Thérien Frères Limitée (p. 97-106).


LE CONTE DU GRAND-PÈRE


Je suis curieuse, mes enfants, vous le savez maintenant ; c’est d’ailleurs mon seul défaut ! Je semble avoir été fixée dans le ciel pour regarder tourner la terre et m’amuser de ce que font les hommes, les femmes, les enfants qui se succèdent si ressemblants et si différents.

C’est quand je suis toute ronde, avec mes deux yeux ouverts au-dessus de mon gros nez, que je me promène avec plus d’intérêt au-dessus des maisons et des jardins, et les fenêtres ouvertes m’attirent irrésistiblement : j’entrevois des intérieurs où se passent tant de choses ! On ne se défie pas de moi et on parle et on agit bien simplement pendant que je regarde et que j’écoute.

Un soir, j’étais tannée ! Vous savez bien ce que cela signifie. Je n’aimais plus rien et je faisais ma ronde de vieille Lune désabusée qui a hâte d’aller se coucher et qui pourtant n’arrête jamais d’éclairer un côté après l’autre du globe terrestre !

En passant devant une vieille maison de pierre, couverte de vignes où dormaient les oiseaux, comme je jetais un regard distrait sur une fenêtre ouverte, je vis une petite fille blonde, vive comme un écureuil, qui trottinait par la vaste pièce : elle bondissait d’un fauteuil à l’autre, courait à la fenêtre et cria de joie en m’apercevant : « La Lune ! Grand-père ! La Lune qui vient nous voir ! »

Du coup, j’étais conquise. Elle revint en dansant vers le bon vieillard enfoncé dans son fauteuil à oreillettes ; vivement, elle tira un tabouret à ses pieds et, les mains croisées sur les genoux de son bisaïeul, elle supplia :

— Veux-tu mon conter une histoire ? Ta plus belle ! Des choses stradinaires !… avec des fées dedans !

— Je puis te raconter des histoires extraordinaires sans faire intervenir les fées, ma chérie ! car, depuis cent ans, j’ai vu des choses fantastiques. Je suis certain, d’ailleurs, que tu ne crois plus aux fées ?

— Pas tout à fait, grand-père, mais un petit peu ! je me fais croire qu’il en reste encore une qui me donnera tout ce que je lui demanderai, mais raconte ! raconte !

— Il y avait une fois un petit garçon, remuant comme tous les petits garçons, un peu gâté par ses parents, mais pas trop ! Il habitait une vieille maison comme celle-ci, dans un village entouré de grands bois et traversé par une rivière appelée l’Yamaska.

— Comme notre rivière ?

— Oui, précisément. Chaque année, ses parents l’amenaient voir ses grands-parents à Montréal, et dans ce temps-là il n’y avait qu’un moyen de s’y rendre : dans une bonne voiture traînée par deux gros chevaux.

On couchait en route chez une vieille cousine dont la moustache piquante intriguait beaucoup le petit garçon, mais cette bonne vieille dame le régalait, le bourrait de si bonnes friandises que le petite garçon se laissait piquer par elle tant qu’elle voulait.

Le lendemain, on repartait, et l’enfant était sûr que sa grand’mère habitait le bout du monde et que jamais les chevaux ne pourraient s’y rendre !

On arrivait, tout de même : on se faisait manger de baisers, gronder quand on faisait des gâchis sur la belle nappe, et l’on s’endormait dans un grand lit qui ressemblait à une petite maison entourée de ses rideaux fleuris, et le lendemain, et tous les jours, c’était du plaisir !

Un jour, un des oncles du petit garçon entra au salon tout joyeux en disant : « Enfin ! les travaux sont terminés, c’est demain l’inauguration : je suis invité et vous aussi, mes belles dames ! » Et il s’inclinait cérémonieusement en riant devant la grand’mère et la mère de l’enfant.

— Et moi ! Et moi ! cria le petit garçon.

— Comment qu’il s’appelait, le petit garçon ?

— Je te le dirai plus tard.

— Tu viendras aussi, marmot, répondit l’oncle.

Je te laisse imaginer ses questions sur la fête dont on parlait avec tant d’animation : on essaya un peu de le renseigner, mais il ne comprit rien et il en rêva toute la nuit.

Le lendemain on traversa à Longueuil en bateau, et cela, déjà était nouveau et enchanteur pour le petit bonhomme.

On arriva au milieu d’une foule massée sur une plateforme le long de laquelle couraient des rails de bois à perte de vue, et en face de la plateforme était une longue et grosse voiture garnie, de chaque côté, de petites fenêtres. Accrochée en avant de cette voiture, il y en avait une autre plus courte sur laquelle une cheminée lançait une fumée noire qui s’échappait en sifflant.

Après des discours très ennuyeux, les invités montèrent dans le wagon meublé de sièges de velours rouge. Un coup de sifflet strident et, au milieu des cris et des applaudissements, la voiture glissa sur les rails, lentement d’abord, et de plus en plus rapidement.

Cette machine marchait toute seule ! Les arbres couraient de chaque côté, et l’enfant, saisi, émerveillé, poussait des cris de joie.

C’était l’inauguration du premier chemin de fer dans notre province, ma petite fille, et le petit garçon, c’était moi !

Depuis cette invention, j’en ai vu naître bien d’autres : aucune ne m’a causé une pareille émotion !

La découverte de l’électricité avec toutes ses applications ; l’éclairage, le téléphone, le radio ; la puissance motrice a transformé le monde, puis on a inventé l’automobile, les aéroplanes, les sous-marins ; ce sont des merveilles que tu trouves toutes simples, toi, mais que moi j’ai vu inventer, peu à peu et une à une.

Si tu vis longtemps comme ton vieux grand-père, tu connaîtras d’autres inventions encore, mais tu n’auras pas vu les débuts de cette transformation du monde par le génie des hommes de science dont l’histoire véritable est plus merveilleuse que tous les contes de fées.

La petite fille écoutait attentivement, les mains croisées sur les genoux de son grand-père : dans la pièce, tout à fait obscure maintenant, mes rayons les illuminaient tous deux, et la petite fille, tournant la tête vers moi, s’écria :

— Et la belle Lune a vu tout cela, grand-père ? elle a été toujours, toujours ?

— Depuis la création, oui, mon enfant.

L’enfant continua à me regarder gravement : C’est bien long, toujours ! dit-elle.