Librairie Paul Ollendorff (p. 21-25).
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IV

C’était une nuit de Saïgon, étincelante d’étoiles, chaude comme un jour d’été occidental.

Suivis par la victoria de Mévil, ils marchèrent sans parler. La rue ressemblait à une allée, à cause des arbres entrelacés en voûte et des globes électriques suspendus dans le feuillage ; — à cause aussi du silence et de la solitude ; car Saïgon, capitale médiocre, fait tout son tapage nocturne dans une seule rue centrale, la rue Catinat, — et dans un petit nombre d’autres lieux plus discrets, que les honnêtes gens prétendent ignorer.

Rue Catinat, c’est l’agitation mondaine, correcte, — et quand même admirablement libre et impudente, parcs que la loi souveraine du pays et du climat prime les mœurs importées. Dans le jour cru des réverbères électriques, entre les maisons à vérandas masquées de verdure et de jardins, une cohue bariolée passe et repasse, seulement occupée de son plaisir. Il y a des gens de tous les pays : Européens, Français surtout, coudoyant l’indigène avec une insolence bienveillante de conquérants ; et Françaises en robes de soir, promenant lentement leurs épaules sous la convoitise des hommes ; — Asiatiques de toute l’Asie ; Chinois du nord, grands, glabres et vêtus de soie bleue ; Chinois du sud, petits, jaunes et vifs ; Malabars, rapaces et câlins ; Siamois, Cambodgiens, Moïs, Laotiens, Tonkinois ; — Annamites, enfin, hommes et femmes tellement pareils qu’on s’y trompe tout d’abord, et que bientôt, on fait semblant de s’y tromper.

On marche à pas désœuvrés, on cause et on rit, avec des langueurs nées de l’accablante chaleur du jour. On se salue et on se frôle, et les femmes vous tendent des mains moites qui brûlent de fièvre. Des parfums forts montent des corsages, et les éventails les mélangent et les jettent au nez de chacun. Une volupté commune agrandit tous les yeux, et la même pensée fait rougir et sourire chaque femme, la pensée que, sous la toile mince des smokings blancs, sous la soie légère des robes pâles, il n’y a rien, ni jupes, ni corsets, ni gilets, ni chemises, — et qu’on est nu, que tout le monde est nu……

Torral, Mévil et Fierce descendirent la rue Catinat, et vinrent s’asseoir sur la terrasse d’un grand café d’où l’on dominait la foule.

Les boys se précipitèrent à leurs ordres, exagérant un respect narquois.

— « Rainbows, » dit Fierce.

On lui apporta des flûtes à Champagne, et sept bouteilles de liqueurs différentes. Alors, dans chaque verre il versa de toutes les bouteilles successivement. Il versait goutte à goutte, et les drogues les plus denses d’abord, si bien qu’elles ne se mélangeaient pas, mais s’étageaient les unes au-dessus des autres, par tranches d’alcool diversement colorées, — rainbow, arc-en-ciel. — Et quand il eut fini, il but d’un trait, comme un ivrogne. Mévil, délicatement, se servait d’une paille, et goûtait chaque parfum, un à un. Mais Torral affirma qu’un palais exercé devait apprécier simultanément toutes les notes de cet accord alcoolique, de même qu’un musicien savoure à la fois tous les instruments d’un concerto. Et il but comme Fierce.

Mévil, d’un grand geste, enveloppa la foule :

— « Ça, dit-il, c’est Saïgon. — Regarde, Fierce ! voici des femmes jaunes, bleues, noires, vertes, — et même blanches. Tu les crois pareilles à celles, multicolores, que tu rencontras partout sur la terre ronde ? Tu te trompes. Celles-ci diffèrent des autres par la substance même de leur par-dedans : elles ne sont pas hypocrites. Toutes sont à vendre, — comme en Europe, — mais à vendre pour de l’argent, et pas pour ces monnaies compliquées et tartufes qu’on nomme plaisir, vanité, honneurs ou tendresse. — Ici, marché à ciel ouvert, et tarifs en chiffres connus. Tous ces bras demi-nus qui luisent nacrés dans la nuit blanche sont des colliers de volupté tout prêts à se refermer sur ton cou ; tu peux choisir : moi, j’ai choisi chaque fois qu’il m’a plu. — Aujourd’hui encore, j’ai laissé le prix convenu sur la cheminée de ma maîtresse, et chaque mois j’oublie pareillement un portefeuille dans toutes les maisons que j’ai appréciées. — Marché de femmes ; le mieux pourvu et le plus impudent de l’univers ; le plus délicieux et le seul digne d’attirer des acheteurs tels que nous, hommes sans foi ni loi, sans préjugé ni morale, vrais croyants de la sublime religion des sens, dont Saïgon est le temple. — J’ai blasphémé tout à l’heure : les femmes n’encombrent pas la vie ; elles la meublent et la tapissent, et la rendent habitable aux honnêtes gens. Je leur dois un logis luxueux et capitonné, duquel mon égoïsme s’accommode ; et dans ce logis-là, sauf les jours de migraine et les nuits de cauchemar, j’ai toujours dormi plus délicatement que feu Montaigne sur son sceptique oreiller.

— « Incomplet, » dit Torral.

Il refit le geste d’embrasser le peuple qui continuait sa promenade langoureuse comme une valse lente.

« Saïgon, proclama-t-il, capitale civilisée du monde, par la grâce de son climat propice et par la volonté inconsciente de toutes les races qui sont venues s’y rencontrer. Tu comprends, Fierce : chacune apportait sa loi, sa religion, et sa pudeur ; — et il n’y avait pas deux pudeurs pareilles, ni deux lois, ni deux religions. — Un jour, les peuples s’en sont aperçus. Alors, ils ont éclaté de rire à la face les uns des autres, et toutes les croyances ont sauté dans cet éclat. Après, libres de frein et de joug, ils se sont mis à vivre selon la bonne formule : minimum d’effort pour maximum de jouissance. Le respect humain ne les gênait pas, parce que chacun dans sa pensée s’estimait supérieur aux autres, à cause de sa peau différemment colorée, — et vivait comme s’il avait vécu seul. Pas de voyeurs : — licence universelle, et développement normal et logique de tous les instincts qu’une convention sociale aurait endigués, détournés ou supprimés. Bref, incroyable progrès de la civilisation, et possibilité unique pour tous les gens susdits, de parvenir, seuls sur terre, au bonheur. Ils n’ont pas pu, faute d’intelligence. Nous, vivant en marge d’eux, nous y arriverons, — nous y arrivons. Il ne s’agit que de faire à son gré, sans souci de rien ni de personne, — sans souci de ces chimères malfaisantes baptisées « bien » et « mal ». Celui-ci ne goûte que l’amour des femmes ? qu’il se forge un paradis de cuisses chaudes et de bouches humides, sans scrupules de fidélité ni de loyauté. — J’ai choisi pour mon lot la splendeur des nombres parfaits et des courbes transcendantes ? Eh bien, je fais des mathématiques, et mon boy intime se charge, sans que je m’en préoccupe, de remettre mes nerfs dans le calme qu’il faut. — Toi, je ne doute pas que tu n’aies, comme nous, ta passion légitime ou ta marotte sage, et je crois fermement que tu atteindras le bonheur absolu en t’y abandonnant sans restriction.

— C’est beau, dit Fierce, de croire fermement à quelque chose. »

Ils burent d’autres rainbows et allèrent au théâtre.