Les mœurs du tigre, récit de chasse/Chapitre III

Le monde illustré (Parutions des 8, 15 et 22 mai 1886p. 28-34).

III


En 1838, le vieux prince Sh… Lal… invita les autorités anglaises et les principaux notables européens à assister à des fêtes qu’il donna dans Lucknow.

Dans le programme figuraient des joutes de diverses natures et, tout particulièrement, le combat d’un des grands éléphants royaux contre deux tigres.

Le champ clos était un véritable cirque, avec une double enceinte de bambous de douze pieds de hauteur. Les deux tigres que l’on introduisit étaient de la plus grande taille. Ils commencèrent par faire à plusieurs reprises le tour de l’arène, se faisant admirer des spectateurs, en proie à un véritable enthousiasme. Puis on fit entrer l’éléphant. Je n’en ai jamais vu de plus grand. Celui-ci mesurait seize pieds anglais. Il était admirablement entretenu, propre comme un sou, ayant été brossé à la brique, baigné quatre fois par jour, et, de plus, arrosé de toutes sortes d’huiles de senteur. On le nommait Sandiassamy, et il avait toute une légende de force et de bravoure.

Eh bien ! Sandiassamy ne justifia pas sa vieille renommée. À dire le vrai, il n’y fit point honte. Il traversa quatre fois l’arène, du pas tranquille et sûr d’un héros qui connaît son mérite et se repose sur ses lauriers antérieurs. De leur côté, les tigres se retirèrent à l’extrémité du cirque et y conservèrent une si piteuse immobilité que les spectateurs, indignés, après les avoir criblés d’injures, essayèrent, en leur lançant des pierres, de les arracher à leur torpeur. Rien n’y fit. Les félins reçurent les projectiles sans broncher, et, quant à l’éléphant, celui-ci se refusa obstinément à aller relancer ses adversaires dans leurs coins. Force fut de relever les grilles des cages que les fauves se hâtèrent de réintégrer prudemment.

Le spectacle paraissait manqué. Un peu honteux, le vieux prince présentait déjà ses excuses à ses hôtes, lorsque l’un des officiers suggéra l’idée de mettre en présence l’un des tigres et une bufflonne sauvage. Cette idée fut agréée sur le champ. On planta un pieu dans l’arène. À ce pieu l’on attacha un jeune veau de quelques mois. Après quoi l’on fit pénétrer la mère, bête superbe dont le large front était garni de cornes gigantesques.

C’était une femelle de bullock, de la grande race qui descend du Sind. Le mufle, court, se terminait à des naseaux fumants. Une écume incessante humectait la bouche. Les yeux, sanglants, roulaient en dessous avec des regards farouches et menaçants. L’encolure, elle aussi très courte, se reliait à un poitrail énorme et dénotait une prodigieuse vigueur dans l’animal. Certes, la vue seule promettait un combat plein d’émouvantes péripéties ; mais nul, dans l’assistance, n’eût osé prévoir un triomphe du ruminant sur le carnassier.

On ouvrit l’une des grilles. Tenu en méfiance par l’expérience précédente, le bâgh se fit prier pour sortir de sa cage. On dut le piquer au travers des barreaux. Mais, une fois debout, et quand il eut d’un coup d’œil envisagé l’arène, il prit résolument son parti. D’un seul bond, il franchit sept ou huit mètres, et vint tomber, avec une légèreté d’oiseau, sur le sable de la piste.

À sa vue, le veau, avec un beuglement d’angoisse, s’élança vers sa mère, tirant à s’étrangler sur la corde qui le retenait au poteau. De son côté, la bufflonne, un instant indécise, fit un pas en avant pour couvrir sa progéniture.

Il s’était fait un silence absolu. On aurait pu entendre les poitrines haleter.

Le tigre bâilla, s’étira, feignit de se rouler dans le sable, s’aiguisa les griffes à la palissade de bambous, puis, se relevant brusquement, décrivit une série de courbes gracieuses qui se fermaient en cercle à l’entour des deux bœufs. Le bullock pivotait sur place, lui présentant toujours ses redoutables cornes, et le félin n’osait risquer une attaque de front.

Mais il avait pour lui l’avantage de sa souplesse et de son agilité. Tout-à-coup il prit un essor prodigieux et vint tomber à quinze pas de la mère, menaçant sa croupe. Celle-ci, effrayée, fit volte-face. Alors, d’un second élan aussi étonnant, le tigre, passant par-dessus la tête de son ennemie, s’abattit sur les reins du pauvre veau, lequel, avec une plainte déchirante s’affaissa sous ce choc irrésistible.

Mais le fauve n’eut pas le temps de le tuer.

Un beuglement effroyable, inouï, un cri tel que nous en tremblâmes tous, jaillit de la poitrine de la bufflonne, et dans une course aveugle, elle se rua sur son ennemi.

Le tigre fut pris en défaut.

Il avait lâché le veau et, ramassé, prêt à se défendre, il secouait déjà ses membres postérieurs, prêt à s’enlever pour l’assaut.

Juste en ce moment le bullock arrivait sur lui.

Nous vîmes le félin se dresser et envoyer sur le crâne de la bête son terrible coup de marteau. Malheureusement ses distances étaient mal prises, et l’élan du buffle était tel qu’il annihila la résistance du félin. La position de celui-ci, d’ailleurs, était aussi défavorable que possible. Pris entre le crâne du ruminant et la palissade, il fut littéralement broyé. En vain de ses griffes laboura-t-il le cou et les épaules de la bufflonne ; la tête de celle-ci, roulant comme un pilon vivant, l’aplatit, l’écrasa, en quelque sorte, contre l’obstacle du bois. Ce fut épouvantable. Vomissant le sang à pleine gueule, le malheureux tigre essaya de se soustraire à l’écrasement. Il y parvint une seconde, se dégagea et put gagner de quelques pas dans la direction inverse. Mais cela ne lui servit de rien. Le bullock revint sur lui et, cette fois, lui enfonça les côtes et le tritura jusqu’à ce qu’il n’eût plus devant lui qu’un cadavre pantelant et souillé. La foule enthousiasmée, eût volontiers jeté des couronnes et des fleurs à l’héroïque animal, si un incident fâcheux ne fût venu jeter le trouble et la terreur dans l’assistance. En effet, au moment où l’on s’y attendait le moins, l’une des portes du cirque céda sous l’impulsion de la bête forcenée, et celle-ci, de plus en plus furieuse, tua ou blessa plusieurs personnes dans les rues de Lucknow.

Je reviens à l’éléphant Sandiassamy, qui venait de se montrer si peu belliqueux là où une simple bufflonne avait montré une vaillance peu commune. J’ai dit qu’il avait sa légende. Or cette légende était méritée, et entre autres traits de vaillance, le brave animal avait accompli le suivant.

Il appartenait alors à un riche baboo de Gwalior. Il était si choyé, si aimé de tout le monde, qu’il n’était bombons ou gâteaux qu’on lui ménageât. Les enfants du baboo, deux garçons et une fille, que leur père, un véritable ami des Anglais, faisait élever à Calcutta, lui étaient particulièrement chers. L’éléphant s’était tout spécialement attaché à l’aîné, un superbe bambin de douze ans, presque blanc, car il était issu d’une mère anglaise, morte peu de jours après sa naissance. L’enfant rendait à l’animal affection pour affection. Ils ne se quittaient pas pendant les vacances, et telle était la confiance que l’on accordait à Sandiassamy qu’on laissait le jeune Moutti-Laul exécuter de nombreuses promenades en compagnie de son grand ami et gardien, l’éléphant.

Un matin, les deux compagnons, qui avaient suivi le baboo dans une tournée sur l’une de ses terres, eurent la fantaisie de s’écarter du cortège aux abords d’une plantation de cannes. Je ne sais plus quelle concurrence les mit inopinément en face d’un tigre. L’enfant, pris de peur, se réfugia entre les jambes de l’éléphant. Le félin, alléché par cette bonne aubaine (il était évidemment à jeun), essaya de l’y aller prendre. Gêné dans sa défense, le pachyderme ne fit ni un ni deux. Il saisit le petit Moutti par la ceinture et, le portant assez haut pour le mettre à l’abri des bonds désordonnés de l’assaillant, il le plaça fort dextrement à portée des basses branches d’un manguier, auxquelles l’enfant eut la présence d’esprit de s’accrocher. Cela fait, le brave Sandiassamy revint au tigre, et, comme le fauve s’acharnait stupidement au pied de l’arbre, l’éléphant l’enleva comme une plume, le fit tournoyer au bout de sa trompe et, après l’avoir étourdi, l’écrasa bellement sous ses pattes de devant. Puis, cueillant derechef Moutti sur son perchoir, il l’assit entre ses deux oreilles et le ramena tout d’une traite à sa famille, sans oublier d’emporter le bâgh, encore chaud.

Il va sans dire qu’une semblable prouesse fit de Sandiassamy l’égal d’un dieu. Sa taille, sa force, la merveilleuse réputation qu’il acquit décidèrent Sh… Lal… à l’acheter. Le baboo n’osa déplaire au prince, et céda l’animal à de très douces conditions.

L’éléphant ne dit rien, se réservant sans doute de manifester son mécontentement à point nommé. J’ai dit plus haut quelle superbe indifférence il montra à l’occasion de sa joute. Il ne tenait point, paraît-il, à la réputation de gladiateur ; il le fit voir.

Le prince comprit-il la leçon ? Je l’ignore. Mais j’ai appris par la suite que Sandiassamy avait réintégré les pénates de ses premiers maîtres et amis.