Les formes simples de l’attention

Les formes simples de l’attention
Les formes simples de l’attention56 (p. 113-141).

LES FORMES SIMPLES DE L’ATTENTION



L’attention est complexe : elle porte sur une représentation ou sur un ensemble de représentations ; elle s’accompagne de mouvements ou d’arrêts de mouvements ; elle suscite des modifications respiratoires et circulatoires ; elle est occasionnée ou entretenue, semble-t-il, par des états affectifs ; dès qu’elle se prolonge ou s’accroît, elle entraîne un sentiment spécial d’effort et de fatigue. Ces divers éléments ne s’équivalent pas en importance dans la production du phénomène total. Proposer une théorie de l’attention, c’est faire choix de l’un d’entre eux pour affirmer qu’il est la première condition de l’ensemble.

Le plus simple serait de considérer, avec le sens commun, l’attention comme un état tout intellectuel, où les autres éléments se surajouteraient dans la suite par association. L’attention dériverait alors des caractères de l’idée. « Pour qu’il y ait attention, a-t-on dit, il faut qu’à un instant donné l’une de nos représentations ait une intensité plus grande que les autres. Mais toute intensité ne détermine pas cet effet. On tentera donc de préciser cette intensité et, empruntant des métaphores jusqu’à la langue des électriciens, on alléguera la quantité de la représentation, c’est-à-dire « le produit de son intensité par sa durée[1] ». Seulement, comme l’a noté un éminent analyste[2], « la conscience constate une irréductible différence de forme entre cet accroissement d’intensité et celui qui tient à une plus haute puissance de l’excitation extérieure ; il semble en effet venir du dedans et témoigner d’une certaine attitude adoptée par l’intelligence ». Bouche bée, le badaud regarde passer un cortège officiel ; sensoriellement, la perception du Président de la République ne peut offrir plus de relief que la vue d’un chacun. Et donc, « ce n’est pas l’intensité seule qui agit, mais avant tout notre adaptation, c’est-à-dire nos tendances contrariées ou satisfaites » ; il y a un désir de voir pour voir qui est le fond même du badaud. Et voilà qu’avec M. Ribot l’attention plonge maintenant dans la sensibilité profonde : elle devient une forme de l’instinct de conservation et une condition de la vie ; « elle dépend des états affectifs, désirs, satisfaction, mécontentement, jalousie, etc., son intensité et sa durée dépendent de leur intensité et de leur durée ». Mais d’abord ce n’est pas tout intérêt vital, tout état affectif qui suscite l’attention. La colère, que je sache, ne fait point réfléchir et il n’est pas plus ordinaire que l’amour rende clairvoyant ou ingénieux. Est-ce devant son fils malade, ou en présence de l’inconnu de l’hôpital, que le chirurgien sera le plus sûr de sa main ? Il faut donc commencer par une restriction et, à vrai dire, on l’a faite implicitement : seuls les états affectifs modérés, les sentiments, l’émotion-état et non l’émotion-choc, peuvent être comptés parmi les déterminants de l’attention. Je note alors que ces phénomènes, qui ne rappellent que de bien loin « la proie à saisir ou la femelle à féconder », persistent, évoluent, deviennent chroniques ; ce sont des sentiments « intellectuels » ; comment ces états durables engendrent-ils l’attention intermittente ? D’autre part — et ceci est plus grave, — les sensations ou images pénibles produisent tout aussi bien l’attention que les sensations ou images agréables et attrayantes. Voici que la nuance affective n’a plus d’action ni d’influence. Or, une cause qui varie sans faire varier son effet, peut-elle être considérée comme la cause principale de cet effet ? Je vois bien que l’on peut tenter de lever cette difficulté en alléguant l’adaptation motrice à forme inhibitoire, mais je vois aussi là une contrariété ; même à l’état faible, l’émotion est de nature réactive et diffuse : comment devient-elle justement le principe d’un état essentiellement suspensif et concentré ?

La vérité, c’est que l’attention est un terme, une conquête de la conscience formée. Elle est la mesure même de l’intelligence en activité ; elle est une sorte de sommet psychologique d’où la nouvelle Métaphysique de l’esprit tente de s’élancer. Pour avoir perdu de vue cette observation si simple, on a pu décrire quelques effets frappants de l’attention, mais on les a décrits comme des parties d’un tout, alors que ce tout, dans son unité primitive et dans ses causes élémentaires, échappait de plus en plus. Il ne faut pas chercher ailleurs la raison pour laquelle sont restées à peu près stériles jusqu’ici les études du laboratoire et la mesure expérimentale. Rien ne peut être plus précis ni plus précieux que la méthode des « temps de réaction », et l’on s’étonne qu’elle n’ait encore abouti qu’à des truismes chiffrés ; c’est qu’il y avait à résoudre une question préjudicielle.

Le mécanisme, que l’on entreprend d’étudier dans sa complexité tardive, a-t-il toujours existé ou ne s’est-il pas trouvé modifié par son évolution, de telle sorte qu’il soit devenu à son terme à peu près le contraire de ce qu’il était dans son principe ? Les pages excellentes que M. Ribot a consacrées à « l’attention spontanée » et à ses commencements « biologiques » expriment bien cette préoccupation génétique. Mais déjà Wundt avait montré que la distinction de l’attention spontanée et de l’attention volontaire ne touche pas le fond des choses. Dans le premier de ces cas, avait-il dit, l’attention est immédiatement déterminée par les représentations qui lui sont offertes ; dans le second cas, au contraire, il y a lutte ou antagonisme entre plusieurs représentations. Mais il s’agit toujours d’une activité qui survient à la suite « d’irritants internes ». Depuis, le regretté Marillier a insisté dans le même sens. « Que ce soit par son intensité propre ou par celle des états de conscience qui lui sont associés, qu’une représentation devienne dominante », peu importe. Le mécanisme est identique, car « nous ne pouvons pas à notre gré faire varier l’intensité de nos représentations ». Nous renoncerons donc ici à cette terminologie qui se rencontre chez les meilleurs auteurs, Sully, Höffding, Baldwin, Kreibig, et nous verrons que l’attention spontanée de M. Ribot n’est pas, à vrai dire, une attention.

Suivant la remarque de Külpe, chaque psychologue conçoit à sa façon la nature et l’origine de l’attention. Tout le monde presque a bien vu les éléments de l’attention. Mais, parmi ces éléments, si nous voulons retrouver l’ordre d’importance et de succession, il ne faut pas nous borner à l’analyse de l’état complexe et tout formé. On a sans cesse confondu l’attention, comme mode particulier de la perception ou de l’image, avec le sentiment de conscience, l’émotion-état, l’affection sui generis, qui peut accompagner ce mode intellectuel, mais qui ne le suscite à aucun degré. Je formulerai donc ainsi le problème de l’attention : l’attention comprend un élément perceptif et un élément affectif ; déterminer le rapport de ces deux éléments. Or, ne peut-on pas trouver des formes simples ou simplifiées d’attention dans lesquelles seraient saisissables et distingués, alors qu’ils commencent seulement de s’orienter l’un vers l’autre ou au contraire de se dissocier, ces deux facteurs primitifs dont la fusion ultérieure et l’unité associative ont rendu à peu près inextricable pour la conscience développée cette question de l’attention ?

I

Le réflexe psycho-physiologique est une réplique immédiate et partielle à l’excitation périphérique ; l’émotion est une riposte d’ ensemble et d’origine centrale, occasionnée par la représentation d’un intérêt organique et vital. Elle repose encore sur une base biologique et elle exprime le succès ou l’échec de l’adaptation. Par son instantanéité, ce mécanisme ressemble tellement au processus périphérique du réflexe sensitivo-moteur qu’on les a confondus. D’une manière générale, tout état psychologique qui accompagne une réaction compliquée de l’organisme présente une grande intensité et une forte concentration. L’opération de téter, par exemple, réclame une adaptation difficile. Tout l’organisme y collabore. Nulle conscience n’est plus une que celle du nourrisson : il y a monoaffectivisme, si l’on peut dire. Observez l’enfant plus âgé qui s’épouvante à la vue d’un remède et, pendant cette crise de répulsion, la condensation intérieure de son esprit ne sera pas moindre autour de l’image répugnante : il y aura « monoïdéisme ».

Je prends maintenant sur mes genoux ma petite fille âgée d’un an et je lui donne mon portefeuille. Elle le regarde longuement, l’ouvre avec des précautions infinies, et, une à une, elle en retire les papiers qu’il contient, les examine et me les donne. Durant cette opération, elle est indifférente à tout ce qui l’entoure, et très sage ; le rythme de sa respiration se ralentit faiblement et son visage exprime tout le sérieux de la méditation. Elle est attentive. Définirai-je ce nouvel état par le seul caractère de monoïdéisme qu’il partage avec les états intenses de l’affection ?

J’observe que l’enfant s’intéresse ainsi après un bon repas, un bon bain, quand elle est heureuse et satisfaite de toutes les manières ; alors elle ne désire plus rien ; elle s’attache à une image, et, dans ce moment, il ne semble pas qu’aucune sensation, organique ou sensorielle, parvienne jusqu’à elle. Elle s’oublie totalement elle-même ; son organisme lui est devenu étranger ainsi que toutes les choses qui le concernent et qui sont pour lui une cause ordinaire de plaisir ou de souffrance. Reprenant la vigoureuse expression de Condillac, je dirais volontiers que cette petite fille est tout entière portefeuille.

Le fait du monoïdéisme ne signifie donc pas grand’chose à lui seul ; ce qui importe, c’est la nature même de l’idée dominante et le rapport qu’elle soutient avec l’individu. En dépossédant cette petite de son joujou, je provoque une crise émotive. Est-ce que l’idée du portefeuille a disparu ou s’est effacée ? Elle s’est plutôt renforcée et isolée. Où est donc la différence ?

L’enfant en colère ne pense plus au portefeuille en lui-même, mais pour elle-même. À partir du moment où ses petites mains s’en trouvent privées, elle se représente l’usage qu’elle faisait de cet objet et le plaisir qu’elle en retirait. Elle s’aperçoit qu’il était un besoin pour elle et le revêt rétrospectivement d’un intérêt tout personnel, immédiat. Le portefeuille est devenu une nécessité de son existence dont la privation l’exaspère comme ferait celle de son biberon au moment de la faim. Nous avions tout à l’heure un monoïdéisme divergent, à direction efférente, centrifuge et désintéressée ; nous en avons un maintenant à forme convergente, de direction afférente, centripète et égoïste.

Dans un précédent article[3], j’ai essayé d’établir une distinction entre l’affect pur, comme la sensation du lait, du froid et du chaud chez le nouveau-né et la sensation perceptive, mêlée de plaisir encore, mais enfin primitivement inutile, objective, relativement représentative, comme celle de la lumière. Suivez, dans le développement progressif de la conscience, la marche de l’un et de l’autre élément et vous verrez, de même que l’affect s’est organisé en émotion, le percept engendrer l’attention.

Abstraction, dira-t-on, que ces distinctions d’école. Qu’est-ce qu’un affect et un percept isolés l’un de l’autre ? — Je ne discute pas ; j’observe. Malgré l’affirmation, — théorique, en effet, et bien abstraite, celle-là — des intellectualistes, les faits révèlent chez le tout jeune enfant l’existence du plaisir, et surtout de la douleur, à l’état pur. Contrairement à l’opinion des affectivistes, il est aisé de démêler chez l’enfant plus âgé, dont les sens sont en voie d’éducation, le percept qui n’a d’autre but que lui-même et qui n’est en effet qu’un exercice de perception n’ayant aucune relation avec un intérêt organique, et ne s’accompagnant d’aucune cœnesthésie qui lui soit propre. La science analyse, bien entendu ; elle ne morcelle pas nécessairement. Il est vrai que l’instinct de conservation et l’unité biologique sont la loi la plus générale du développement individuel. Je dis simplement que ce percept représente le terme d’arrivée le plus éloigné de ce point de départ et que son rôle psychologique est de le faire oublier. Pour avoir ignoré ce fait et méconnu ce passage, pour n’avoir point séparé ces éléments dans l’analyse alors qu’ils l’étaient en effet dans les choses, on n’a pas pu débrouiller les nuances et les formes transitoires et l’on s’est trouvé condamné à ne jamais savoir au juste où commençait l’attention.

Voyez, en effet, chez l’animal et chez l’enfant, sous combien de formes confuses et d’aspects fugitifs se manifeste cette attention débutante ! Partie changeante d’un tout sans cesse en mouvement, instant d’une succession, elle échappe alors à toute détermination précise. Elle peut se confondre avec l’émotion, le besoin, l’habitude, l’instinct, le simple réflexe, et ce n’est point dans ce domaine obscur de l’activité vitale que nous en saisirons d’abord le caractère principal. Il faut chercher un cas typique, un phénomène privilégié où elle apparaisse dans sa plus grande pureté. Si notre hypothèse est exacte, ce fait décisif où dominerait l’attention doit être en même temps le plus éloigné des nécessités de la vie. Dans son principe, l’attention se confondrait donc avec le jeu. Voyons si les faits confirment cette vue.

Je trouve chez un excellent observateur des animaux, M. Groos[4], cette remarque très juste : « Quand nous avons affaire à des animaux adultes qui connaissent déjà les jeux, l’explication de Schiller et de Spencer — excès de force nerveuse — suffit peut-être. Il n’en est plus de même pour les jeux de jeunesse. » Ceux-ci se réalisent sans raison actuelle. Ils correspondent à un instinct qui ne s’exerce pas encore, et se rattachent à la nécessité de préparer pour plus tard une habileté nécessaire. « Ils sont des pré-exercices et des entraînements d’actes instinctifs importants. »

Il y a dans cette observation biologique un sens psychologique très clair : le jeu de l’animal, répétition d’un rôle encore ignoré, apprentissage anticipé d’une fonction qui n’aura que dans l’avenir son objet et son utilité, ne répond actuellement à aucun besoin de l’organisme ; il est dénué de tout caractère affectif. L’hypothèse de l’excès de la force nerveuse était vague : elle se précise ainsi. Après que les besoins vitaux ont été apaisés et que les instincts actuels ont réalisé leur fin, toute l’utilité présente de la vie est comme épuisée. L’organisme, ensemble de puissances pratiques et de mouvements adaptés, se trouve à vaquer un instant dans ses fonctions essentielles. Ainsi deviennent possibles des mouvements qui ne sont plus des réactions, mais des actions ou des suractions, des mouvements idéatifs, suscités, non plus par le besoin, mais par la perception, appropriés non plus à la relation de l’organisme et de l’objet, mais à l’objet tout seul.

Les animaux qui jouent le plus sont aussi les plus attentifs et les plus intelligents ; le domaine du jeu est coextensif, chez eux, à celui des représentations et leur aptitude à jouer est la mesure de leur curiosité. Dans les espèces supérieures, il arrive même que cette curiosité l’emporte sur les affections les plus vives ; on n’a pas oublié les célèbres singes de Darwin. « Brehm, écrit-il, communique une observation intéressante sur la peur instinctive que les serpents causaient à ses singes, mais la curiosité des singes était si grande qu’ils ne pouvaient s’empêcher de la satisfaire, même au risque d’avoir peur, et de soulever le couvercle de la caisse ou se trouvaient les serpents[5] ». Le chien assis à la fenêtre qui se promène des yeux, suivant la remarque de Schopenhauer, est bien proche de l’humanité et de la pensée objective. Il vit dans la rue, loin de lui-même, à l’écart de ses instincts, et ne s’attache plus qu’à l’image des choses. Quotidiennement, j’observe chez mon « Berger » ce passage de l’affection à la perception. Repu, il écarte d’un flair dédaigneux le morceau de pain que je lui présente. Mais voici que je convertis cette nourriture inutile en une image mouvante, mystérieuse, et que j’en fais un objet de jeu. L’animal avalera ainsi toute la quantité de pain que je voudrai, et, le divertissement fini, ce pain, redevenu simple excitant d’ordre alimentaire, sera de nouveau repoussé. Le geste de saisir avec les mâchoires et de manger avait été momentanément détourné de sa destination naturelle et utilitaire : il était intervenu comme mouvement en général dans un processus d’adaptation à un objet inconnu, étranger par lui-même à l’organisme et au besoin.

À la vérité, pour nous représenter la vie psycho-physiologique, nous n’avons qu’une notion claire, celle du réflexe ; sous ses formes les plus relevées, nous concevons encore cette vie comme un réflexe à échéance indéfiniment différée, puisque la biologie ne nous fournit d’autre idée positive que celle de réaction et de transformation. Ainsi la nature de la réaction provoquée chez un animal par un stimulant quelconque dépendra des voies suivies par l’excitation dans le système nerveux.

I. — L’excitation, dans son trajet de la périphérie à la périphérie par le détour central, chemine uniquement par des « voies héritées » : c’est le réflexe simple ou composé, l’instinct pur.

II. — Ce même stimulant, élargissant son action, se répand et rayonne à travers des voies acquises en utilisant les résultats spontanés de l’expérience.

Il faut prendre garde à cet état transitoire. Dans le schème instinctif d’une action compliquée viendront en effet s’inscrire et prendre place comme éléments de l’ensemble des états affectifs. Le renard flaire sa proie et s’approche avec prudence : sans doute, dans sa conscience étroite, l’odeur éveille le goût de la chair et un mouvement trop brusque de sa part suscite aussi dans sa mémoire l’image d’une fuite et d’une déception. Ces associations, acquises par lui, influent sur son attitude ; elles introduisent dans sa conduite une part d'invention, de telle façon que, dans les limites de la sélection naturelle, les acquêts de l'individu se surajoutent au patrimoine. Mais l’acte, dans sa totalité, n'en reste pas moins instinctif et il repose sur la liaison transmise d'une excitation externe des nerfs olfactifs avec le besoin de nourriture, ces réflexes constituant la trame et comme le squelette de l'opération dont le détail comporte seul une nuance de fantaisie. Point de confluence de l’hérédité et de l'individualité, c’est un geste spécifique à mouvements originaux comme la conquête d’une femelle à féconder ou la poursuite d’un ennemi à terrasser. Ainsi s'explique, d'une part, la sûreté et la précision de l'acte ; de l’autre, la tension générale de l’agent. La mise en œuvre d’un instinct, avec son adaptation nécessaire aux conjonctures du temps et du milieu, n’est pas rigide; elle réclame, à des degrés variables, que des mouvements acquis viennent s’insérer dans un processus hérité, en sorte que la résultante se trouve être partiellement automatique et partiellement spontanée, mi-neuve et mi-ancienne, imperturbable et affective. Et par ainsi l’on a pris d'ordinaire le déploiement d’une tendance organique pour l'attention commençante ou « spontanée ».

III. — Enfin, il y a des excitations qui, ni par voies héritées ni par voies acquises, ne peuvent être actuellement efficaces et ne produisent dans la conduite de l’instant aucun résultat utile à l'organisme. Elles ne suscitent aucune réaction précise et leur riposte s’ajourne d'elle-même. Elles s'expriment, non plus par des actes ou des mouvements extérieurs, mais par des perceptions et des images, qui sont comme des mouvement intérieurs, capables seulement, dans un temps indéterminé, de se convertir à nouveau en attitudes et en adaptations profitables. Cette fois-ci, c’est bien le domaine de l'attention, domaine, comme on le voit, infiniment variable et toujours étroit, instant difficile à saisir d'exercice et de fantaisie, lueur fugitive de spéculation. La conscience mobile de l'animal ne lui laisse pas le loisir de s’oublier longtemps; ses besoins se renouvellent avec une hâte impérieuse et ses instincts le maintiennent dans un utilitarisme perpétuel : il perçoit confusément le monde troublant et pâle dans sa vision spécifique, distraite.

Tous les observateurs de l'enfance, au contraire, ont noté son attitude spéculative. Les petits sont des penseurs, à la lettre. Par quel préjugé répète-t-on que l'enfant édifie le monde à sa ressemblance, alors qu’il ne cesse de se modeler lui-même sur la mobilité de ses jeunes images? Il se réalise dans sa perception, il s’identifie avec elle, avec les choses qu’il en tire, il se confond avec elles, il est elles-mêmes. En présence d'une pendule, lorsque après un moment d'hésitation, un enfant s'apprête à y porter la main, il a l'air de vouloir s’en faire un joujou ; cette démarche reste pourtant théorique. Elle a pour fin, non pas de conquérir la mécanique sonore ni d'en faire usage, mais de la mieux pénétrer. C’est une pensée qui s’élance et veut se mêler à son objet, une curiosité qui s’évertue et comme une représentation en marche. Les perceptions de l’enfant ne comportent aucune application immédiate; elles ne sont point susceptibles de s'inscrire aussitôt en actes dans sa conduite instinctive : elles se suffisent à elles-mêmes, ne peuvent servir à rien, elles constituent littéralement un objet qui n’est qu'objet, tableau détaché de la vie, panorama brillant que ne limite ou ne voile aucune nécessité de la pratique, pure vision, sorte de rêve inépuisable, toujours nouveau, toujours renouvelé, premier mouvement du savoir, libre essor de la conscience épanouie et qui est bien, cette fois-ci, le jeu par excellence.

Dans les jeux des enfants, sans doute, il faudrait tenir compte d’un grand nombre de facteurs : activité à dépenser, besoin social, instinct d'imitation. Il n’est pas douteux que la plupart de ces jeux se déterminent par analogie et sur l'exemple de nos activités. Un de mes amis adore le jardinage ; à force de le voir prendre un tendre soin de ses plantes, sa petite fille a inventé de « jouer à embrasser les fleurs ». Mais, quelles que soient les causes occasionnelles qui en spécifient les variétés, tous les jeux des enfants, dans leur principe, sont intellectuels. Ce sont des questions en mouvement, des hypothèses réalisées, une expérimentation perpétuelle où ne subsiste plus rien d’émotionnel. Quel trouble ou quelle séduction peut évoquer son chemin de fer pour le petit mécanicien qui le démonte? Ce garçonnet ne connaît pas les voyages, les départs et les retours, ni les adieux. Cet objet ne présente pour lui ni signification morale ni utilité organique. Extérieur à lui-même et étranger à toute son existence, le chemin de fer n’est qu'une étude et une contemplation effective, de la pensée libre. Sikorsky a très bien noté, dans les jeux de l'enfance, que le « caractère artistique, de la fantaisie et de l’entrain » est parallèle au développement de l'attention. « Les enfants qui pleurent beaucoup se développent intellectuellement beaucoup moins que ceux dont l'humeur est égale. » Pour connaître et pour comprendre, l'enfant ne travaille pas, comme on le croit volontiers, il s'amuse, et, quand il est attentif et s'instruit, c'est qu'il joue. Alors, à l'exception du sentiment confus d'une cœnesthésie favorable, règne dans sa conscience ouverte le plus complet silence de la vie personnelle et sensible. L'absence momentanée de toute Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 56.djvu/130 Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 56.djvu/131 Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 56.djvu/132 Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 56.djvu/133 Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 56.djvu/134 Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 56.djvu/135 Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 56.djvu/136 Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 56.djvu/137 Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 56.djvu/138 Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 56.djvu/139 Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 56.djvu/140 Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 56.djvu/141 Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 56.djvu/142 Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 56.djvu/143 Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 56.djvu/144 Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 56.djvu/145 Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 56.djvu/146 Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 56.djvu/147 Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 56.djvu/148 sera plus considérable, c’est-à-dire que, dans un système nerveux plus organisé et plus indépendant, des centres plus riches et plus associés pourront disposer d’une plus grande énergie et d’une plus grande étendue d’action à l’occasion d’une excitation plus petite. Physiologiquement, on ne peut pas se représenter la conscience comme attachée à un système particulier de nerfs non plus qu’à une espèce donnée d’éléments cellulaires. Elle dérive des associations qui s’organisent fonctionnellement selon des modes inconnus entre ces éléments. Aux différents degrés de richesse et de facilité que présentent ces associations, à leurs différents aspects, correspondent des degrés différents de conscience. Au sommet, se placent les associations en voie de formation qui sont encore sans action sur les centres intérieurs et dont la conscience concomitante est précisément l’attention.

Gaston Rageot.


  1. Marillier, Rev. phil., 1889.
  2. Bergson, Matière et mémoire, Paris, F. Alcan.
  3. Rev. phil., février 1903.
  4. Les jeux des animaux, Paris, F. Alcan, 1902.
  5. Cité par Groos.