Librairie Paul Ollendorff (p. 121-143).
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XII

Devant la vitrine du bijoutier à la mode, Fierce regardait, le front aux glaces.

Il cherchait un écrin parmi les écrins ouverts. Mais il y avait trop de choses dans l’étalage ; il y avait trop de bagues et de bracelets ; il y avait surtout trop de cette argenterie chinoise mince et cabossée qu’on fabrique à Hong-Kong : dans le scintillement des timbales, des tasses, des soucoupes et des aiguières, Fierce n’aperçut pas ce qu’il désirait.

Il entra dans la boutique. La Juive Fernande, une célébrité de Saïgon, vint à sa rencontre, elle le salua de son sourire discret.

— « Je voudrais un bracelet, expliqua Fierce, un cercle d’or et d’émeraudes ; vous l’aviez en montre, ces jours-ci… »

La porte se rouvrit tout d’un coup, et la haute taille de Malais s’encadra dans le chambranle. Il y avait deux jours que Fierce n’avait vu le banquier, — depuis la partie de poker.

— « Tiens, dit Malais familièrement, vous ici ? Un joujou pour Liseron, je parie… »

Il appela la Juive qui cherchait parmi les écrins :

« Fernande ! mon éventail ? Je suppose que c’est prêt, cette fois ? »

Il se tourna vers Fierce

— « Un cadeau de ma femme à Mme Abel. Dites-moi si c’est de bon goût… »

Fierce prit l’éventail avec admiration :

— « Fichtre ! c’est adorable ! Où avez-vous volé ces plumes-là ? »

L’éventail était de marabouts et de nacre ; une vigne d’or, incrustée sur le plat, portait en guise de fruits des grappes de perles noires.

— « Savez-vous ? dit Fierce en riant. Cette vigne est indiscrète : elle parle de pot-de-vin.

— Et ce bracelet-là, de quoi parle-t-il ? »

Le bracelet était un anneau d’esclave, très lourd, enrichi de gros cabochons. La Juive lut le prix étiqueté : deux mille piastres.

— « Un placement tout trouvé pour votre gain d’avant-hier. »

Fierce sourit. Malais se frappa le front.

— « J’y suis ! Ça va rue Chasseloup-Laubat, ce lingot d’or farci de pierreries. »

Fierce eut l’air de chercher.

— « Rue Chasseloup ?…

— Faites l’innocent ! Chez Mme Ariette.

— Je vous en prie, » commença sèchement l’officier.

Mais Malais haussait les épaules.

— « Mon cher, pas d’indignation inutile ! vous allez faire rire Fernande. La discrétion est de trop ici… »

Fierce songea à Mévil, et prit le parti de ne pas nier.

— « Diable d’homme ! Comment savez-vous ?

— Parce que vous êtes le vingtième à qui l’aventure arrive. »

Malais s’était assis, après un coup d’œil à sa montre. Sans doute avait-il le temps ; il causa.

— « Le vingtième. Ah ! vous entrez dans une famille typique. De vieilles connaissances à moi : j’ai rencontré les Ariette à Nouméa, il y a huit ans. Ils étaient nouveaux mariés, et leur lune de miel était rousse : ils ne s’appréciaient pas, faute de se connaître, mais bientôt ils se sont connus…

« La femme était aussi jolie qu’aujourd’hui. Quelqu’un en savait quelque chose, et ce quelqu’un était un fils d’archevêque, convenablement riche, — un de vos camarades, le lieutenant de vaisseau qui commandait le stationnaire de Calédonie. Il arriva ce qui arrive toujours : un beau soir, Ariette calcula son temps, et les surprit en pleins ébats. En homme de tact, il ne fit pas de tapage : il accepta cinquante mille francs pour n’en pas faire.

— Il paya, le fils d’archevêque ?

Mme Ariette le fit payer. Vous devez connaître sa méthode, je suppose ?

— Et par la suite ?

— Par la suite, un traité fut conclu entre les époux : Toutes liaisons sont permises de part et d’autre, sous condition d’être fructueuses, et les bénéfices sont partagés, honnêtement.

— Peuh ! dit Fierce, c’est moderne et ce n’est pas hypocrite. »

Il paya le bracelet.

— « Deux mille piastres, fit Malais, curieux… est ce que ça vaut ça ? »

Fierce réfléchit.

— « … Non… et pourtant… »

Il expliqua :

— « Aucune femme ne vaut deux mille piastres, ni même deux cents ; l’agréable sensation, d’ailleurs monotone, que nos collaboratrices nous servent à l’heure la plus intime doit raisonnablement s’estimer beaucoup moins cher. Mais, à mon goût, cette sensation trop vantée n’est qu’une parcelle des plaisirs lascifs, et je vous avoue même que je n’ai pas voulu la demander à Mme Ariette…

— Comment ?…

— Non… nous avons… peu importe. Ce qui, peut-être, équivaut à deux mille piastres, c’est le décor et l’accessoire ; c’est le contraste piquant de ce déjeuner auquel j’étais invité et de ce dessert que j’ai goûté sur la chaise longue : c’est le piment du prologue vertueux : salle à manger familiale, mari, bébé de quatre ans…

— Huit… huit ans.

— Quatre, voyons ! c’est écrit sur sa figure.

— Huit. Vous oubliez le climat qui rabougrit les mioches ; très avantageux pour les mères, rajeunies en proportion. »

Malais se leva. Obséquieuse, la Juive s’empressa vers la porte. Fierce, au passage, lui caressa le sein, car elle était jolie.

— « Au fait, dit-il à Malais, cette Fernande… vous en êtes sûr ?

— Comme discrétion ? Parbleu ! Une Juive ! Elle est trop rouée et trop rapace pour trahir un client sans profit. Et puis, un scandale de plus ou moins, que lui importe ? Tous les adultères et tous les pots-de-vin de Saïgon lui passent par les mains. Un fameux nid à saletés, cette boîte !

— Exemples : un bracelet et un éventail.

— Eh oui ! adultère et pot-de-vin, — quoique mon pot-de-vin soit baptisé, plâtré, sucré pour la bouche de ce demi-honnête homme d’Abel, et que votre adultère, m’avez-vous dit, soit…

— Un adultère de couvent, à l’usage des petites filles. »

La main de Malais se posa sur l’épaule de Fierce.

— « Ça vous amuse ?

— Quoi ? les adultères de couvent ?

— Non : mais la vie que vous vivez, et ce rôle perpétuel de fanfaron vicieux ?

— Ça ne m’amuse pas. Mais vous faites erreur : ce n’est pas un rôle que je joue. »

Ils marchèrent à côté l’un de l’autre. La voiture de Malais les suivait, un splendide attelage d’australiens noirs, deux fois grands comme les poneys indochinois.

— « Vous incarnez la race que je déteste le plus, dit soudain le banquier : la race des anarchistes élégants. Et quand même, vous me plaisez. Je voudrais vous aider à sortir du bourbier où vous êtes, — un bourbier, ne dites pas non… Voyons, acceptez-vous un conseil ? Lâchez votre entourage habituel et fréquentez d’autres gens. Ce n’est pas un sacrifice pour vous, et vous ne risquez pas grand’chose à cet échange : Vous n’y tenez pas, aux Ariette, aux Rochet et à leur bande. Et sous le plâtre honorable qui les blanchit, si vous saviez la sinistre collection de gredins qu’ils sont ! Rochet ? un maître chanteur devenu gâteux. Ariette ? un ruffian doublé d’un menteur à gages. Sa femme ? une putain hypocrite ; j’aime cent fois mieux votre Liseron, qui ne se cache pas, ne trompe personne et n’exige point qu’on la respecte…

Je ne vous dis rien de Torral ni de Mévil : ce sont vos amis… et d’ailleurs, je ne les confonds pas avec la clique coloniale ; ils sont quelque chose de mieux, — et de pis : des intelligences dévoyées. — Peu importe. Ce que je veux vous dire, c’est qu’il existe d’autres gens que vous ne connaissez pas, et que vous auriez peut-être plaisir à connaître : les honnêtes gens. Il y en a, — très peu ; mais il y en a. Voulez-vous les voir ? Venez chez moi. Je ne suis fichtre pas un honnête homme !…

— Non ?

— Non. — Je suis un bandit, cher monsieur ; j’ai volé, pillé, rançonné ; j’ai gagné de l’argent, et cette phrase-là renferme une foule de menues turpitudes, dont la somme fait un criminel en même temps qu’un millionnaire. Mais à cause même de ces turpitudes qui ont rassasié et écœuré ma vie, j’ai un furieux faible pour tout ce qui est honnête. Chez moi, monsieur de Fierce, vous ne serrerez pas de mains équivoques ; c’est un grand luxe à Saïgon que de refuser la poignée de ces mains-là ; mais je suis assez riche pour me payer tous les luxes. Ma femme, ici comme ailleurs, ne subit que des gens propres…

— Vous ne craignez pas, dit Fierce, railleur, que je fasse tache ?

— C’est mon affaire. Venez.

— Quand ?

— Quand vous voudrez. Il n’y a pas de jour pour l’enfant prodigue… »

Ils passaient devant la Hong-Kong and Shang-Haï. Avec la promptitude qui marquait tous ses gestes, Malais serra la main de son compagnon et disparut dans la porte cochère.

Fierce s’en alla pensif. Sur sa tête, un flamboyant ironique égrena des fleurs rouges.

Fierce songeait. Sans s’en douter, il tourna le dos à son chemin, — car cinq heures sonnaient à l’hôtel des postes, l’heure de l’Inspection, et sa Victoria l’attendait rue Tuduc ; or, la rue Tuduc avoisine le Donaï et Fierce, marchant au hasard, s’éloignait de la rivière.

Il laissa les rues centrales et bruyantes. Les quartiers du nord de Saïgon sont percés de grandes voies ombreuses et recueillies, Fierce traversa sans la reconnaître la rue Chasseloup-Laubat, la rue des Ariette ; il goûta seulement la fraîcheur verte des villas toutes cachées parmi des jardins, derrière des grilles en bois ; il n’imagina point qu’une de ces maisonnettes abritait une femme et un sopha qu’il connaissait intimement. Sa songerie était différente.

Il continuait son chemin, dédaignant le spectacle de la rue. Près d’une riche maison indigène, une congaï jeune et jolie, debout sur le seuil et frappant à l’huis, éclata d’un rire aigu pour qu’il la regardât. Mais il passa tête baissée. Saïgon est la meilleure cité qui soit pour y oublier toutes choses : la chaleur excessive et moite y engourdit nos sens, et la poussière rouge des rues y étouffe tous les bruits vivants.

Fierce murmura : « La vie est stupide. » Il agitait beaucoup de pensées confuses, toutes pessimistes. Incontestablement, les gens qu’il hantait, malhonnêtes gens selon la morale conventionnelle, étaient en outre de la plus fatigante monotonie. Monotone aussi, jusqu’à l’écœurement, sa propre existence ; monotones et promptement insipides, les plaisirs dont il essayait de la pimenter. Il répéta, comme tantôt : « Ça ne m’amuse pas. » Il songeait à l’incroyable pauvreté du catalogue des joies humaines : en tout et pour tout, cinq sensations réputées agréables, cinq ! et la meilleure, la sensation tactile — l’amour, — tout entière enfermée dans sa définition médicale : la contact de deux épidermes. Rien de plus, rien de mieux. — « Épidermes ? corrigea Fierce ; pas même : muqueuses. Quatre décimètres carrés de peau. — Les variantes ? littérature ! C’est humiliant. » Pêle-mêle, il méprisa Mévil, assez fou pour aimer l’amour, et Torral, assez niais pour mettre le bonheur en formule : — Maximum de jouissances… — « Il n’y a pas de jouissances. Illusion… S’il y en avait, pourtant ? d’inconnues ? »

Un rayon du soleil déjà bas le frappa au visage. Il inclina son casque, et machinalement regarda autour de lui. Un écriteau nommait la rue, — rue des Moïs ; — les Moïs sont une ancienne peuplade indo-chinoise. — Fierce vit deux rangs de vieux arbres, et des jardins en bordure. Les maisons s’isolaient, clairsemées. La plus proche était une villa de style annamite, large et basse, avec des murs de briques et un toit surplombant ; une grande véranda d’ébène se cachait derrière un rideau de vigne vierge ; des banians très hauts jetaient leur ombre par-dessus les tuiles vernissées.

Une victoria attendait à la porte. Un boy tout petit tenait les chevaux sages, des chevaux de jeune fille ou de vieille dame. La rue, la maison, la voiture, et la jardin grave et joli qu’on apercevait dans la grille ouverte, s’accordaient pour une harmonie exquise de simplicité et de paix.

Fierce pensa : « Il doit faire bon vivre là-dedans, — à l’abri de toutes nos saoûleries et de tous nos ruts…

Il s’était arrêté près de la grille. Deux femmes sortirent de la maison ; et Fierce sentit un secret déclic jouer dans sa poitrine, sec comme une détente d’arme ;

Mlle Sylva venait à lui, guidant vers la victoria une dame à cheveux blancs dont les pas tâtonnaient.

Une aveugle ; sa mère, évidemment ; — un doux visage pâle et souriant, très beau malgré les paupières closes.

Mlle Sylva, attentive et tendre, porte les deux ombrelles et un manteau léger pour le crépuscule. L’aveugle monte en voiture ; la jeune fille l’aide et l’installe, puis, se retournant, aperçoit l’officier à quatre pas d’elle.

— « Monsieur de Fierce ! »

Une exclamation de franc plaisir. La petite main rapide se tend grande ouverte. Il y a présentation.

— « Maman, c’est l’aide de camp de M. d’Orvilliers. Monsieur, maman vous connaît déjà très bien, je lui ai énormément parlé de votre bateau, — et de vous… »

Fierce s’incline bas. Mlle Sylva ne songe plus à monter en voiture. Elle babille joyeusement, très contente de retrouver le cavalier qui lui a plu. Mme Sylva, qui juge la rue incorrecte en tant que salon, veut se lever pour recevoir le visiteur dans la villa.

— « Je vous en supplie, proteste Fierce, faites-moi la grâce de ne point me traiter en importun, et ne retardez pas votre promenade. Aussi bien, madame, n’ai-je aucun droit à être reçu par vous, car le hasard seul m’a conduit à votre porte : je ne savais pas que vous demeuriez ici.

— Le hasard nous a donc favorisées, réplique gracieusement Mme Sylva. Mais si vous ne voulez absolument pas entrer sous notre toit, montez en voiture avec nous : nous vous déposerons où il vous plaira… »

Mlle Sélysette achève :

— « Et ça vous comptera comme une visite. Il ne faut pas que le hasard ait travaillé pour rien.

— Vous me tentez beaucoup, dit Fierce. Mais je suis sûr que je vous encombrerais.

— Pas du tout ! Il y a un strapontin excellent, et j’adore les strapontins…

— S’il est si bon que cela…, je le prends pour moi… »

Il monte lestement et s’assied. La voiture part. Les genoux de Fierce sont pris entre la jupe bleue et la jupe noire, et l’une et l’autre le troublent de la même émotion, — infiniment chaste.

— « N’avez-vous rien à faire ? demande Mme Sylva. Venez donc avec nous jusqu’à Tuduc ; nous serons rentrés en ville avant sept heures. »

Fierce accepte, et remercie plus chaudement que la politesse n’exigerait. De vrai, cette promenade inopinée l’enchante. Depuis une heure, les paroles de Malais harcèlent sa pensée, et une curiosité germe en lui de ces gens honnêtes qu’il ne connaît pas, qu’il n’a jamais connus… jamais, nulle part. Qui sait ? peut-être seront-ils plus amusants, moins monotones que son cercle ordinaire de catins, d’escrocs et de nihilistes civilisés, — trop civilisés. En s’asseyant près de cette fillette véritablement pure et candide, — il n’en doute pas une seconde, — Fierce imagine s’être réfugié, après une longue saison fiévreuse de tripots, de petits théâtres, de restaurants de nuit et de lupanars, au plus haut d’une solitude alpestre, et respirer là, chastement, l’air vierge des glaciers.

… Et le sourire de Mlle Sélysette, et son babil, sont frais et caressent ; — et le calme visage de Mme Sylva, et sa voix, sont doux et apaisent.

M. de Fierce, ligotté de bien-être, et son cœur tièdement engourdi, ne parle point. La voiture contourne l’ancienne citadelle par des rues campagnardes, et passe l’arroyo au pont du Jardin. Le pont est désert, et désertes les allées rousses qui dorment entre leurs haies de bambous et de magnolias : Saïgon flâne et coquette à l’Inspection, et le Jardin n’a point de promeneurs avant le coucher du soleil.

Mlle Sylva questionne :

— « Vous connaissez Tuduc, naturellement ?

— Tuduc ?… — Fierce pour répondre s’arrache à sa molle quiétude ; — Tuduc ? non… »

Mlle Sylva s’écrie et s’indigne, scandalisée :

— « Vous ne connaissez pas Tuduc ! Mais, grand Dieu, que faites-vous, depuis quinze jours que le Bayard est à Saïgon ? »

Point facile à dire, ce qu’il fait !

— « Pas grand’chose de bon. Je sors toujours très tard ; mon saïs me mène où ça lui chante, — et c’est toujours l’Inspection…

— L’Inspection est insupportable, prononce Mlle Sylva, péremptoire. Il y a trop de voitures, trop de toilettes, trop de gens chics, dans cette bête d’allée toute droite où l’on ne peut pas même trotter. Et vous verrez si la route de Tuduc n’est pas cent fois plus jolie… »

Fierce d’avance en est convaincu. Près du pont, la route de Tuduc n’est rien de mieux qu’un agréable chemin qui serpente parmi des rizières, entre des magnolias touffus ; mais les rizières sont plus vertes que des prairies irlandaises, et les magnolias soufflent par toutes leurs corolles de précieuses bouffées qui enivrent.

— « Nulle part ailleurs, dit Fierce, il n’existe de chemins si bien parfumés. Saïgon est une cassolette.

— Nulle part ailleurs ? questionne Mlle Sélysette. C’est vrai, vous connaissez tous les pays. Racontez-moi vos voyages… »

Fierce, docile, raconte. Il a beaucoup couru le monde ; il sait apprécier avec des yeux aigus les peuples et les paysages, et choisir entre cent détails pittoresques le plus original et le plus piquant.

Il décrit le Japon d’où il arrive. Il parle des maisons de bois blanc qui ont toujours l’air d’être neuves, et des arbres trop grands qui les enveloppent de mystérieux manteaux verts. Il dit les ponts en arcs au-dessus des torrents à sec, et les tchaïas agrestes où le voyageur ne manque jamais de trouver sa tasse de thé très chaud, son gâteau castera très tendre, et le sourire bien élevé de la servante trotte-menu. Il esquisse la silhouette du Fousi-San pointu, et les processions de pèlerins jaunes, bleus, mauves, qui bariolent sa robe de neige. — Et il oublie de nommer les yoshivaras grillés de bambous, et les mousmés candidement hospitalières, et tout le skébé[1] nippon ; — il oublie, sans effort : Mlle Sylva répand autour d’elle une contagion de chasteté.

La voiture passe un ruisseau sur un pont de briques roses.

— « Est-ce comme cela, questionne Mlle Sélysette, les ponts japonais ?

— Pas du tout, il y a mille différences, — tellement que je ne puis les expliquer. Mais rien qu’en regardant ce ruisseau et cette arche, je sais que je suis en Cochinchine, et nulle part ailleurs. Dans le monde entier, pour des yeux qui savent voir, il n’existe pas deux pays pareils.

— Que c’est intéressant, soupire la jeune fille, d’avoir vu tant de choses, et de les garder ainsi photographiées au fond de sa mémoire ! — Votre tête doit ressembler à un album.

— Intéressant, — et attristant aussi, objecte Mme Sylva de sa voix pensive ; les marins, toujours exilés de tous les pays qu’ils ont aimés, doivent connaître autant de nostalgies qu’ils ont fait de voyages… »

Torral, l’autre semaine, a raillé Fierce en humeur de mélancolie ; Fierce s’en souvient, et la sympathie de Mme Sylva lui en est plus douce.

— « Tant de nostalgies ne font pas une tristesse. Nous conservons nette et charmante l’image des pays d’autrefois ; mais nous les regrettons rarement, parce que les pays d’aujourd’hui les valent, et qu’un clou chasse l’autre. Comment voulez-vous qu’ici, dans cette forêt de magnolias en fleurs, je puisse regretter quoi que ce soit ! »

Mlle Sélysette hoche sa tête blonde :

— « Et demain, dans une autre forêt, vous oublierez celle-ci. C’est de l’inconstance…

— Je l’avoue. Mais si j’étais constant, je serais malheureux… »

Il s’oublie à rêver tout haut, pour la première fois de sa vie :

« On peut être inconstant sans être infidèle. Aux heures douces d’autrefois je garde toute ma gratitude ; mais ces heures sont mortes ; pourquoi leurs fantômes me gâteraient-ils les heures douces d’aujourd’hui ? Quand je tourne une page de ma vie, j’essaie d’entamer la page suivante avec des yeux neufs. C’est facile, car les deux pages ne sont jamais pareilles. Je ne suis plus à Saïgon le Fierce japonais d’il y a deux mois ; et ce Fierce japonais ne ressemblait pas au Fierce parisien de l’année dernière, ni au Fierce turc ou tahitien des temps passés… »

Mlle Sylva rit, amusée :

— « Parlez-nous de tous ces Fierce qui ne sont plus vous ?

— Ils me font l’effet d’amis très intimes que j’ai beaucoup aimés jadis ; et je me figure parfois qu’ils vivent encore dans le pays où je les ai connus. Le Fierce tahitien, par exemple, était un personnage contemplatif, qui n’appréciait rien tant que les arbres, les prairies et les ruisseaux. Il se promenait tous les jours dans la campagne, vêtu d’un parao de toile bleue, et coiffé d’un grand chapeau de paille, — pieds nus, naturellement. Il avait loué, dans ce village de Papeete qu’il appelait pompeusement la capitale, une petite case au milieu d’un jardin de cocotiers. Et quand, une fois par mois, des lettres et des journaux lui arrivaient, bariolés par des timbres et des cachets de France, il n’ouvrait pas les lettres, et déchirait les journaux pour allumer le feu de sa cuisine.

— Et le Fierce turc ?

— C’était un Musulman très croyant, qui ne passait point de semaine sans prier Allah dans quelqu’une des plus graves mosquées de Stamboul. Après quoi, assis à la terrasse d’un café osmanli, il contemplait silencieux le Bosphore, et tous les vendredis, — jours chômés, — rêvait quatre heures durant au fond d’un cimetière de Skutari.

— Y a-t-il eu un Fierce chinois ?

— Certes ! Celui-là passait tout son temps à s’enorgueillir de sa race la plus vieille du monde, et de sa philosophie la plus clairvoyante et la plus ironique. C’était un homme insupportable : il ne s’inquiétait que de papier de riz et de pinceaux à encre, et méprisait toute la terre. »

Mlle Sylva devient songeuse.

— « Tant de cervelles successives sous un seul front ! C’est inquiétant à penser : demain vous aurez changé une fois de plus, et si je vous retrouve à Paris ou au Japon, il faudra que nous recommencions notre connaissance…

— Peut-être. Je m’imagine ressembler à une plaque photographique : un rayon de soleil, et l’image impressionnée s’efface ; mais il suffirait d’un fixatif pour faire une épreuve inaltérable.

— Et le fixatif ?

— Je ne l’ai pas encore trouvé. »

Un long silence. La route s’est insinuée dans les bois d’aréquiers qui avoisinent Tuduc ; il n’y a plus maintenant de magnolias, ni de rizières, ni de poussière rouge poudroyant au soleil. Les aréquiers exclusifs pressent les uns contre les autres leurs troncs grêles et droits, — entrelacent étroitement leurs palmes épanouies à cinquante pieds du sol ; et cela fait une voûte sombre de temple, que supportent d’innombrables colonnes ioniques. Entre les arbres, la terre est brune, et des flaques d’eau luisent. Toute la forêt se tait.

Mlle Sylva, les mains jointes sur un genou, regarde avidement et ne parle point. Fierce admire les graves yeux pers, et s’étonne qu’une petite fille sache voir la beauté d’un bois sans fleurs, sans oiseaux et sans soleil.

— « Monsieur, dit l’aveugle, je pense que tout à l’heure vous ne nous avez pas tout dit. Je conçois très bien que dans chaque pays nouveau, vous vous découvriez comme une âme nouvelle ; mais il me semble que partout vous devez quand même vous souvenir de votre foyer, de votre famille ; et ce souvenir ininterrompu met forcément un lien, une parenté entre tous les hommes différents que vous croyez être à tour de rôle…

— Je n’ai ni famille, ni foyer, dit Fierce.

— Personne ?

— Personne.

— C’est bien triste à votre âge… »

Fierce réfléchit. Un foyer, c’est une prison ; cette prison se complique de chaînes : les parents, les amis ; — rien en cela qui l’ait jamais tenté. — Une famille ? monsieur, madame, et l’autre ; — des marmots piaillards et barbouillés ; — un peu de servitude, un peu de ridicule, un peu de déshonneur : séduisante mixture ! — Fierce va rire. Mais, levant les yeux, il voit cette famille qui l’étonné et le déconcerte : cette mère souriante et tendre, cette fille pure et délicieuse… et très sincèrement il répond :

— « Oui, triste, — quelquefois : quand il m’advient, juif errant que je suis, de découvrir, à une halte de ma route, un foyer paisible et chaud, et d’entrevoir, par une porte qui bâille, des maris contents, des femmes aimées, de beaux enfants. Ces soirs-là, mon navire est maussade, et ma solitude lourde, et malgré moi, je souhaite du mal à tous ces gens trop heureux. L’homme est une laide bête envieuse, qui ne prend sa joie que de la peine d’autrui, et réciproquement. »

C’est un mensonge bien rabâché que cette légende romanesque du marin errant, exilé de toute la terre, et nourrissant en silence une mortelle nostalgie de tendresse et de foyer ; un mensonge, toutefois, qui trompera sans fin toutes les femmes, parce que toutes, sous les vernis divers de leurs éducations, de leurs modes et de leurs poses, cachent un fond identique de jobarderie sentimentale. — M. de Fierce est orphelin ; M. de Fierce n’a pas de maison, presque pas de patrie. Les deux femmes qui l’écoutent, sympathiques, cherchent délicatement à adoucir cette dure solitude.

— « Monsieur, dit Mme Sylva, j’ai peur qu’après tous vos voyages, vous n’ayez jamais encore découvert ce que la vie a de plus réconfortant, — le coin du feu ! Si vous voulez, vous connaîtrez le nôtre. Vous êtes presque le fils de mon vieil ami d’Orvilliers, qui fut le plus cher compagnon de mon mari. Ma maison est la vôtre… »

Elle tend sa vieille main restée douce et blanche, et Fierce y met un baiser recueilli. Mlle Sélysette approuve joyeusement :

— « Nous vous enrôlons ! Oh ! nous sommes une très petite bande, mais triée sur le volet ; chez nous, on ne flirte pas, on ne pose pas, on ne potine pas, — trois exceptions à Saïgon. On joue au tennis, — un vrai tennis, sérieux ; — on lit, on cause, on fait des promenades, — des grandes ; — et on ferme la porte au nez des gens désagréables. Une très, très petite bande : le gouverneur, les Abel, Mme Malais.

Mme Malais ?

— Vous la connaissez ?

— Très peu, mais davantage son mari, qui me priait justement aujourd’hui de fréquenter chez lui.

— Ça tombe à merveille. Vous verrez Mme Malais chez nous, et vous nous verrez chez elle. C’est une amie tout à fait parfaite… »

Mlle Sélysette détaille les perfections de Mme Malais. Fierce songe que le hasard prend quelquefois des proportions de providence. Hier, tout s’est enchaîné à miracle pour le lasser, pour l’écœurer de sa vie ancienne ; aujourd’hui tout conspire pour l’attirer vers une nouvelle vie. Hier, le monde qu’il hantait lui a coquettement étalé toutes ses taches et toutes ses tares ; aujourd’hui, un monde neuf et séduisant lui ouvre à deux battants sa plus grande porte. Il entrera…

La voiture s’arrête. C’est le terme de la promenade ; la route aboutit au fleuve, et il n’y a ni pont, ni quai. Un bac traverse, et sur l’autre bord, Tuduc se cache parmi les aréquiers ; on ne voit que trois cañhas de torchis et de chaume.

Percée par la rivière comme par une géante allée, la forêt reflue sur les deux rives en futaies épaisses. Les arbres baignent leurs racines jusque dans le courant, et l’eau jaune en est moirée de vert. Les aréquiers endiguent ainsi le Donaï entre deux haies opaques, deux palissades de troncs pressés que couronnent des frises de palmes en panaches. Le soleil, exclu de la forêt, prend sa revanche entre ces haies, sur l’allée liquide, et l’eau incendiée flamboie…

Les chevaux soufflent. Le saïs indifférent renoue la mèche de son fouet.

— « Ces palmes qui ondoient, murmure Sélysette Sylva, ce sont des oriflammes plantés sur le toit de la forêt… »

Le bac dérive au milieu du courant ; sur l’eau couleur de braise, les grêles silhouettes des rameurs s’agitent en ombres chinoises ; une congaï, assise à l’avant, les pieds dans l’eau, piaule un chant discordant et plaintif.

Le soleil baisse. Il faut rentrer. Sous les aréquiers, la nuit commence. Et comme la rosée de six heures dépose déjà partout ses gouttelettes, Mlle Sylva, prudente, enveloppe l’aveugle dans son manteau, avec des gestes soigneux de petite mère.

… Sous les aréquiers, la nuit commence…

— « Quand j’étais petite, songe tout haut Sélysette Sylva, les arbres de notre jardin me semblaient très grands, et le jardin immense. Ces aréquiers-ci, et toute cette forêt, sont minuscules en comparaison de mon souvenir… »

Le sabot des chevaux ne fait pas de bruit sur la terre molle. Le recueillement du crépuscule est propice aux confidences.

… « Nous habitions une vieille maison qui ressemblait à une ferme, et qu’on appelait le château, à cause d’une tourelle pointue. C’était dans le Périgord. Il y avait beaucoup de fleurs, et un troupeau de chèvres sur la colline, avec un petit pâtre à béret rouge. Tous les murs étaient habillés de glycines, et les paysans y accrochaient des lampions et des banderoles, quand papa revenait d’Afrique, chaque année, pour la moisson… Comme la maison était gaie, quand il était là ! Son dolman bleu mettait du soleil partout… C’étaient de belles moissons ! Quand il repartait, sa place restait marquée à la table, et son couvert était mis à tous les repas, comme s’il eut été là. — Et puis, il n’est plus revenu… »

Fierce, tout bas, interroge :

— « C’est alors que vous avez quitté la France ? »

La voix égale de Mme Sylva répond :

— « L’année d’après. J’étais veuve et ma fille déjà grande ; son tuteur fut nommé gouverneur à Saïgon ; nous l’avons suivi. Et j’ai bien fait, puisque, six mois plus tard, mes yeux déjà bien malades se fermaient tout à fait. Une maman aveugle, un tuteur absent, — ma pauvre Sélysette serait morte d’ennui, là-bas… »

Fierce regarde les cheveux blancs et le visage sans rides. Ainsi donc, en très peu d’années, tout le bonheur de cette femme s’est écroulé, fauché comme un épi mûr ; elle a perdu son mari, sa maison, sa patrie, et la douce clarté du jour. Elle sourit cependant ; tant d’amertumes n’ont pas aigri son courage ; et pour l’amour de sa fille, elle a su refouler toutes ses larmes stoïquement…

— « Quand j’étais petite… »

Mlle Sylva conte des souvenirs enfantins et jolis. Fierce revoit, au fond de sa mémoire, son enfance à lui, triste et sèche. Sa tendresse croît pour cette confiante fille qui lui ouvre avec tant de grâce sa cassette à confidences.

… Les magnolias, plus odorants dans la brune ; — l’arroyo et le petit pont, dont les briques roses son maintenant grises ; — le jardin, où les éléphants barrissent dans leurs cages ; — on rentre en ville…

— « À bientôt, n’est-ce pas ? à très bientôt ?

— À demain, si vous le permettez. »

Il s’en retourne à pied, dans la nuit scintillante. L’air tiède est étrangement vivifiant.

Rue Catinat, Torral le hèle :

— « Ce soir, à Cholon ? »

À Cholon, boire, brailler, trousser des filles ?

— « Non, impossible… — Il ment tout à coup, sans y songer : — Impossible : j’ai marché toute l’après-midi, je suis éreinté et je rentre à bord. »

  1. Skébé : tout ce qui est obscène.