impassibilité est devenue pour moi une seconde nature.

« Ainsi, je t’en conjure, mère chérie, et je te le répète encore, ne redoute rien à ce sujet… Ma cause est sainte et juste… mes projets réussiront.

« Tu m’as demandé comment le portrait que je t’ai envoyé, ne trouvant pas prudent de le conserver ici, était en ma possession ; la lettre que je t’envoie, lettre simple, digne et touchante, te l’apprendra. En te l’adressant, bonne mère, en songeant qu’elle serait lue et comprise par toi, noble et grand cœur si cruellement éprouvé, j’ai, pour la première fois de ma vie peut-être, ressenti quelque orgueil en me disant que tu serais fière de ton fils… Et puis aussi, je glorifiais en moi l’enfant de la pauvre ouvrière, lâchement séduite, indignement abandonnée, l’enfant du peuple, qui, après la vie la plus misérable, la plus aventureuse, la plus humble, est arrivé à… Mais, pardon, pardon, bonne mère ; Je m’aperçois que ce mouvement d’orgueil, pour être le premier peut-être, n’en est que plus vif… Ce n’est pas à moi de m’enorgueillir… c’est à toi d’être fière de ton fils, si sa conduite te paraît digne et bonne.

« Adieu, tendre mère, à bientôt… dans trois ou quatre jours, peut-être je le verrai, car mon maître part, je l’espère, après demain pour la Sologne, et la prudence ne me permettra pas d’aller t’embrasser le jour même de mon arrivée…

« Adieu encore, et tendrement adieu, la plus adorée des mères ! je baise pieusement ton front et tes mains.

« Ton fils respectueux,
« Martin. »

La seconde lettre, sur laquelle Mme Perrine jetait souvent les yeux avec orgueil, était écrite à Martin par le roi dont on a donné le portrait.

« 3 août 1845

« Je vous dois la vie, Martin… Je vous dois encore plus que la vie… Acceptez ce portrait comme gage de ma reconnaissance et de ma profonde estime.

« J’aime à me rappeler, j’aime surtout à vous rappeler la cause de cette reconnaissance, la raison de cette profonde estime.

« Il y a un an qu’une aventure bien étrange vous a rapproché de moi… Vous ne pouviez deviner qui j’étais, grâce à l’incognito qui me couvrait ; vous m’avez sauvé d’un danger de mort…

« Je voulus savoir à qui je devais la vie ; votre histoire était simple : venu dans le pays à la suite d’un maître, puis las de cette domesticité, vous vous étiez fait artisan, revenant ainsi au premier métier de votre enfance, afin de gagner ce qu’il vous fallait d’argent pour retourner en France.

« Un tiers survint, me reconnut, me nomma… à ma grande surprise, je l’avoue, vous n’avez en ma souveraine présence (ainsi que cela se dit à la cour) témoigné ni trouble, ni respect adulateur, et, à ma plus grande surprise encore, il n’y eut aucune jactance dans votre attitude : elle était digne et simple ; vivement frappé de rencontrer autant de tact et de mesure chez un artisan, éprouvant pour vous un vif sentiment de gratitude, je désirai que nous restassions seuls tous deux. Alors je vous demandai comment je pouvais reconnaître le service que vous veniez de me rendre : je n’oublierai jamais votre réponse.

« — Sire, vous ne pouvez rien pour moi… je suis jeune et robuste, je n’ai pas de famille ; encore quelques jours de travail, et j’aurai gagné ce qu’il me faut pour retourner en France… Mais ici… dans ce pays aussi… bien des artisans ne sont pas comme moi jeunes, robustes, sans souci de l’avenir… Il en est qui, chargés de famille, honnêtes et laborieux, endurent de cruelles privations ; songez au sort immérité de ceux-là, nos frères, sire ; faites qu’ils souffrent moins, et je bénirai Dieu de m’avoir choisi pour sauver vos jours.

« Les paroles, prononcées par vous avec âme et fermeté, me causèrent un nouvel étonnement ; pour la première fois (je vous l’ai dit depuis), ma pensée était appelée sur des misères toujours regardées comme fatales, inévitables et sans remède… La circonstance bizarre qui nous rapprochait, donnait un caractère particulier à votre généreuse demande… De plus en plus frappé d’un désintéressement et d’une élévation de cœur que je croyais si rares parmi les gens de votre classe, je causai longuement avec vous, je voulus savoir toutes les particularités de votre vie… Vous avez sans doute pensé qu’une vaine curiosité avait une trop grande part dans mon désir, et vous m’avez fait comprendre que la confiance se gagne… mais ne se commande pas ; je vous ai alors parlé de la misère de ces gens que vous appeliez nos frères ; ceci ne vous était plus personnel, c’était la cause des vôtres que vous défendiez. Alors vous avez été plus qu’éloquent, vous avez été simple, touchant et vrai. Vous m’avez cité des faits, des chiffres irrécusables ; vous m’avez, en quelques mots, peint des tableaux d’une inexorable réalité ; vous m’avez révélé de terribles choses jusqu’alors inconnues pour moi, et si, lors de ce premier entretien, vous n’avez pas ébranlé des préjugés, des opinions, des convictions très-opiniâtres, vous m’avez laissé pensif et préoccupé.

« Je vous avoue mes soupçons avec d’autant moins de scrupule, que vous les avez détruits ; un moment je crus que, vous exagérant l’importance de l’attention que je vous avais prêtée, votre orgueil… qui sait… votre ambition peut-être s’éveillerait, et que bientôt vous tâcheriez de vous rappeler à mon souvenir : il n’en fut rien. À votre insu j’appris que, le lendemain de notre entrevue, vous aviez repris vos travaux d’artisan, et que vous les continuiez, gardant un secret absolu sur notre rencontre.

« Depuis, J’ai voulu vous revoir ; nos entrevues, cachées à tous, ont été fréquentes ; j’ai de plus en plus apprécié la droiture, le bon sens, l’élévation d’esprit qui vous distinguent ; je ne vous ai pas demandé par quel concours d’événements extraordinaires, vous qui, par le cœur et la pensée, me paraissez supérieur au plus grand nombre des hommes, vous vous étiez résigné à la servitude ; j’ai respecté vos secrets.

« Je vous ai écouté avec fruit. À ma prière, en acceptant seulement de moi un travail manuel que vous accomplissiez avec une scrupuleuse exactitude, car votre délicatesse est bien ombrageuse, vous aviez consenti à rester quelque temps dans mon pays ; nos rapports, toujours ignorés, m’étaient précieux ; enfant trouvé, vous aviez expérimenté toutes les conditions, toutes les misères de la vie du peuple ; plus tard, votre existence aventureuse et votre état de domesticité vous avaient mis en contact avec toutes les classes de la société, des plus infimes aux plus hautes. Né pensif et observateur, doué d’un esprit juste et pénétrant, vous avez profondément réfléchi à ce que vous avez vu, étudiant au moins autant les causes que les résultats ; d’une loyauté scrupuleuse, vous n’avez jamais, j’en ai acquis la conviction, exagéré ou atténué ce qu’il y avait de bon et de mauvais dans ce peuple auquel vous vous glorifiez d’appartenir ; une fois certain de votre sincérité, je méditai longuement les enseignements que je trouvais en vous, enseignements vrais, variés, vivants, qu’il m’avait été impossible de rencontrer jusqu’alors, rien n’étant plus rare que la combinaison d’un sort tel que le vôtre avec un caractère et un esprit tels que les vôtres.

« Une fois amené, par de mûres réflexions nées de nos entretiens, dans une voie nouvelle, aux abords difficiles, dangereux… peut-être ; peu à peu, lentement il est vrai, de nouveaux horizons ont commencé à s’ouvrir devant moi… de biens grandes vérités ont éclairé mon esprit.
 
« Vous le savez, j’ai tâché de n’être point ingrat envers vous… en essayant de vous prouver déjà ma reconnaissance selon votre cœur.

« Vous êtes précipitamment parti pour la France ; un devoir sacré vous y appelait, m’avez-vous dit… C’est avec tristesse et regret que je vous ai vu vous éloigner pour longtemps… pour toujours peut-être.

« Vous me devez, il me semble, une compensation ; si vous pensez ainsi, accordez-moi une demande qui maintenant, je le crois, n’est plus indiscrète.

« Vous souvient-il qu’une fois je mis en doute, non votre sincérité, mais l’exactitude de vos souvenirs, à propos d’un fait extraordinaire dont vous aviez été témoin ; à ce propos, vous me dites qu’il était presque impossible que votre mémoire vous fit défaut, car depuis longues années vous écriviez presque jour par jour une sorte de memento de votre vie.

« Cette vie a dû avoir des aspects si étranges et des conditions si diverses depuis votre enfance jusqu’à ce jour, que ce récit, simple et sincère comme il l’est, je n’en doute pas, offre nécessairement un ample texte à de sérieuses réflexions… Quelques mots de vous, à ce sujet, m’ont aussi vivement frappé : — la domesticité, en vous ouvrant le sanctuaire du foyer, vous avait mis à même, — me disiez-vous, — de connaître des mystères impénétrables même au médecin, même au juge, même au prêtre… ces trois confesseurs de l’âme et du corps, et la vicieuse constitution de la famille observée de ce point de vue si intime, vous avait offert, — ajoutiez-vous, — les plus curieux, les plus austères enseignements.

« Ces mémoires de votre vie, confiez-les-moi… ce n’est pas une futile curiosité qui me porte à vous adresser cette demande. L’humanité est partout la même : ce qui est vrai en France, est vrai ici, et pour ceux qui sont appelés à avoir une large part d’action sur les hommes, l’étude de l’homme est d’un puissant et éternel intérêt ; vous dirai-je enfin que la lecture de ces mémoires m’est encore désirable, parce qu’il y est peut-être question de moi, de mes actions, et que ces mémoires n’ont pas été écrits pour moi, car je vous connais et je sais qu’aucune considération n’aura pu, en ce qui me touche, altérer l’indépendance de vos convictions.

« Je n’insiste pas davantage : vous comprendrez les motifs de ma réserve ; si vous me refusez, je serai certain qu’une raison, certainement honorable et que je respecte d’avance sans la connaître, sera la seule cause de votre refus.

« Adieu ; croyez toujours à l’estime et à la reconnaissance profonde de votre affectionné

« ***—***.

« J’ai reçu votre lettre no 2. Je vous remercie de la notice sur l’organisation des crèches, c’est admirable ; le nom du grand homme de bien, dont le tendre génie va sauver ainsi la vie de milliers d’enfants, était encore inconnu ici, tandis qu’au moindre coup de canon, le nom et le titre du plus stupide de nos tueurs d’hommes, pourvu qu’il ait beaucoup égorgé, beaucoup ravagé, retentit en huit jours d’un bout de l’Europe à l’autre. »


Madame Perrine, toujours absorbée par la lecture des lettres et par la contemplation des deux portraits dont nous avons parlé, ne s’apercevait pas de la présence de Bruyère.

La jeune fille, depuis l’incomplète révélation du père Jacques, révélation si intéressante pour elle, puisqu’elle lui donnait le vague espoir de pénétrer le secret de sa naissance, grâce à certains objets cachés depuis longtemps, disait le vieillard, dans un fournil abandonné ; la jeune fille éprouvait une impatience remplie d’angoisses ; malgré ces vives préoccupations, elle ne put s’empêcher, en entrant chez madame Perrine, d’être vivement frappée à la vue du tableau royal, dont la bordure, splendidement dorée, attira tout d’abord son attention. Après y avoir presque involontairement jeté un rapide coup d’œil, elle détourna les yeux, trouvant peu digne d’elle de regarder plus longtemps ce portrait dont une sorte de surprise lui révélait l’existence ; car, jamais jusqu’alors, madame Perrine n’avait ouvert devant Bruyère la partie supérieure du meuble qui renfermait et cachait ce tableau.

Afin de mettre un terme à une position embarrassante, et d’attirer l’attention de Mme Perrine, la jeune fille toussa d’abord légèrement, puis plus fort, puis enfin elle dérangea bruyamment une chaise, voyant Mme Perrine toujours pensive et rêveuse. Au bruit soudain qu’elle entendit, celle-ci tressaillit, se leva, d’un brusque mouvement, referma vivement les deux ventaux du placard, pour cacher le portrait, tandis qu’en même temps elle se hâtait de faire disparaître dans sa poche les deux lettres et la miniature qui représentait le portrait de Martin ; se tournant alors vers Bruyère, elle lui dit doucement d’un air assez embarrassé :

— Bonsoir… mon enfant… je ne vous avais pas vue.

— Je suis entrée, sans que vous m’ayez entendue… dame Perrine, — répondit Bruyère confuse de l’indiscrétion qu’elle venait de commettre sans le vouloir, — j’ai fait un peu de bruit pour que vous vous aperceviez que j’étais là… excusez-moi…

Mme Perrine tendit affectueusement la main à la jeune fille qui la pressa contre ses lèvres.

— L’heure à laquelle vous venez ordinairement étant passée, — reprit Mme Perrine, — je ne vous attendais plus, mon enfant.

Bruyère, voyant dans ces mots une occasion d’arriver aussitôt à l’entretien qu’elle se proposait d’avoir avec Mme Perrine, répondit d’une voix émue :

— C’est que le père Jacques… m’a parlé longtemps… dame Perrine.

— Le père Jacques ? ce pauvre vieux berger infirme… dont vous m’avez quelquefois entretenue ? Ne m’avez-vous pas dit que depuis longtemps il avait presque perdu la mémoire, et qu’il ne parlait à personne ?

— C’est vrai… dame Perrine… aussi j’ai été bien étonnée… d’autant plus… que ce qu’il m’a appris…

Bruyère n’acheva pas : le trouble, la crainte, se peignirent sur son visage. Mme Perrine, étonnée du silence et de l’émotion de la jeune fille, reprit :

— Vous voilà toute pâle… toute tremblante… mon enfant, vous vous taisez ; qu’avez-vous ?… Que s’est-il passé ?

Après une nouvelle hésitation, la jeune fille reprit timidement :

— Dame Perrine… je suis seule au monde… en ce moment, je n’ai personne ici pour me conseiller… je n’ose pas agir de moi-même, et je viens à vous…

— Parlez… parlez, — répondit Mme Perrine avec un affectueux empressement, — je n’ai pas grandes lumières… mais je vous aime, cela m’inspirera bien… j’en suis sûre…

— Oh ! n’est-ce pas que vous m’aimez, dame Perrine ? — dit vivement Bruyère.

— Si je vous aime… mon enfant ! je vous aime comme j’aimerais ma fille, si le sort m’en avait donné une : mais il m’a mesuré le bonheur maternel… Je n’ai jamais eu qu’un enfant… qu’un fils… le meilleur… le plus digne des fils, — ajouta-t-elle avec orgueil.

Puis s’adressant à Bruyère avec tendresse :

— Mais, vous le voyez, je n’ai pas le droit de me plaindre, j’ai un fils dont je suis fière, et vous m’aimez presque comme vous aimeriez votre mère, n’est-ce pas, mon enfant ?

— Oui, oh ! oui, comme j’aurais aimé ma mère. — Puis, se reprenant, la jeune fille ajouta à demi-voix : — Hélas ! non… à une mère on dit tout…

Et elle se tut de nouveau en essuyant ses yeux humides de larmes.

— Écoutez, mon enfant… Depuis quelque temps… vous m’inquiétez, — dit madame Perrine en attirant Bruyère auprès d’elle, et, lui prenant les mains avec sollicitude : — Oui, depuis quelque temps, je vous ai trouvée pâlie… souffrante… préoccupée… il y a un mois surtout… vous savez, lorsque vous êtes restée trois jours sans me voir… je vous ai trouvée si changée…

— J’avais été malade, — répondit vivement Bruyère d’une voix altérée. — bien malade, dame Perrine… je vous l’assure.

— Je ne m’en suis que trop aperçue ; lorsque je vous ai revue, vous étiez méconnaissable… Et…

— Je vous en prie, — s’écria la jeune fille, d’une voix presque suppliante, — ne parlons pas de cela.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! Bruyère, qu’avez-vous ? Pourquoi ces réticences, ce trouble, ces larmes ?

… Ce n’est rien, dame Perrine, — reprit Bruyère en tâchant de se montrer plus calme. — Les paroles du père Jacques… l’espoir qu’elles m’ont donné, me font, je crois, perdre la tête… Excusez-moi, dame Perrine.

— Allons ! ma pauvre enfant, — dit Mme Perrine en baisant Bruyère au front, — remettez-vous… causons… Tout à l’heure, à propos de votre entretien avec ce vieux berger, vous m’avez demandé conseil ?

— Oui, dame Perrine… car, d’après ce que m’a dit le père Jacques, peut-être… un jour, pourrais-je connaître mes parents.

— Et comment ?

— Écoutez, dame Perrine, je suis une enfant abandonnée. Peut-être… mon père… ma mère… ont été forcés, par la nécessité, de me délaisser ainsi…

— À moins qu’on n’enlève… un enfant à sa mère, et cela de force… ou pendant qu’elle dort, une femme qui abandonne librement son enfant… est un monstre ! — s’écria Mme Perrine avec une exaltation singulière.

Et, pour la première fois, depuis son entretien avec Bruyère, son pâle visage se colora d’une vive rougeur, ses yeux étincelèrent.

À peine la mère de Martin eut-elle prononcée ces mots, que Bruyère poussa un cri déchirant, couvrit son visage de ses deux mains, et tomba à genoux en criant :

— Grâce !!! grâce !

— Bruyère… qu’avez-vous ?… Pourquoi me demander grâce ? — dit madame Perrine en voyant l’effroi, la douleur, le désespoir se peindre sur les traits de la jeune fille.

Puis, tout-à coup, croyant deviner la cause de ce trouble, suppliante à son tour, elle reprit d’une voix désolée :

— Bruyère !… pardon ; c’est moi, chère enfant, qui vous demande grâce, car, sans le vouloir… et emportée par un premier mouvement, j’ai peut-être outragé votre mère… Pardonnez-moi… pauvre petite… j’ai eu tort de parler comme je l’ai fait… Mon Dieu !… souvent… une malheureuse jeune fille… trahie… abandonnée… n’a plus la tête à elle… que voulez-vous ? la crainte… la honte…

— Oh ! oui, n’est-ce pas, dame Perrine, — s’écria Bruyère en frissonnant, — la honte… c’est si affreux, la honte… et puis les moqueries…, les mépris… quand on n’est pas habituée à cela. Oh ! la honte… voyez-vous… j’en mourrais.

Et Bruyère, s’apercevant qu’à ces derniers mots, madame Perrine avait tressailli et la regardait avec une surprise et une curiosité inquiètes, elle se hâta d’ajouter.

— Aussi, dame Perrine… lorsque tout à l’heure le père Jacques m’a dit que peut-être je pourrais connaître ma mère… d’abord ma joie… a été grande… oh ! bien grande… mais bientôt… je me suis dit : Si je découvre ma mère… si je vais à elle… peut-être je la couvrirai de honte… par ma présence ; car enfin sa faute est peut-être restée cachée… oubliée… et c’est moi, sa fille… moi qui la ferais revivre, cette faute, cette honte !… Et pourtant, connaître sa mère… la voir… oh ! dame Perrine… que faire ?… Mon Dieu ! que faire ? Vous voyez bien qu’il faut que vous me conseilliez… Mais qu’avez-vous ?… Comme vous pâlissez !… Vos mains tremblent.

— Ce n’est rien, mon enfant, — répondit madame Perrine d’une voix altérée, en passant la main sur son front brûlant ; — votre émotion me gagne… et puis, si vous saviez… des souvenirs… oh ! quels souvenirs !… Mais ne parlons plus de moi… parlons de vous… Vos hésitations… je les comprends… elles prouvent votre excellent cœur… seulement, dites-moi… comment le père Jacques a-t-il pu vous donner l’espoir de connaître vos parents ?

— Certaines choses qui pouvaient m’aider à connaître le secret de ma naissance, se trouvent, dit-il, cachées dans les ruines du fournil qui est là… sur la berge de l’étang.

— Comment le père Jacques a-t-il appris cela ?

— En songe…

— Un rêve !… ma pauvre enfant… c’est au rêve d’un pauvre vieillard affaibli par les souffrances, que vous ajoutez foi ?

— Ce qu’il appelle un rêve, dame Perrine… est un retour de mémoire comme il en a quelquefois.

— Mais ne vous a-t-il pas donné d’autres éclaircissements ?

— Non, dame Perrine ; après cette révélation, épuisé sans doute, il est retombé dans son morne silence.

— Mais ces objets, qui les a cachés ?

— Lui.

— Comment ont-ils été en sa possession ?

— Une personne inconnue les lui a remis… je n’ai pu en apprendre davantage… car, hélas ! à ce moment, sa mémoire l’a abandonné…

— Cela est étrange, — dit dame Perrine en réfléchissant… Mais, d’ailleurs… rien de plus facile que de s’assurer de la vérité de cette révélation… où est la cachette qu’il vous a désignée ?

— À deux pas d’ici…

— Un monceau de briques, tout couvert de mousse et de lierre ? là… près de l’étang…

— Oui, dame Perrine, c’était l’ancien fournil de la métairie ; il est tombé en ruines ; on en a construit un autre plus près de la maison…

Après un moment de silence pendant lequel les traits de madame Perrine semblèrent plus fréquemment agités par son frissonnement nerveux qu’ils ne l’avaient été jusqu’alors… elle dit à Bruyère :

— Écoutez, mon enfant… vous devez, il me semble, d’abord vous assurer de la réalité de ce que vous a dit le père Jacques… Les découvertes que vous ferez… dicteront votre conduite… N’est-ce pas votre avis ?

— Oui, dame Perrine.

— L’heure est convenable ; tout le monde dort dans la métairie… que n’allez-vous tout de suite visiter cette cachette ?

— Dame Perrine… quelquefois… vous sortez le soir ; si vous vouliez m’accompagner ?

— Volontiers, chère enfant…

Au moment où madame Perrine se disposait à sortir, Bruyère la prit vivement par la main, ses lèvres s’entr’ouvrirent comme si elle allait parler ; puis, cédant sans doute à la réflexion, elle baissa la tête avec accablement, abandonna la main de sa protectrice, poussa un profond soupir et murmura :

— Non… la force me manque… je n’ose pas.

— Que n’osez-vous pas ? mon enfant.

— Vous tout dire… Et pourtant il le faudra… car, voyez-vous, dame Perrine, ce n’est pas pour moi seule… que je voudrais connaître mes parents…

— Ce n’est pas pour vous seule ?

— Venez… venez, dame Perrine, — dit précipitamment Bruyère, comme si elle eût craint de céder à un élan de confiance involontaire, — venez… ce que nous trouverons dans cette cachette… me décidera à me taire… ou à tout vous dire…

Les deux femmes sortirent de la chambre, traversèrent le petit palier, et se trouvèrent en dehors des bâtiments.

Le ciel était d’une admirable sérénité. La lune, alors dans son plein, resplendissait de clarté au-dessus du noir rideau de grands sapins qui s’étendait à perte de vue ; à la surface des eaux dormantes de l’étang flottait une vapeur blanchâtre ; mais ces exhalaisons méphitiques se dissipaient à mesure que s’opérait la lente ascension de la lune dont les brillants reflets changeaient l’étang en une immense nappe de lumière argentée.

Le silence était profond…

La brise du soir, agitant les roseaux desséchés par l’automne, les faisait bruire par rafales… mais lorsque, de temps à autre, ce léger bruissement cessait avec le souffle capricieux du vent, une oreille attentive aurait pu distinguer au loin… bien loin… le bruit sourd et cadencé de plusieurs chevaux lancés au galop qui se rapprochaient peu à peu.

Dame Perrine et Bruyère étaient trop gravement préoccupées pour remarquer cette circonstance.

Mme Perrine et Bruyère arrivèrent bientôt auprès des ruines de l’ancien fournil ; il m’en restait que deux pans de murailles, à demi écroulés, formant un angle droit. Au milieu de l’une d’elles on voyait l’orifice du four, grossièrement bouché au moyen de tuiles reliées ensemble avec de la terre ; grâce à cette précaution, cette cavité ne pouvait servir de retraite ou d’embuscade aux fouines, aux putois, aux renards, et autres implacables ennemis des basses-cours. Le lierre, les ronces, couvrant cette maçonnerie, ne laissaient apercevoir à l’éclatante clarté de la lune que le demi-cintre de briques autrefois noircies et calcinées par les tourbillons de flamme qui sortaient de la bouche du four.

À quelques pas de ces ruines, situées sur la crête de la berge, les roseaux, dont l’étang était entouré, élevaient leurs tiges déjà fanées ; au milieu d’elles apparaissait, au-dessus du niveau de l’eau, la partie supérieure d’une porte d’écluse, destinée à déverser, dans un large canal couvert de joncs, les eaux de l’étang, lorsqu’on le mettait à sec, afin de le pêcher.

L’agitation de Mme Perrine augmentait à chaque instant. Les divers incidents de ce jour, les souvenirs sur lesquels elle s’était tue, mais qui n’en avaient pas moins un grand retentissement dans son cœur ; les demi-aveux, le trouble de Bruyère, causaient à Mme Perrine une émotion extrême ; car depuis sa guérison, sa vie s’était passée dans le calme, dans l’isolement le plus complet… Elle attribua donc aux singulières circonstances de cette soirée, l’espèce d’étourdissement fiévreux qu’elle ressentait depuis quelques moments.

— C’est là !… — lui dit Bruyère, en s’arrêtant dans l’angle formé par les deux pans de mur du fournil, et désignant l’orifice du four à Mme Perrine.

Celle-ci reprit :

— La cachette est du moins bonne, en cela que l’on passerait mille fois à cet endroit… sans se douter de rien…

— Oh ! dame Perrine… comme le cœur me bat ! — dit Bruyère en tremblant ; — c’est là, pourtant.

— Croyez-moi, mon enfant… ne vous abusez pas d’un trop vif espoir… Mais, hâtons-nous… je ne sais si c’est la fraîcheur de la nuit, — ajouta Mme Perrine, d’une voix plus brève et en tressaillant, mais je frissonne de tout mon corps.

À peine elle avait prononcé ces mots, que Bruyère, avec l’énergie et l’agilité d’une fille des champs, s’arma d’un débris de solive, gravit les décombres, arriva près de l’orifice du four, en écarta le lierre et les ronces, et fit facilement une trouée à travers la maçonnerie de briques et de terre.

Soudain, au loin… et comme si ce bruit fût venu de l’extrémité nord de l’étang… retentit, dans les airs, le cri de l’aigle de Selogne… mais la distance affaiblissait tellement ce cri, qu’il était à peine perceptible.

Cependant il frappa l’oreille de Bruyère ; elle se redressa, inquiète, attentive.

— Qu’avez-vous ?… — lui demanda madame Perrine qui n’avait rien entendu ; que vous arrive-t-il, mon enfant ?…

Bruyère, toujours muette, immobile, fit de la main un geste suppliant à Mme Perrine, pencha la tête, et écouta de nouveau avec anxiété.

Elle n’entendit plus rien… soit que le cri n’eût pas été répété, soit qu’il eût été refoulé par une des légères rafales de vent, qui, soufflant de temps à autre dans une direction justement contraire, avaient apporté naguères et venaient d’apporter encore le bruit, de plus en plus rapproché, de plusieurs chevaux lancés au galop.

— Mon enfant, dit madame Perrine, d’une voix qui trahissait l’angoisse et la souffrance, — je vous en prie, hâtons-nous, je ne me sens pas bien.

Ces mots rappelèrent Bruyère à elle-même ; en peu d’instants, elle eut pratiqué une ouverture suffisante pour pénétrer dans la sombre cavité, mais Mme Perrine la saisit par ses vêtements, et lui dit :

— Mon enfant… prenez garde… il y a de dangereux serpents dans le pays… Si quelque reptile était caché dans ce trou…

— Ne craignez rien, dame Perrine ; ce n’est pas encore le temps où les serpents gîtent pour s’engourdir.

Ce disant, Bruyère, d’un léger mouvement, se dégagea des mains de Mme Perrine dont le cœur se serra en voyant disparaître la jeune fille au milieu des ténèbres formées par la voussure du four,

À ce moment… mais Bruyère ne pouvait plus l’entendre, retentit de nouveau, et, cette fois… perçant, distinct et rapproché, le cri de l’aigle de Sologne.

— Un oiseau de proie… c’est triste… mauvais présage… — dit tout bas Mme Perrine en tressaillant.

Puis, comme si cette pensée eût redoublé ses craintes pour la jeune fille, elle se pencha vers la noire entrée du four, et s’écria :

— Bruyère, mon enfant… parlez-moi donc…

— Je cherche au long de la voûte, et partout… dame Perrine ; et Je. ne trouve rien… — répondit tristement la jeune fille.

— J’en étais sûre… pauvre enfant ! — dit Mme Perrine. Puis, prêtant l’oreille du côté d’où venait le vent, elle ajouta à demi-voix :

— C’est singulier… on dirait le galop de plusieurs chevaux qui s’approchent.

Elle écouta de nouveau et reprit :

— Ce sont les poulains de quelque métairie voisine qui restent la nuit dans les prés, et s’ébattent au clair de lune… — Tout à coup, la jeune fille poussa un cri perçant :

— Qu’y a-t-il ?… — dit Mme Perrine avec effroi. — Bruyère… en grâce… répondez !

— Un petit coffre… dame Perrine !

Et, presque aussitôt, la jeune fille toute palpitante d’une joie inespérée, reparut à l’entrée de la voûte,

Un peintre aurait fait de cette scène un tableau d’une originalité charmante.


Le Coffret.

La vive clarté de la lune éclairait en plein Bruyère, qui, à genoux à l’entrée de la voûte, tenait le coffret entre ses bras ; les feuilles vertes des lierres, les rameaux des ronces empourprées par l’automne encadraient de leurs souples guirlandes le demi-cintre rempli d’ombres au milieu desquelles resplendissait, inondée d’une blanche lumière, la figure de la jeune fille, immobile, agenouillée, les yeux noyés de larmes et levés au ciel avec une expression d’ineffable espérance.

Malgré son agitation, ses inquiétudes, et la curiosité mêlée de sollicitude que lui inspirait la découverte de Bruyère, Mme Perrine resta un moment muette à la vue de ce délicieux tableau.

— Merci, mon Dieu ! le père Jacques ne m’avait pas trompée… peut-être, je vais connaître ma mère… — disait Bruyère d’une voix palpitante d’émotion ; puis, d’un bond, elle fut auprès de Mme Perrine, et lui dit :

— Voici le coffret…

Ce coffret n’avait de remarquable que sa forme, assez bizarre ; il était rond, à fond plat, et à couvercle bombé ; on voyait, à quelques lambeaux d’étoffe épargnés par le temps et par l’humidité, qu’autrefois il avait été recouvert en serge verte, fixée au bois par de petits clous à tête de cuivre, alors rongés par le vert de gris ; ce coffret avait dû servir d’étui à un métier à dentelle, à peu près pareil à celui que l’on a vu dans la chambre de Mme Perrine, auprès de son fauteuil.

Les têtes des clous destinés à retenir la serge, après avoir formé quelques grossiers arabesques sur le couvercle, s’arrondissaient en lettres cursives, qui dessinaient ce nom :

Perrine Martin.

Mme Perrine, à la vue de ce coffret, était d’abord restée frappée de stupeur, comme si elle eût cherché à rassembler ses souvenirs ; mais bientôt, en lisant à la resplendissante clarté de la lune ce nom qui était le sien, elle poussa un grand cri :

— Oh ! mon Dieu !… dame Perrine… qu’avez-vous ?… — dit Bruyère.

Mme Perrine, sans lui répondre, prit le coffret pour l’examiner de plus près encore, et, les mains tremblantes, les yeux hagards, elle s’écria d’une voix entrecoupée, sans songer à la présence de Bruyère :

— Cet étui… c’est à moi : comment se trouve-t-il ici ? je l’avais emporté… dans cette maison… je m’en souviens ; oui… dans cette maison… où l’on m’a conduite quand je n’étais pas encore… tout à fait folle.

— Vous… folle !… s’écria Bruyère avec terreur.

— Dans cette maison, — poursuivit madame Perrine, de plus en plus égarée, — dans cette maison, où l’on m’a si longtemps gardée… et quand j’en suis sortie guérie… je me le rappelle bien… j’ai demandé… cet étui… et d’autres choses aussi… auxquelles je tenais… oh ! je tenais tant… et l’on m’a répondu… qu’on ne savait pas ce que je voulais dire…

— Ce coffret… vous appartient… s’écria Bruyère, et un moment un fol espoir vint luire à sa pensée, — si dame Perrine était sa mère… — mais elle se rappela bientôt que, peu de moments auparavant, celle-ci lui avait exprimé le regret de n’avoir jamais eu de fille.

N’osant parler, Bruyère attendait avec une angoisse inexprimable l’éclaircissement de ce mystère.

Mme Perrine avait placé le coffret sur un décombre. Faisant alors jouer, non sans difficulté, à cause de la rouille, un petit crochet presque inaperçu, qui fermait l’étui, elle l’ouvrit et y prit d’abord un vieux hochet en osier, garni de grelots, ainsi qu’en ont quelquefois les petits enfants pauvres.

— Son hochet ! — s’écria Mme Perrine ; — le hochet de mon fils ; je le croyais perdu… Quel bonheur… le voilà, — et après avoir couvert ce jouet de baisers joyeux, elle le replaça dans l’étui ; puis, ce fut le tour d’un petit portefeuille de maroquin, garni d’ornements d’argent noircis par le temps, et parmi lesquels figurait une couronne de comte.

— Le portefeuille… que son père… avait une fois laissé tomber, s’écria Mme Perrine, et qui contenait ces lettres funestes… Et puis, voilà ces deux petits fuseaux de bois sculptés… pour moi, par ce pauvre Claude, le meilleur, le plus malheureux des hommes… Oh ! quel bonheur ! mes trésors chéris, mes reliques sacrées, si longtemps pleurées… je vous retrouve enfin… — et Mme Perrine couvrit ces objets de larmes et de baisers, avec une exaltation fiévreuse et funeste, car à ses sanglots se joignirent bientôt des mouvements convulsifs.

— Mais… ceci… je ne le reconnais pas, je n’avais pas laissé cela… — dit tout à coup Mme Perrine.

Et elle mit la main sur une bourse de peau assez lourde, qui, sans doute atteinte par l’humidité, creva sous le poids de son contenu ; un grand nombre de pièces d’or en tombèrent.

— De l’or ! — s’écria Mme Perrine avec une surprise croissante.

Puis elle ajouta :

— Qu’est-ce que ce parchemin ?

En effet, à la bourse était attaché un morceau de parchemin jaune et évidemment arraché à la couverture d’un vieux livre.

— Il y a quelque chose d’écrit !… — s’écria Mme Perrine.

— Lisez !… oh !… lisez !… — murmura Bruyère, dont les idées commençaient à se troubler en présence de faits si inattendus.

… Grâce à l’éblouissante clarté de la lune, Mme Perrine put lire ce qui suit :

« Ce coffre, et ce qu’il renferme, doit appartenir à la mère de ma fille qui, à cette heure, a cinq ans… Je suis forcé de m’expatrier, de l’abandonner… je la confie à un homme fidèle… ces objets aideront ma fille à se faire reconnaître un jour de sa mère, si je le juge à propos ; plus tard, je donnerai d’autres instructions… mais comme je puis être tué bientôt, ces mots me serviront de testament… et dans ce testament je veux consigner un aveu qui m’oppresse.

« Moi qui ai jusqu’ici tout bravé, tout osé… j’éprouve en ce moment un remords… J’ai commis un crime affreux… sans nom… il faut que je commence de l’expier, en le dévoilant à celui qui doit lire… ceci… et que… »

À cet endroit, l’humidité ayant maculé et pénétré le parchemin, beaucoup de mots se trouvaient presque illisibles ; d’autres complétement effacés, de sorte que les dernières lignes devenaient incompréhensibles ; mais Mme Perrine, de plus en plus égarée et emportée par l’élan d’une curiosité dévorante, continua de lire ces mots incohérents, comme s’ils avaient présenté un sens complet.

« Il fal… mais… ien résolu… la nuit… je m’étais introduit pour… folle… mais si belle… il… voul… dans aussi… horreur de moi… au point du jour… alors emporté… l… coffr… sav… m’y poursuivit partout… jusque…

 

« … Revenu en… parvenir… ma fille… la mère toujours folle, ne sachant… j’ai soustrait… on ne lui apprendra… et… que lorsqu’elle aura… pour raison à moi… et imp… donnera le nom de Bruyère à… fille… et le mon… »

Le parchemin tomba des mains de Mme Perrine.

Cette nouvelle et terrible secousse rendit, pour un instant, si cela se peut dire, l’équilibre à son esprit, de même qu’un monument, dérangé de sa base par une oscillation profonde, est remis momentanément en place par une oscillation contraire, jusqu’à ce qu’une dernière commotion le fasse écrouler avec fracas.

Si incomplet que fût le sens de ces mots à demi effacés, Perrine Martin comprit vite leur signification. Ainsi, un infâme, frappé de la beauté de cette infortunée, avait abusé de l’état d’insanité où elle était plongée ; Bruyère était le fruit de ce crime affreux, et elle, Perrine Martin, avait été rendue mère sans en avoir gardé la conscience et le souvenir.

À cette épouvantable révélation, le cœur maternel de cette infortunée ne ressentit qu’une chose… une joie immense… divine… une fille lui était née ; cette fille… elle pouvait la presser sur son cœur…

Aussi, s’écria-t-elle en tendant ses bras à Bruyère :

— Tout à l’heure, je me sentais redevenir folle… maintenant je ne crains plus rien… Viens, viens, ma fille… tu me rends la raison…

Et elle disait vrai : il est des situations données où une mère ne veut pas devenir folle, et ne le devient pas.

— Vous !… ma mère !… — s’écria Bruyère avec stupeur, car elle était trop naïve pour pénétrer le sens odieux des demi-mots lus par sa mère avec égarement.

— Oui, ta mère !… je suis ta mère ! — disait madame Perrine en sanglotant, et couvrant Bruyère de pleurs et de caresses, — peu nous importe le reste… vois-tu ? tu es ma fille… que nous faut-il de plus ? Oh ! mon Dieu !… et moi qui disais tantôt : J’aurais été si heureuse d’avoir à la fois une fille… et un fils à adorer… J’avais déjà un fils… Oh ! un digne fils !… Oh ! comme tu l’aimeras, ton frère !

— Une mère !… un frère !… — murmurait Bruyère, en rendant à sa mère larmes pour larmes, caresses pour caresses, bonheur pour bonheur.

Tout à coup Perrine Martin tressaillit, et dit tout bas à Bruyère, qu’elle tenait serrée contre son sein :

— On t’appelle !…

— Moi, ma mère ?

— Oui… tiens… écoute…

En effet, à travers un bruit de sabres traînants, de pas de chevaux, de grosses bottes ferrées, de cris confus, tumulte croissant que l’émotion de Perrine Martin et de sa fille ne leur avait pas jusqu’alors permis d’entendre, retentissait la voix perçante et importante de monsieur Beaucadet.

— Il nous faut Bruyère, — disait le sous-officier de gendarmerie, — au nom de la loi, que personne n’est censé ignorer, où est Bruyère… je viens l’arrêter.

Il est impossible de rendre l’étreinte de maternité sauvage avec laquelle Perrine Martin, lorsque ces mots parvinrent jusqu’à elle, serra sa fille contre son sein, en s’accroupissant dans l’angle formé par les deux murailles du fournil, qui projetaient à cet endroit une ombre assez profonde.

— Arrêter… Bruyère, — criait la virile et bonne Robin, — est-ce que vous êtes fou… Monsieur Beaucadet ?… arrêter cette pauvre petite ! la Providence du pays !

— C’est vrai, — reprenaient les garçons de ferme, — arrêter cette pauvre petite… et pourquoi ?

— Parce qu’elle est accusée d’in-fan-ticide, — répondit Beaucadet d’un ton péremptoire, en scindant les mots selon sa coutume.

— Qu’est-ce que vous nous chantez là ? — reprit la Robin, — vous parlez votre patois.

— En d’autres termes, ignare que vous êtes, — reprit dédaigneusement Beaucadet, — Bruyère est prévenue d’avoir tué son enfant.

À ces mots, deux cris terribles se firent entendre derrière l’angle formé par les murailles délabrées du fournil.

Au moment où Beaucadet accourait dans cette direction, suivi de ses gendarmes, Bruyère, avec la rapidité de l’éclair, se dégagea de l’étreinte convulsive de sa mère, d’un bond franchit les décombres du fournil, et de cette hauteur se précipita dans l’étang.

Tout ceci s’était passé en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire.

Lorsque Beaucadet, accompagné de ses soldats et des gens de la ferme, arriva dans l’angle formé par les deux pans de muraille dont l’élévation leur avait caché la funeste action de Bruyère, ils ne trouvèrent que Perrine Martin.

La malheureuse mère, la tête renversée sur une pierre, les bras raidis, les mains crispées, les yeux fixes et demi-clos, les dents serrées, était en proie à un effrayant paroxysme nerveux.

— Dame Perrine… — s’écria la Robin en se jetant à genoux auprès d’elle pour lui porter secours pendant que les gendarmes l’entouraient.

— La Robin !… au secours ! — s’écria tout à coup une voix de l’autre côté des ruines du fournil.

C’était un des garçons de ferme qui, entendant le bruit du corps de Bruyère tombant à l’eau, avait couru au bord de l’étang pendant que les autres acteurs de cette scène se précipitaient vers les ruines.

— La Robin ! — cria-t-il de nouveau, — Bruyère s’est jetée dans l’étang… voilà un de ses petits sabots dans les joncs… vite… au secours !… démarre la toue (le bateau)… on pourra peut-être encore la sauver.

 

Pendant que Perrine Martin, privée de tout sentiment, était transportée dans la métairie, le bateau fut démarré, l’étang parcouru, sondé en tous sens par la Robin, les garçons de ferme et les gendarmes.

On ne retrouva pas le corps de Bruyère…

La Robin, éclatant en sanglots, emportait comme une relique précieuse le petit sabot de la jeune fille… puis, se ravisant tout à coup, la Robin dit au charretier :

— Nous sommes bêtes de pleurer… une créature charmée comme était Bruyère, ça ne meurt pas… Nous la reverrons…

M. Beaucadet, après avoir dressé procès-verbal du suicide, remonta à cheval et regagna en hâte le château du comte Duriveau pour y porter cette funeste nouvelle.

Au bout de quelques instants de marche, le vieux soldat, qui, plusieurs fois pendant cette journée, avait témoigné de l’impatience que lui causait la ridicule importance que se donnait Beaucadet, dit à demi-voix, en s’adressant à son camarade et lui montrant le maréchal-des-logis :

— Je l’ai bien vu tout à l’heure, il a pleuré en montant à cheval… Tant mieux… je l’avais toujours soupçonné d’être plus bête que méchant.