LES DEUX ANNEAUX.
LÉGENDE DE LA NOUVELLE-FRANCE.

I

Autrefois, lorsque le Canada faisait encore partie des colonies françaises, que de scènes, que d’événemens dignes de relation durent marquer la vie intime de sa jeune population ! et cependant les souvenirs traditionnels des générations qui l’ont successivement remplacée n’en ont presque rien transmis à celle qui l’habite aujourd’hui. Plus d’une histoire de ces temps-là se racontent néanmoins sur la foi de légendes dont on ne trouve nulle part la trace dans les annales authentiques. Celle qui suit est peut-être de ce nombre.

Quoi qu’il en soit, il paraît qu’un jour, il y eut grand remuement à Montréal, qui n’était pas alors une ville de 60,000 âmes, mais qui pouvait déjà en compter 10,000, un peu plus, un peu moins, qu’importe ? Ô ce jour là, tous ses habitans, animés par une même pensée, quittaient leurs logis pour se diriger sur un même point, attirés par le plaisir du spectacle qui s’y préparait. Hommes, femmes et enfants, parés comme pour un jour de fête, tous se pressaient, se précipitaient comme s’ils eussent craint de ne pas y arriver assez tôt. Les propos joyeux, les rires d’une gaîté inexprimable éclataient de toutes parts et témoignaient de l’unisson des cœurs à ce mouvement, tumultueux sans désordre, confus et surexcité dans ses détails, mais plein d’harmonie et de calme dans son ensemble. Tout ce monde se portait vers la porte qui, à l’ouest, débouchait sur une vaste plaine, où il s’était donné rendez-vous et qui, dans ce temps reculé, servait de forum au bon peuple de Montréal.

Pendant ce long défilé de la ville, et même avant qu’il eût commencé, des groupes de bourgeois et de jeunes gens se formaient aux abords de l’hôtel du gouvernement, en face duquel une partie des troupes de la garnison, rangées de chaque côté de la rue, attendait l’ordre de se mettre en mouvement. Contre ces haies de baïonnettes venait s’arrêter le flot de la population qui s’écoulait par la rue Notre-Dame, en sorte que le nombre des curieux, augmenté sans cesse par les nouveaux venus, devint bientôt considérable. On pouvait bien passer, mais on ne pouvait pas se refuser au plaisir d’admirer un instant la belle tenue de ces braves soldats sous les armes, qui avaient figuré dans tant de combats et que la rupture de la paix pouvait encore, d’un jour à l’autre, appeler sur le champ de bataille ; c’eut été manquer à la patrie que de ne point, en un tel moment de loisir, promener un long regard d’amour et d’envie sur ses défenseurs les plus dévoués et que l’on savait décorés d’une gloire si chèrement acquise. Jusqu’alors, leur présence à Montréal n’avait jamais été de longue durée, puis ils ne s’y trouvaient que depuis peu de temps. Aussi le peuple rassemblé sur ce point s’empressa-t-il de témoigner l’enthousiasme qu’il éprouvait à l’aspect de ces vétérans de la Nouvelle-France, en restant près d’eux et les reconduisant lorsqu’ils reçurent l’ordre de gagner la plaine où, d’ailleurs, tous avaient hâte d’arriver.

Mais en attendant cet ordre, les soldats, immobiles, restaient appuyés sur leurs fusils ; leurs officiers encombraient les avenues de l’hôtel, d’où ils pouvaient mieux que des rangs, jouir de l’admiration qu’excitaient leurs troupes et qui se concentrait par moments sur eux mêmes, ce qui les consolait de ne pouvoir en ce moment mêler l’éclat de leurs uniformes aux brillantes toilettes des dames qui se promenaient avec leurs partenaires dans toutes les allées du jardin sur lequel ils avaient vue. Ceci était vrai surtout pour les plus avancés en grade ; quant aux plus jeunes, leurs subalternes, qu’une gaîté plus expansive paraissait animer, il eut été difficile de dire au juste s’ils ne prenaient pas autant de plaisir à concentrer leur propre admiration sur les jolies têtes qu’ils voyaient qu’à recevoir celle de la foule. Les longs et fréquents regards qu’ils semblaient jeter sur les frais ombrages et les verts gazons des promenoirs qui se déroulaient devant eux pouvaient s’interpréter par la foule enthousiasmée comme un indice de leur désir de se soustraire à l’ardeur du soleil ; car la matinée était belle, et, sans être excessive, la chaleur qu’il faisait pouvait naturellement faire naître un tel désir chez ceux qui, comme ces jeunes messieurs et la foule elle-même, y étaient exposés. Mais, pour l’observateur attentif, il était désormais constaté que, malgré leur dévouement pour leur patriotique profession, leurs cœurs n’étaient pas tout à l’amour des armes. Leurs tendres mais respectueuses missives, transmises discrètement à travers l’espace avec toute la rapidité du télégraphe électrique, auquel on était pourtant loin de rêver à cette heureuse époque, recevaient assez souvent de douces et modestes réponses de la part des beaux yeux auxquels elles s’adressaient ; ce qui prouvait que ces aimables et mystérieuses correspondances avaient dû être entamées ailleurs et qu’elles ne se renouvelaient ici que par continuation.

L’un de ces jeunes officiers surtout, qu’à son costume on reconnaissait pour un des lieutenants du bataillon de milice qui avait été appelé à partager les honneurs du jour, jeune homme d’une figure intéressante et sur la physionomie duquel se développait la plus heureuse combinaison de l’âme et de la chair, de l’intelligence avec les plus nobles instincts du cœur ; ce jeune homme ne se lassait pas de regarder du côté vers lequel les regards de ses camarades ne cessaient aussi de se reporter, sans trahir toutefois d’autre préoccupation que celle qui pouvait naître de leurs habitudes de politesse et de courtoisie ; mais il y avait dans l’aspect du jeune milicien quelque chose qui tenait de la fascination. On pouvait facilement deviner qu’un intérêt plus qu’ordinaire pour lui s’attachait au tableau qu’il contemplait avec ravissement. Une joie intérieure se lisait dans ses yeux et lui donnait en quelque sorte l’air de partager la gaîté de ses amis, à laquelle pourtant il était complètement étranger, bien qu’il eût le soin de temps en temps de paraître goûter les bons mots, les saillies qui formaient le fonds inépuisable de leur joviale conversation, comme s’il eût craint le reproche d’être livré corps et âme aux étreintes d’un sentimentalisme outré et de s’attirer le terrible châtiment de leurs railleries, arme qu’il redoutait mille fois plus que leurs épées, déjà si redoutables pourtant. Mais, malgré tous ses efforts pour ne point paraître moins gai que les autres, il ne put réussir à cacher jusqu’au bout sa distraction. Ceux qui étaient le plus près de lui finirent par s’en apercevoir. Les distractions qui les avaient eux-mêmes jusque là si bien aidés à convertir en plaisir la peine d’une attente prolongée commençaient à disparaître pour les uns, à s’éteindre pour les autres dans la jouissance du moment ; ils allaient donc se faire une distraction de celle de leur compagnon d’armes.

Ils venaient de faire une précieuse découverte : l’abondance leur venait au moment de la disette.

Le jeune milicien ne s’apercevait plus de ce qui se passait autour de lui, tant il était absorbé par l’idée de ce qu’il voyait au-delà, lorsqu’un de ses voisins, qui le contemplait lui-même depuis un quart d’heure en souriant, se pencha doucement vers lui et lui souffla ces mots à l’oreille :

— Mon cher lieutenant, vous paraissez jouer là une intéressante partie.

— Oui, répondit un autre aussitôt ; j’espère que vous n’y avez pas encore joué votre dernière carte.

— Vous voyez bien que la dernière carte est jouée, reprit un troisième, puisque monsieur savoure déjà les délices de la victoire.

— Certes, il faut convenir, dit un autre, qu’il a raison d’être fier de sa victoire, car le prix en est beau.

— Le traité de paix est-il conclu ? demanda le premier des interlocuteurs.

— Non sans doute, répondit un autre, puisqu’il en préparait tout à l’heure les principaux articles dans le silence de ses méditations.

— Espérons qu’il saura se montrer aussi habile diplomate qu’il est heureux conquérant.

— Puisse-t-il placer un bouton d’or dans sa couronne de lauriers !

Le jeune milicien, averti dès les premiers mots sur les conséquences de son étrange distraction, s’en était remis bien vite ; il essuyait le feu roulant de ses agresseurs avec un courage admirable, sans toutefois leur riposter, de peur sans doute de rendre leurs attaques plus vives encore ; ce qui ne les empêcha pourtant point de revenir à la charge. Lui cependant ne perdit point contenance et persista dans son excellent système de défense jusqu’au bout. Malgré le sourire et la charmante humeur avec lesquels il accueillait toutes leurs épigrammes, il devenait pourtant, sur la fin, évident qu’il n’aurait pas été fâché de quitter le champ de bataille, surtout depuis qu’il avait vu disparaître du promenoir un groupe de dames où se trouvait l’objet tant admiré ; car on a déjà deviné que ce n’était pas les beautés végétales du jardin, mais une autre beauté, que nous ferons mieux connaître tout à l’heure, qui avait captivé l’attention du jeune lieutenant. C’était donc pour l’amour de celle-ci qu’il endurait depuis une demi-heure tous les tourments de sa situation. Pour y mettre fin, il crut pouvoir intéresser ses spirituels mais cruels amis et détourner leur attention, trop concentrée sur lui, en leur faisant observer que l’heure du départ devait être arrivée, et il leur exprimait sa surprise de ce que l’ordre n’en eut pas encore été donné, lorsqu’ils virent un jeune homme en livrée, qui venait de fendre la foule, les aborder, tenant à la main une lettre qu’il venait de tirer de ses poches et qu’il leur présenta en leur disant : « C’est pour monsieur le lieutenant Claude Bronsy. » C’était le nom de notre jeune milicien, de celui-là même qui désirait si ardemment pouvoir échapper aux amicales boutades de ses camarades, ne fut-ce que pour mieux se livrer à la jouissance de ses douces inspirations. Il s’empressa de prendre la lettre des mains du laquais dont la venue était si opportune et s’éloigna rapidement en se dirigeant vers l’hôtel où il entra, se félicitant intérieurement que le hasard l’eût si bien servi.

Il rencontra dans l’antichambre le commissaire aux soins duquel la maison avait été confiée par le gouverneur, parti de Montréal depuis quelques jours pour aller rejoindre le gouverneur-général qui l’avait mandé près de lui. Le commissaire crut que ce jeune officier venait s’enquérir de l’ordre qu’on attendait pour mettre les troupes en marche ; il lui dit : « Lieutenant, je comprends bien qu’on ait hâte de partir ; voilà près d’une heure que vos troupes attendent, mais j’attends moi-même l’ordre que vous venez chercher. D’ailleurs, votre colonel sait bien que je dois le lui transmettre. »

— Pardon, monsieur, dit le lieutenant Bronsy s’inclinant profondément afin de mieux voiler l’embarras que lui causait le reproche du commissaire ; je ne suis pas venu pour cela. Je viens de recevoir une lettre que je soupçonne devoir être de quelque importance, puisqu’on n’a pas cru convenable d’attendre un peu pour me la remettre, et c’est tout simplement pour la lire sans témoins que je suis entré.

— En ce cas, reprit le commissaire, je loue fort votre discrétion. Ici, vous pourrez lire votre lettre en toute liberté et y répondre même si vous le désirez. Cependant, si vous voulez répondre d’ici, je vous préviens qu’il faudra que votre plume soit bien rapide et que vous n’en ayez pas long à dire, car l’ordre ne peut pas tarder longtemps.

— Seulement suis-je bien sûr que vous voudrez m’en prévenir ?

— Soyez tranquille sur ce point, dit le commissaire avec bienveillance et comme s’il se fut repenti de sa méprise ; vous porterez l’ordre vous même au colonel.

Le lieutenant fit ses remercîmens et le commissaire ordonna aux gens de service de l’introduire dans un cabinet qui se trouvait en arrière, au fond d’un corridor qui conduisait à une grande salle où se faisaient les réunions du Conseil, et qui, ce jour là et les jours précédents, avait servi de local aux assemblées de la célèbre « Compagnie des négociants et habitants du Canada pour le commerce des castors. » Introduit dans le cabinet qui lui était indiqué, Claude Bronsy se jeta dans un fauteuil et cessa bientôt, par l’intérêt qu’il prit à la lecture de la lettre qu’il venait de recevoir, de s’étonner que l’envoi n’en eût pas été fait un peu plus tôt ou un peu plus tard, tout en remerciant son étoile qu’il l’eut été précisément au moment où il avait eu lieu.

Ce message venait d’une personne qui lui était bien connue et bien chère, ce que toutefois il ne put deviner par la suscription dont l’écriture différait de celle de l’intérieur ; mais dès qu’il l’eut ouvert, une exclamation soudaine, partie de son cœur vivement épris, proclama le nom de l’aimable signataire avant même que son avide regard l’eut rencontré au bas de la première page où il était inscrit presque en toutes lettres. Puis, comme s’il se fut repenti d’avoir prononcé ce nom à haute voix, il se dit à lui même aussitôt :

« Imprudent ! j’ai parlé haut. »

Il jetait en même temps un coup d’œil autour de lui, comme pour s’assurer qu’il était bien seul ; mais n’apercevant de têtes que celles des portraits qui ornaient le cabinet : « Ces témoins-ci seront muets… comme la tombe où ils reposent, » se dit-il en fixant deux belles peintures qui étaient en face de lui.

C’étaient les portraits des illustres fondateurs de Québec et de Montréal, Champlain et de Maisonneuve.

«  Mais quelle crainte frivole s’empare de moi ! » reprit-il résolument ; « le seul homme qui eût le pouvoir de s’opposer à mon bonheur, n’y consent-il pas maintenant ? »

Et il se mit à répéter le nom qu’il avait prononcé d’abord avec tant d’effusion, se disant cette fois avec le plus ardent enthousiasme :

« Oui, je le dis haut ce nom que j’honore et que j’aime ; grâce au ciel, l’ange qui le porte est à moi maintenant. »

Il déploya donc la lettre et y lut ce qui suit :

« Monsieur, — Je me hâte de vous prévenir qu’il se trame quelque projet contre nous : je le crains du moins. M. — que mon père honore de sa confiance, comme vous savez, l’est venu voir ce matin ; ils ont eu une longue et secrète conférence ensemble, à la suite de laquelle ils sont sortis, ainsi que je viens de l’apprendre, pour se rendre à l’assemblée de la Compagnie dont ils sont membres.

« Ma mère et moi, nous sommes allées au promenoir, d’où je vous ai vu, Claude.

« À notre retour et dans le moment où ma pensée, toute entière à vous, s’abandonne aux plus douces espérances, une note déposée sur ma table m’apprend que mon père pourrait changer de dispositions à votre égard. Il ne me dit pas positivement qu’il renonce à votre alliance, mais il veut que vous sachiez qu’il entend au moins différer le jour, déjà fixé de son consentement, où ma destinée sera pour toujours unie à la vôtre. Il insiste sur ce point. Dieu veuille que ce ne soit point là le prélude d’un grand malheur ! Quoi qu’il arrive, un traitement aussi cruel ne pourrait venir de mon père. Il m’a déjà donné, à moi, qui ne cesserai jamais de le chérir et de le révérer, trop de preuves de sa sollicitude paternelle pour qu’elle puisse me faire défaut quand elle est garantie par la sanction qu’il accorde à vos vœux. Ainsi, tout n’est peut-être pas perdu. Maman, qui m’autorise également à vous écrire ces lignes, nous dit d’espérer. Espérer ! mon cœur me le commande. Dieu le permet. Ne suis-je pas votre fiancée ?

« Blanche Aubert. »

Quand il eut fini de lire cet écrit, qui le faisait passer tout à coup de la joie à la douleur, Bronsy eut besoin de tout son courage pour résister au violent désir qu’il eut de voler aussitôt auprès de sa fiancée ; le devoir le contraignit de rester où il était. En proie à la plus vive anxiété, il cherchait à s’expliquer la cause de ce qui lui paraissait un changement dans les dispositions de son futur beau-père.

Il ne s’aperçut pas que le papier qu’il tenait entre ses doigts venait de tomber.

La feuille déployée couvrait de tout son format un coin du tapis où reposaient les pieds du jeune lieutenant et sur lequel en tombant elle s’était retournée de manière à présenter à son regard un ajouté de quelques lignes contenues à la deuxième page et dont il n’avait pas dû soupçonner l’existence, parce qu’à la première tout lui indiquait que la lettre y était terminée. Tel n’était point le cas cependant, comme on vient de le voir.

Dans ce post-scriptum, Blanche Aubert faisait savoir à son fiancé qu’elle lui envoyait le gage qu’il lui avait fait promettre de lui donner en retour de celui qu’il lui avait donné lui-même.

Ce gage confié au pli de la correspondance qu’on a vue plus haut, c’était un anneau de cheveux artistement entrelacés autour d’un fil d’argent, dont les deux bouts, ramenés à la surface supérieure, y décrivaient deux jolies petites lettres, rendues plus brillantes par l’éclat d’un rubis placé au milieu et dans les rayons duquel l’œil, un moment ébloui, saisissait bien vite l’image de deux cœurs étroitement unis. Ces cheveux étaient ceux de la bien-aimée de Claude Bronsy, ces lettres étaient leurs initiales.

Tout à coup, un bruit, parti de la salle voisine, vint frapper l’oreille du jeune milicien et l’arracher à sa rêverie. Ce bruit était celui de deux voix d’hommes qui se renvoyaient la parole sur le ton de l’amitié et d’une cordiale entente ; ils semblaient venir du côté du cabinet. Claude s’empressa de ramasser la lettre qui gisait à ses pieds, et se disposait à la replier lorsqu’il aperçut le post-scriptum qu’elle contenait ; mais avant qu’il eût le temps de le lire, les voix qu’il venait d’entendre s’étaient déjà tellement rapprochées de lui qu’il put reconnaître les interlocuteurs et comprendre tout ce qu’ils se disaient. La porte de la grande salle s’était ouverte et ceux-ci, d’un pas assez rapide, s’étaient avancés, toujours en causant, jusqu’à la porte du cabinet. Bronsy, qui avait eu le soin de la fermer pour mieux se mettre à l’abri des interruptions et des regards indiscrets de ceux qui pouvaient passer dans le couloir, ne put refuser son attention à l’entretien des deux personnages qu’il reconnaissait, et dont l’un du moins lui était parfaitement connu, parce qu’il comprit qu’il pouvait, pour son compte et celui de la famille dont il sollicitait l’alliance, se trouver intéressé dans les engagemens que prenait vis-à-vis de l’autre celui des deux causeurs qu’il connaissait si bien, puisque celui-ci n’était autre que le père de Blanche Aubert.

Claude Bronsy ne commettait donc aucune indiscrétion en écoutant une conversation où l’on allait peut-être décider de son sort et dont on le rendait, d’ailleurs, témoin malgré lui. Aussi s’empressa-t-il d’y prêter une oreille attentive et de se rapprocher tout doucement, pour n’en rien perdre, de la porte où les deux personnages s’étaient arrêtés. Mais leur entretien, commencé dans la salle des assemblées, tirait à sa fin, et Claude ne put en conséquence en recueillir qu’un fragment.

— Maintenant, disait l’un des interlocuteurs, tout est convenu ; vous connaissez tous les détails de cette entreprise, il ne s’agit plus que d’en tirer le meilleur parti possible, et pour cela vous voyez que vous n’avez pas de temps à perdre. Je serais au désespoir qu’on pût nous enlever cette proie.

— Oui, répondit le père de Blanche Aubert, je crois que ce sera une bonne affaire, et nous serions bien fous de ne pas en profiter.

— Comment, une bonne affaire ! une rafle de deux cent mille francs, au moins, mon cher, en bénéfices clairs et nets.

— Que nous partagerons loyalement.

— Sans doute. Nos concurrents en crèveront de dépit.

— Et nos bons amis de la compagnie n’en mourront pas de plaisir ; mais tout de même, l’affaire n’en est pas moins honnête, honorable.

— Parfaitement honorable, autrement je ne vous l’aurais pas proposée. Ainsi, n’oubliez pas, ce soir, à la Pointe à Callières.

— C’est convenu, mais vous même n’oubliez pas l’écrit qu’il me faut.

— Tout sera prêt, mon cher Aubert, ne craignez rien ; vous serez à peine rendu sur la plaine que l’écrit sera fait en bonne forme. Que je regrette de ne pouvoir vous accompagner dans cette expédition ! mais il faut que je reste, comme vous savez, pour veiller à nos intérêts auprès de la compagnie et lui présenter mon rapport. Nos sauvages sont ici pour quelques jours encore, et d’ailleurs…

— Suffit, je comprends ; ainsi donc, ce soir, à la Pointe à Callières.

— Oui, à la Pointe à Callières.

Cela dit de part et d’autre, les deux amis se séparèrent ; l’un regagna la salle d’où ils étaient venus, l’autre se dirigea vers la porte de sortie.

Bronsy, ne sachant précisément que penser de ce qu’il venait d’entendre, à demi fâché de ce qu’il n’eût surpris aucune révélation qui lui parût avoir quelque rapport avec la lettre de la fille de celui qui sortait, éprouva le plus violent désir de courir après lui pour lui en demander l’explication ; un désir plus impérieux, cependant, le retint ; le post-scriptum pouvait tout expliquer, pensa-t-il, ou du moins modifier la situation considérablement ; il fallait donc le lire avant tout. Mais cela, malheureusement, lui fut impossible ; car à l’instant même où son regard se fixait sur les premiers mots, une bruyante explosion se fit entendre dans la rue en face de l’hôtel ; c’était le bruit des tambours qui annonçait au lieutenant consterné que les troupes allaient se mettre en mouvement. Il s’élança dans le corridor, où le commissaire, venant au devant de lui, s’empressa de lui dire, en regardant à sa montre, que l’heure du départ était sonnée depuis déjà quelques minutes ; mais qu’il avait bien fallu donner aux chefs de la compagnie réunis à l’hôtel le temps d’achever ou d’ajourner leurs délibérations avant de mettre les troupes en marche, puisque c’était avec eux et pour eux qu’elles faisaient garde ce jour-là. Il ajouta que le colonel prévenu de l’ajournement qui venait d’avoir lieu, n’avait plus, pour partir, qu’à recevoir cet avis d’une manière officielle.

Le jeune milicien profita du moment où ces instructions lui étaient données pour insérer sa lettre dans son gant, persuadé qu’elle y serait, mieux qu’ailleurs, à sa disposition pour pouvoir la développer de nouveau si la moindre occasion s’en présentait durant le service du jour.

Durant le quart d’heure qu’il avait passé dans la maison gouvernementale, ses jeunes camarades, toujours enjoués, n’avaient pas manqué de sujets pour alimenter leur gaîté. Un groupe de curieux s’était formé près de l’entrée du jardin, où venait de s’arrêter un magnifique équipage, et plusieurs jeunes gens de la ville, non moins joyeux que leurs voisins militaires, s’y amusaient franchement d’une discussion qu’ils avaient provoquée sur la grave question qui suit, cela dans le but de mystifier certains auditeurs, parmi lesquels se trouvaient des personnes qui, venues des autres villes, de la campagne et des postes sauvages, voyaient Montréal pour la première fois.

— À qui le beau carrosse qui nous arrive là, avec les belles dames qui y sont montées comme si elles ne devaient plus en descendre ?

S’écria tout à coup l’un de ces jeunes étourdis.

— Mais c’est le général qui vient avec toute sa famille, dit un autre à voix basse, contrefaisant le discret.

— Est-ce possible ? oh ! les jolies filles ! exclamèrent à la fois deux ou trois jeunes cultivateurs enthousiasmés.

— Mais où est donc leur père ? demanda l’un d’eux.

— Le général ? vous allez le voir paraître bientôt avec sa graine d’épinard, fit un farceur promenant la main sur le bras de son voisin par forme d’explication.

— Est-ce que le général cultive les épinards ? demanda naïvement un brave laboureur qui avait le malheur de se présenter avec un nez décoré d’énormes protubérances cramoisies.

— Certainement, lui répondit-on au milieu des rires de la foule ; le général cultive la graine d’épinard comme vous cultivez les tomates ; seulement, il ne la porte pas sur le nez.

De longs éclats de rire accueillirent cette moquerie quelque peu brutale, mais dont le comique était irrésistible en présence du nez fatal qui l’excitait. L’infortuné qui en était le porteur, piqué au vif de l’outrage offert à son organe respiratoire, prétendit que, malgré l’infirmité dont il avait plu à la Providence de l’affliger, il avait encore le nez assez fin pour sentir l’imposture du railleur. L’hilarité, pour le coup, se tourna contre ce dernier ; mais ses amis s’empressèrent de venir à son secours, et les quolibets se continuaient encore lorsqu’enfin les tambours annoncèrent le prochain départ des troupes.

Les plus jeunes des officiers, à l’instar de leurs supérieurs, prirent aussitôt leurs postes, laissant percer à travers les frisures de leurs moustaches la contrariété qu’ils éprouvaient de s’y voir cloués, pendant que leur courtois colonel se donnait encore le plaisir de la conversation auprès des dames de l’équipage dont l’identité était devenue un problème si amusant.

Mais le colonel savait bien qu’il ne jouirait pas longtemps de ce plaisir : les officiers s’étaient à peine alignés, qu’un d’eux, celui qu’on avait vu quelques instants plus tôt entrer à l’hôtel, en sortait pour venir lui livrer le message qu’il venait de recevoir du commissaire.

Le colonel et le lieutenant Claude Bronsy se mirent donc aussi eux respectivement à leurs postes.

Cinq minutes après, toutes ces troupes, tout ce monde, défilant par la porte de la ville vers laquelle on a vu que se dirigeait le gros de la population, débouchaient sur la plaine où les attendait un spectacle qui ne pouvait manquer d’exciter une vive curiosité toutes les fois que, soit là, soit ailleurs, il se reproduisait, ce qui avait lieu ordinairement à des époques assez rapprochées, à moins que des évènements imprévus, une guerre par exemple, ne le fissent ajourner indéfiniment. Il s’agissait donc, on l’a déjà deviné, d’une de ces grandes fêtes ou réceptions publiques que l’on donnait parfois aux chefs des tribus indiennes avec lesquelles la Compagnie des Pelleteries était le plus en relations pour la traite des castors et des autres fourrures dont elle faisait commerce.