Les cinq nouveaux Tableaux espagnols du Musée du Louvre

Charpentier (p. 147-157).


LES CINQ NOUVEAUX


TABLEAUX ESPAGNOLS


DU MUSÉE DU LOUVRE




Notre Musée, si riche en tableaux italiens, flamands et français, l’est beaucoup moins en tableaux espagnols, surtout depuis que la collection rapportée par le baron Taylor et M. Dauzats n’y figure plus. Il a cela de commun, du reste, avec les musées les plus complets ; l’école espagnole n’y est représentée que par des échantillons insuffisants et peu nombreux ; cela vient de ce que les artistes d’Espagne, quoique multipliés et féconds, n’ont guère travaillé que pour le clergé et les grandes familles ; leurs chefs-d’œuvre demeurent enclavés dans les retables des églises ou bien sont ce qu’on appelle vinculados (enchaînés) aux galeries qui les reçurent d’abord ; la loi des majorats en empêche la vente. Velazquez fut en quelque sorte confisqué par Philippe IV, et, pour le connaître, il faut aller à Madrid ; aucune de ses toiles importantes n’a franchi les monts, et leur plus long voyage fut de l’Escurial au Prado. Une invasion seule a pu ramener dans ses fourgons, chargés par la victoire, quelques-uns de ces tableaux mystérieux qui furent souvent la rançon d’une province.

Comme on sait, le Musée a déjà acheté, et à un prix fait pour décourager toute concurrence, cette Vierge aux anges de Murillo, qui brille avec tant d’éclat, parmi les merveilles de l’art, dans ce Salon carré que pourrait jalouser la Tribune de Florence. Une occasion se présentait de puiser encore des chefs-d’œuvre à cette même source. La direction ne l’a pas manquée, et sans mesurer les sacrifices, elle s’est assuré cinq tableaux de premier choix que le public sera bientôt admis à contempler : deux Murillo, deux Zurbaran et un Herrera le vieux, maître peu connu en France, mais qui mérite de l’être.

Les deux Murillo, la Nativité de la sainte Vierge et la Cuisine des anges, sont encore à l’atelier de restauration. Ne vous effrayez pas de ce mot, il n’a plus le même sens qu’autrefois ; il ne veut plus dire nettoyage au grès et à l’eau seconde, mastic, repeint, barbouillis général, le tout recouvert d’une épaisse croûte de vernis. On n’ajoute rien ; on ôte tout ce que l’ignorance a osé gâcher, sans nécessité le plus souvent, sur le travail du maître.

Il nous a été permis de voir les deux Murillo qu’on est en train de ramener à leur état primitif par des procédés d’une prudence et d’une sûreté parfaites. En sortant de la restauration, ils seront frais comme le jour où ils ont quitté l’atelier du grand peintre, et cela sans qu’on leur ait donné un seul coup de pinceau.

On a d’abord enlevé les couches superposées de poussière, de crasse, de fumée, de vernis rance qui ne laissaient entrevoir la peinture que comme à travers un épais verre jaune, ou pour mieux dire comme à travers une de ces lames de corne dont sont vitrées certaines lanternes d’écurie. De même que pour les Rubens, on a ménagé des zones et des plaques pour que l’on pût juger de la différence du ton donné par les restaurations et la patine du temps au ton réel du tableau à l’état vierge ; c’est à n’y pas croire. On dirait que les toiles des maîtres ont été pendues dans la cheminée comme les jambons pour leur faire prendre ces tons fauves et bitumineux que beaucoup de gens, même parmi les artistes, prennent pour de la couleur.

Dans la Nativité, par exemple, le point lumineux du tableau est un lange que déploie un chérubin près du berceau de la Vierge ; on ne l’a nettoyé qu’à moitié. La partie enfumée est d’un jaune sale, d’une teinte de rouille et d’ocre qui n’a aucun rapport avec le ton d’un linge et ressemble à du vermeil à demi dédoré ; la partie décrassée est d’un blanc pur, argentin, légèrement ombré de tons gris perle, et ne dites pas que l’on a enlevé les glacis, écorché la peinture jusqu’au vif ; on distingue encore dans la pâte les raies faites par les soies de la brosse.

D’ailleurs, ce qu’on ne sait pas, c’est que les artistes des belles époques peignaient avec une solidité singulière. Connaissant à fond le côté pratique et chimique de leur métier, ils n’employaient ni l’huile de lin, ni l’huile grasse dont l’inévitable carbonisation détériore si vite les couleurs, mais ils se servaient du vernis copal qui, mêlé à la pâte, lui donne presque la dureté de l’émail et l’agatise en quelque sorte ; car ils s’inquiétaient plus que les modernes de la longévité de leurs œuvres. Ces œuvres nous seraient parvenues intactes sans les barbouillages des restaurateurs. Heureusement les repeints ne peuvent s’y attacher pas plus que la détrempe à la porcelaine, et quand on les attaque, ils tombent et s’en vont en poussière comme des taches de boue sous la vergette. Cette fange lavée, on retrouve dessous la peinture primitive si compacte que le rasoir ne l’entamerait pas.

Tous les outrages possibles, la belle toile de Murillo les a subis à des époques déjà bien anciennes ; mais rassurez-vous, le maître vit tout entier derrière les voiles dont on l’avait couvert, et il va bientôt reparaître, frais, brillant, radieux comme un bouquet de fleurs illuminé d’un rayon de soleil.

Le groupe central est dégagé. La petite Vierge nage dans la lumière. La vieille matrone, la tia, comme diraient les Espagnols, qui soutient le berceau, débarbouillée de son hâle d’Égyptienne, a repris les couleurs de la vie. La belle fille qui se penche a quitté ses haillons fuligineux pour des vêtements lilas, vert tendre et paille ; son bras satiné et blanc, fouetté d’une touche vermeille au coude, attend avec impatience qu’on lui ôte le gant de bistre qui brunit encore sa charmante main. Mais ce qu’il y a de plus merveilleux dans ce groupe, c’est un ange adolescent, modelé avec rien, une vapeur rose glacée d’argent qui penche coquettement la plus adorable tête faite de trois coups de pinceau et appuie contre sa poitrine une main longue et fine, aux doigts noyés dans les plis de l’étoffe comme dans les pétales d’une fleur. Qui eût deviné cette beauté idéale, cette grâce ineffable, cette lumière angélique, sous les tons qui l’offusquaient et faisaient ressembler la céleste créature à un ramoneur fardé de suie ?

Près de la chaise placée à la gauche du spectateur on remarque un petit chien, un bichon de La Havane, à longs poils blancs, soyeux ; on ne l’a savonné qu’en partie. Jamais barbet plus immonde n’a barboté dans les tas d’ordures, si l’on s’en rapporte à l’état ancien ; décrassé, le chien est plein de race, blanc comme neige et se porterait dans un manchon de marquise.

Mais tout cela n’est rien ; une gloire constellée d’anges plane au-dessus de la Vierge enfant. Les nuages sont d’un gris doré très tendre et très harmonieux, dont les flocons se découpent vaguement sur le fond sombre de la chambre. Cet arrangement déplut aux restaurateurs qui firent descendre la gloire jusque sur le groupe, à travers les jaunes d’œuf d’un soleil couchant fort vraisemblable dans une chambre fermée. Cette heureuse idée changea tous les rapports de tons ; des têtes qui s’enlevaient en clair sur un fond obscur s’enlevèrent en vigueur sur un fond clair, et ainsi de suite ; mais la chose n’était pas trop visible, grâce à sept ou huit sauces couleur d’oignon brûlé, répandues et figées sur la toile. Avec ce système, par exemple, la gamme des tons descend dans la proportion suivante : le blanc devient de l’ocre jaune, le rose de la terre de Sienne brûlée, le vert tendre du vert bouteille, le bleu clair du bleu de Prusse intense ; la couleur de chair prend des nuances de cigare ou de revers de botte, et le tout s’harmonise sous un glacis de poix de Bourgogne. Ne vous étonnez pas après cela qu’on parle du chaleureux coloris de l’école espagnole ; mais le soleil est si brûlant à Séville qu’il y cuit jusqu’aux peintures !

Le tableau du maître était donc bien malade, qu’il a eu besoin, il y a déjà plus de cent ans, d’une médication si violente ? Nullement, il se porte admirablement bien encore aujourd’hui ; et, pour qu’il montre toute la fraîcheur de la santé, il suffit qu’on le débarrasse de ses cataplasmes et de ses emplâtres qui recouvrent des chairs parfaitement saines. Figurez-vous que, pour boucher une fissure, grande comme la craquelure d’une faïence à poêle, on a fait baver sur les lèvres de l’imperceptible cicatrice un horrible magma dont le ton fangeux obligeait, par le contraste, à repeindre tout le morceau, souvent une tête entière, une épaule, un bras, avec une palette et un pinceau de vitrier ! Heureusement, comme nous l’avons déjà dit, la peinture des maîtres a la dureté du ciment, de l’émail, de la mosaïque. Il suffit d’éponger la poussière des siècles et la bêtise des hommes pour qu’elle reprenne son lustre primitif.

La restauration nouvelle consiste à mettre le tableau du grand peintre espagnol à nu et à remplir strictement, avec un ton pareil, les trous, fort peu nombreux, du reste, produits par la chute de quelque écaille. La plus grande sobriété est apportée à ces travaux, et, dans quelques jours, les visiteurs du Musée connaîtront un Murillo non moins inédit que le Rubens de la galerie Médicis.

Nous avons insisté longtemps sur ces détails fastidieux peut-être, mais utiles à connaître. Les générations venues deux ou trois siècles après la grande époque de la peinture n’ont vu les chefs-d’œuvre de l’art que déjà défigurés par la fumée du temps, les encroûtements de vernis et la lèpre des restaurations ; si l’on peut juger encore sous ce triple voile du style et du trait d’un dessinateur, il est impossible d’apprécier sainement le mérite d’un coloriste. Quels cris de surprise et de douleur, s’ils étaient ramenés à la vie, pousseraient Titien, Corrège, Paul Véronèse, Murillo, et les autres, devant leurs œuvres safranées, bituminées, dorées comme au four ! Ils ne se reconnaîtraient plus sous ce teint de mulâtre, eux si blonds, si clairs, si vermeils, eux, jadis la fête et l’enchantement des yeux !

Sous les mains prudentes des restaurateurs actuels, la Cuisine des anges a trahi de singulières libertés prises par leurs prédécesseurs. En vérité, on agissait sans façon avec les grands maîtres ! Tel personnage a perdu une jambe à la bataille, tel autre en a gagné une troisième, empruntée à un confrère ; une gloire argentée a été recouverte d’une couche de couleur potiron ; les petits anges du premier plan, qui tiennent une corbeille, ont été refaits sans la moindre nécessité. Aux légumes contenus dans le panier, concombres, tomates, oignons, piments rouges, pour mieux régaler les moines apparemment, le restaurateur avait ajouté de la salade de son propre cru. On n’en finirait pas sur ces gentillesses ! Revenons au tableau original découvert sous toutes ces infamies ; il est splendide, intact, beau comme au premier jour !

La forme oblongue de la toile a obligé l’artiste à diviser sa composition en trois groupes principaux, reliés habilement les uns aux autres. On sait l’anecdote, ou, pour parler plus religieusement, le miracle bizarre représenté dans cette peinture. La catholique Espagne, où le soin de l’âme fait si bien oublier le corps, a été de tout temps le pays de la faim. Chez les mondains même, l’étranger s’étonne d’une sobriété qui serait ailleurs le jeûne le plus austère. Les contes rabelaisiens sur les repues franches des moines n’y sont guère de mise ; aussi les frères du couvent où Murillo a placé sa scène manquaient souvent des choses les plus indispensables à la vie. Le saint...., son nom nous échappe, se mettait en prière et, soulevé par les ailes de l’extase, se tenait à genoux en l’air, comme sainte Madeleine dans la Baume, implorant la pitié céleste pour la communauté famélique. Des anges descendaient apportant des provisions aux pauvres moines. Avec sa foi profonde et sérieuse, Murillo n’a pas craint de traiter toute cette partie de sa composition de la façon la plus réelle ou, comme on dirait aujourd’hui, la plus réaliste. Deux grands anges, aux ailes azurées et roses dont le duvet frissonne encore des souffles du Paradis, portent l’un un lourd cabas de victuailles, l’autre un quartier de viande qu’on croirait détaché à l’instant d’un étal de boucher ; d’autres anges, marmitons divins, à la grande surprise du cuisinier, pilent l’ail dans le mortier, ravivent le feu du fourneau, veillent sur la olla podrida, rangent les assiettes, font reluire les vases de cuivre avec une grâce naïve et noble que Murillo seul était capable de rendre. Il y a dans ce coin des bassines, des poêlons, des casseroles, toute une batterie de cuisine à faire envie à cet art hollandais qui se mire dans un chaudron ; mais ils sont peints avec une largeur historique.

À l’autre bout du tableau, un moine, le supérieur du couvent sans doute, introduit avec précaution un gentilhomme, « chevalier de Saint-Jacques et de Calatrava, » qu’il veut rendre témoin du miracle ; derrière le chevalier s’avance un personnage dont la tête ressemble beaucoup à celle de Murillo et qui pourrait être le peintre lui-même. Ces trois têtes, celle du moine surtout, sont merveilleuses. Elles vivent, elles sortent de la toile et vous racontent par leurs types profondément espagnols toute une croyance, tout un pays, toute une civilisation.

L’Évêque présidant un concile, d’Herrera le vieux, est une des peintures les plus farouches et les plus sauvages qu’on puisse voir. Sans ce Saint-Esprit qui cherche à se poser sur la mitre pointue de l’évêque on prendrait volontiers cette sainte assemblée pour un pandémonium. Le caractère poussé à outrance arrive à la férocité. Il y a surtout une certaine tête de moine, engloutie dans sa cagoule, qui dépasse toutes les terreurs du cauchemar. Figurez-vous un masque exsangue, disséqué par les macérations, un parchemin mouillé collé sur une tête de mort, dont les yeux noirs, pétillant d’une méchanceté diabolique, semblent promettre aux incrédules les plus raffinés supplices de l’enfer. La bouche bleuâtre, bizarrement tordue, a un sourire inexplicable et qui fait peur. C’est le sourire de l’ascétisme et de la folie dansant sur la nature détruite.

Les deux tableaux de Zurbaran représentent l’un une assemblée d’évêques, l’autre saint Pierre Nolasque à son lit de mort. Ils sont de la plus belle conservation, sauf un vernis jaune qui donne des tons de vieille cire aux draperies blanches et que quelques jours de travail feront disparaître.


(Le Moniteur universel, 3 août 1858.)