Les métamorphoses d’une goutte d’eau/L’Éducation par les fleurs


L’ÉDUCATION
PAR LES FLEURS.


I

la violette et la jacinthe.


M. de Malmont, marchand à Nevers, avait vu mourir trois de ses quatre enfants, et il ne lui restait plus qu’une petite fille de onze ans, blonde et frêle, dont la croissance trop hâtive inspirait de vives craintes pour sa santé. Le marchand n’hésita pas à quitter le commerce pour se retirer à la campagne, où sa fille pourrait se développer en liberté.

Ayant trouvé une jolie petite maison dans une contrée bien salubre et à une lieue de la ville, loin de toute grande route, il s’empressa de l’acheter et s’y occupa de la culture des fleurs.

Mme Malmont, femme d’un grand sens, qui avait été sous-maîtresse dans un pensionnat, faisait elle-même l’éducation de sa fille. Elle ne lui imposait pas un long travail : seulement elle exigeait que Louise apportât la plus grande attention à ce qu’elle faisait, et fût très-ponctuelle à se rendre aux heures destinées à l’étude. Pendant ses longues récréations, l’enfant jouissait de la plus complète liberté ; comme elle avait grand besoin d’exercice pour se fortifier, sa mère la laissait courir dans la campagne, ce qui, du reste, n’offrait aucun inconvénient dans ce pays retiré.

Louise, en allant faire des bouquets de myosotis au bord du petit ruisseau qui arrosait la vallée, passait devant une pauvre chaumière toute délabrée, habitée par la famille d’un ménétrier. Les abords en étaient malpropres et jonchés de débris de toutes choses ; le jardin était en friche ; l’on voyait épars auprès de la maison des branches de bois mort et des feuilles sèches ; enfin, tout annonçait la misère et l’incurie des gens qui l’habitaient.

Le ménétrier courait les noces et les fêtes patronales des environs, et ne rentrait guère au village que les dimanches pour faire danser la jeunesse du pays. Quoique cet homme gagnât beaucoup d’argent, il en donnait fort peu à sa famille, prétendant qu’il ne lui en restait jamais assez pour boire à sa soif. Sa femme quittait la chaumière le matin, emportant son jeune enfant qu’elle allaitait encore. Elle errait par les champs et les prés pour chercher soit de la salade, soit des champignons ou des violettes, soit des simples pour les pharmaciens ; puis elle pêchait des écrevisses et tendait des lacets aux oisillons. Aussitôt qu’elle s’était procuré par son industrie quelque chose dont elle pût faire argent, elle allait le vendre à la ville et en rapportait du pain pour ses enfants qu’elle aimait à sa manière, ce qui ne l’empêchait pas de les maltraiter souvent ; car cette malheureuse femme, aigrie par la misère, était tombée dans un abrutissement complet. Ses courses fatigantes ne lui donnaient pas toujours le moyen de nourrir ses enfants, et elle faisait tomber sa mauvaise humeur sur eux.

La maison était gardée par Gote, l’aînée de la famille, petite fille de douze ans, et par son frère Jean, qui en avait huit. On ne les voyait jamais ni l’un ni l’autre jouer avec les enfants du village ; ils ne parlaient à personne et on les croyait idiots.

Louise s’étonnait de trouver toujours les deux enfants tapis au coin de leur porte, le petit garçon ayant la tête sur les genoux de sa sœur, et tous les deux dans une immobilité complète. Elle leur avait adressé quelquefois la parole sans en obtenir une réponse ; ils se contentaient de lever sur elle leur regard triste et indécis, si bien qu’elle finit par croire, comme tout le monde, que ces deux pauvres créatures étaient privées d’intelligence.

Un jour de février, par le plus beau temps du monde, Louise, voyant les pâquerettes briller au soleil sur la pelouse, courut en cueillir pour faire une couronne ; et, tout en la tressant, elle marchait sans trop s’inquiéter du chemin qu’elle suivait. En passant au pied d’un tertre bien exposé au midi et couronné d’un buisson d’aubépine, elle aperçut une belle violette qui s’épanouissait, blottie dans un nid de mousse et d’herbes sèches et abritée par le buisson. C’était la première de la saison ! Louise se précipita pour s’en emparer ; et malgré les blessures que lui firent les épines de la haie qui semblait vouloir défendre la fleur, elle l’emporta en triomphe.

En revenant, Louise passa devant la maison de Gote. Comme à l’ordinaire, elle était assise au seuil de la porte, soutenant la tête de son frère sur ses genoux. En voyant ces deux pauvres petits, Louise se rappela qu’elle avait des bonbons dans sa poche, et les présenta à la petite fille, qui, apercevant la violette, s’élança et l’arracha des mains de Louise, sans s’occuper des bonbons que son frère mangeait avec avidité.

Louise, frappée de l’éclair d’intelligence qui avait brillé dans les yeux de Gote en s’emparant de la violette et en respirant son parfum, dit à sa mère quand elle fut de retour :

« Je vous assure, maman, que cette petite n’est pas idiote comme on le dit, et je crois qu’il serait possible de lui apprendre quelque chose.

— Je le crois aussi, ma chère, si surtout on y apportait un peu de patience et beaucoup d’affection.

— Chère maman, me permettrez-vous d’entreprendre cette tâche ?

— Oui, mon enfant, si tu me promets d’y mettre beaucoup de persévérance ; car, une fois commencée, cette tâche deviendra un devoir ; et tu sais qu’un devoir ne doit jamais être négligé. Et puis je dois t’avertir que tu trouveras bien des difficultés dans cette entreprise.

— Oh ! maman, vous m’aiderez bien un peu ! »

À partir de ce jour, Louise cueillit une fleur chaque matin, soit dans la serre, soit dans le jardin, pour la porter à Gote, qui commençait à s’apprivoiser un peu ; puis elles causaient ensemble.

« Gote, pourquoi ne vas-tu pas à l’école avec les autres enfants ? lui dit Louise, quand la petite sauvage fut un peu familiarisée avec elle.

— Quand j’ai voulu y aller, ma mère m’en a empêchée. Elle dit que les écoles sont bonnes pour les riches, et que les pauvres n’ont pas besoin d’en savoir si long.

— Mais, Gote, dit Louise après avoir réfléchi un moment, si tu travaillais, tu deviendrais peut-être riche aussi ! »

Gote ne comprit pas.

Louise, accompagnée de sa mère, apporta un matin une belle jacinthe rose à la petite Gote, qui ne lui laissa pas le temps de la lui offrir. Elle la porta à ses lèvres avec transport, comme si elle eût été enivrée par son parfum ; puis elle se remit dans sa posture habituelle au coin de la porte, détacha une à une les clochettes de la fleur, les mettant avec précaution dans la poche de son tablier ; enfin elle les recouvrit de son pauvre mouchoir en lambeaux. L’enfant était si transportée de plaisir que Mme Malmont entra dans la chaumière sans qu’elle songeât à s’y opposer, et cette dame put constater le dérangement et la malpropreté qui accusaient l’insouciance de la ménagère.

« Maman, dit Louise en rentrant de la promenade, ne trouvez-vous pas que la mère de Gote est bien paresseuse ? Comment peut-elle laisser son ménage dans un tel état ?

— Mon Dieu ! Louise, il faut penser que cette pauvre femme, qui court toute la journée pour gagner quelques bouchées de pain à ses enfants, est bien fatiguée quand elle rentre le soir ; et peut-être ne se sent-elle ni la force ni le courage de nettoyer sa maison. Mais pourquoi Gote ne prend-elle pas ce soin, elle qui reste toute la journée sans rien faire ? »



II

l’anémone et les primevères.


Louise ne dit rien, mais le lendemain elle porta à Gote une anémone bleue magnifique. La petite poussa un cri d’oiseau en la recevant, et la serra contre sa poitrine ; puis, après l’avoir bien contemplée de ses yeux brillants et avoir caressé le velours de chaque pétale, elle courut cacher la fleur dans son lit en désordre.

Louise l’avait suivie.

« Pourquoi restes-tu toujours couchée à la porte, ma petite ? lui dit-elle.

— Je ne sais pas.

— Tu ferais bien mieux, je t’assure de faire les lits et de nettoyer la chambre pendant que ta mère cherche à gagner votre vie à tous. Elle ne doit pas être contente, le soir en rentrant, de voir que tu n’as rien fait de la journée ?

— Qu’est-ce que cela me fait ! Elle n’est jamais contente, d’ailleurs.

— Comment veux-tu qu’elle dorme, ainsi que ton petit frère, dans ce lit tout foulé, quand elle a couru tout le jour et qu’elle rentre bien fatiguée ?

— Ça m’est bien égal, à moi !

— Mais tu ne les aimes donc pas ?

— Moi, je n’aime personne ! s’écria l’enfant avec une énergie sauvage ; je n’aime personne, parce que personne ne m’aime. »

Louise, effrayée, quitta Gote ; elle revint chez elle, encore tout émue, raconter cette petite scène à sa mère ; puis elle resta plusieurs jours sans retourner à la cabane. Mme Malmont, qui l’observait, craignait qu’elle n’eût pas le courage d’apprivoiser cette enfant si farouche ; l’entreprise était difficile, et il n’y avait que l’affection qui pût la rendre douce. Louise commençait à s’intéresser à Gote et même à l’aimer un peu ; elle la trouvait si malheureuse ! Se sentant mal à l’aise de ne la plus voir, elle fit un bouquet de belles primevères et le lui porta en lui disant d’un ton caressant et presque craintif :

« Gote, tu vois bien que moi je t’aime, puisque je t’apporte des bouquets ! »

Gote fut toute remuée par ces douces paroles ; elle répondit :

« Pourquoi donc alors n’êtes-vous pas venue depuis trois jours ?

— C’est que tu m’avais fait peur, vois-tu, Gote ! »

Elles entrèrent ensemble dans la chaumière, et il sembla à Louise qu’elle était moins malpropre qu’à l’ordinaire ; mais les lits n’étaient pas faits.

Mme Malmont s’informa plus amplement des habitudes de la mère de Gote. Elle apprit que cette malheureuse buvait quelquefois un peu d’eau-de-vie pour se donner des forces, disait-elle. C’était une créature sans raison que le malheur irritait, qui battait ses enfants sans cause ; et les pauvres petits, abrutis par les coups, étaient exposés à devenir idiots. Mme Malmont résolut d’essayer de la ramener à de meilleurs sentiments. Prenant une bouteille de sirop pour le petit garçon qui était fort enrhumé, elle alla le lendemain dimanche chez le ménétrier avec Louise, et, comme elle y avait compté, elle trouva la mère de Gote dans sa chaumière.

« Ma bonne femme, lui dit-elle, voici d’excellent sirop qui soulagera la toux de votre enfant, si vous lui en faites prendre quelques cuillerées chaque jour.

— Mon petit n’a pas besoin de ça : les enfants des pauvres gens ne sont pas accoutumés à toutes ces douceurs-là ; et quand ils meurent, c’est tant mieux pour eux.

— Vous ne pensez certainement pas ce que vous dites là, ma pauvre femme. Si vous vouliez prendre des habitudes plus régulières et soigner vos enfants et votre maison, je vous fournirais assez d’ouvrage pour soutenir votre petite famille.

— Je ne vais pas voir comment vous gouvernez votre ménage ; ainsi, laissez-moi gouverner le mien à ma guise. »

Mme Malmont se retira toute triste de voir ses offres si mal accueillies.

« Maman, dit Louise, cette femme ne mérite vraiment aucune pitié.

— Ma chère enfant, c’est bien précisément parce qu’elle n’a presque plus la notion du bien et du mal qu’il faut avoir pitié d’elle. Pense donc que si l’on ne porte secours à son âme, elle est fort en danger de se perdre. Sa profonde misère n’est pas le pire des maux qui l’affligent : il y aurait certainement une plus grande charité à instruire la petite Gote de ses devoirs qu’à diminuer les privations qu’elle endure. »

Louise resta pensive, et le soir en se couchant elle songeait encore aux paroles de sa mère.




III

la pivoine.


Le lendemain, elle se dirigea vers la chaumière, tenant à la main la plus belle pivoine de son jardin. Gote, qui n’avait aucune idée d’une fleur aussi éclatante, resta un moment en extase, puis elle se jeta au cou de Louise et l’embrassa. Alors elle prit la fleur et alla puiser de l’eau dans le ruisseau avec une aiguière ébréchée.

Pendant ce temps, Louise ramassait les ramilles éparses et en faisait un tas le long du pignon de la cabane ; le petit garçon l’aidait par imitation.

Quand Gote sortit de sa chaumière où elle venait de porter sa fleur qui trempait dans l’aiguière, elle dit :

« Que faites-vous donc là, mademoiselle Louise ?

— Gote, je range ton bois ; car, ma chère, rien n’est plus vilain que le désordre. »

Gote se mit aussi à ramasser le bois, et c’était à qui l’arrangerait le mieux sur le tas, de façon qu’une branche ne dépassât pas l’autre : besogne
Elle se jeta au cou de Louise et l’embrassa.
qui divertit beaucoup les enfants. Quand elle fut terminée, Louise s’écria :

« Entrons dans la maison maintenant ; nous ferons le ménage à nous trois, ce sera bien amusant ! »

Les deux petites filles commencèrent donc à faire les lits pendant que le petit garçon mettait les chaises dehors et essayait de balayer. Gote tournait la tête de temps en temps pour voir sa belle fleur et lui sourire. On frotta les pauvres vieux meubles avec un chiffon, et quand tout fut bien propre et bien rangé :

« Vois-tu, ma mignonne, dit Louise, comme c’est joli une chambre où tout est en ordre ! Regarde si ta fleur n’en semble pas plus belle ! »

Le lendemain on fit de même.

« Faisons la soupe maintenant, dit la petite demoiselle.

— Avec quoi donc ? Je n’ai ni beurre ni sel, moi.

— Tiens, voilà de l’argent ; envoie ton petit frère au village.

— Hé ! dit l’enfant, un sou blanc ! Ils n’en voudront pas là-bas, n’est-ce pas, ma sœur ?

— Bien sûr ? » répondit Gote.

Louise, comprenant que ces enfants n’avaient jamais vu de pièces d’argent, fut étonnée et attendrie tout à la fois, et elle embrassa Gote sans savoir pourquoi ; puis, se tournant vers le petit garçon :

« Va toujours, sois tranquille ! on te donnera du beurre et du sel pour ce sou-là, et même un balai. »

L’enfant courut au village et en rapporta du beurre, du sel et un balai ; il lui restait encore quelques sous qu’il voulut remettre à Louise.

« Garde-les au fond de ta poche, petit : nous en aurons besoin une autre fois. »

Le petit apporta des brindilles, et Gote les posa sur quelques charbons que la mère avait cachés sous la cendre. Puis elle prit un vieux canon de fusil et souffla le feu. Louise, pour qui ce moyen était tout nouveau, voulut souffler à son tour, ce qui l’amusa beaucoup. Quand le feu flamba, elles firent chauffer un pot rempli d’eau, et Jean courut chercher quelques feuilles d’oseille que les petites filles épluchèrent avec soin ; puis, ayant mis du beurre dans la poêle, elles y jetèrent l’oseille et achevèrent la soupe, non sans avoir bien ri et sans y avoir goûté plus d’une fois pour savoir si elle était assez salée.

« Voyez-vous, mes amis, dit Louise, votre mère sera très-contente d’avoir une bonne soupe bien chaude à faire manger à son petit enfant quand elle rentrera. »

En retournant chez son père, Louise, qui plus d’une fois, en jouant à la dînette, avait simulé les apprêts d’un repas, pensa qu’il y avait plus de plaisir à faire réellement les choses ; et l’idée que cette famille aurait un peu de bien-être ce soir-là lui causait la plus vive joie.

Un autre jour, Louise, tout en veillant à ce que le ménage et la soupe fussent faits ponctuellement, dit à sa petite protégée :

« Gote, tu es bien mal peignée, ma mignonne, et je t’assure que ce n’est pas beau du tout. Veux-tu que je t’apprenne à relever et à lisser tes cheveux ? »

Et elle alla vers elle avec l’intention évidente de la décoiffer.

Gote se reculait à mesure que Louise approchait. Elles firent ainsi le tour de la chambre en riant mais Louise ayant fait un bond, mit la main sur le bonnet d’indienne de Gote et le lui arracha. Celle-ci, toute rouge et toute fâchée, se réfugia dans la ruelle du lit et s’écria :

« Laissez-moi donc, mam’zelle !

— Mais, ma bonne petite, je ne veux pas te faire de mal !

— Laissez-moi donc ; vous voyez bien que je n’ai pas de peigne ; et mon serre-tête est trop sale pour que vous y touchiez.

— Pourquoi ne le laves-tu pas ?

— Et qu’est-ce que je mettrais donc sur ma tête pendant qu’il sécherait ! »


IV

les renoncules.


Louise lui rendit son bonnet, puis raconta tout cela à sa mère qui l’accompagna le jour suivant.

Gote, en voyant sa petite protectrice lui apporter un bouquet de renoncules de toutes les couleurs, lui baisa la main et oublia l’affaire du bonnet. Elle regarda Louise affectueusement et mit tremper son bouquet. Pendant que les petites filles faisaient le ménage comme à l’ordinaire, Mme Malmont attira Jean au dehors en lui donnant un bâton de chocolat ; puis, elle lui ôta son vieux chapeau, et, lui trouvant la tête dans un état pitoyable, elle la lui nettoya et le coiffa d’une casquette neuve. Elle rendit le même service à Gote, et dit en lui donnant un peigne, une brosse et un bonnet :

« Tiens, mon enfant ! Louise t’apprendra à relever tes cheveux ; et, pour t’engager à te tenir bien propre, je te donne ce fichu et ce tablier que tu ourleras toi-même. »

En effet, Louise apprit à Gote à se bien peigner ; ensuite, lui ayant donné un dé et des ciseaux, elle lui
Louise apprit à Gote à se bien peigner.
fit voir comment on tenait une aiguille et comment l’on faisait un ourlet. Gote, attentive et docile, saisissait promptement ce que lui disait sa petite maîtresse, qui était enchantée de la voir si bien réussir.

Louise avait beaucoup aimé les poupées et se complaisait à leur faire de jolies toilettes ; mais les poupées étaient sans attrait pour elle depuis qu’elle s’intéressait si vivement à Gote, dont l’intelligence se développait rapidement. Déjà l’enfant avait pris l’habitude de faire le ménage avant l’arrivée de Louise, afin de lui donner la satisfaction de trouver tout propre et rangé en entrant dans la chaumière. Elle apprit promptement à tricoter, et fit des bas pour elle ainsi que pour son frère ; et elle retenait bien le catéchisme et les prières que Louise lui enseignait.

La femme du ménétrier ne tarda pas à s’apercevoir du grand changement qui s’était opéré dans sa maison et dans ses enfants. Il ne lui fut pas bien difficile de deviner à qui elle le devait ; mais trop orgueilleuse pour remercier Mme Malmont, elle feignit de ne rien voir ; et sa fille la craignait trop pour lui en parler la première.

Un jour que cette femme voulait faire la lessive, elle rentra plus tôt que de coutume et surprit Mme de Malmont pansant la tête du petit garçon pendant que Louise montrait à Gote comment on commence un bas. À cette vue, la mère fut interdite et même attendrie, et son premier mouvement fut de remercier les dames ; mais son naturel grossier prit le dessus et elle dit :

« Mes enfants se passeront bien de vos soins ; ne sont-ils pas faits pour pâtir comme moi ?

— Mais, ma bonne femme, ne pourriez-vous donc pas leur faire un meilleur sort si vous le vouliez bien ?

— Cela me regarde, et je n’aime pas qu’on se mêle de mes affaires.

— Moi je veux être pansé par la dame, dit le petit en pleurant ; cela me fait du bien.

— Seriez-vous donc fâchée, ma chère, de voir votre enfant en bonne santé, et ne voulez-vous pas que je le soulage ? »

La femme du ménétrier tourna le dos sans répondre, et Mme Malmont acheva son pansement en réfléchissant à la grande et difficile charité qu’il fallait exercer envers cette pauvre famille ; car tout en diminuant sa misère et en cherchant à civiliser les enfants, il fallait les maintenir dans le respect dû aux parents : heureusement Louise l’aidait activement dans cette œuvre délicate. Elle avait inspiré le goût du travail à sa petite élève ; et depuis qu’elle avait fait preuve d’affection pour la pauvre enfant, elle en obtenait tout ce qu’elle voulait. Sensible à la bonté de Louise, Gote devint meilleure de jour en jour ; car elle trouvait si bon d’être aimée ! Un jour l’enfant dit à Louise d’un ton suppliant :

« Oh ! mam’zelle, si vous vouliez m’apprendre à lire !

— J’allais te le proposer, ma Gote ; et tiens, j’ai déjà le livre dans ma poche. »

L’enfant prit l’Abécédaire, qu’elle feuilleta avec avidité.

« Comme je serai savante quand j’aurai lu tout cela ! s’écria-t-elle.

— Pas beaucoup encore, ma pauvre mignonne ! »

Pour entretenir le zèle de sa petite élève qu’elle trouvait toujours très-appliquée, Louise lui apporta des fleurs qu’elles plantèrent dans le jardin ; le petit les arrosa matin et soir. Mme Malmont, qui assistait quelquefois aux leçons données à Gote, était charmée de son aptitude et de son attention ; elle lui apporta deux chemises de toile neuve toutes taillées et prêtes à coudre. Gote, enchantée, se mit aussitôt à l’ouvrage. Sa mère la surprit terminant la dernière.

« Que fais-tu là ? lui dit-elle durement.

— Maman, je finis ma chemise.

— Où as-tu pris de la toile pour la faire ?

— C’est Mme Malmont qui me l’a donnée.

— Pourquoi ne m’en avoir pas plutôt fait une chemise ? Je t’aurais donné de mes vieilles qui sont bien assez bonnes pour toi.

— Maman, répondit doucement la petite Gote qui n’était plus grossière avec sa mère depuis que Louise s’occupait d’elle, on m’a donné la toile toute coupée. »

La pauvre petite était devenue très-sensible aux mauvais traitements. Elle parla à Mme Malmont du reproche que lui avait fait sa mère, et lui dit en pleurant combien on était dur et injuste envers elle.

« Ma chère petite, répondit cette dame, les enfants ne doivent pas juger leurs parents, et encore moins les blâmer. Ta mère a sans doute quelque grand chagrin qui lui trouble l’esprit et l’empêche d’être juste envers toi ; mais en étant toujours bien douce et bien soumise, tu soulageras son cœur et tu la verras revenir à de meilleures habitudes. Ne serais-tu donc pas bien contente, Gote, de lui rendre un peu de tranquillité ?

— Oh ! si, madame ; je sais bien que ma mère n’est pas heureuse.

— Eh bien ! puisqu’elle désire des chemises, il faut lui en faire ; mais je veux que tu gagnes toi-même l’argent nécessaire pour les acheter. Louise sait faire la dentelle ; elle t’apportera un métier avec une pièce montée demain, et te fera voir comment il faut s’y prendre. Si tu t’appliques à cela comme tu le fais à tout ce qu’on t’enseigne, dans un mois tu pourras gagner cinquante centimes par jour. Tu vois qu’il ne te faudra pas bien longtemps pour avoir de quoi payer les deux chemises pour ta mère. »

Gote, stimulée par le désir de gagner un peu d’argent, travailla avec ardeur, et avant un mois elle sut parfaitement faire la grosse dentelle. Son frère, afin de lui laisser tout le temps de travailler, balayait la chambre, essuyait les meubles et trempait la soupe.

Mme Malmont acheta de la toile avec le premier argent que reçut Gote et coupa les deux chemises ; la petite les fit promptement. Le cœur lui battait bien fort quand, un dimanche matin, elle les présenta à sa mère.

Celle-ci, que l’ordre qui régnait maintenant dans sa maison et surtout le changement survenu en sa fille avait enfin adoucie, fut si contente qu’elle embrassa Gote, chose qui ne lui était pas arrivée depuis bien longtemps.

« La dame t’a donc donné de la toile ? lui dit-elle.

— Non, maman ; ces chemises ont été achetées avec l’argent que j’ai gagné.

— Que tu as gagné, Gote ! Et comment as-tu fait pour gagner de l’argent, ma fille ?

— J’ai fait de la dentelle, maman, et c’est Mlle Louise qui m’a appris à la faire.

— Ah ! tu gagnes ! C’est donc ça que nous mangeons de si bonne soupe depuis quelque temps !

— Oh ! maman, c’est Mlle Louise qui paye. »




V

les roses.


Vers la fin de l’automne, Louise, en donnant la leçon de lecture à Gote, lui dit :

« Tu commences à bien savoir ton catéchisme, et maman dit que nous ferons notre première communion à Pâques ; aussi, ma mignonne, il faut penser à mettre de côté l’argent que tu gagnes, afin de t’habiller des pieds à la tête pour ce jour-là. Moi, je te donnerai un joli chapelet et un beau paroissien, si tu sais un peu lire à cette époque.

— Mam’zelle, si vous vouliez m’apprendre à faire la dentelle fine, je gagnerais bien davantage.

— J’en parlerai à maman, sois tranquille. »

Mme Malmont apporta elle-même le métier à dentelle fine, et fit travailler l’enfant devant elle.

« Si tu mets toujours autant d’attention à ton ouvrage, ma chère, tu seras bientôt une habile dentellière ; car ton réseau est fort régulier, et c’est là le plus important. »

Le jeudi gras on rapporta sur une civière le ménétrier qui s’était cassé le bras droit tout auprès du coude, à la suite d’une rixe de cabaret. Sa femme le reçut fort mal et fut très-peu touchée de son grand désespoir ; car le pauvre homme prévoyait bien qu’il ne pourrait plus se servir de son archet. Et alors, comment gagner sa vie ? Le médecin qui réduisit la fracture confirma les craintes du malheureux, en déclarant qu’il perdrait l’articulation du coude.

Gote, voyant combien son père souffrait, s’installa auprès de son lit ; et, tout en travaillant à son métier, elle lui racontait différents épisodes de l’Histoire sainte que Louise lui avait lus. En occupant ainsi son esprit de choses toutes nouvelles pour lui, elle parvenait à le distraire de son chagrin.

Un dimanche même elle essaya de lui lire l’évangile du jour.

« Tu sais donc lire, Gote, lui dit sa mère qui, depuis l’accident arrivé au ménétrier, restait à la maison. Comment ça se fait-il, puisque tu ne vas pas à l’école ?

— Maman, répondit l’enfant un peu confuse et craignant d’être grondée, Mlle Louise me donnait chaque jour une leçon en même temps qu’elle m’apprenait à faire la dentelle.

— C’est une brave demoiselle, dit le père, bien douce, bien patiente.
Sa femme le reçut fort mal.
— C’est pourtant vrai ! répondit la mère toute pensive.

— Oh ! oui ! s’écria Gote, encouragée par cette approbation ; si elle ne m’avait pas appris à travailler, où en serions-nous avec mon pauvre père malade ? Il aurait donc fallu le mettre à l’hôpital, loin de nous qui l’aimons bien !

— Vous m’aimez ! dit le malade étonné. Tu m’aimes, toi, Gote ? »

Et le malheureux faisant un retour sur sa conduite passée, lui qui n’avait jamais fait attention à ses enfants que pour les maltraiter, se mit à pleurer.

Sa femme, tout attendrie, s’approcha de Gote et lui dit :

« Ma fille, apprends-moi à faire la dentelle afin que je gagne quelque chose aussi ; car, vois-tu, je suis bien lasse de la vie que je mène ! »

La petite se jeta dans les bras de sa mère, et elles pleurèrent ensemble : l’une de joie, l’autre de honte d’avoir si mal reconnu l’extrême bonté de Mme Malmont qui entrait en cet instant.

Heureuse autant que surprise de les trouver tous si émus, elle s’approcha du malade et lui adressa quelques bonnes paroles.

« Hélas ! madame, que vais-je devenir quand je serai guéri, puisque le médecin assure que je ne pourrai plus jouer du violon ?

— Ne vous tourmentez pas ainsi, mon ami ; nous trouverons bien un autre moyen d’utiliser votre temps.

— C’est qu’avec mon archet je gagnais beaucoup d’argent !

— Ce qui n’empêchait pas votre famille d’être dans une profonde misère.

— Que voulez-vous, madame ! dans notre état, l’on a de grandes et fréquentes tentations, et il n’est pas facile d’y résister.

— Ne regrettez donc pas un métier qui vous a fait perdre l’estime générale et la vôtre propre. Vous en prendrez un autre plus sédentaire qui, tout en vous rapportant moins, ramènera cependant l’aisance chez vous, et vous attirera la considération que mérite tout homme qui renonce à de mauvaises habitudes pour rentrer dans la vie honnête.

— Mais, madame, j’ai trente-six ans ; quel métier voulez-vous que j’apprenne à cet âge ?

— Celui de vannier. Il n’y a point de vannier dans le bourg voisin, et vous trouverez à vous employer toute l’année. Je vous placerai chez un maître en ville, qui vous logera et vous nourrira ; et après six mois d’apprentissage, vous serez en état de gagner honnêtement la vie de vos enfants ; car la vannerie demande plus d’adresse que de force et n’exige pas de grandes avances. Vous connaîtrez alors le plus grand bonheur que l’on puisse goûter en ce monde, le bonheur de faire son devoir.

— Et qui donc payera cet apprentissage ? car, moi, je n’ai absolument rien !

— Moi, mon ami. »

Et comme Mme Malmont vit la rougeur monter au front du ménétrier qui ne manquait pas d’une certaine fierté, elle ajouta :

« Vous me rendrez cela plus tard. »

Pendant ce temps-là, Gote avait emmené Louise à l’autre extrémité de la chambre afin de lui demander un métier à faire la grosse dentelle pour sa mère ; et la jeune protectrice promit de lui en apporter un. À dater de ce jour, les leçons de lecture se donnèrent ostensiblement.

Louise, voyant que le ménétrier ne manquait de rien, comprit qu’il était impossible que sa petite écolière fît des économies, quoique Mme Malmont eût fait la provision de bois du ménage, et qu’elle fournît aux pauvres gens quelques secours bien déguisés.

Elle fit part de ses remarques à sa mère qui lui répondit que, l’enfant gardant le silence sur ce sujet, il fallait respecter sa réserve et ne pas l’interroger. Louise monta dans sa chambre, compta l’argent que contenait sa bourse, et après avoir pris une résolution dont elle garda le secret, elle redescendit le cœur léger et content.

La mère de Gote apprit promptement à faire la grosse dentelle ; et en y employant tout le temps qu’elle ne donnait pas aux soins du ménage dont elle s’était chargée entièrement, elle gagnait encore quatre francs par semaine, et quelquefois plus. Le petit garçon avait soin de son frère qui commençait à marcher seul.

Pâques approchait ; le ménétrier, parfaitement remis, quoiqu’il portât encore son bras en écharpe, se promenait afin de recouvrer ses forces, et il attendait que sa fille eût fait sa première communion pour entrer en apprentissage. Sa femme, profitant d’un instant où elle était seule avec Gote, lui dit :

« Ma pauvre petite, ces dames s’imaginent que tu pourras t’habiller de neuf pour le grand jour ; mais la maladie de ton père a emporté toutes tes épargnes ; pourtant, ne te désole pas trop, il y aura peut-être moyen d’arranger cela.

— Maman, j’aurais été contente d’être bien habillée comme les autres ; mais je suis si heureuse de voir mon père guéri que je ne pense plus à la toilette ; et puis, voyez donc comme il est bon à présent, et comme il nous aime tous !

— Écoute, ma fille ; j’ai toujours ma robe de noces en jolie indienne rose, et je ne l’ai portée que deux fois. Nous allons la défaire pour l’arranger à ta taille ; et avec mon bonnet et mon fichu qui sont encore presque neufs, tu ne seras pas trop mal ajustée, et tu n’auras que des bas et des souliers à acheter.

— Mais, maman, nous resterons donc sans le sou ?

— Que veux-tu, ma pauvre Gote ! il faut pourtant bien que tu sois chaussée. » Et en disant cela elle ouvrit son grand bahut.

Louise entrait à l’instant où cette femme retirait du bahut sa toilette de noces.

« Où voulez-vous donc aller, la mère, dit-elle, que vous visitez votre toilette ? »

La pauvre femme avoua l’usage qu’elle en voulait faire.

« Gote n’a donc plus d’argent ?

— Mademoiselle, il me reste encore dix francs. La maladie de mon père nous a coûté beaucoup.

— Ne défaites pas votre robe, la mère ; arrangez-la ainsi que le reste pour vous faire belle le jour de la grande cérémonie, et ne vous inquiétez de rien. Gote a agi en bonne fille et Dieu la bénira. Attendez-moi, je vais revenir. »

Et elle alla chercher un paquet d’étoffe et l’apporta dans la chaumière.

« Tiens, ma chère Gote, dit-elle en le dépliant, j’ai employé mes économies à t’acheter tout ce qu’il faut pour t’habiller, jusqu’à des souliers. Tu vas faire la jupe de ta robe et ton jupon de dessous, et moi je me charge du corsage et du bonnet.

— Ah ! mademoiselle, que vous êtes généreuse ! » s’écria la mère en se sentant pour la première fois le cœur réellement plein de reconnaissance, pendant que Gote embrassait Louise.

Le ménétrier partit aussitôt après la première communion de sa fille ; Gote alla prendre une leçon d’écriture chez Louise tous les matins. L’année suivante, son père était devenu habile vannier et avait déjà des pratiques, et un peu plus tard Gote monta un petit atelier de dentellière et forma des apprenties.

Une grande aisance régnait maintenant dans la chaumière. Elle fut réparée et agrandie. Le jardin était cultivé avec un soin extrême : Gote qui se souvenait que c’était en lui donnant des fleurs que Louise avait gagné son affection, avait changé son caractère ainsi que ses habitudes, les aimait de plus en plus ; elle se plaisait à cultiver des rosiers ; et chaque dimanche, pendant l’été, elle allait porter à Louise un bouquet formé de ses plus belles roses.

Un jour que Mme Malmont et sa fille revenaient de porter une commande à Gote, elles s’entretenaient toutes deux de l’aisance et du bonheur qui régnaient au sein de cette famille, naguère si misérable.

« Ma fille, dit Mme Malmont, ce bonheur est ton ouvrage. Si tu te fusses contentée de secourir cette famille de ta bourse et même de la nourrir entièrement, elle croupirait encore dans la misère et la dégradation ; mais tu as été bonne et persévérante avec l’enfant ; tu l’as aimée, et voilà le fruit de tes soins !