Thérien Frères Limitée (p. 75-87).


ONDINE


Il y avait une fois un homme et une femme qui habitaient une petite maison en bois rond, au pied d’une haute montagne boisée à peu de distance de la mer. Ils étaient très pauvres et ils étaient encore plus malheureux ! Ils avaient perdu une petite fille qu’ils adoraient et ils ne pouvaient se consoler de sa mort. Ils n’avaient plus ni ambition ni courage : la maison était mal tenue, le jardin à l’abandon, et la terre, ensemencée bien juste assez pour subvenir à leurs besoins immédiats.

Un jour que le bonhomme commençait à abattre un gros arbre pour se faire du bois de chauffage, il entendit une petite plainte qui montait à chaque coup de hache. Il arrêta, écouta et demanda :

— Qui se lamente ainsi ? Dites et j’irai à votre secours.

Une voix faible répondit :

— Arrête de frapper cet arbre ! Tu me fais mal ! Je suis une fée enfermée par un méchant génie dans ce gros chêne ; chacun de tes coups me blesse et tu me tueras si tu continues !

— Pardon, excuses, madame la fée ! Je ne savais pas que vous étiez dans cet arbre ! Mais voudriez-vous me dire comment trouver du bois pour faire bouillir le pot-au-feu ?

— La forêt est remplie d’arbres, mon pauvre homme.

— Oui, mais ce petit morceau de terrain seulement m’appartient. Certes, le richard qui est propriétaire du grand bois ne s’apercevrait pas de la disparition d’un ou deux de ses arbres, mais je suis honnête et je ne prends pas le bien des autres.

— Tu es un brave homme et tu m’as épargnée ; ne sois plus inquiet : hiver et été, quand tu auras besoin de bois, pense à moi et ton coffre se remplira.

— Merci de tout cœur, madame la fée, puisque vous êtes si puissante, ne pourriez-vous nous faire rendre notre petite fille par la cruelle Mort qui nous l’a enlevée ? On ne peut pas s’en consoler, la mère et moi !

— Vous rendre votre petite fille est impossible, mais peut-être… Écoute : à l’aube, demain, trouve-toi au bord de la mer, vis-à-vis la Roche aux Cormorans, et il se peut que tu aies une aventure étrange. N’en parle à personne car il n’arrivera peut-être rien du tout, et il vaut mieux ne pas ébruiter les insuccès.

Jacques, retournant chez lui, aperçut son coffre rempli de bois, et il sourit en voyant cette première promesse réalisée. En fumant sa pipe, le soir, sur le banc adossé à la maison, il pensa à sa petite fille si caressante, et il essayait d’imaginer ce qui lui arriverait, peut-être, le lendemain matin.

Le soleil n’était pas encore levé quand il se rendit à la grève, et assis sur une roche plate, en face de la mer qui déferlait doucement en roulant les galets, il attendit et finit par s’assoupir. En ouvrant les yeux, il vit, tout près, sur le sable, un enfant qui essayait de se dépêtrer des longues herbes marines enroulées autour de son petit corps nu. Il courut au bébé, et ayant dénoué le varech et les mousses, il prit dans ses bras la petite fille qui jasait comme un oiseau. Ses cheveux blonds étaient ruisselants et elle avait des yeux bleus comme le ciel. Il l’enveloppa dans sa blouse et, à grands pas, s’en alla chez lui.

Et tous deux s’empressèrent autour de l’enfant : en un tour de main, elle fut réchauffée et habillée. Elle s’endormit après avoir bu du bon lait chaud.

— Qu’allons-nous en faire ? dit la mère.

— Chercher vite ses parents, répondit le père.

— Si nous la gardions jusqu’à ce qu’on nous la réclame ?

— Femme, tu n’y penses pas ! Ses parents la croient noyée, ils doivent se désespérer… Mets-toi à leur place ! Je pars de suite pour m’informer.

Les recherches furent vaines : à dix lieues à la ronde, personne ne savait rien, et enfin, ayant fait tout leur possible, ils furent ravis de garder l’enfant. À mesure que le temps passait, elle devenait de plus en plus leur propriété.

— Sais-tu, femme, que la découverte de notre petite, c’est l’aventure promise par la fée ? Depuis ce temps, vois comme tout va bien ! Nos vaches donnent du lait que nous vendons ; le grain pousse, le jardin est beau et même notre cabane est devenue jolie !

Ils l’aimaient beaucoup, cette enfant qu’ils avaient appelée Ondine, mais ils la gâtaient : elle devint exigeante et volontaire et ses parents se faisaient ses esclaves.

Servie et adulée par eux, elle recevait sans reconnaissance ce qu’ils lui prodiguaient, et jamais elle ne pensait à leur rendre le moindre service. Même quand sa maman avait besoin de son aide, elle bougonnait et refusait de se déranger !

D’abord aveugles sur ses défauts, ses parents finirent par en souffrir et s’inquiéter d’avoir une enfant si dure et si égoïste.

Ondine, si belle, était méchante. Elle arrachait les ailes des mouches et faisait brûler les papillons au-dessus de la lampe ; elle effeuillait les fleurs et entaillait les arbres ; elle maltraitait le chien et les chats, et quand sa maman lui disait : « Tu leur fais mal ; n’as-tu pas pitié d’eux ? » elle éclatait de rire et continuait de s’amuser en faisant souffrir. Elle ne voulait pas prier avec ses parents et elle leur désobéissait souvent.

Le père pensait toujours à la bonne fée et sa provision de bois était inépuisable.

Un jour lui vint l’idée d’aller lui raconter son tourment au sujet d’Ondine : se rendant auprès de l’arbre qu’il connaissait bien, il appela son amie :

— Tu as bien fait de venir aujourd’hui, répondit-elle ; la nuit prochaine, tu ne m’aurais pas trouvée, je serai délivrée et loin d’ici ! Ce que tu me dis ne m’étonne pas : Ondine est une fille de la mer et elle n’a pas un cœur comme les humains.

— Pas de cœur ! Alors elle ne nous aime pas ? fit le père désolé. Qu’allons-nous devenir ? Ne peut-on lui en faire un cœur ? Ô madame la fée, vous qui êtes si bonne, de grâce, faites-lui un cœur !

— Je n’ai pas ce pouvoir, malheureusement ! Vous auriez pu, ta femme et toi, lui apprendre la pitié, la bonté et l’amour, et, petit à petit, vous lui auriez créé un cœur… Il n’est peut-être pas trop tard, mais ce sera long et difficile.

Et elle expliqua au bonhomme les recettes pour faire éclore et grandir le cœur d’une petite fille.

Songeur et triste, il s’en ouvrit à sa femme, le soir, quand Ondine dormait, et il lui répéta bien exactement ce qui lui avait dit la fée.

— Je comprends, mon vieux ; il faudrait élever Ondine comme nous l’avons été nous-mêmes. Nous sommes bien coupables de l’avoir tant gâtée !

Douce et ferme, la maman se mit à l’œuvre, demandant à son enfant de l’aider, exigeant du travail quand elle s’y refusait ; elle la faisait prier, lui suggérait de préparer des surprises pour son père ; elle lui faisait soigner les animaux et les plantes ; chaque effort était encouragé et récompensé par une bonne caresse. En trois mois, Ondine apprit beaucoup de choses et devint, en même temps que meilleure, bien plus heureuse.

Un jour, d’elle-même, voyant sa mère fatiguée, Ondine proposa de finir la besogne toute seule et câline, elle embrassa affectueusement sa mère.

Les parents se réjouissaient des progrès et commençaient à espérer qu’Ondine aurait bientôt un cœur.

C’est vers ce temps que la mère tomba d’un escabeau et se cassa la jambe. On fit venir le rebouteur et défense fut faite à la blessée de marcher. Elle se désolait.

— Ne sois pas inquiète, maman, tu vas voir comme je te remplacerai et comme je saurai te soigner !

En effet, active et pleine de bonne volonté, quoiqu’un peu gauche, Ondine cuisait les repas, lavait la vaisselle, balayait la maison, soignait les volailles et sa bonne humeur ne se démentait pas.

Le père et la mère ne se lassaient pas de l’admirer, mais en silence, vous comprenez ! Les compliments auraient tout gâté !

— Notre Ondine a sûrement un cœur, maintenant !

— Comment s’en assurer ?

Ondine entrait en ce moment avec une grosse botte de fleurs des bois qu’elle mit sur les genoux de sa mère :

— Puisque tu ne peux venir voir le printemps dans la forêt, je t’en apporte une botte, parce que, maman chérie, je t’aime et je regrette d’avoir été méchante si longtemps !

— Ma pauvre petite, ce n’était pas ta faute ! J’ai pensé bien tard à te faire un cœur ! Mais voilà ! Tu en as un maintenant et nous sommes bien heureux !

Et ils furent si heureux, en effet, tous les trois, qu’ils oublièrent qu’ils étaient pauvres. D’ailleurs, l’étaient-ils quand ils possédaient la beauté du ciel, de la mer, de la forêt, et surtout quand ils s’aimaient tant !