C. Darveau (p. 131-143).

XVI

La succession du marquis.


« Quoique muette, ma douleur fut terrible et déchirante, parce qu’elle était vraie. Tant que le marquis fut exposé sur son lit de parade, dans le grand salon, immédiatement au-dessous du trône surmonté de ses armes, je restai anéanti auprès de sa dépouille, refusant la nourriture qu’on m’apportait, insensible, du moins en apparence, aux paroles de consolation qu’on s’empressait de m’adresser.

« Tandis que je m’abîmais ainsi dans ma douleur, Antoine, le vieil intendant de la maison, fort attaché du reste au marquis, qui m’avait toujours considéré comme un intrus au château, mettait le temps à profit pour faire des recherches dans les papiers de famille et faisait la découverte qu’il n’existait pas de testament en ma faveur ou le soustrayait, s’il en existait un réellement. Car je n’ai jamais pu éclaircir mes doutes à cet égard. Le soir même de la mort du marquis, il expédiait un courrier aux collatéraux du défunt et ceux-ci s’empressèrent d’accourir. Ils arrivèrent la veille des funérailles dans la nuit. J’étais étranger à toutes ces allées et venues. Le lendemain, je conduisis moi-même le deuil aux cérémonies religieuses qui furent accomplies avec pompe et solennité dans l’église du village. Et tandis que la foule s’écoulait silencieuse, je restai seul longtemps bien longtemps, à prier sur la tombe de mon bienfaiteur et ami, me rappelant ces paroles terribles de l’Écriture, qu’il m’avait apprises à méditer : — Memento homo, quia pulvis es et in pulverem reverteris.

« Le soleil était descendu sous l’horizon et la nuit répandait ses ombres sur la terre, quand je me décidai à quitter cette chère dépouille pour rentrer au château.

« En passant près d’une charmille où nous allions causer souvent le soir, le marquis et moi, située à l’entrée du parc par lequel j’étais entré, j’entendis la conversation suivante tenue entre trois personnages dont les voix m’étaient totalement inconnues.

— Va-t-il en faire une figure, disait l’une, quand il apprendra qu’il n’est rien ici.

— Ce sera très-amusant, en vérité ! répondirent à l’unisson deux autres voix.

— Et tous ces hobereaux sans sou ni maille, qui s’empressent autour de ce petit aventurier…

— Nous aurons notre tour, mon cousin, et tout à l’heure encore.

— Ainsi, mon cousin, vous êtes décidé à ouvrir le feu incontinent ?

— Comme vous dites, mon cousin, un feu à mitraille.

— À propos, mon cousin, comment le trouvez-vous le jouvenceau en question ?

— Eh ! eh ! fit une voix.

— Euh ! euh ! articula la seconde.

— C’est absolument mon avis, répliqua une troisième en éclatant de rire.

— Le maraud n’a rien qui me séduise…

— Quelle tournure de vilain !…

— C’est bon pour garder les vaches !…

— Son visage est commun.

— Ses yeux sont rouges.

— Peut-être sont-ils rouges parce qu’il a pleuré ?

— L’hypocrite…

« Les voix s’éloignèrent et je n’entendis pas la fin de la phrase.

« Vous l’avouerai-je ? mon accablement était tel, que ces paroles ne laissèrent aucune trace dans mon esprit, si même elles y entrèrent alors, et ce n’est que plus tard que je me les rappelai.

« Il est en Bretagne un vieil usage qui consiste à convier le soir d’un enterrement dans un grand repas tous les parents et les amis de la famille. Cela s’appelle « Le repas des funérailles. »

« Pour se conformer à cette antique coutume, une immense table avait été dressée dans la grande salle du château. Au moment où j’y pris place, au haut bout, comme m’y obligeait, suivant ma conviction, mon devoir de chef du logis, l’intendant remit à un personnage à la figure de fouine qui m’était inconnu une large enveloppe ouverte. Cet homme, placé à l’autre extrémité de la table, était flanqué de deux autres personnages que je voyais également pour la première fois.

« L’homme à la figure de fouine, après avoir conféré quelques instants avec ses deux acolytes, se levant tout-à-coup, salua à la ronde et s’exprima ainsi :

— Messieurs, moi, Népomucène-Gaston-Balthasar, vicomte de la Bouteillerie, j’ai l’honneur, tant en mon nom qu’en celui de mes deux cousins, très-hauts et très-puissants personnages baron Alban-Calixte-Dieudonné de Landernau et chevalier Antoine-Chrysologue de Vertuchoux, de vous remercier du plus profond de notre cœur reconnaissant d’avoir bien voulu vous asseoir à notre table en notre château de la Belle-Jardinière.

« Inconscient en quelque sorte à tout ce qui se passait autour de moi, je m’éveillai comme d’un rêve à ces étranges paroles dont je n’avais pas tout-à-fait saisi le sens, et m’adressant à l’inconnu qui parlait ainsi de son château, je lui demandai d’une voix mal assurée :

— Monsieur, pardonnez à mon chagrin qui m’a empêché de ne pas saisir exactement le sens de vos paroles. Veuillez, je vous en prie, me les expliquer.

« Le vicomte me regarda d’un air superbe qui aurait été ridicule en toute autre circonstance et me répondit d’un ton dédaigneux :

— Jeune homme, qui êtes-vous d’abord, vous qui osez me parler ?

— Qui je suis ? mais qui êtes-vous vous-même ? insolent ! m’écriai-je sentant déjà la colère bouillonner dans ma tête.

« Un des vieux amis du marquis, le comte de Langeac, qui me portait un réel intérêt, se levant alors :

— Je crois de mon devoir d’apprendre à M. de la Bouteillerie, dit-il en s’adressant à celui-ci, ce qu’il ignore sans doute : c’est que ce jeune homme, comme il l’appelle, est le fils d’affection, le fils d’adoption de feu mon ami le marquis de Duperret-Janson que Dieu a bien voulu appeler en son saint paradis.

« Un murmure d’approbation accueillit le témoignage de ce noble vieillard aux cheveux blancs. Mais le vicomte ne se tint pas pour battu.

— M. le comte de Langeac, reprit-il avec un sourire ironique, commet ici une légère erreur. Monsieur le comte a bien dit fils d’adoption, n’est-ce pas, en parlant de ce jeune homme ?

— Oui, monsieur.

— Eh ! bien ! la bonne foi de monsieur le comte a été surprise, sa religion trompée. Ce jeune homme a peut-être été l’affection de notre cousin défunt, mais son fils d’adoption, jamais.

— Vous mentez ! vous en avez menti ! m’écriai-je.

— Je ne mens jamais ! reprit le vicomte, avec un sang-froid imperturbable.

— Je crois devoir déclarer, dit maître Raguteau, moi, le notaire, le confident du marquis, avoir préparé pour mon noble ami un projet d’acte d’adoption en bonne et dû forme, que l’on trouvera sans doute dans ses papiers.

« Le vicomte tira un papier de sa poche, qu’il déploya avec solennité.

— Qu’est-ce que cela ? demandai-je.

— C’est l’acte dont parle maître Raguteau. Je vais le lire à haute et intelligible voix.

« En effet, il le lut au milieu du silence général, soulignant en quelque sorte chaque phrase.

— Que trouvez-vous d’irrégulier dans cet acte ? reprit maître Raguteau. Le tout est inattaquable.

— Veuilles donc, s’il vous plait, le relire vous-même, maître Raguteau, fit le vicomte en lui passant le papier.

« Mais à peine le notaire y eut-il jeté les yeux, qu’il s’affaissa sur son siège en poussant un faible gémissement.

— Qu’y a-t-il ? firent plusieurs voix.

— Hélas ! il n’est pas signé ! répondît maître Raguteau.

— Pas signé ! m’écriai-je à mon tour.

— Eh ! oui, il ne manque que cette petite formalité, reprit le vicomte en ricanant, il est vrai qu’elle est importante.

« Alors se tournant vers moi, d’un ton sec et dur :

— Maintenant, jeune homme, qu’il est bien constaté que vous n’êtes rien ici qu’un imposteur, que rien ne vous appartient et que mes cousins et moi sommes les seuls et légitimes propriétaires de ces domaines, vous allez nous faire le plaisir de déguerpir de céant et aller chercher gite et protection ailleurs qu’au château de la Belle-Jardinière.

« Un violent murmure d’indignation accueillit ces paroles du vicomte qui vit qu’il avait été trop loin.

« Quant à moi, mon commandant, je compris que j’allais étouffer ou devenir fou si je ne donnais pas sur l’heure libre cours à ma colère, à mon indignation et à ma douleur.

— Attendez ! misérable ! criai-je d’une voix étranglée en me précipitant l’épée haute sur le vicomte qui devint vert de peur, attendez ! infâme ! qui venez m’insulter sous le toit de celui que j’appelais mon père !… le châtiment suivra de près l’injure…

« Heureusement pour le vicomte, dix personnes s’interposèrent entre nous, et le comte de Langeac, pour lequel je professais une amitié respectueuse, réussit à me désarmer et à m’entrainer à l’autre extrémité de la salle.

« Cependant, maître Raguteau, qui avait repris son sang-froid, s’approchant du vicomte qu’entourait un groupe de gentilshommes indignés :

— Monsieur, lui cria-t-il avec sa franchise d’honnête homme, vous venez de commettre une action d’autant plus infâme, que vous n’aviez pour vous ni le droit, ni la justice. Quand vous avancez que ce jeune homme n’a rien ici lui appartenant, vous dites une fausseté. Urbain, monsieur, est légitime propriétaire de tout ce qu’il tient de la munificence et de la libéralité de M. Duperret-Janson dont vous êtes indigne de devenir l’héritier. Je suis là, moi, Nicolas Raguteau, notaire royal, pour en rendre haut témoignage.

— Mais je ne vas pas au contraire, moi, répondit le vicomte de plus en plus effrayé, mes cousins et moi nous consentons à lui laisser emporter tout ce qui a servi à son usage particulier jusqu’à ce jour. Mais qu’il parte à l’instant même.

« Je marchai alors sur le vicomte et je lui crachai au visage les paroles suivantes :

— Si vous croyez me faire une aumône, détrompez-vous, monsieur. Votre prétendue générosité n’est qu’un mensonge auquel vous ne croyez pas vous-même.

« C’est parce que je vous fais peur que vous cédez, alliant ainsi à votre honteuse lâcheté la plus rapace avarice. Ce peu je l’emporte, ô mon noble bienfaiteur, que l’on ose insulter trois jours après sa mort, parce que c’est vous qui me l’avez donné !…… Dans quelles mains infâmes ton héritage va-t-il tomber !… Mais dors tranquille de ton dernier sommeil, toi qui avait mérité le nom de protecteur du pauvre et de l’opprimé, dors du sommeil du juste et prie pour ton malheureux fils ! dors tranquille, tu seras vengé…

— Monsieur le vicomte de Bouteillerie, ajoutai-je, je ne vous dis pas adieu, car nous nous reverrons un jour !…

« Je sortis alors fièrement de la salle et je montai dans mes appartements. J’échangeai l’épée légère que je portais contre une lourde rapière, et je passai deux pistolets portant sur la crosse les armes de mon bienfaiteur dans ma ceinture. Je mis ensuite un peu de linge dans une légère valise, et une somme de trente mille livres en or que j’avais économisée sur la pension que me faisait chaque mois M. Duperret-Janson et un écrin renfermant mes bijoux. Puis je descendis à l’écurie, où je sellai moi-même Phébus, mon cheval favori. Derrière la selle, j’attachai la valise, je traversai avec un sourire triste et de bonnes paroles d’adieu sur les lèvres la haie des serviteurs, qui m’adoraient et qui me voyaient partir avec regret et chagrin, et je franchis seul la porte d’honneur tenant mon cheval par la bride.

« Vous devinez que, tout droit, en sortant du château, je m’acheminai vers le cimetière du village. Le marquis m’avait appris à croire et à aimer les vérités divines de la religion catholique. Là, sur sa tombe, je priai longtemps avec ferveur.

« C’est dans le malheur, mon ami, c’est quand on est près de succomber sous le poids de la douleur que l’on comprend mieux la divinité de ces vérités de la religion. Ah ! c’est surtout en face d’une tombe ouverte, penché sur cette terre humide qui nous sépare à jamais de ceux que nous avons aimés qu’il est consolant de croire à une seconde vie, à l’immatérialité de l’âme, à son immortalité et à la toute puissance de Dieu.

« Que l’on m’amène le matérialiste le plus endurci auprès de ce cercueil que quelques pelletées de terre viennent de séparer du monde, et qu’il ait le triste courage de m’affirmer que celui que je pleure, créature noble, bonne, pure et intelligente, a péri tout entier dans la mort et qu’il n’en reste qu’une vile dépouille que les vers se disputent !

« Ces sentiments, mon ami, je les ressentis dans toute leur plénitude et je m’y abandonnai. Il me sembla que ma prière évoquait la grande âme du marquis, que cette âme se mettait en communication avec la terre et qu’elle m’entourait, capable de saisir les échos de la mienne. Je lui parlai tout bas ; je lui dis comment on avait chassé son fils du toit où il était entré par sa volonté ; je lui demandai de veiller sur ma vie sans but et sans espoir désormais.

« Je sortis ensuite du séjour de la mort plus consolé. Je sautai sur mon cheval qui hennissait d’impatience et je m’élançai sans regarder derrière moi dans la direction de Paris.

— Pardon ! mon commandant, j’aurai fini dans un instant, dit le jeune homme, en remarquant un geste d’impatience de son interlocuteur.

— Vous vous trompez étrangement si vous croyez que je reste indifférent à ce récit, mon enfant, reprit d’Iberville. Je vous le répète : ne me faites grâce d’aucun détail ; réellement vous m’avez empoigné, et de longtemps, je n’ai ressenti une pareille émotion.

— Merci, mon ami, de votre intérêt. Il ne me reste que peu de choses à vous dire d’ailleurs.

« À Paris, continua le jeune homme, je me crus en droit de prendre fièrement le nom de mon bienfaiteur. Fut-ce une faute ? Peut être. Quant à moi, je crus en agissant ainsi remplir la volonté de M. Duperret-Janson. Je le portai sans scrupule, ce nom, et sans que personne vint me le contester ; car les collatéraux, qu’une avarice sordide retenait confinés dans leurs terres, ne l’ont appris que longtemps après, comme vous le verrez tout à l’heure. Je me liai avec des jeunes gens de mon âge qui m’introduisirent dans les premières familles de la ville. Ignorant des choses de la vie, dans un tel milieu, je vis bientôt la fin de mes modestes ressources. Grâce à de hautes influences, j’obtins la faveur d’embarquer sur un vaisseau du roi, et j’eus le bonheur de monter précisément sur celui que vous commandiez.

« Vous connaissez mon amour pour la fille de Jean Marie Kernouët qui fut votre ami. Malgré mes deux années de recherches, je n’ai pu obtenir un seul indice de son sort et je la pleure comme une morte.

« Ma vie est donc brisée et il ne me reste plus qu’à trouver la mort quelque part.

« Mais auparavant, mon ami, j’ai à remplir une promesse, il me faut acquitter un serment terrible. Le temps, la distance, de nouvelles affections me l’avaient presque fait oublier. Le vicomte de la Bouteillerie vient de me le rappeller.

« Des nouvelles de France m’apprennent que les héritiers de M. Duperret-Janson vont me faire un procès pour me forcer à quitter le nom que je porte aujourd’hui… Eh bien ! je le quitterai, ce nom ; mais je compte lui faire de belles funérailles.

— Mon enfant, interrompit d’Iberville, votre pensée est mauvaise, votre projet n’est pas celui d’un chrétien.

— Comment ?

— Un chrétien ne se venge pas, du moins ainsi que vous le voulez,

— Quoi ! ces hommes m’auront humilié, brisé, persécuté, anéanti ; ils m’auront spolié d’une fortune qui m’appartenait réellement puisque telle était la volonté de M. Duperret-Janson ; on veut m’enlever jusqu’au nom que je porte, et je ne me vengerai pas !

— Non, mon enfant : la vengeance n’appartient qu’à Dieu, parce que lui seul a le temps et l’éternité, ces deux choses qui échappent aux hommes.

— Urbain resta sombre et ne répondit pas.

— Croyez-moi, reprit d’Iberville, vous avez un rôle plus noble, une vengeance plus belle à exercer que celle que vous méditez.

Si l’on veut vous forcer à quitter le nom d’un homme dont vous vénérez la mémoire, eh bien ! quittez-le, ce nom. Mais il vous reste une ressource, celle de vous en créer un autre qui sera bien à vous, un qui sera célèbre et qui vous appartiendra, parce qu’il sera le fruit de votre travail ou de votre sang. L’occasion ne vous manquera pas. Vous êtes déjà bon marin, la carrière s’ouvre brillante devant vous, suivez-là.

Ce soir même, je pars pour les parages de la Baie d’Hudson où l’Anglais nous fournira de la belle besogne, croyez m’en. Je vous en promets une large part et mille occasions de vous distinguer.

— Allons, mon ami, continua d’Iberville en se levant, il est quatre heures bientôt, il ne nous reste que le temps d’aller saluer le gouverneur. Venez avec moi.

Quelques instants après, les deux marins quittaient l’auberge de la mère Cartahut, évacuée depuis longtemps déjà par tous les matelots.