LES LOCALISATIONS CÉRÉBRALES

(SUITE ET FIN)[1]


II

Les points moteurs


Nous avons montré dans un précédent article que la faculté du langage articulé réside en une région circonscrite de l’écorce cérébrale. Existe-il dans cette écorce d’autres territoires destinés à régler le jeu des muscles de notre visage, à commander à notre main ces gestes variés qui traduisent nos sentiments intimes et reflètent nos passions presque à l’égal de la physionomie, à gouverner enfin bien d’autres mouvements qui à la vérité ne servent pas au langage mimique, mais qui sont évidemment dans la dépendance immédiate de la volonté ? Telle est la question que nous allons examiner aujourd’hui.

Partant du fait bien établi qu’il y a pour le langage articulé une localisation spéciale, il était naturel, ce semble, de supposer l’existence de régions analogues pour le langage mimique. Personne, cependant, que je sache, après la découverte de M. Broca, ne tenta cette généralisation ; et jusqu’à ces derniers temps on continua d’admettre que la couche corticale était réservée aux actes purement psychiques et que les masses grises centrales devaient être le substratum nécessaire de tous les actes de volition qui ont un mouvement pour conséquence immédiate. Ce qui, selon toute vraisemblance, entretenait les physiologistes dans cette idée, c’était la notion, fondée, disait-on, sur un grand nombre d’expériences, et pour cela passée à l’état d’axiome, que la couche superficielle du cerveau n’était pas excitable, c’est-à-dire qu’on pouvait la soumettre à l’action d’irritants mécaniques ou chimiques et de l’électricité sans qu’aucun mouvement se manifestât chez l’animal en expérience. On ne songeait pas assez que de cette prétendue inexcitabilité de l’écorce, on ne pouvait rien conclure, attendu qu’il y a d’autres parties du système nerveux dont les fonctions motrices sont incontestables et dont l’excitabilité cependant ne peut être décelée par nos moyens actuels d’investigation.

D’ailleurs il est aujourd’hui démontré que la couche corticale n’est pas inexcitable dans toute son étendue[2]. Comment la vérité s’est-elle faite sur ce point important ? Il n’est peut-être pas sans intérêt de l’exposer, au moins d’une manière sommaire.

Un médecin allemand, M. Hitzig, électrisant la tété d’un malade, dans un but thérapeutique, fut frappé de voir se produire des mouvements des yeux. Il supposa que ces derniers pouvaient bien tenir à l’excitation de la surface du cerveau et tenta de vérifier par l’expérimentation l’exactitude de son hypothèse.

En collaboration avec M. Fritsch, il mit à nu le cerveau chez des chiens et en excita méthodiquement au moyen de l’électricité les différentes régions. Or, dans toutes ses expériences, il put se convaincre que l’excitation de certains points circonscrits détermine constamment la production de certains mouvements des pattes, des yeux, de la mâchoire, etc. Comme le cerveau du chien est sillonné de circonvolutions très-reconnaissables, il est facile de s’assurer que ces parties excitables occupent, chez tous les chiens, une situation parfaitement fixe par rapport aux sillons et aux circonvolutions qui servent de point de repère.

La portée de ces intéressantes expériences, répétées depuis par un grand nombre de physiologistes, a été fort discutée. Selon nous, elles démontrent d’une manière incontestable au moins ce fait que certains conducteurs des impulsions motrices, grâce à des dispositions anatomiques fixes, arrivent jusqu’à certains points de la surface du cerveau, où l’excitation électrique localisée les décèle. Or, puisque certains points seulement possèdent de telles connexions, le dogme de Flourens que toutes les portions de l’écorce sont équivalentes, déjà fort entamé par M. Broca, reçoit un nouveau démenti.

En excitant sur le cerveau d’un singe des points fort circonscrits, M. Hitzig détermina aussi la production de mouvements parfaitement localisés, et un médecin anglais, M. Ferrier, qui fut assez favorisé pour avoir à sa disposition un grand nombre de singes, confirma les résultats de M. Hitzig et les compléta sur certains points[3].

Ces dernières expériences faites en présence d’un public d’élite, le Collége royal de Londres, eurent un grand retentissement. M. Ferrier, familiarisé avec la topographie de la surface cérébrale mise à nu, annonçait d’avance les mouvements qu’il allait provoquer chez l’animal en excitant tel ou tel point. Et en effet le singe étendait le bras, montrait le poing, bref exécutait tous les mouvements au gré de l’expérimentateur. Sur la figure suivante, M. Charcot a indiqué d’après M. Ferrier la situation de ces points excitables :

Face latérale du cerveau d'un singe magot
Face latérale du cerveau d'un singe magot
Face latérale du cerveau d’un singe magot.

L’excitation de la surface désignée par A, détermine des mouvements dans le membre antérieur du côté opposé. En électrisant la surface B, on observe des mouvements dans le membre inférieur. L’électrisation de C produit des mouvements de la tête et du cou, celle de D, des mouvements de la face, celle de E, des mouvements de la langue et des mâchoires. En électrisant le point F, on voit se produire des mouvements des yeux ; en excitant le point C, des mouvements dans le pavillon de l’oreille.

On comprend facilement qu’à notre point de vue les expériences faites chez le singe, sont plus précieuses que celles qui ont le chien pour sujet ; car le cerveau de ce dernier diffère trop de celui de l’homme pour qu’il soit facile de dire à quelles circonvolutions de ce dernier correspondent les localisations découvertes chez cet animal. Au contraire, on sait d’une manière très-précise depuis les beaux tra- vaux de Gratiolet, quelles sont dans l’encéphale de l’homme et du singe les parties correspondantes[4]. Il suffit pour faire cette détermination avec certitude de partir de points de repère fixés. Qu’on me permette, pour les personnes qui ne sont pas versées dans l’étude de l’anatomie comparée, de fournir à cet égard quelques détails.

Le premier de ces points de repère est la scissure de Sylvius (ss’ de la figure précédente), d’abord horizontale chez le singe comme chez l’homme, mais qui chez les primates se recourbe, comme on voit, en haut et en arrière. Le second est le sillon de Rolando.

Dans la figure précédente, la ligne courbe à convexité antérieure, marquée par sr, représente le sillon de Rolande de l’homme. Par conséquent, la partie immédiatement en avant équivaut à la circonvolution frontale ascendante (ou marginale antérieure) de l’homme ; celle qui la borde en arrière représente la circonvolution pariétale, ascendante (ou marginale postérieure) ; le point indiqué sur la figure par les lettres pta est situé à l’union de la frontale ascendante et de la troisième circonvolution frontale que nous avons récemment appris à connaître.

C’est en se fondant sur ces données que l’on a pu assez légitimement préjuger le siège, chez l’homme, des territoires moteurs de l’écorce. Mais, quelle que bien établie que soit au point de vue morphologique l’équivalence de telle circonvolution du singe et de telle circonvolution de l’homme, on ne peut, nous l’avouons, en déduire rigoureusement leur équivalence fonctionnelle ; car il se pourrait que la topographie ne commandât pas les attributions de telle ou telle région du cerveau. Heureusement des faits pathologiques recueillis chez l’homme ont confirmé de la manière la plus éclatante les inductions tirées de l’anatomie comparée.

Les plus importants de ces faits pathologiques sont dus à M. le professeur Charcot ; nous n’en ferons pas ici une analyse qui ne serait pas à sa place et nous nous contenterons de dire qu’ils démontrent péremptoirement l’existence chez l’homme, comme chez le singe, des territoires moteurs autour du sillon de Rolande. À la partie supérieure se trouvent ceux des membres ; plus bas, celui de la face ; à l’égard de ce dernier, il est digne de remarque que le centre des mouvements des lèvres et de la langue touche le territoire dont la lésion produit l’aphasie et peut-être se confond avec lui.

Nous aurions maintenant à discuter la localisation de certains sens dans l’écorce ; mais nos actions à cet égard, n’étant guère jusqu’à présent fondées que sur quelques expériences de M.Ferrier, ne sauraient être considérées comme définitives.

On peut, je crois, admettre que la couche corticale est en connection avec certains organes de la vie végétative. Laycock, Bain, Lewes, Hughlings Jackson et bien d’autres savants s’accordent à proclamer plus ou moins explicitement que « tous les viscères sont représentés dans le substratum de l’âme[5]. » À défaut de ces autorités il nous suffirait de rappeler que les passions font palpiter le cœur, qu’elles pâlissent la face ou la couvrent de rougeur. C’est ce fait de constatation vulgaire qui m’a donné l’idée de rechercher s’il y a une région de l’écorce dont l’excitation retentisse d’une manière spéciale sur le cœur et sur les vaisseaux. L’expérimentation répond d’une manière affirmative. Mais comme elle n’a pu malheureusement être poursuivie que sur le chien, nous ne saurions actuellement la localiser avec précision chez l’homme.

III

Dans son beau livre de l’Intelligence, M. Taine, traduisant les idées admises il y a quelques années sur la constitution de l’écorce cérébrale, la comparait à un polype, c’est-à-dire à une collection d’organites dont chacun est identique aux autres. On voit combien nos idées s’éloignent d’une telle conception. Non, les différents territoires de la couche cérébrale particulièrement dévolue à l’intelligence ne sont pas équivalents entre eux. Chacun a son individualité, sa constitution et ses attributions propres. Assimiler l’écorce à un polype, c’est en donner une idée non-seulement grossière, mais inexacte. S’il m’était permis à mon tour de proposer une comparaison, j’aimerais mieux dire (en admettant, avec plusieurs esprits ingénieux, que l’organisme tout entier est une République), que la couche corticale du cerveau en est le gouvernement central[6] avec toutes ses parties essentielles et ses rouages multiples ; car il ne serait pas difficile d’y retrouver à leurs places respectives, ici le pouvoir exécutif, là le législatif, et qui sait ? peut-être même ce pouvoir modérateur ou pondérateur, indispensable, dit-on, à une république bien organisée. Dans tout cerveau sain le fonctionnement régulier et sans conflit de ces divers pouvoirs réalise l’idéal vers lequel tend le corps social : l’autonomie avec la subordination.

Telle est donc, selon nous, la substance corticale du cerveau : multiple et cependant une[7] ; mais non homogène, ainsi qu’on l’a supposé à tort. Certes, la psychologie serait fort à plaindre si elle n’avait en sa possession pour démontrer l’unité de l’intelligence que la « preuve physiologique » à laquelle Flourens accordait une valeur si exagérée, à savoir l’homogénéité de la substance corticale. Mais, comme le dit Prévost-Paradol, « localiser divers phénomènes dans des organes distincts, ce n’est point établir qu’ils émanent de forces différentes, pas plus qu’en leur assignant un seul organe, on n’établirait qu’ils émanent d’une force unique[8]. » Qui refuserait de souscrire à une réflexion si juste ?

R. Lépine,
Professeur agrégé à la Faculté de médecine,
médecin des hôpitaux de Paris.
  1. Voir la Revue philosophique, juin 1876.
  2. Nous disons la couche corticale, et non la substance grise corticale, parce qu’on discute encore la question de savoir si l’excitabilité des cellules nerveuses elles-mêmes peut être directement mise en jeu, sans l’intermédiaire des fibres blanches qui en émanent. C’est là une question de physiologie générale qui n’est nullement de notre sujet.
  3. Voyez : Hitztg. Untersuchungen uéber das Gehirn. Berlin, 1874, et Archiv. f. Anat. u. Physiol, 1875. — Ferrier. West Riding Lunatic Asylum Reports, t. iii, et Proceed. Roy. Soc. XXII et XXIII. — Pour la littérature complète, voir notre travail sur les localisations cérébrales, actuellement sous presse.
  4. Mémoires sur les plis cérébraux de l’homme et des Primates. Paris, 1854, in-4, avec atlas de 13 planches.
  5. 1. Hughlings Jackson. Clinical and physiological researches on the nervous systems. Préface, p. XIX, 1875.
  6. Nous disons central, parce que au-dessous d’elle les masses grises du cerveau (corps strié et couche optique), le mésocéphale, la moelle, les ganglions du sympathique, figurent les divers degrés de la hiérarchie administrative, depuis le gouvernement de la province jusqu’à l’humble autorité communale.
  7. Je n’ai pas besoin de rappeler ici que depuis la découverte des nerfs d’arrêt du cœur, par Weber, et les travaux de Setschenow, la plupart des physiologistes soutiennent l’existence de centres d’arrêt dans le cerveau.
  8. Essais de politique et littérature, in-8, 1859, p. 299.