Les langues vivantes à l’École normale

Les langues vivantes à l’École normale
Revue pédagogique, année 191974-75 (p. 279-285).

Les langues vivantes à l’École normale.

Ce n’est pas sans peine, on le sait, que les langues vivantes ont conquis droit de cité dans renseignement public en France. Pour ce qui nous regarde, nos programmes de 1881 ne les admettaient qu’à titre facultatif, et c’est en 1885 seulement qu’elles devinrent matière obligatoire. Trente ans sont passés ; la langue vivante a tenu bon ; il semblerait que sa situation dût maintenant être assurée dans nos écoles ; il n’en est rien. Pour peu qu’une matière d’enseignement se trouve à l’étroit dans l’horaire, ou qu’un nouvel article cherche à s’y faire place, si un sacrifice s’impose, la victime est toute désignée, c’est la langue vivante, et il se trouve toujours quelqu’un pour l’offrir en holocauste. Ainsi propose-t-on (Revue pédagogique, mai 1918, p. 351) de la rendre facultative, c’est-à-dire, pratiquement, de la supprimer, pour faire place à l’agriculture.

On dirait qu’une défaveur latente s’attache à cet enseignement malchanceux. Classé, avec la musique, la gymnastique et le dessin, dans la catégorie inférieure des matières « accessoires », il occupe, dans ce quadriviura d’un nouveau genre, une place encore mal définie. On sait exactement pourquoi nos élèves font de la gymnastique, apprennent la musique, et s’exercent à dessiner. Mais on n’a pas encore réussi à s’entendre sur la véritable utilité de l’enseignement des langues vivantes.

À vrai dire, cet enseignement est à deux fins, l’une immédiate, pratique : apprendre à parler une langue étrangère ; l’autre plus lointaine, moins intéressée, et d’ordre intellectuel : développer l’intelligence critique et le sens littéraire, et prêter secours à l’enseignement du français. Ces deux points de vue ne sont pas inconciliables, loin de là ; c’est une question de méthode, mais, surtout, de temps. Celui-ci nous étant strictement mesuré, il faut choisir. En fait, nous ne choisissons pas ; l’examen nous impose la première méthode. Au brevet supérieur, l’épreuve écrite, éliminatoire, porte (singulier renversement des choses !) sur la langue vulgaire, sur la langue de conversation ; la traduction ne figure qu’à l’oral, et dans des conditions qui la rendent, en tant qu’épreuve d’intelligence littéraire, assez illusoire.

L’opinion publique, qui se retrouve au fond de tout, en a décidé ainsi. « Une langue vivante est une langue qui se parle. » Voilà une de ces formules qui, comme le sabre de M. Prudhomme, peuvent servir à défendre une institution, et au besoin à la combattre. Si une langue vivante est faite pour être parlée, il faut l’apprendre en vue de la parler ; mais si l’on ne doit pas la parler, il est inutile de l’apprendre ; et comme nos élèves, devenus instituteurs et institutrices, n’auront que rarement, ou point du tout, l’occasion de converser en langue étrangère, le temps passé à l’École normale à apprendre cette langue est manifestement du temps perdu.

Ce raisonnement est trop simpliste pour être absolument juste. D’abord, il ne se peut pas que l’acquisition d’une langue vivante, même si l’on ne doit jamais avoir l’occasion de la parler, même si elle se fait par la méthode directe, dont la valeur éducative, il faut le reconnaître, est médiocre, laisse l’esprit comme elle l’a trouvé. Elle lui ouvre bien au moins quelques perspectives nouvelles. D’ailleurs, la méthode directe, on le sait, a vite épuisé ses effets, et le professeur ne tarde pas à lui adjoindre l’ancienne méthode dans ce qu’elle avait de meilleur, le thème, et surtout la version. En troisième année, rien n’empêche cet enseignement de devenir tout à fait littéraire. Un normalien sortant, s’il a bien employé son temps, n’est pas un linguiste consommé, mais il sait lire, écrire et parler une langue vivante assez couramment, et il s’est initié à la vie cl à la pensée du peuple qui la parle d’une façon assez complète pour se trouver vite à l’aise en pays étranger, si le désir lui vient de l’aller visiter.

Or, c’est ce qu’il faut souhaiter le plus vivement, et volontiers j’adopterais, pour juger de l’enseignement d’un professeur de langues vivantes ce critérium : a-t-il su intéresser ses élèves au point de leur inspirer l’irrésistible désir de passer la frontière ? A-t-il su les mettre en état de se débrouiller promptement en pays étranger ? Nous vivons une époque où il n’est plus permis de s’enfermer dans ses murs. Les relations internationales vont se multiplier, les peuples échanger des visites ; nous ne nous contenterons pas d’en recevoir sans jamais les rendre. Les instituteurs et les institutrices devront apprendre à voyager, à consacrer chaque année une partie de leurs vacances, une fraction de leur budget, à parcourir une terre étrangère. Mais il serait d’un médiocre profit de circuler à la suite de quelque agence Cook qui parle, compte et pense, si pensée il y a, pour vous. On ne pénètre bien la vie d’un peuple que si l’on parle sa langue. Il faut donc que nos élèves pyrénéens pratiquent l’espagnol, les Provençaux l’italien, et j’allais dire tous l’anglais, car l’anglais aujourd’hui est une langue mondiale, l’organe de la civilisation la plus agissante, langue commune de l’action, comme au moyen âge, et jusqu’au seuil du xviiie siècle, le latin fut la langue commune de la pensée. Mais c’est peut-être trop demander, au moins avec nos programmes actuels.

Ainsi, l’acquisition d’une langue vivante apparaît à l’heure présente comme d’un intérêt primordial. Loin d’être un luxe, elle constitue une obligation, un devoir, pour ainsi dire, international, ou, si l’on préfère un autre motif, un devoir envers notre patrie, qui ne peut s’isoler sans se diminuer : à ce titre seul, les instituteurs, qui doivent aller de l’avant et montrer le chemin, sont tenus de connaître au moins une langue étrangère.

Que si cependant l’on traite de vision cette esquisse de demain, plaçons-nous, pour défendre l’enseignement des langues vivantes, sur un autre terrain. Une langue étrangère n’est pas seulement une langue qu’on parle, c’est aussi une langue qu’on traduit ; le thème, et surtout la version sont d’incomparables instruments d’éducation intellectuelle. La composition française ne les supplée pas. Exprimer sa propre pensée n’est pas un travail facile, mais tant y a que l’inspiration soutient en quelque mesure, que de temps en temps jaillissent, du fond de l’inconscient, des trouvailles heureuses : le moins doué a de ces réussites dont il s’étonne tout le premier : « Où prend mon esprit toutes ces gentillesses ? » La traduction ferme délibérément la porte à l’imagination intellectuelle, ou ne l’admet qu’au service de la pensée étrangère. La traduction donne la plus haute leçon de probité intellectuelle. On a jusqu’à un certain point le droit de se tromper sur ses propres idées, du moins nous sommes excusables de nous laisser influencer par l’une ou l’autre des forces ennemies que nous recelons en nous, parfois sans nous en douter ; mais il n’y a aucune raison d’espérer l’indulgence de celui dont on déforme la pensée sous prétexte de l’exprimer autrement. Le traducteur doit accomplir un effort de raisonnement parfois très pénible pour arriver au fond de la pensée de son auteur, pour découvrir la logique interne de ses idées, ce qui est le seul moyen, après avoir décomposé une phrase étrangère, de la reconstruire sur le plan d’une autre syntaxe. L’emploi des termes est une autre source de difficultés. Il exige la possession d’un vocabulaire étendu, et une connaissance exacte du sens des mots dans les deux langues. L’esprit, animé d’un mouvement continuel de va-et-vient, considère les termes sous leurs divers aspects, non seulement en eux-mêmes, mais aussi sous le reflet qu’ils se jettent l’un à l’autre, ce qui exige plus que des connaissances grammaticales : le sens de la valeur poétique des mots, de leur force vitale, de leur rayonnement, de leur influence réciproque. Enfin, la fidélité littérale est insuffisante ; il faut aussi rendre, dans toute la mesure du possible, avec le génie de la langue étrangère, le génie de l’auteur, donner l’impression de son style ; après avoir reproduit l’ordre de ses pensées, il faut aussi en rendre sensible le mouvement, en tenant compte, bien entendu, du rythme de chaque langue. En vérité, la traduction est semée de pièges, et si « un sonnet sans défaut vaut seul un long poème », on peut dire qu’une traduction sans faute vaut une bonne composition française. Elle prouve même, à certains égards, plus que celle-ci quant au sens littéraire et aux habitudes mentales des candidats, et une version, adjointe à la composition française au brevet supérieur, aiderait singulièrement les examinateurs à porter sur cette dernière épreuve des jugements plus assurés.

Ce serait donc, je crois, une grosse erreur pédagogique que de supprimer l’enseignement des langues vivantes à l’École normale. Ce serait supprimer nos humanités, à nous qui n’avons pas le grec et le latin. L’introduction des langues vivantes dans nos programmes a été saluée comme une mesure « libérale ». On assimilait par là l’étude des langues vivantes à celle des langues mortes, dont la vertu réside précisément dans le travail de la traduction. Or, ce travail est le même, quelles que soient les langues en présence. Le grec et le latin ont, sur les langues vivantes, la supériorité, l’un de servir d’expression à des œuvres de beauté parfaite, l’autre d’être la source directe de notre propre langue, mais puisque, par les difficultés que présente leur étude et le temps qu’elle exige, leur introduction chez nous est hors de question, conservons au moins, en retenant les langues vivantes, l’avantage essentiel de l’étude des langues classiques : celui d’assouplir, de fortifier, d’enrichir l’esprit, celui, en particulier, de donner aux élèves une connaissance plus étendue, plus profonde et mieux raisonnée de leur propre langue.

Ainsi, quel que soit le but qu’on assigne à l’enseignement des langues vivantes à l’École normale, on voit combien sa suppression serait inopportune et nuisible à l’intérêt de nos élèves. Il faut, au contraire, le développer comme vont se développer nos relations avec nos alliés d’aujourd’hui, avec nos voisins de toujours. Pour cela, point n’est besoin d’augmenter le nombre des heures de cours ; il suffirait de remettre les choses dans l’ordre, la version à l’écrit, la conversation à l’oral ; on assurerait ainsi dès la première année la base de cet enseignement, qui est, en définitive, la grammaire, et on pourrait aller plus avant qu’on ne fait dans l’étude de la littérature et de la vie intellectuelle du peuple étranger. La langue parlée n’en souffrirait pas, au contraire. Au vocabulaire de la vie courante, qui est borné, s’ajouterait celui de la pensée dans tous ses domaines, arts, lettres, sciences, là où la langue déploie le mieux ses richesses et prouve le mieux sa valeur intrinsèque.

Ainsi conduit, cet enseignement devrait créer chez nos élèves un intérêt permanent, qui persisterait après les années de scolarité, et qui leur serait d’un précieux secours pour leur culture personnelle. Quand nos élèves nous quittent, nous ne manquons pas de les exhorter à poursuivre leur propre éducation, et nous leur en indiquons les moyens : mais que ces moyens sont peu nombreux ! À part la botanique, quelle science est directement accessible à des institutrices rurales ? Ne parlons ni de physique, ni de chimie. L’histoire, la géographie, ne leur offrant, en somme, que des documents de seconde main, ne peuvent donner matière à un travail véritablement personnel. Les élèves qui ont un goût décidé pour la musique et le dessin se créent sans difficulté une sphère d’intérêt où se retrouver elles-mêmes après le labeur du jour. Mais il y faut des dispositions particulières. La littérature s’ouvre davantage à tous ; sa technique est moins hermétique, du moins en apparence ; chacun peut se flatter d’y comprendre quelque chose ; et d’ailleurs, le verbe s’adresse d’abord à la raison, il est obligatoirement intelligible ; en outre, il a pour véhicule la lettre imprimée, le plus mobile, le plus insinuant outil de pénétration, presque immatériel et omniprésent. Une bonne bibliothèque littéraire française est, pour la plupart de nos élèves, le seul instrument possible de culture personnelle ; qu’en outre une littérature étrangère leur soit accessible, le profit est double, et même davantage, toute connaissance se multipliant indéfiniment par toutes les autres, comme les images dans les miroirs qui se font face.

Au surplus, il se trouve toujours un certain nombre d’élèves pour continuer, une fois sorties de l’École normale, l’étude d’une langue vivante ; il y en aurait davantage, si elles se sentaient en possession d’une base solide, et si elles avaient pris, dès l’école, l’habitude d’emprunter au fonds étranger de la Bibliothèque aussi facilement, aussi naturellement qu’au fonds français le livre de récréation du dimanche. Certes, l’étude d’une langue étrangère est plus qu’un délassement ; mais dussent nos élèves ne voir dans cette connaissance qu’un moyen de varier leurs lectures récréatives, qu’il vaudrait encore la peine de leur apprendre une langue vivante. Il faut ouvrir à leur imagination en quête d’aliments les sources vives qui sont à leur portée ; la langue étrangère en est une. Elle fournit des motifs d’intérêt indéfiniment renouvelables. Elle convient aux esprits de tout étage, du simple lecteur à demi paresseux au linguiste le plus érudit. Elle peut faire naître l’envie de voyager, le désir de s’instruire en d’autres branches ; c’est une étude féconde, qu’on n’a pas encore exploitée suffisamment dans nos écoles, à laquelle on n’a pas encore fait rendre tout ce qu’elle contient. La faute en est, en partie, à l’organisation actuelle, qui rejette en troisième année le travail vraiment intéressant et fructueux, l’étude littéraire de la langue. Mais, tel même qu’il est compris, cet enseignement, s’il venait à disparaître, laisserait, dans la formation intellectuelle de nos élèves, un vide qu’aucune autre discipline ne comblerait. Il en serait comme de ces gens dont l’activité silencieuse n’est reconnue et appréciée que lorsqu’elle s’est arrêtée. On ne ressuscite pas les hommes ; mais si l’on rayait les langues vivantes de nos programmes, il n’y aurait bientôt plus qu’une chose à faire, ce serait de les y rétablir.

R. Albert,
Directrice de l’École normale de Tarbes.