Les chemins de fer à Paris - la gare de l'ouest


Pour les autres éditions de ce texte, voir Les Chemins de fer à Paris (Maxime Du Camp).

Les chemins de fer à Paris - la gare de l'ouest
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 74 (p. 94-129).
LES
CHEMINS DE FER
A PARIS

LA GARE DE L'OUEST (RIVE DROITE)

Pendant longtemps, on ne put voyager en France qu’à pied ou à cheval, et la voiture faisant de longs trajets est une invention relativement moderne. Les premiers coches appartenaient à l’université, dont les messagers, autorisés à se charger du transport de l’argent et des marchandises, étaient primitivement destinés à conduire les écoliers à Paris et à les ramener dans leurs provinces. Ils partaient un peu au hasard, selon les besoins qu’ils avaient à satisfaire, selon le temps qu’il faisait, selon la saison, selon leur fantaisie. En 1571, on voit s’établir entre Paris et Orléans le premier service de carrosses. Henri IV, guidé par Sully, qui semble avoir toujours été préoccupé de mettre les différentes parties de la France en communication permanente les unes avec les autres, institua un surintendant-général des carrosses publics, et le parlement ne dédaigna pas de fixer lui-même le prix des places. En 1610, au moment de la mort du roi, les coches mettaient Paris en relations suivies et régulières avec Orléans, Châlons, Vitry, Château-Thierry et quelques autres villes. Louis XIV, qui voulait que tout en France découlât directement de l’autorité royale, ordonna en 1676 que les divers services de messageries seraient adjoints à la ferme des postes. C’était surcharger cette dernière administration d’un labeur au-dessus de ses forces ; aussi, ne conservant que le transport des dépêches, elle abandonna celui des personnes et des marchandises à différens industriels qui l’acceptèrent à bail débattu. Cet état de choses dura jusqu’en 1775. À cette époque, le roi, réunissant au domaine les concessions précédemment faites, résilia tous les baux et fit créer un service de voitures uniformes pour tout le royaume. Les messageries royales s’établirent rue Notre-Dame-des-Victoires, où elles sont encore ; les diligences qu’elles livrèrent au public furent ces turgotines dont on a tant parlé jadis, et qui semblaient alors le nec plus ultra du comfortable et de la rapidité. Ce fut là en réalité le premier service public régulier, sérieux, responsable, établi en France pour le transport des voyageurs.

Modifiée dans sa constitution par les lois du 29 août 1790, du 25 vendémiaire an III, du 9 vendémiaire an VI, cette entreprise s’est sans cesse améliorée ; elle a servi de modèle à ses rivales, qui ne l’ont jamais complètement égalée, et elle a fonctionné avec un succès toujours croissant, mais que la construction des chemins de fer devait arrêter pour toujours. Autour de ces messageries qui, tour à tour et suivant le vent politique qui soufflait, furent royales, nationales, impériales, s’étaient groupées diverses entreprises reliant Paris à la banlieue et à la province. C’étaient les diligences Laffitte et Gaillard, les gondoles, les accélérées, les carabas. Les chemins de fer.ont mis à néant tous ces véhicules. Quelques-uns cependant ont tenu bon contre la mauvaise fortune et ont voulu protester jusqu’à la fin. Le dernier coucou n’a disparu de Paris qu’en 1861 ; il siégeait place de la Bastille et allait à Vincennes. Son cocher, un vieux cocher d’autrefois, à carrick et à sabots fournis de paille, appelait les voyageurs, les entassait dans sa boîte incommode, en prenait un en lapin, fouettait ses rosses amaigries et partait au petit trot balancé. Il était fier sans doute de son entêtement, car sur la caisse jaune de la voiture on lisait en grosses lettres noires : Au coucou obstiné.

Nous qui sommes accoutumés aux merveilleuses rapidités de la vapeur, nous sourions volontiers de ces façons de voyager si désagréables et si lentes. Ces voitures de toute sorte, lourdes et traînantes, étaient cependant bien, supérieures à ce qui les avait précédées. Avant elles, les moyens de communication étaient presque nuls. Quand, le 21 août 1715, Louis XIV, après avoir passé une revue à Marly, rentra souffrant du mal qui devait l’emporter, et qu’on lui ordonna les eaux de Bourbon-l’Archambault, on fut obligé d’établir entre cette dernière localité et Versailles des relais pour deux cents chevaux destinés à traîner les six charrettes, payées à 25 livres par jour, qui servaient à voiturer la boisson et les bains du roi. Le bonhomme Buvat raconte dans son très curieux Journal de la régence qu’à Lyon, Aix, Strasbourg, Bordeaux, au moment des malsaines fureurs d’agiotage de la rue Quincampoix, « les carrosses et autres voitures publiques étaient retenus deux mois d’avance, et que même on agiotait sur le prix des places, tant il y avait d’empressement de tous les côtés pour venir à Paris pour avoir des actions, comme si c’eût été le comble de la fortune la plus assurée. » Lorsqu’en 1721 Mlle de Montpensier épousa le prince des Asturies, elle mit trente jours à franchir les cent quatre-vingt-sept lieues qui séparent Paris de Bayonne. Il est juste de dire qu’elle marchait en gala et s’arrêtait souvent ; mais en 1775 le service régulier des turgotines employait vingt jours, c’est-à-dire quatre cent quatre-vingts heures pour accomplir le même trajet : aujourd’hui il dure exactement seize heures dix minutes, et encore on perd cinquante minutes à Bordeaux. Il y a cent ans, il fallait douze jours pour aller de Paris à Strasbourg, dix pour aller à Lyon, trois pour aller à Rouen. La moyenne du parcours quotidien était de dix lieues ; le soir on s’arrêtait pour faire la nuictée, à toutes les côtes on descendait de voiture pour soulager les chevaux, à toutes les descentes on mettait pied à terre par prudence ; la maréchaussée escortait les diligences par crainte des voleurs, qu’on n’évitait pas toujours. Les chemins de fer, en supprimant la distance, ont doublé la vie de l’homme qui voyage. Ah ! si l’on rendait le bon vieux temps à ceux qui’ le regrettent sans le connaître, quels cris de détresse on les entendrait pousser !


I

La France a été lente, très lente à accepter franchement les chemins de fer ; par un esprit de défiance et de paresse assez difficile à définir, elle en était encore aux hésitations, aux tâtonnemens, que déjà l’Angleterre et la Belgique construisaient en hâte et partout des voies ferrées. Comme bien des découvertes, celle de la locomotion par la vapeur s’égara dès le début, et il a fallu attendre longtemps avant qu’elle pût franchir l’énorme distance qui sépare la théorie de la pratique. En principe, les chemins de fer sont nés de cette idée fort simple qui déjà dans l’antiquité avait créé les voies romaines : supprimer par des moyens artificiels les causes de résistance que le sol offre & la traction. Depuis des siècles, on se servait en Allemagne, dans les, mines du Harz, de chemins à bandes de bois (hundegestœnge) qui facilitaient singulièrement le passage des chariots. Il est à présumer que les ouvriers allemands ont introduit ce système en Angleterre, lorsque la reine Elisabeth les y appela pour exploiter les mines de Newcastle. C’est là du moins qu’en 1676 on constate d’une façon certaine l’emploi dans les houillères anglaises des premiers chemins de bois. Un siècle plus tard, en 1776, l’ingénieur Cun, voyant les traverses de bois s’user rapidement au pesant contact des roues, imagina de les remplacer par des bandes de fer qu’il nomma rails. Ces rails, d’abord plats, n’offraient pas une grande solidité ; on les modifia, et, sauf des détails peu importans, on les façonna tels que nous les voyons encore aujourd’hui ; la roue qui devait les parcourir était munie d’un ourlet extérieur débordant qui l’empêchait de dévier. En somme, la voie était trouvée. On hésitait entre la fonte et le fer, et il fallut qu’en 1820 John Birkinshaw découvrît l’art de laminer les rails de fer pour que ces derniers fussent définitivement adoptés.

Restait le moteur à découvrir, et ce ne fut pas l’affaire d’un jo A. cette époque, les wagons étaient traînés par des chevaux comme sur le chemin de fer dit américain qui va de la place de la Concorde à Sèvres. Le premier homme qui tenta d’appliquer la valeur à la traction des voitures sur les routes ordinaires fut un officier du génie nommé Gugnot, qui fit différens essais à Paris en 1769, et construisit même une machine ingénieuse que l’on peut voir exposée dans l’une des salles du Conservatoire des Arts et Métiers. Destinée au transport des grosses pièces d’artillerie, elle fut expérimentée en présence de MM. de Choiseul et de Gribeauval. Asthmatique et manquant de souffle, elle s’arrêtait fréquemment ; mal pondérée, elle donnait des à-coups inattendus et défonça un des murs de l’Arsenal. Bref, elle ne fut jamais que ce qu’elle est encore, un objet de curiosité. James Watt, le véritable inventeur de la machine à vapeur, c’est-à-dire celui qui la rendit pratique, apporta dans la construction des perfectionnemens dont chacun profita, et dès 1804 une locomotive construite par Trewithick et Vivian fut attelée à des wagons sur un chemin de fer des mines de Newcastle ; elle avait la vitesse d’un cheval de roulage, et le foyer était activé à l’aide de soufflets mis en jeu par les mouvemens mêmes de la machine. Tout cela était embryonnaire. On était parti d’une théorie fausse, qui longtemps paralysa les essais. On croyait que la pesanteur de la locomotive l’immobiliserait et la forcerait à tourner sur place. Pour remédier à cet inconvénient imaginaire, Blenkinsop inventa des roues dentelées, et Brunton alla jusqu’à armer sa locomotive de deux béquilles de fer qui s’élevaient et s’abaissaient à chaque tour de roues. Ce fut en 1813 seulement qu’on revint de cette erreur, grâce aux expériences faites avec succès par Blackett, et l’on reconnut que, si le poids de la locomotive était suffisant pour maintenir l’adhérence sur les rails, il. était loin d’être assez considérable pour la rendre stationnaire. Ainsi qu’on le voit, on avançait lentement, pas à pas, à travers mille tentatives dont chacune constituait un progrès, mais n’apportait aux engins de traction ni sécurité ni vitesse.

La France peut réclamer à bon droit sa part de gloire dans la mécanique appliquée aux transports, car ce fut M. Marc Séguin qui, en 1828, inventant la chaudière tubulaire, étendit la surface de chauffe dans des proportions qui devaient donner à la locomotion une force irrésistible. A la même époque, George Stephenson imaginait d’activer le tirage par un jet de vapeur échappée du cylindre. Ces deux améliorations étaient toute une révolution ; on allait enfin entrer dans la pratique, et en cette matière la pratique, c’était l’établissement des chemins de fer, c’est-à-dire une rapidité de locomotion sans exemple, et l’application d’une puissance infatigable aux transports de toute espèce. Aussi, lorsqu’en 1829, au concours des machines ouvert par la compagnie du rail-way de Manchester à Liverpool, George Stephenson exposa la locomotive the Rocket, la Fusée, construite d’après les principes nouveaux de la chaudière tubulaire et de l’accélération du tirage, ce fut un cri d’admiration. Elle était à la fois forte et vite, car, pesant 4,316 kilogrammes, elle faisait 22 kilomètres à l’heure et remorquait un poids de 12,912 kilogrammes. Elle ne ressemblait guère aux admirables machines que chaque jour et sans même y prendre garde nous voyons rouler sur nos voies ferrées : elle était aux locomotives de Crampton ce que l’ichthyosaure est aux lézards ; mais telle qu’elle était, avec ses roues trop écartées, son tender chargé d’une barrique contenant l’eau réservée à la chaudière, elle renfermait les organes principaux, organes de vie, de mouvement, de vigueur, qu’on a pu améliorer depuis, et qui sont restés les organes essentiels et primordiaux de toute machine destinée à la traction. Le moteur et la voie étant trouvés, les chemins de fer étaient inventés. C’était une révolution analogue à celle qui, par la découverte de Gutenberg, avait substitué l’imprimerie à l’art des copistes. Dans sa biographie de James Watt, Arago se sert d’une comparaison saisissante pour faire comprendre à quelle puissance l’homme parvenait, grâce à la machine à vapeur. « L’ascension du Mont-Blanc, dit-il, à partir de la vallée de Chamonix, est considérée à juste titre comme l’œuvre la plus pénible qu’un homme puisse exécuter en deux jours. Ainsi le maximum mécanique dont nous soyons capables en deux fois vingt-quatre heures est mesuré par le transport du poids de notre corps à la hauteur du Mont-Blanc. Ce travail ou l’équivalent, une machine à vapeur l’exécute en brûlant un kilogramme de charbon de terre. Watt a donc établi que la force journalière d’un homme ne dépasse pas celle qui est renfermée dans 500 grammes de houille. »

L’invention devait avoir d’incalculables conséquences ; mais le plus difficile restait à faire : il fallait qu’elle sortît du domaine de la science industrielle et entrât dans nos mœurs. La France y fut réfractaire à un point qu’il serait bien difficile de comprendre, si nous ne savions que l’esprit de routine semble être l’âme même d’une nation dont l’entêtement seul égale la mobilité. Une ordonnance du 26 février 1823 avait autorisé la création d’un chemin de fer entre Saint-Étienne et Andrézieux ; inauguré cinq ans après, le 1er octobre 1828, il ne servait guère qu’au transport des marchandises. Ce fut ce bassin houiller qui donna l’exemple au reste du pays : les voies ferrées y furent promptement adoptées et offertes aux besoins de l’industrie ; des lignes très courtes, locales, égoïstes, si l’on peut dire, s’ouvrent successivement de Rive-de-Giers à Givors (1830), de Givors à Lyon (1832), de Rive-de-Giers à Saint-Étienne (1833), à Andrézieux à Roanne (1834). Une gondole traînée par trois chevaux était mise à la disposition des voyageurs. Cependant quelques députés qu’on traitait volontiers d’imprudens et de téméraires demandaient que la France ne se refusât pas plus longtemps a un progrès qui tendait à devenir universel, et qu’elle ne laissât pas l’Angleterre nous devancer trop rapidement dans cette admirable et nouvelle voie ouverte à l’activité humaine. Efforts inutiles ! c’est à peine si on les écoutait, et ce ne fut pas sans grande difficulté qu’on arracha aux représentans du pays légal, ainsi qu’on disait alors, le vote de la loi du 27 juin 1833, qui accordait un crédit de 500,000 francs pour études et exécutions de chemins de fer : c’était dérisoire ou peu s’en faut. Une mauvaise volonté latente et perpétuelle semblait déjouer les intentions les meilleures. Dans la séance du 7 mai 1834, M. Larabit réclama l’établissement immédiat des lignes de chemins de fer dont la France avait besoin. Ce qui prouve combien la question était loin d’être mûre et sur quelles illusions on vivait, c’est que l’orateur estimait qu’une somme de 400 millions serait suffisante pour mettre Paris en rapport avec ses frontières à l’aide de voies ferrées. Ce fut M. Auguis qui lui répondit, et, après avoir affirmé que la dépense totale dépasserait même 800 millions, il se servit, pour faire repousser la motion de M. Larabit, de l’étrange argument que voici : « l’intérêt le plus élevé dans les chemins de fer anglais ne va pas au-delà de 9 pour 100, tandis que l’intérêt dans les canaux va de 30, 32 à 50, 52, 70 et 72 pour 100, » et il termina en disant avec l’approbation de la chambre : « Ne nous engageons pas facilement dans la construction des chemins de fer ! » Précisément à la même époque, dans un meeting à Tamworth, Robert Peel, chef du ministère anglais, s’écriait : « Hâtons-nous de construire des chemins de fer ; il est indispensable d’établir d’un bout à l’autre de ce royaume des communications à la vapeur, si la Grande-Bretagne veut maintenir dans le monde son rang et sa supériorité. » Pendant qu’en Angleterre les chefs du cabinet stimulaient l’émulation de leurs compatriotes, nos ministres et nos députés raillaient les efforts des nôtres. Dans cette même année 1834, un homme d’état français, après avoir été visiter le rail-way de Liverpool, déclarait tenir en médiocre estime le nouveau mode de transport. « Il faut voir la réalité, disait-il, car, même en supposant beaucoup de succès aux chemins de fer, le développement ne serait pas ce que l’on avait supposé. Si on venait m’assurer qu’en France on fera 5 lieues de voie ferrée par année, je me tiendrais pour fort heureux ! » Le résultat d’un pareil aveuglement est facile à constater : en 1836, l’Angleterre avait 3,046 kilomètres de chemins de fer en exploitation, la France en avait 142.

Cependant on ne pouvait rester absolument sourd aux appels de l’opinion publique ; mais, au lieu de prendre une détermination sérieuse, on préféra s’arrêter à un moyen terme peu digne d’une grande nation, et une loi votée le 9 juillet 1835 autorisa la construction d’un chemin de fer entre Paris et Saint-Germain. Selon l’expression d’un ingénieur, ce n’était qu’un joujou, mais ce joujou apprit aux Parisiens d’abord, aux Français ensuite, quels service. innombrables un chemin de fer pouvait leur rendre. Ce fut donc là en réalité le germe expérimental d’où notre grand réseau ferré devait sortir. Une ordonnance du 24 août 1837 nomma auprès du chemin de Paris à Saint-Germain des commissaires spéciaux de surveillance, et l’inauguration du premier rail-way que posséda Paris eut lieu officiellement le 26 août de la même année. La musique de" la garde nationale joua des fanfares pendant le trajet,, qui dura vingt-cinq minutes ; on fit des discours, personne ne s’enrhuma sous les tunnels, la locomotive n’éclata point, les wagons ne déraillèrent pas, et l’on put croire qu’un voyage en chemin de fer n’était pas nécessairement mortel. Les journaux, les ingénieurs, les industriels, invoquant de plus belle l’exemple de l’Angleterre, recommencèrent à demander que la France fît enfin construire des voies ferrées. Le gouvernement prit cette fois l’initiative, et en son nom M. Martin (du Nord) déposa le 15 février 1838 un projet de loi autorisant la création de sept lignes principales partant de Paris et aboutissant : 1° à la frontière de Belgique, 2° au Havre, 3° à Nantes, 4° à la frontière d’Espagne par Bayonne, 5° à Toulouse par la région centrale du pays, 6° à Marseille par Lyon, 7° à Strasbourg par Nancy. De plus on devait établir deux lignes supplémentaires : l’une aurait relié Marseille à Bordeaux par Toulouse, l’autre aurait rejoint Marseille et Bâle par Lyon et Besançon. Le projet était libéral et vraiment grandiose. Le 24 avril, Arago lut son rapport, qui se ressent singulièrement des indécisions du moment : il combat l’établissement simultané de toutes les lignes, disant avec raison qu’il faut, par des constructions successives, profiter de toutes les améliorations, qu’il est plus facile de prévoir que d’indiquer, et apprendre par l’exemple des fautes commises à éviter les fautes à commettre. Tant d’intérêts locaux étaient en jeu, tant de compétitions se faisaient jour, tant d’appétits mauvais étaient éveillés, que la chambre des députés n’osa prendre un parti, et que l’ensemble de la loi fut rejeté le 10 mai par 196 voix contre 69. On retomba dans le système des concessions partielles, on accorda des têtes de lignes plutôt que des lignes entières ; on ne savait vraiment que faire au milieu de tous les tiraillemens des rivalités diverses, on semblait ne pouvoir se résoudre ni à l’action ni à l’inaction, et, comme toujours en pareil cas, les demi-mesures que l’on adoptait ne satisfaisaient personne.

Une loi du 7 juillet 1838, une autre du 15 juillet 1840, avaient accordé la concession de Paris à Orléans et de Paris à Rouen ; mais cela ne suffisait guère aux justes exigences qui se manifestaient avec d’autant plus d’intensité qu’elles se heurtaient sans cesse à une résistance passive. Le gouvernement se décida enfin à reprendre l’application des idées que la chambre avait repoussées en 1838, et le 7 février 1842 un nouveau projet de loi fut présenté par M. Teste. M. Dufaure, nommé rapporteur, qualifia sévèrement dans la séance du 16 avril l’état languissant où la Fiance se traînait en matière de chemins de fer, et « l’œuvre incomplète et incohérente commencée dans les dernières années. » Le réseau était décidé en principe ; mais, pour l’exécuter, on se trouvait en présence de deux systèmes qui avaient chacun de bons et de mauvais côtés. L’un, s’inspirant de l’exemple de l’Angleterre, voulait confier à l’industrie privée le soin de construire toutes les lignes projetées ; l’autre, à l’imitation de la Belgique, voulait le réserver exclusivement à l’état. Pendant quinze jours, on parla pour et contre, on mêla dans d’égales proportions les deux systèmes en présence, et le 12 mai la loi fut votée à la majorité de 225 voix contre 83. Cette loi, promulguée le 11 juin 1842, est pour ainsi dire le code des chemins de fer français, elle fixe dans quelle mesure l’état et les compagnies concourent aux charges et aux bénéfices de la construction et de l’exploitation. On se mit à l’œuvre sans plus de retard ; mais ce qui domina d’abord, ce fut un agiotage effréné. Vingt compagnies pour une s’étaient constituées à un capital quelconque, émettaient des actions qui, selon les chances variables, subissaient des fluctuations dont les manieurs d’argent savaient tirer profit. Ce fut pendant quelque temps une folie scandaleuse qui put remettre en mémoire les beaux jours du système de Law. Tout ceux qui en France avaient une influence quelconque s’ingénièrent à tirer de leur côté les concessions définitives. La spéculation se jeta dans le mouvement à corps perdu, délia les cordons de sa bourse, et, entraînée par l’espoir et l’exemple de gros bénéfices, offrit aux futurs chemins de fer plus d’argent qu’ils n’en demandaient. Si le mobile fut peu louable, le résultat du moins fut excellent, et l’on put, grâce aux capitaux qui abondaient, grâce à une armée d’ingénieurs intelligens, déployer dans la construction de nos voies ferrées autant d’activité qu’on avait mis jadis de lenteur et de mauvais vouloir à les adopter. Partout à la fois on se mit à l’œuvre, et l’on Commença enfin ce réseau français qui s’achève aujourd’hui et ne tardera pas à être complet. On n’a pas à se repentir d’avoir pris ce grand parti, et les prévisions les meilleures, celles des prétendus utopistes qui promettaient un grand avenir à nos chemins de fer, sont restées au-dessous de la réalité dans des proportions que des chiffres feront vite apprécier. Quand on a construit la ligne de l’Est (Paris à Strasbourg), on avait évalué le produit des marchandises à 12,000 francs par kilomètre, et celui des voyageurs, messageries, bagages, à 6,000 francs. Or en 1864 le produit de la petite vitesse sur la voie de l’Est a été de 38,959 francs par kilomètre, et celui des voyageurs, bagages et messageries de 27,893 fr., c’est-à-dire que le produit total, étant de 66,732 francs au lieu de 18,000, a dépassé les premiers calculs de près de 48,000 francs[1]. Est-ce à dire que de si magnifiques résultats aient désarmé les adversaires systématiques des chemins de fer ? Non pas, et en 1854 un archevêque dont je tairai le nom a dit, dans un mandement rendu public et affiché à la porte des églises, que les chemins de fer avaient été suscités pour punir les prévarications des cabaretiers, dont l’impiété ne craignait pas de donner à boire le dimanche aux rouliers qui passaient. C’est là un côté de la question que l’on n’avait pas encore étudié.

Quand on regarde une carte de France, on croirait voir une forte toile d’araignée dont le nœud est situé à gauche et en haut ; c’est là en effet la forme de notre réseau, dont toutes les lignes convergent sur Paris. La solution de continuité est encore apparente sur Clermont-Ferrand, Aurillac et Mende, sur Gap et Digne, sur Bressuire et Napoléon-Vendée, vers Avranches et Mayenne ; mais partout ailleurs les mailles du grand filet métallique se serrent, s’entrecroisent, portant avec elles la fécondation et la vie. Les lignes exploitées ont coûté plus de. 8 milliards à construire ; on est loin, comme il est facile de le voir, des 400 et des 800 millions dont on parlait en 1834 ; pour être complet, le réseau doit se développer sur un rayonnement de 21,040 kilomètres, dont 15,750 étaient livrés à la circulation le 1er janvier 1868. Les compagnies chargées de les exploiter ont à leur service une véritable armée composée de 95,565 employés commissionnés ; leur force motrice est représentée par 4,064 locomotives, et leurs moyens de transport par 90,490 voitures ou fourgons. Pendant l’année 1866, le transport effectué par les chemins de fer français a été : voyageurs, 92,124,914[2] ; espèces d’or et d’argent (valeur déclarée), 4,016,442,694 fr. 56 c. ; voitures, 19,779 ; bagages, 177,662,872 kilogrammes ; articles de messageries et denrées fraîches, 378,015,403 kil. ; animaux, tels que chiens, chevaux, porcs et bestiaux, 6,112,788 têtes ; marchandises, 38,782,977,125 kil. De tels chiffres font comprendre mieux que tout raisonnement les incalculables services que les chemins de fer rendent aujourd’hui à la France.


II

A mesure que le réseau s’étendait et se complétait, on reconnaissait les nombreux inconvéniens qu’offrait dans la pratique de l’exploitation le morcellement des concessions. Pour y remédier, pour parvenir autant que possible à l’unité de direction nécessaire dans de telles administrations, les chemins de fer furent divisés en six groupes, et chacun d’eux fut attribué à une seule compagnie. Cette fusion très intelligente, dont les résultats ont été excellens, fut consacrée par diverses lois en 1859 et 1863. Les six compagnies qui exploitent aujourd’hui les chemins de fer français sont celles de l’Ouest, de l’Est, du Nord, de Paris à la Méditerranée, d’Orléans et du Midi. Les voyageurs partent de Paris et y arrivent par huit gares, qui sont celles du Nord, de l’Est, de Lyon, d’Orléans, d’Orsay, de Vincennes, de l’Ouest rive gauche et de l’Ouest rive droite. C’est de cette dernière que nous parlerons principalement, car c’est la gare-mère, et de plus c’est celle qui, par ses lignes de banlieue, a les rapports les plus fréquens avec les Parisiens.

Quand il fut question de la construire, quelque temps avant l’inauguration du chemin de fer qui aboutissait au Pecq, on trouva l’emplacement qui lui était réservé place de l’Europe si éloigné du centre des affaires, du Paris habité, qu’on agita très sérieusement le projet de l’établir à l’angle sud-est de la place de la Madeleine et de la rue Tronchet. Les rails, supportés sur « d’élégans arceaux de fonte élevés de 20 pieds au-dessus du sol et ayant une longueur de 615 mètres, » selon le rapport, auraient traversé les rues Saint-Lazare, Saint-Nicolas, des Mathurins et Castellane, dont chacune aurait eu une station particulière. Aussi, dans le principe, la gare de la place de l’Europe ne fut-elle que provisoire ; mais les propriétaires des immeubles menacés d’expropriation firent entendre de telles clameurs, l’ouverture du chemin de fer amena dans le quartier Saint-Lazare une si grande affluence de voitures, qu’on abandonna définitivement ce projet, qui avait été poussé bien loin, car on avait arrêté et soumis à l’autorité compétente le plan du bâtiment destiné à faire façade sur la place de la Madeleine. Ce plan existe encore, et je l’ai sous les yeux. Rien qu’à le voir, on comprend combien on avait peu deviné l’avenir réservé aux chemins de fer. Quoique qualifiée de « monumentale, » la façade de cette gare, qui heureusement n’a jamais été construite, est de dimensions singulièrement restreintes ; elle ne suffirait même pas à loger un des magasins qui s’étalent maintenant aux angles de certains carrefours. C’est une sorte de maison à l’italienne, à trois étages percés chacun de huit fenêtres ; le dégagement principal est représenté par un escalier de vingt-quatre marches s’ouvrant sous un porche plein cintre assez large pour laisser passer cinq ou six personnes de front. La gare d’une ville de province de troisième ordre a aujourd’hui une importance plus considérable que cette triste et insuffisante construction. Elle était cependant bien réellement monumentale, si on la compare à la masure qui sur la place de l’Europe recevait les voyageurs. Cette dernière était située au-dessus du premier tunnel, à l’endroit où fut planté un square récemment enlevé et remplacé par ce magnifique pont en forme d’étoile sorti des ateliers de M. Cail, et qui est un des chefs-d’œuvre métallurgiques de notre époque. Le bâtiment était petit, assez mal distribué, bâti en limousinerie, peint en jaune clair, et donnait accès à la voie par deux rampes non abritées qui laissaient les voyageurs exposés à la pluie, à la neige ou au soleil.

Le matériel de l’exploitation était en rapport avec la gare ; il y avait cinq espèces de voitures : 5 berlines fermées, 2 berlines ouvertes, 8 diligences, 20 wagons garnis, 70 wagons non garnis. Ces 105 voitures contenaient ensemble 4,070 places. C’était, croyait-on à cette époque, de quoi satisfaire largement dans le présent et dans l’avenir aux besoins du public. Les diligences et les berlines ressemblaient aux voitures dont elles portaient les noms ; sur l’impériale, on entassait les bagages, pour lesquels on n’avait pas encore inventé de fourgons spéciaux ; les berlines ouvertes et les wagons garnis étaient plus ou moins rembourrés, n’avaient point de murailles, mais étaient latéralement protégés par des filets à larges mailles qui donnaient passage à d’insupportables courans d’air ; quant aux wagons non garnis, il faut les avoir vus pour imaginer qu’on ait osé offrir de tels tombereaux à des voyageurs. Ils représentaient de grandes auges meublées de bancs en bois, sans plafond et sans côtés ; on y était absolument en plein air. Il ne fallut rien moins qu’une campagne vertement menée par les journaux pour faire abandonner ce moyen de transport inhumain, qui céda la place à ce que l’on nomme aujourd’hui les troisièmes. On était tellement en garde contre les imprudences et les enfantillages du public parisien, que toute voiture était fermée à clé, et qu’il était impossible d’en sortir sans l’intervention d’un des employés chargés d’accompagner le train. Cette prétendue mesure de sécurité eut d’épouvantables conséquences, ainsi que j’aurai à le raconter plus loin. La force motrice de l’exploitation était composée de douze locomotives. représentant ensemble une puissance de 360 chevaux. Il y avait sept départs de Paris pour le Pecq et huit du Pecq pour Paris ; c’était donc un total de quinze convois circulant dans la gare de la place de l’Europe. A Batignoles, on avait construit une gare destinée aux marchandises ; on en admirait dans ce temps-là les vastes proportions ; elle avait 250 mètres de long sur 100 mètres de large.

La gare du chemin de fer de Saint-Germain a fait comme ces cactus dont les feuilles, poussant successivement l’une sur l’autre, finissent par devenir un arbre énorme. Aujourd’hui, ouverte sur la rue Saint-Lazare, bordée par la rue de Rome, le pont de l’Europe, la rue de Londres, la rue d’Amsterdam, elle couvre une superficie de 11 hectares ; elle est la tête d’un réseau qui se développe déjà sur une étendue de 2,054 kilomètres. L’exploitation possède 630 locomotives et 13,686 voitures de toute espèce ; en 1866, elle a transporté 22,122,224 voyageurs, dont 14,140,025 pour la seule banlieue de Paris, et son personnel classé se compose de 12,572 agens. Le nombre de trains que la gare expédie et reçoit est énorme : le 2 juin 1867, il s’est élevé au chiffre invraisemblable de 475 ; il faut dire que ce jour-là les préposés aux guichets ont délivré 159,742 billets pour la banlieue. Ainsi qu’on le voit, le public s’est familiarisé avec cette façon de voyager ; il y a trente ans cependant, bien des gens croyaient faire acte de courage en allant de Paris au Pecq en chemin de fer. Quant au mouvement que les voies ferrées ont imprimé aux habitudes sédentaires des Parisiens, on l’appréciera par la comparaison de deux chiffres. On a calculé qu’en 1836 le va-et-vient annuel entre Paris et Saint-Germain était représenté en nombres ronds par 400,000 personnes se servant des accélérés, de tapissières et de coucous ; en 1866, 3,482,789 voyageurs ont fait le même trajet par le chemin de fer.

Il faudrait un volume pour raconter en détail tous les aménagemens divers de la gare de l’Ouest et toutes les opérations qui s’y exécutent à chaque instant, depuis le départ du premier train, qui quitte Paris à 4 h. 50 m. du matin, jusqu’au départ du dernier à minuit 45 m. Elle n’est pas uniquement consacrée à l’exploitation, elle loge l’administration, la comptabilité, et offre le double aspect d’une usine en activité et d’un ministère. Chaque destination spéciale a son guichet où l’on délivre des billets, ses salles d’attente particulières, son quai réservé pour l’embarquement. De plus il faut compter les échoppes de libraires, de marchands de journaux, les buffets et buvettes, les bureaux de correspondance pour les villes qu’une route et un service d’omnibus relient à une station éloignée, des postes pour les agens de police, les douaniers et les employés de l’octroi, une boîte aux lettres, un bureau télégraphique, des salles différentes de bagages pour le départ et pour l’arrivée, enfin un bureau de renseignemens dont l’employé me paraît l’homme le plus à plaindre du monde, car il doit répondre avec exactitude et résignation à des questions multiples sans cesse renouvelées, embrassant une quantité de localités diverses, questions fatigantes, monotones, souvent inutiles et parfois saugrenues. En Angleterre, il n’en est point ainsi : dans les gares sont tendues de grandes affiches où tous les indications imaginables concernant l’exploitation de la voie sont minutieusement détaillées. C’est au voyageur à se rendre compte des formalités qu’il doit remplir. L’administration l’a mis à même d’apprendre vite et bien tout ce qu’il lui importe de savoir ; elle ne s’inquiète plus du reste, et l’idée ne lui vient même pas d’avoir un agent chargé de répéter de vive voix les renseignemens qu’on peut lire d’un seul coup d’œil sur une pancarte placée en évidence et à la portée de tous. Que de fois dans une gare française, nous avons vu un employé, dont la patience nous émerveillait, expliquer des heures de départ et d’arrivée à un voyageur qui n’avait qu’à se retourner pour en voir le tableau affiché à côté de lui ! On se plaint souvent de la vivacité des agens d’administration ; a-t-on bien réfléchi que les saints se damneraient eux-mêmes à être à toute minute en contact avec un public exigeant, questionneur, très puéril, dont la paresse augmente l’ignorance, et qui s’imagine volontiers que les employés doivent tout savoir et sont tenus de répondre à chaque interrogation qu’on leur adresse, même lorsqu’elle ne concerne pas leur service ? Aussi les agens trouvent le public injuste et font entendre bien des doléances sur leur sort. Cela même devient parfois assez plaisant. Les employés du chemin de fer de Paris-Lyon-Méditerranée portent sur leur casquette, qu’on appelle indifféremment le tampon ou la plaque tournante, les lettres initiales P. L. M. Ils prétendent que ces trois lettres signifient : plaignez les malheureux.

La partie de la gare réservée au public, partie extérieure, est sans cesse dans une animation excessive. Ce qui s’y passe, chacun le sait : on prend son billet, on fait peser et inscrire son bagage, on se rend dans une salle d’attente correspondant à la ligne sur laquelle on doit voyager et à la classe de wagons que l’on a choisie. Ces salles, gardées par des agens qui vérifient votre billet, sont spacieuses, garnies de sièges plus solides qu’élégans, et maintenues en hiver à une température égale par de nombreuses bouches de chaleur. L’industrie s’en est emparée, et, grâce à une redevance assez faible, elle a le droit de tapisser les murs de cadres contenant des affiches et des annonces. La gare intérieure, celle qui est consacrée au départ et à l’arrivée des trains, commence au quai, sur lequel s’ouvrent à larges battans les portes des salles d’attente, et s’arrête au souterrain qui passe sous le boulevard des Batignolles. Elle a plusieurs gares d’évitement ; on appelle ainsi une voie latérale supplémentaire où un train peut se ranger momentanément, si, par suite d’une circonstance fortuite, la voie normale qu’il parcourt est occupée. La gare de la rive droite a un inconvénient qui est inhérent à sa destination spéciale, et que rend inévitable son service de banlieue. Dans une gare bien distribuée (celle de Paris-Lyon est, je crois, la plus parfaite), les salles d’attente s’ouvrent latéralement sur le quai de départ. Les voyageurs n’ont donc que quelques pas à faire pour se trouver en face de leurs voitures et y monter ; mais ce système excellent n’est praticable que pour les trains à longs parcours, qui ont deux, trois, quatre départs au plus dans la journée. Le train se forme quelques instans avant l’heure réglementaire, est.amené wagon par wagon et rangé ainsi le long du quai sur la voie qui lui est réservée. Dans une gare qui dessert la banlieue et où les convois se succèdent avec une extrême fréquence (souvent 116 par jour de Paris à Versailles et vice versa), il ne peut en être ainsi. Les trains, composés dès le matin aux deux gares extrêmes, font la navette toute la journée ; celui qui arrive repart presque immédiatement : on se contente de détacher la locomotive ; à l’aide d’une plaque tournante, on la met sur une voie parallèle ; elle s’éloigne jusqu’à l’aiguillage, qui la rend à sa voie spéciale, où elle revient, machine en arrière, reprendre la tête de son train. La gare de l’Ouest dessert trois lignes de banlieue toujours en mouvement : Saint-Germain-Argenteuil, Versailles, Auteuil-Ceinture ; le quai de départ et le quai d’arrivée sont les mêmes pour chaque destination. On comprend dès lors qu’à moins de couper les voies elles-mêmes par des bâtimens latéraux contenant des salles d’attente il faut que les portes de dégagement soient situées à l’arrière des trains, et que les voyageurs fassent un trajet relativement assez long pour gagner les voitures. C’est là l’inconvénient majeur, mais forcé de la gare de l’Ouest. A part ce défaut, auquel on ne pense guère, elle est excellente, large, disposée sur un assez grand espace pour que les manœuvres s’y exécutent toujours avec ponctualité et sécurité, abritée sous d’immenses constructions vitrées qui ont donné l’idée première des halles centrales, surveillée par de nombreux employés qui dirigent le public, maintiennent l’ordre et assurent la régularité du service. Dans toute cette gare du reste, on. sent je ne sais quelle impulsion à la fois ferme et rapide qui semble faire mouvoir tous les employés vers un but déterminé et très nettement défini. Il n’y a là ni lenteur, ni hésitation, et à travers les complications des trains qui s’entre-croisent à chaque minute on reconnaît une activité sérieusement réglée, qui ne s’égare pas en vains efforts, qui ne fait pas de bruit, mais n’en arrive que plus sûrement à une précision mathématique.

La composition des trains, les diverses combinaisons par lesquelles, tout en obéissant à chacune des exigences du service, ils doivent éviter les retards et ne jamais être exposés à aucun accident, incombent au chef du mouvement, fonctionnaire à responsabilité illimitée, fort inconnu du public, qui n’est jamais en rapport avec lui, mais ayant son bureau sur le quai même, afin de pouvoir être prévenu sans délai de tout incident produit sur la voie. Pour être à la hauteur de cette fonction délicate et périlleuse, il faut connaître avec certitude et d’une façon absolument complète non-seulement le chemin, les stations, les embranchemens, mais aussi le matériel qu’on emploie et le personnel auquel on le confie, il faut en outre être doué d’un singulier esprit de prévision pour ne laisser, sur une ligne exceptionnellement chargée de trains, très souvent parcourue par des convois supplémentaires, comme celle de la banlieue, aucune place à la possibilité d’une erreur pouvant entraîner des désastres. Bien des généraux d’armée qui ont remporté des victoires reculeraient devant une pareille tâche, car ici le combat est incessant. On ne sait jamais par où l’ennemi viendra, et si l’on ne perdra pas la bataille. Quand chaque point a été étudié, quand les instructions les plus précises et les plus méticuleuses ont été données, quand les agens les meilleurs ont été choisis, quand tout a été prévu, il reste encore ce que le hasard tient dans sa main. C’est le chef du mouvement qui est réellement l’âme du chemin de fer : pour mettre cette vaste machine en œuvre, le chef de traction lui fournit les muscles, mais c’est lui qui est le cerveau.

Le chef du mouvement indique la marche des trains qui feront le service de la journée, le nombre et l’espèce de voitures qui le composeront, le genre de locomotive qui les remorquera, le nombre d’agens qui les accompagneront. Il spécifie la quantité de wagons à freins qui doivent réglementairement faire partie du convoi. Ces freins, destinés à appuyer latéralement deux sabots sur les roues et par conséquent à diminuer singulièrement la force d’impulsion, sont disposés de manière à être très aisément manœuvres par les conducteurs soit dans les pentes rapides, soit à l’arrivée aux stations. Sur la ligne de l’Ouest, la moyenne des wagons à freins est de 14 pour 100. On peut donc affirmer qu’un convoi de vingt voitures est toujours muni de trois freins. Dans ces énormes trains de marchandises qui nous paraissent cheminer si lentement et qu’autrefois nulle malle-poste n’aurait pu atteindre, on a soin de donner le chargement le plus lourd aux wagons-freins, pour que la pesanteur,. augmentant la force de résistance, rende plus facile l’arrêt ou le simple ralentissement. On a expérimenté sur la ligne d’Auteuil des freins à vapeur mus par la machine elle-même, mais on y a promptement renoncé ; ils procédaient par saccades qui auraient pu avoir des résultats fâcheux. Grâce au sifflet de sa locomotive, le mécanicien est en rapport avec le conducteur, et lui parle un langage convenu auquel celui-ci doit obéir ; deux coups de sifflet très brefs signifient : serrez les freins, un seul : desserrez-les. De plus, comme il faut pouvoir parer à un accident, chaque train est muni d’une boîte de pansement et de certains outils propres à réparer un dégât inopiné et peu considérable ; en outre toute station un peu importante a sous remise un wagon spécial gréé de toute sorte de crics, de pinces, de leviers, prêt à être attelé à la machine de secours et à partir.

Ce n’est pas tout que d’avoir composé un train ; il reste à en déterminer la marche de façon qu’il ne gêne pas les autres convois et ne soit pas gêné par eux. Il faut tenir compte de la distance et du temps par mètre et par minute. Quand une ligne a deux voies, l’une descendante (s’éloignant de Paris), l’autre montante (venant vers Paris), cela offre moins de difficulté, car ces voies sont toujours consacrées au même parcours ; mais que dire lorsque, le chemin de fer n’ayant qu’une voie, comme cela se rencontre encore malheureusement dans certaines parties de la France, il faut combiner le passage et le garage des trains avec une prudence et une sagacité qui défient toute possibilité d’accident ? J’avoue, pour ma part, que j’admire une si ingénieuse prévoyance : elle est telle que sur le chemin de l’Ouest, où parfois cinq cent vingt-neuf convois se sont entre-croisés en une seule journée, chacun d’eux est arrivé à destination à heure fixe, sans avarie, comme s’il eût eu pour lui seul pendant tout le parcours une voie absolument spéciale. Il l’avait en effet, puisqu’en lui assurant ses heures de départ, de passage et d’arrivée, on lui avait fait la route libre.

Tout voyage de train exige un travail préliminaire, c’est ce que l’on nomme le tracé de la marche, ou, en langage administratif, le graphique. Lorsqu’on voit un graphique pour la première fois, on n’y comprend rien. C’est un entre-croisement de lignes qui paraissent inextricables et tout à fait arbitraires ; mais, dès qu’on en a la clé, la lumière se fait, l’enchevêtrement se débrouille, et l’on reste étonné de la simplicité du procédé. Une feuille de papier est partagée verticalement en autant de traits qu’il y a d’heures de départ dans la journée ; chaque heure est divisée en six parties égales dont chacune équivaut à dix minutes. Les lignes verticales représentent donc le temps. Elles sont croisées par des lignes horizontales qui, figurant les distances, sont aussi nombreuses que les stations du parcours. En face de chacune de ces dernières lignes, le nom de la station est écrit, comme le chiffre de l’heure est placé au-dessus des premières : le temps et la distance étant donnés, tout devient facile. Pour figurer, par exemple, la marche du train qui, partant de Paris à 7 h. 1/2 du matin, arrive à Versailles à 8 h. 22 m., on trace une ligne qui prend naissance à la troisième des six divisions marquées entre les lignes verticales de 7 et 8 heures, sur la ligne horizontale intitulée Paris, et on la conduit un peu au-delà de la deuxième division verticale, entre 8 et 9 heures, au trait horizontal correspondant à Versailles. Si le trajet était direct, la ligne serait droite ; mais, comme le train s’arrête à toutes les stations, la ligne se brise à chacune d’elles, et la brisure est plus ou moins étendue selon que l’arrêt est plus ou moins prolongé. Le chef du mouvement prépare ainsi tout son service, fait un travail analogue pour les services extraordinaires motivés par les fêtes locales, les grandes eaux, les revues, les trains de plaisir, et peut d’un coup d’œil voir l’ensemble de sa ligne en mouvement avec les heures de départ, d’arrivée, de stationnement ; en somme, c’est un plan animé qui s’explique de lui-même et n’a pas besoin de légende. Tous les employés du mouvement, tous les agens de la direction des gares, lisent le graphique avec autant de facilité que nous lisons le journal.

De plus, sous le titre de roulement du matériel, une pancarte est rédigée qui indique le mouvement des trains d’un point à un autre pour les jours de la semaine et pour le dimanche. Chaque train est spécifié par son numéro d’ordre (les trains descendans portent toujours des numéros impairs, les numéros pairs sont réservés aux trains montans), par son heure de départ, par son heure d’arrivée à destination ; on précise que le convoi s’arrête à toutes les stations, ou à certaines stations désignées, ou qu’il est haut le pied, c’est-à-dire qu’il ramène le matériel vide. Il faut enfin faire la répartition du travail des employés dans la gare, afin d’assurer le service et de savoir au besoin à qui faire remonter la responsabilité d’une faute ou d’une erreur. On divise les employés en autant de groupes qu’il y a de lignes spéciales : Versailles, un groupe ; Saint-Germain-Argenteuil, un autre groupe et ainsi de suite. On les désigne par leurs noms et par leurs fonctions ; on écrit le nombre d’heures de travail effectif qu’ils doivent, on délimite avec soin leurs attributions, et dans des notes on leur adresse les recommandations particulières que comporte leur travail de tel ou tel jour, de telle ou telle heure. Le graphique, le roulement du matériel, la répartition du travail, sont le comble de la prévoyance. Ces trois documens sont remis au chef de gare, qui est chargé de faire exécuter les prescriptions qu’ils contiennent et dont chaque employé intéressé peut prendre connaissance. Ainsi, quand un train part, il a, comme un régiment qui change de garnison, sa feuille de route expliquant toutes ses étapes et le temps qu’elles doivent durer. Les communications rapides de l’électricité ont apporté une force de plus au commandement et à la direction. Aussitôt qu’une irrégularité quelconque se manifeste, on en informe qui de droit ; des renseignement, des instructions, sont transmis dès qu’on peut soupçonner qu’ils auront quelque utilité pour le service. Chaque gare a un employé spécial chargé du service télégraphique, et celle de l’Ouest (rive droite) a pendant l’année 1867 échangé 43,901 dépêches relatives à l’exploitation du chemin de fer.

Muni des documens émanés de la direction du mouvement, et dans lesquels, comme nous venons de le voir, il peut lire tous les ordres concernant ses fonctions, le chef de gare a pour mission de veiller à la formation des trains, qu’il fait ranger, selon la destination, contre un des quais qui servent au départ et à l’arrivée (à l’Ouest, il y en a 20). Il surveille l’installation des voyageurs, fait décomposer le train parvenu à terme de voyage, après qu’on a relevé le numéro d’ordre de chaque wagon et vérifié si les, voyageurs n’ont rien oublié dans les voitures ; enfin il commande les trois cent quatre-vingt-neuf employés qui font le service de son domaine particulier.

Lorsque, tournant le dos au souterrain à triple tunnel qui passe sous le boulevard des Batignolles, on aperçoit l’ensemble de la gare[3], on reconnaît qu’elle a presque la forme d’une immense mandoline dont les rails seraient les cordes, et dont les poteaux de signaux placés à chaque embranchement seraient les chevilles. L’endroit est curieux, car on y comprend mieux que partout ailleurs la complication et la simplicité des manœuvres. Un son de huchet retentit au loin, il est immédiatement répété à l’entrée de la gare ; on voit un homme sortir d’une petite cabane vitrée, saisir le levier d’une aiguille, l’abaisser, modifier par ce seul mouvement la position d’un disque indicateur et mettre le train sur la voie qui doit le conduire à son quai spécial. Incessamment, pour les trains qui arrivent comme pour les trains qui partent, une manœuvra analogue se reproduit. Dès que la nuit approche, quand le brouillard s’épaissit, on allume sur les disques des feux dont la position déterminée, les couleurs différentes, verte, rouge, jaune, ont une signification particulière qui est comprise par tous les employés comme un ordre écrit. Les combinaisons diverses qui servent à acheminer un train vers un point précis et à lui réserver en temps utile une voie spéciale sont tellement ingénieuses et tellement claires, que les accidens survenus en gare, là même où les trains semblent des navettes toujours en mouvement, sont assez rares. Plusieurs années se passent souvent sans qu’on puisse en signaler un seul. Les aiguilleurs sont toujours à leur poste, on les choisit parmi les agens les plus intelligens et les plus attentifs ; leur travail, purement mécanique, n’exigé qu’une force. médiocre ; dès qu’un train doit passer devant eux, ils sont prévenus d’abord par le son du huchet, ensuite par le sifflement prolongé de la locomotive, enfin par une sonnette électrique placée près de leur guérite. Un agent particulier, chargé de l’inspection des aiguilles et des disques, est sans cesse sur la voie, surveillant les aiguilleurs, examinant les manœuvres, punissant toute négligence et assurant la prompte et stricte exécution du service. Le bon fonctionnement des signaux et le respect qu’ils imposent sont la meilleure garantie de sécurité pour un chemin de fer ; aussi le règlement contient-il cette prescription : tout employé, quel que soit son grade, doit obéissance passive aux signaux.

On a essayé souvent des signaux automatiques, mais on y a renoncé ; le meilleur instrument de sécurité, c’est encore l’homme, lorsqu’on est parvenu à lui faire comprendre l’importance de son devoir, et l’on rendra cette justice aux employés des chemins de fer, qu’ils connaissent et pratiquent le leur avec sagesse et ponctualité. Pour plus de sûreté néanmoins, on a, par un procédé très ingénieux, combiné le jeu des aiguilles avec celui des signaux, de telle sorte que, lorsqu’il dirige un train sur une voie, l’employé, avant de pouvoir manœuvrer l’aiguille, met forcément à l’arrêt le signal protecteur de cette voie. De plus, quand le signal est à l’arrêt, il amène sur le rail interdit un pétard détonant. Si, par suite d’un hasard, le signal n’a pas été aperçu, la locomotive passe sur la botte fulminante, qui, écrasée par les roues, lance un avertissement acoustique auquel le mécanicien se hâte d’obéir. Cette invention est due à M. Vignier, ingénieur à l’Ouest ; elle lui a valu un grand prix à l’exposition universelle de 1867. Tout mécanicien qui, malgré l’ordre d’arrêt, arrive jusqu’à l’aiguille et fait détoner le pétard, est puni d’une amende, quoiqu’il n’ait donné lieu à aucun accident. Le disque, visible pendant le jour par sa forme, la nuit par ses feux, est l’indicateur spécial. Selon qu’il est effacé ou fermé, c’est-à-dire parallèle ou perpendiculaire à la voie, selon qu’il montre un feu blanc ou un feu rouge, la route est déclarée libre ou obstruée. Normalement l’absence de tout signal indique la voie libre, mais la surveillance est toujours sur le qui-vive ; l’article du règlement est positif : « sur tous les points et à toute heure, les précautions doivent être prises comme si un train était attendu. » L’Ouest a renchéri encore sur les signaux en usage, et l’on vient d’y inaugurer un nouvel indicateur composé d’une plaque carrée où sont pratiquées deux ouvertures éclairées par une seule lampe à réflecteur. Suivant que les lumières sont apparentes ou cachées, les trains s’arrêtent ou continuent leur route. Pour bien faire comprendre avec quelle sagacité les signaux et les aiguilles sont distribués à l’issue de la gare de l’Ouest, il faudrait un plan indicatif et détaillé. Ce plan existe, il est annexé au règlement spécial que la compagnie remet à tous les aiguilleurs, mécaniciens ou conducteurs de convois ; 70 aiguilles, 26 signaux différens s’affirmant, se détaillant, se rectifiant les uns les autres, expliquent comment les accidens sont naturellement évités malgré les causes multiples qui sembleraient devoir les faire naître. Grâce aux manœuvres des aiguilles et des signaux, on peut dire que dans une gare bien distribuée il y a autant de voies qu’il y a de trains montans et descendans. Je ne puis mieux comparer la gare de l’Ouest qu’à une caisse de sûreté ; pour l’ouvrir et pour la fermer, il faut connaître le secret des serrures, des verrous. Ce secret, qui au premier coup d’œil paraît très compliqué, est d’une simplicité extrême, et il est confié à des hommes, toujours surveillés, qui le connaissent et le pratiquent avec une précision que rien ne met en défaut.


III

Pour des motifs que les droits d’octroi suffiraient seuls à expliquer, la gare des marchandises des chemins de fer de l’Ouest est située hors Paris, au-delà de l’enceinte des fortifications. J’ai dit plus haut quelles en étaient les dimensions il y a trente ans ; aujourd’hui elle couvre une superficie de 50 hectares[4]. Elle s’étend à droite de la voie quand on tourne le dos à Paris ; elle se compose des bâtimens d’administration et d’immenses hangars côtoyés par des quais où les trains viennent déposer et charger les marchandises. Il faut un large emplacement pour loger tous les colis qui arrivent jour et nuit ; le mouvement de va-et-vient est énorme, et il a été évalué pour l’année 1866 à 3,569,481,005 kilogrammes. Là s’amoncellent, soit revêtues de paille ou renfermées dans des caisses de bois blanc marquées de grosses lettres noires, soit en vracque, c’est-à-dire sans enveloppe, soit en sacs, en bouteilles, en fûts, des denrées de toute espèce, des marchandises de toute nature venues de la province, mais venues aussi d’outre-mer et débarquées dans nos ports de la Manche et de l’Océan. En voyant cette activité, ces piles de caisses, ces hommes agiles qui vérifient des numéros d’ordre, ces douaniers qui examinent les objets, ces sergens de ville qui se promènent l’œil aux aguets et l’oreille tendue, ces déchargeurs qui font bruyamment rouler leur brouette sur les parquets de bois, ces camions attelés de forts chevaux qui viennent chercher livraison de la marchandise attendue, ce désordre apparent qui cache une extrême régularité, on ne peut s’empêcher de penser à la description du port de Tyr, que nous apprenions dans Télémaque au temps du collège. L’Ouest a reçu en 1866 plusieurs millions de colis, sur lesquels 532 ont été égarés et dont la valeur a été remboursée aux propriétaires. Cette proportion est tellement minime que j’en parle seulement pour prouver avec quel soin toutes ces manutentions sont faites et quelle sécurité offre un si puissant moyen de transport.

En France, une difficulté de plus vient s’ajouter à toutes celles que présentent déjà la réception, le pesage, l’enregistrement et l’expédition d’une pareille quantité de marchandises. Au lieu de les faire retirer aussitôt qu’ils ont reçu leur lettre d’avis, les destinataires les laissent volontiers en gare, sachant que là elles sont emmagasinées avec précaution, qu’elles ne courent aucun risque et qu’elles ne seront grevées que d’un droit de consigne assez faible[5]. En un mot, les négocians considèrent volontiers les gares comme des docks où ils ont le droit de mettre leurs marchandises en dépôt. C’est là un abus grave et qui retombe de tout son poids sur les compagnies. Si, indépendamment de l’encombrement déjà excessif occasionné par les arrivages journaliers, il faut encore se charger de la garde, parfois très prolongée, des marchandises parvenues à destination de route, nul emplacement ne sera suffisant, et le personnel devra être augmenté dans des proportions toujours croissantes. Les compagnies se plaignent, les négocians font la sourde oreille, le service général souffre, les employés sont accablés de travail. Cet abus tend à s’établir et à dégénérer en droit acquis. Il y aurait, il me semble, un moyen bien simple de faire cesser cet état de choses : ce serait d’établir un tarif proportionnel pour le séjour des marchandises en gare au-delà d’un certain laps de temps largement déterminé. De cette façon, les destinataires y regarderaient à deux fois et se hâteraient probablement de faire retirer les objets qui leur appartiennent, les compagnies seraient délivrées d’un embarras qui ralentit le service et rend souvent illusoire la meilleure volonté.

De l’autre côté des rails nombreux qui, en face de la gare des marchandises, sillonnent la voie, rendue exceptionnellement large en cet endroit pour pouvoir suffire à toutes les nécessités de l’exploitation, s’élèvent les constructions du dépôt. Là sont les bâtimens où les wagons de toute sorte attendent leur tour de voyage, et les remises où l’on garde les locomotives ; près de là, en plein air, s’élèvent des montagnes de charbon. Ce sont les chefs de dépôt qui fournissent chaque jour le nombre de machines et de voitures demandé par le chef de mouvement. On ajoute quotidiennement deux locomotives supplémentaires, dites locomotives de secours, et qui restent en gare prêtes pour un service inopiné. Quelque considérable que soit le matériel moteur et roulant d’une compagnie, il peut se présenter certains cas où il ne suffit pas aux exigences du moment. Ainsi en 1867 le chemin de l’Ouest eut à pourvoir au service de l’exposition universelle. Du 1er avril au 3 novembre, 15,210 convois ont été expédiés et reçus à la gare Saint-Lazare ; 1,473,196 voyageurs ont été transportés, ce qui donne une moyenne de 70 trains et de 6,789 voyageurs par jour. La compagnie, pour subvenir à ces transports excessifs, a fait transformer 200 wagons à marchandises en voitures de 3e classe, 100 voitures de 3e classe en voitures de 2e et construire en outre des voitures des trois classes réglementaires. Aussi l’on se rappelle avec quelle régularité a fonctionné ce service adjoint.

Les dépôts de locomotives sont des bâtimens circulaires ou carrés. On renonce aux premiers et l’on fait bien, car ils offrent un notable inconvénient. Une seule plaque tournante en occupe le centre ; lorsqu’elle est détraquée, toutes les machines sont immobilisées, et l’on ne peut plus les faire sortir, tandis qu’un bâtiment carré, ouvert de nombreuses baies garnies de rails, donne autant d’issues aux locomotives qu’il y a de portes. Le parcours moyen d’une locomotive est annuellement de 30,000 kilomètres, soit 82 kilomètres par jour, ce qui est peu, si l’on a égard à l’extrême puissance de ces engins ; mais on ménage les locomotives exactement comme un bon cavalier ménage son cheval, et jamais, à moins de circonstances exceptionnelles, on ne leur demande un service qui ne soit bien au-dessous de leur force. Dès que la locomotive a terminé sa route, elle est ramenée au dépôt et livrée aux soins d’hommes qu’on pourrait appeler ses palefreniers et qui sont chargés de la nettoyer. Le travail que nécessite la mise en état d’une locomotive qui a parcouru sa distance réglementaire dure au moins deux jours et occupe deux hommes. Chaque écrou, chaque vis, chaque tube de la chaudière est visité. Selon M. Jules Gaudry[6], une locomotive est en moyenne composée de quatre mille pièces différentes ; or on peut affirmer qu’après un pansage complet chacune de ces pièces a été examinée, fourbie et huilée. Aussi, quand une machine sort des mains de ces hommes, elle est nette, reluisante et polie. Il faut trois heures pour mettre une locomotive en train, c’est-à-dire pour lui donner le degré de chaleur qui, développant sa puissance, la rend propre à être attelée aux wagons et à commencer sa route. Dans les cas extrêmes, qui se présentent très rarement, on peut, en allumant le foyer avec du bois, en promenant la machine sur la voie de façon à activer le tirage, arriver au même résultat en une heure et demie. Cela s’appelle pousser le feu. La locomotive, tout allumée, est remise au mécanicien, qui ne l’accepte qu’après avoir vérifié par lui-même qu’elle est en bon état et propre au service exigé.

Il est un des organes de la locomotive qu’on examine toujours avec soin avant le départ, c’est le chasse-pierres. Il se compose de deux bandes de fer légèrement concaves, terminées par deux fortes dents recourbées rasant les rails sans les toucher, de manière à rejeter tout obstacle qui pourrait les encombrer. Cet Instrument fort simple a rendu d’immenses services et a sauvé bien des convois en repoussant loin du train lancé à toute rapidité les poutres et les pavés que de sinistres farceurs s’amusent à mettre sur le parcours afin de jouir du spectacle d’un convoi déraillé. En Amérique, le chasse-pierres est remplacé par le chasse-bœufs. Là en effet, la voie ferrée n’étant point garantie par des balustrades où des passages à niveau s’ouvrent à distance déterminée, les bestiaux qui paissent dans les prairies viennent souvent se coucher en travers des rails ; un engin fait en forme de grille convexe, très solide et membre de fortes barres de fer, enlève les animaux et les rejette au-delà du tracé.

Les locomotives dont on se sert en France sont excellentes. Qu’elles soient, pour les trains de voyageurs, d’après le système Crampton, ou d’après le système Engerth pour les convois de marchandises, elles sont irréprochables au triple point de vue de la rapidité, de la puissance et de la sûreté de manœuvre ; mais, si parfaites qu’elles soient, elles présentent, un grave inconvénient, car elles sont découvertes et laissent le mécanicien exposé à la pluie, à la grêle, à la neige, à un courant d’air dont la force égale au moins la vitesse de la marche. Depuis quelque temps, on a adopté les lunettes qui du moins garantissent du jet de face ; mais les côtés sont libres et il n’y a pas de plafond, de sorte que l’amélioration, à peine sensible pendant le beau temps, devient illusoire pendant les bourrasques. En Allemagne, en Belgique, en Hollande et dans d’autres pays, les mécaniciens sont garantis par une sorte de capote de cabriolet retournée, armée de quatre larges œillères qui permettent de découvrir la voie en face et latéralement. De cette façon, ils sont abrités contre les intempéries, contre le froid, contre la neige aveuglante, contre la pluie fouaillée, qui abrutit à ce point qu’un mécanicien à qui l’on demandait pourquoi un jour d’orage il n’avait pas obéi à un signal a pu répondre, avec véracité : Je l’ai vu trop tard ! L’objection formulée par les ingénieurs contre une amélioration que réclame l’humanité la moins exigeante est très nette : si nous abritons nos mécaniciens, disent-ils, ils dormiront ! Cela est possible, et je n’ai point compétence pour décider la question. La chaleur émanant du foyer incandescent, condensée sous la capote que ne balaierait aucun courant d’air, serait peut-être plus intolérable encore que le froid et l’humidité. Pourtant dans les momens de tourmente, quand les mécaniciens sont entourés par une véritable tempête qui souffle contre eux avec une force irrésistible, il n’est pas rare de les voir s’endormir debout, appuyés sur les plats-bords de la locomotive, oscillans et comme anéantis par la trombe qui les entoure. Ce métier est très pénible, non-seulement par la responsabilité qu’il entraîne, mais par les souffrances qu’il contraint à endurer ; toutefois l’homme est un animal si admirablement doué qu’il se fait assez vite à ce rude labeur. Au bout de quinze jours ou de trois semaines d’exercice, on n’y pense plus guère. Ces hommes du reste, hommes de courage, de prévoyance et de résolution, sont bien payés ; en dehors des primes qu’ils obtiennent facilement en ménageant le combustible tout en arrivant aux heures réglementaires, ils gagnent environ 10 francs par jour ; mais ce dur métier épuise vite leurs forces, qu’ils sont obligés de réparer par une nourriture très substantielle, et l’on peut croire qu’ils ne font pas beaucoup d’économies.

Tout mécanicien, tout chauffeur est pourvu d’un livret de dimensions calculées pour entrer facilement dans une poche, imprimé en gros caractères et divisé en trois chapitres comprenant les attributions et la responsabilité, les mesures de sûreté, les mesures d’ordre. Dans ce petit livre, composé d’une centaine de pages et qui est un modèle de clarté, le mécanicien trouve non-seulement les prescriptions qui fixent d’une façon absolue toutes les précautions, tous les soins qui doivent assurer sa route, mais encore l’indication des mesures à prendre pour chaque circonstance exceptionnelle qui peut se présenter devant lui ; s’il sait son livret par cœur, il est à l’abri de tout accident qui n’est pas produit par un méchant hasard. Ce qui frappe le plus quand on étudie consciencieusement et sans parti-pris les chemins de fer, c’est l’extrême prévoyance des chefs de service, qui, à force de réflexion, de travail et de combinaisons ingénieuses, sont parvenus à se rendre maîtres de toutes les conjectures possibles et à annuler presque les chances mauvaises qui menacent toujours une semblable exploitation.

L’intelligence pratique des mécaniciens assure la stricte exécution des règlemens. Tout, pour ces hommes dont les sens sont parvenus à un degré d’acuité extraordinaire, est un indice et un renseignement. La nuit et les yeux bandés, sur une route dont ils ont l’habitude, ils sauront précisément où ils sont. A l’air plus frais qui frappe leur visage, ils pressentent l’approche des vallées ; par le bruit plus strident et pour ainsi dire multiplié du train en marche, ils sont prévenus qu’ils passent entre des remblais ; une fade odeur de moisi leur annonce le voisinage des tunnels ; le parfum humide et pénétrant des bois endormis leur apprend que la forêt est auprès d’eux ; quand le train glisse presque sans rumeur, c’est qu’on descend une pente ; si au contraire il peine comme un homme chargé d’un fardeau trop lourd, c’est qu’on gravit une rampe ; les oscillations de la machine leur indiquent une voie fatiguée et qui a besoin de réparations. Semblables à ces chefs de caravane qui, dans un désert toujours semblable, sous la morne immensité du ciel obscur, savent distinguer à des signes invisibles pour d’autres le lieu qu’ils traversent, les mécaniciens paraissent doués de sens spéciaux qui leur permettent en toute conjoncture de reconnaître avec certitude chaque point de leur parcours et de manœuvrer en conséquence.

Lorsqu’un convoi est composé de quinze voitures au moins, il est accompagné par trois agens qui sont : le chef de train, le conducteur, le conducteur d’arrière. Ils doivent se tenir pendant le trajet chacun dans une loge vitrée placée au sommet d’un wagon, ayant les freins sous la main et pouvant d’un seul coup d’œil embrasser la voie entière. Ces hommes-là sont aussi porteurs d’un livret spécial, qui renferme leurs instructions et les met à même de pourvoir à tous les cas accidentels. L’article 38 de ce règlement contient les recommandations relatives aux rapports des conducteurs avec les voyageurs ; la citation du premier, paragraphe montrera dans quel esprit elles sont conçues : « Les conducteurs doivent avoir pour tous les voyageurs les plus grands égards et se montrer toujours prévenans et empressés. » Et plus loin : « Ils doivent éviter avec le plus grand soin tout ce qui serait de nature à troubler les voyageurs. » — Il est superflu de dire que les employés ont une caisse de secours largement alimentée par la compagnie, et qu’ils reçoivent les soins gratuits du médecin. Ce dernier fait chaque jour en gare, à midi, une visite des agens qui croient devoir recourir à lui. En hiver et en été, des boissons toniques sont distribuées aux employés, qui trouvent en outre à l’économat de l’administration des vêtemens d’excellent drap, qu’on leur livre exactement au prix de revient. Parmi les conducteurs que nous voyons à chaque station descendre, crier le nom de la gare, courir aux portières, qu’ils ouvrent, donner le coup de sifflet du départ et remonter à leur vigie quand déjà le train est en marche, beaucoup sont d’anciens militaires. Ils apportent dans leur service la régularité et l’agilité pratique de leur ancien état. Ces fonctions, qui exigent une assez grande résistance physique, demandent des gens alertes et vigoureux ; aussi les compagnies ont fixé une limite d’âge au-delà de laquelle on n’est plus admis à entrer dans les chemins de fer ; l’Ouest ne reçoit aucun employé âgé de plus de trente-cinq ans. Pour ces hommes continuellement en rapport avec les voyageurs, ayant à veiller sur les bagages, les groups, les mille objets qu’on laisse dans les voitures, lorsqu’on descend momentanément à une station, la probité est devenue l’esprit de corps[7]. Leurs actes recommandables sont devenus tellement fréquens qu’on ne les récompense même plus, on se contente de les indiquer sur un tableau mensuel.

Il ne suffit pas aux compagnies de transporter les voyageurs et les marchandises aux stations des lignes exploitées ; elles les conduisent aussi sur différens points de Paris, et pour cela elles ont un service spécial d’omnibus et de camions. L’Ouest emploie à cette exploitation particulière 350 voitures et 650 chevaux. Ses omnibus roulans sont au nombre de 41, 24 pendant l’hiver, 30 pendant l’été et 11 de réserve pour les jours d’affluence exceptionnelle. Les voitures de factage et les camions portent les colis, les groups et les marchandises à domicile. Les omnibus ont été mis à la disposition des voyageurs à la gare de l’Ouest dès le principe, quand fonctionnait la seule ligne de Saint-Germain. Un ancien maître de poste, M. Aureau, avait pris ce service à cœur, et lui donna au début même une importance considérable : les chevaux étaient choisis avec un soin extrême ; forts, vigoureux, à large poitrail, à jambes irréprochables, ils ont fait de tout temps l’admiration des maquignons. On peut dire que la compagnie de l’Ouest a trouvé, sinon créé, le type modèle du cheval d’omnibus[8]. Ces chevaux fournissent une longue et très utile carrière ; quand ils ne sont plus aptes à traîner rapidement et sûrement les voitures réservées aux voyageurs, on les fait entrer dans le factage, ensuite on les attelle aux camions, et enfin, quand ils sont épuisés et vieux, on les réduit à ces charrois faciles qu’exige l’exploitation intérieure de toute gare de marchandises.


IV

En échange des concessions faites aux compagnies, l’état leur impose un cahier des charges, dont la rigoureuse exécution est surveillée par un commissaire spécial. Ce cahier fixe la direction, la largeur de la voie, le nombre des stations, détermine le nombre de wagons qui composent un train[9], le prix par tête, par kilomètre, par kilogramme, des voyageurs, des bagages, des valeurs d’or et d’argent, des marchandises. De plus il frappe les compagnies de certaines obligations en faveur des services publics : gratuité de transport des bureaux ambulans de la poste et des voitures cellulaires, réduction des trois quarts pour les militaires ou les marins voyageant isolément ou en corps. Cette dernière mesure, parfaitement juste en elle-même, donne lieu à un abus qu’il est bon de signaler, car il est fréquent. Qu’un soldat, quel que soit son grade, voyageant en uniforme pour affaire de service, soit exempté, sur la simple exhibition de sa feuille de route, de la majeure partie des frais de transport, rien de mieux ; mais qu’un général, un haut fonctionnaire des ministères de la guerre ou de la marine, voyageant en bourgeois, pour son plaisir, puisse à l’aide d’une feuille de congé délivrée par complaisance jouir des mêmes avantages, cela est absolument hors de l’équité qui a présidé à la rédaction du cahier des charges. C’est dépasser de beaucoup l’esprit de la convention acceptée, et c’est grever les chemins de fer d’une sorte d’impôt additionnel que rien ne justifie. Les compagnies subissent plutôt qu’elles n’acceptent cet inconvénient, que moins de facilité de la part des chefs de corps et des ministères ferait disparaître immédiatement.

Arago, dans la discussion de 1838, semble douter de l’utilité stratégique des voies ferrées ; de récens exemples ont donné un démenti à cette prévision, qui prouve une fois de plus combien l’établissement des chemins de fer français avait laissé d’hésitation dans les esprits les meilleurs et les plus perspicaces. Ce qui s’est passé en France même pendant la campagne de 1859 démontre quels secours puissans les rail-ways apportent à la guerre. Le chemin de Paris à Lyon et la Méditerranée a transporté dans l’espace de quatre-vingt-six jours 185,000 hommes, 33,000 chevaux, 4,500 voitures d’artillerie et de train, 40 convois de matériel et de munitions ; la moyenne des wagons mis quotidiennement à la disposition de l’armée était de 518 ; le nombre des trains a été de 2,636, dont 302 spéciaux, et ils ont circulé en moyenne avec une vitesse de 27 kilomètres 1/2 par heure ; pas Un accident n’est venu entraver la marche des convois, dont le nombre était cependant de 30,6 par jour, ce qui donne 1,28 à l’heure. Dans cette circonstance, les chemins de fer ont été les auxiliaires de la victoire, mais bien plus encore l’ont-ils été dans la campagne d’Allemagne en 1866. C’est l’emploi intelligent qu’on a su en faire qui, joint à l’excellent et homogène esprit de l’armée prussienne, a, bien mieux que le fusil à aiguille, remporté les foudroyantes victoires de Bohême. Aussi la Prusse se l’est tenu pour dit. Prévoyante et réfléchie, elle a délégué des officiers auprès des principales gares de chemins de fer afin de surprendre, sur le fait même toutes les parties de l’exploitation, et de pouvoir par ce moyen tendre plus tard d’importans services à une armée prête à entrer en campagne. Cet exemple est bon, il mérite d’être médité et suivi. La victoire est dans le courage des soldats, mais elle est aussi dans leurs jambes : le mot est de Napoléon Ier. Un train faisant dix lieues à l’heure remplace très avantageusement toutes les marches forcées imaginables ; il s’agit donc, pour les gouvernemens qui se préoccupent de réformes militaires, de comprendre que les voies ferrées font aujourd’hui partie du matériel de la guerre, et ce n’est pas un engin de destruction, c’est un moyen de rapidité pour l’acheminement des masses. On doit en étudier le mécanisme avec un soin tout particulier, et les officiers d’état-major devraient à ce sujet se faire une éducation complète. La chose est grave et vaut que l’on y pense. Le matériel de toutes les compagnies françaises réuni sur une seule ligne peut au besoin, et si les circonstances l’exigeaient impérieusement, jeter en vingt-quatre heures 300,000 hommes sur une frontière. À ce point de vue encore, les chemins de fer sont un bienfait pour la civilisation. En favorisant un énorme entassement d’hommes sur un point déterminé, ils donnent à la guerre une force irrésistible, mais par cela même ils en limitent la durée et la contraignent à s’épuiser elle-même en deux ou trois combats.

Les services que les compagnies de chemins de fer rendent journellement à la population et à l’état sont considérables ; cependant on est injuste envers elles, volontiers on les accuse, et, sans tenir compte des améliorations que l’expérience a indiquées et qui presque toutes ont été réalisées depuis trente ans, on ne tarit pas en plaintes. Les chemins de fer ne sont point encore parfaits, cela n’est pas douteux, et il est probable que nos enfans auront des moyens de locomotion perfectionnés que nous ne soupçonnons guère ; mais, dans l’état actuel de la science, nos rail-ways font ce qu’ils peuvent, et c’est tout ce qu’on est en droit d’exiger d’eux. On leur reproche principalement l’espèce de monopole dont ils jouissent et les accidens dont ils sont le théâtre, malgré les soins inconcevables qu’on met à leur ôter toute chance de se produire.

Le monopole des chemins de fer n’a rien d’absolu. Il vient de la perfection même de l’installation et du prix énorme qu’elle coûte. Personne ne songera jamais à établir une ligne concurrente et parallèle entre Paris et Rouen. Ce monopole, qui existe en fait beaucoup plus qu’en droit, repose sur la concession primitive ; mais cette concession a autorisé l’état à intervenir pour fixer le prix des transports, ce qui en réalité n’est pas d’un intérêt majeur. Elle lui a permis aussi, et cela est extrêmement important, de forcer les compagnies à épanouir leur réseau de manière à étendre les voies ferrées jusque dans les pays les plus éloignés et les moins populeux. Les compagnies n’ont pas à s’en plaindre, puisque les pertes d’une ligne secondaire sont amplement compensées par les bénéfices d’une ligne principale, et qu’on arrive ainsi à un intérêt normal et régulier. Paris étant le centre, c’est-à-dire le cœur, la vie est portée jusqu’aux extrémités de la France par les lignes du premier réseau, qui sont les artères, par les lignes du second, qui sont les veines, par les routes communiquant à la voie ferrée, qui sont les vaisseaux capillaires. De cette façon, la circulation est complète et vivifie toutes les parties du pays. C’est là un bienfait dont il faut tenir un grand compte et qui fait de nos chemins de fer une institution absolument démocratique. En ce sens, l’intervention de l’état a été féconde et excellente. En Angleterre, où l’industrie privée a été seule chargée de la construction des rail-ways, il n’en est point ainsi. Les compagnies en ont dirigé le tracé comme elles l’ont voulu ; guidées par leur seul intérêt, elles ont recherché avant tout ce qui pouvait leur procurer de grands gains matériels ; elles ont relié entre eux les grands centres, les centres riches, industriels, négligeant les voies secondaires qui ne leur promettaient que des bénéfices restreints ; elles présentent une organisation purement aristocratique. Si, comme chez nos voisins d’outre-Manche, l’industrie privée avait été laissée sans contrôle souveraine maîtresse du terrain, nos grandes lignes seules fonctionneraient aujourd’hui, et les diligences rouleraient encore sur presque toutes nos routes.

On croit volontiers aussi que les compagnies de chemins de fer ont d’incalculables richesses, et l’on est tenté de s’imaginer qu’elles vivent sur les rives d’un Pactole où l’on peut à toute heure puiser des flots d’or. On ne réfléchit pas que cette fortune appartient à tout le monde, qu’elle se divise à l’infini, et que, depuis le membre du conseil d’administration jusqu’au porteur d’une seule action, chacun participe aux bénéfices selon l’importance des fonds qu’il a versés. Par le nombre des capitaux qu’elles ont employés, les compagnies sont en quelque sorte dépositaires de la fortune publique. Les huit milliards que la construction de nos chemins de fer a coûtés sont sortis des poches de la France entière et représentent son épargne. L’intérêt, excessif dans le principe, s’est régularisé peu à peu par l’établissement des lignes secondaires, et il offre aujourd’hui au capital une rémunération juste, suffisante et assurée.

Quant aux accidens, c’est moins la fréquence que la gravité, parfois excessive, qu’ils présentent, qui met la population en rumeur et jette dans son esprit un trouble que traduisent les exigences les plus folles. Le premier désastre, c’en fut un, qui vint épouvanter le public eut lieu un dimanche, le 8 mai 1842, sur le chemin de fer de Paris à Versailles (rive gauche). C’était jour de grandes eaux ; dix-huit wagons pleins revenaient à Paris remorqués par deux locomotives et poussés par une troisième placée à l’arrière. Un peu au-dessous de Bellevue, à un endroit où la voie est en déblai, la première locomotive, qui s’appelait le Matthieu-Murray, brisa net les deux extrémités de son essieu à l’endroit où il s’encastre dans les moyeux. À cette époque, les locomotives n’avaient que Quatre roues. La seconde locomotive, brusquement arrêtée dans son élan, versa sur la première, et la tête du train s’arrêta. La dernière locomotive, continuant forcément à pousser le convoi en avant, le plia en hauteur et le renversa sur lui-même. Par un surcroît de précautions insensé, dont j’ai parlé plus haut, les portières étaient fermées à clé. Les wagons, culbutés sur les locomotives, dont le foyer brisé avait répandu les charbons ardens, prirent feu presque immédiatement, et l’on eut alors un spectacle indicible. Les voyageurs prisonniers se précipitaient à l’étroite ouverture des portières, luttaient, s’étranglaient, brûlaient. Soixante-treize cadavres furent retrouvés ; je ne compte pas les blessés. Ceux qui sont contemporains de cet accident n’ont point oublié l’effroi dont Paris et la France entière furent saisis. Les recettes des chemins de fer baissèrent immédiatement ; la ligne de la rive gauche fut littéralement abandonnée, et il fallut bien longtemps pour refaire une éducation qui commençait à peine. L’épouvante fut telle, on envisageait les locomotives comme des instrument si particulièrement dangereux, si difficilement gouvernables, qu’il fut très sérieusement question, pour les chemins de Paris à Rouen et de Paris à Orléans, qui devaient être prochainement inaugurés, de remplacer la traction mécanique par des attelages de chevaux. Cette terreur se calma peu à peu, et les chiffres que j’ai cités prouvent que le public, plus sage, s’est accoutumé aux voies ferrées et s’est familiarisé avec ce genre de locomotion. Il peut paraître paradoxal de soutenir que les diligences étaient un moyen de transport plus périlleux que les chemins de fer ; rien cependant n’est plus vrai. De 1846 à 1855, les diligences ont donné 1 tué sur 355,463 voyageurs et 1 blessé sur 29,871 ; de 1837 à 1855, c’est-à-dire dans une période double, les chemins de fer donnent 1 tué sur 1,955,555 voyageurs et 1 blessé sur 496,551. La différence est notable, et mérite d’autant plus d’être remarquée qu’elle est prise dans l’époque la plus défavorable de l’exploitation des rail-ways, dans l’époque des essais, des tâtonnemens, des écoles, dans l’époque qui a vu se produire l’accident de Bellevue, dont je viens de parler, et celui de Fampoux, qui coûta la vie à quatorze personnes. La proportion est de plus en plus rassurante ; en effet l’Exposé de la situation de l’empire de 1866 constate que dans l’année précédente, sur 71 millions de voyageurs, 5 seulement ont péri par suite d’accidens ; c’est moins d’un pour 15 millions[10].

Le malheur arrivé à Bellevue a été du moins une leçon effrayante dont on a profité. Les locomotives ont aujourd’hui six roues au moins, et à chaque station où il y a un arrêt de cinq minutes et plus, un employé spécial frappe les essieux de la locomotive et de tous les wagons pour s’assurer qu’ils sont en bon état. Si l’un d’eux sonne faux et indique une simple fêlure, la voiture dont il fait partie est immédiatement retirée du train, remplacée par une autre et envoyée au dépôt pour être réparée. Chaque jour, depuis cette époque déjà lointaine, a consacré un progrès dans l’art de construire les machines, et chaque jour a amené des améliorations dont on s’est hâté de profiter. Les mécaniciens, chauffeurs, conducteurs, aiguilleurs, ont une expérience et une éducation pratique qu’ils n’avaient pas autrefois. Les mécaniciens sont à la fois très hardis et très prudens ; ainsi qu’ils le disent eux-mêmes, « ils y, vont pour leur peau, » et ils sont toujours les premières victimes de ces désastres. A quoi tient un accident ? A bien peu de chose souvent. M. Pilincki, mécanicien du chemin de fer du Nord, conduisait un train express ; à une courbe aux environs de Creil, il aperçoit en travers de la voie un fardier chargé de pierres de taille abandonné par le charretier, qui, s’étant engagé sur le passage à niveau, n’avait point eu le temps de dégager la route avant l’arrivée du convoi. Le mécanicien siffla d’abord aux freins pour modérer sa vitesse et rendre le choc moins redoutable ; il comprit immédiatement que la précaution était illusoire et entraînait à un déraillement certain. Il siffla de lâcher tout, donna à sa machine la plus grande force d’impulsion qu’elle pouvait supporter et attendit le choc. La voiture fut enlevée et dispersée de chaque côté de la voie sans même que les voyageurs se fussent aperçus de l’accident. La locomotive, visitée en gare de Creil, portait à peine la trace du coup de bélier qu’elle venait de donner. M. Pilincki fut, pour ce trait de courage, immédiatement nommé mécanicien de première classe. C’est fort bien ; mais si, au lieu de couper le fardier, la locomotive l’avait simplement fait pivoter, il tombait sous les roues du convoi ; si le fardier avait été arc-bouté, il y avait déraillement chute des wagons les uns par-dessus les autres, blessures, morts, procès, et le mécanicien qui a sauvé son train en accélérant sa marche aurait été condamné pour ne pas l’avoir ralentie.

Ce que l’on peut affirmer, c’est que toutes les précautions possible, sont prises par les compagnies. Sans compter les rapides dépêches du télégraphe électrique, qui renseigne toujours au besoin sur l’état de la voie, des règlemens précis et spéciaux imposent des prescriptions auxquelles les agens ne peuvent se soustraire sans encourir des amendes, l’expulsion et, si le cas est grave, le renvoi devant les tribunaux. Lorsqu’une voie est obstruée, le mécanicien en marche est immédiatement prévenu par une série de signaux très définis et auxquels il ne peut se méprendre. Si un train tombe inopinément en détresse, le conducteur doit immédiatement faire couvrir la voie à une distance déterminée par des drapeaux pendant le jour, par des boîtes détonantes et des lanternes pendant la nuit ; le convoi qui arrive s’arrête alors, fait les mêmes dispositions, qui sont répétées par les trains suivans, et une ligne est souvent fermée sur une étendue considérable, parce qu’un accident est survenu à un point donné de la voie. Des gens fort bien intentionnés sans doute, mais fort peu au courant des lois de la mécanique, ont demandé avec instance qu’on trouvât un moyen de donner au mécanicien la possibilité d’arrêter subitement un train dans le cas où l’on s’apercevrait que la voie n’est pas libre. En admettant, ce qui est douteux, qu’on pût découvrir un frein assez puissant pour immobiliser tout à coup un convoi lancé, on amènerait infailliblement un déraillement immédiat, et devant la locomotive ainsi arrêtée tous les wagons se renverseraient en montant les uns sur les autres. Chaque train roulant à sa vitesse normale contient une somme de mouvement déterminée ; si l’on passe subitement à l’état de repos, ce mouvement ne cesse pas, il se brise, et produit alors des effets désastreux, semblables à ceux qui résulteraient du choc le plus violent. Il faut au moins agir pendant 200 mètres pour qu’un train puisse, se ralentissant graduellement, être arrêté sans danger, et encore le mécanicien, pour opérer avec certitude sur une si courte étendue, renversera sa vapeur et n’aura pas trop de trois bons freins pour l’aider. Pour éviter les accidens imprévus, et qui appartiennent à l’exploitation des chemins de fer comme à toute œuvre humaine, beaucoup de prudence et des règlemens nets, positifs, ne pouvant donner lieu à aucune méprise, telle est en somme la meilleure garantie.

Quant aux accidens partiels, ils sont dus le plus souvent à l’imprudence des voyageurs eux-mêmes, qui refusent d’écouter tout avis et se font un jeu d’enfreindre les consignes les plus plausibles. Les avertissemens affichés en grosses lettres dans les stations ne peuvent empêcher personne de descendre, au risque de blessures graves, pendant que le convoi est encore en mouvement. Souvent les compagnies sont absolument débordées, et par ce fait deviennent irresponsables. Le 6 juin 1867, trois souverains passaient une revue sur l’hippodrome de Longchamp. L’espoir d’un tel spectacle avait attiré une affluence énorme à la gare de l’Ouest. Le train de banlieue fut littéralement pris d’assaut. Rien n’y fit, ni les observations des employés, ni les menaces des agens de police, ni la vue de l’écharpe des commissaires : les wagons furent escaladés ; il y avait des voyageurs sur le toit, sur le marchepied des voitures ; partout où un homme avait pu s’accrocher, la place était prise. Force fut de partir dans de si redoutables conditions ; nul accident ne se produisit, ce fut un miracle, car il suffisait qu’un imprudent se levât sous un tunnel pour être décapité, ou laissât traîner ses jambes pour les voir brisées contre un poteau. Si ce malheur fût arrivé, on eût poussé toute sorte de cris, attaqué la compagnie et traduit les agens devant les tribunaux. Le système anglais n’est-il pas préférable ? Quand un voyageur monte en wagon, il prend, moyennant 3 pence, un ticket d’assurance qui donne droit à ses héritiers, en cas de mort, à une somme de 1,000 livres sterling ; les diverses avaries auxquelles un voyageur est exposé en chemin de fer sont cotées selon la gravité et représentées par des sommes proportionnelles. De cette façon, tout se passe librement, par un contrat spontanément consenti et à l’abri de l’intervention toujours pénible de la justice ; mais de tels moyens sont trop simples et trop pratiques pour être adoptés en France, où le parti excellent qu’on peut, en toutes choses, tirer des compagnies d’assurances est à peine soupçonné.

Un crime, celui qui a fait périr M. Poinsot sous les coups de l’insaisissable Jude, a causé aussi une profonde émotion. Tout de suite on a réclamé pour les voyageurs le droit de pouvoir au besoin faire arrêter le convoi. Cela est absolument inadmissible. Il ne faut jamais accorder à une seule personne, fût-elle en danger de mort, le privilège exorbitant de mettre en péril, et en péril très grave, toutes les personnes qui font partie d’un train. En effet, sur les voies, les trains se suivent à intervalles souvent très rapprochés ; réglementairement dix minutes au moins doivent les séparer les uns des autres, mais il suffit parfois d’un léger ralentissement d’une part et d’une faible accélération de l’autre pour que l’équilibre de la distance soit rompu. Dans ces circonstances, si le premier convoi s’arrête, il a de grandes chances pour être rattrapé par celui qui le suit, et pour recevoir ce que l’on appelle un coup de tampon, c’est-à-dire pour être brisé par un choc irrésistible. Confier un tel pouvoir avec toutes les conséquences qu’il entraîne à chaque voyageur, c’est centupler immédiatement la somme des accidens qu’on enregistre chaque année. Il faut trouver un moyen pratique de, mettre les voyageurs en rapport direct et facile avec les conducteurs, établir entre les compartimens des voitures une communication, soit par une ouverture, soit à l’aide d’une glace sans tain ; mais il faut surtout réfléchir que, pendant une période de trente années ; il ne s’est commis qu’un seul crime dans un wagon en marche, qu’on assassine partout, dans les maisons, dans les rues, sur les promenades publiques, dans les théâtres, et qu’il ne faut jamais conclure de l’exception à la généralité.

Ce qu’on est en droit d’exiger des compagnies, c’est qu’au fur et à mesure qu’elles renouvellent leur matériel roulant, elles lui donnent les qualités de comfortable et de bien-être qui manquent encore sur beaucoup de lignes, et dont cependant les rail-ways étrangers nous offrent l’exemple depuis longtemps. On peut leur demander aussi que la complaisance des employés pour les voyageurs n’aille pas jusqu’à permettre à ces derniers d’introduire dans les wagons des paniers, des malles, qui sont une cause permanente de gêne pour tout le monde et occupent au moins la place d’une personne. Le fourgon des bagages est fait pour ces sortes de colis, et c’est un insupportable abus que d’en laisser encombrer les voitures. Il est certain que l’avenir modifiera singulièrement le matériel des voies ferrées et lui donner à des facilités qu’on ne prévoit pas encore. Les voyages gagneront en rapidité et en agrément, lorsque l’on pourra circuler sans péril d’un wagon à un autre, et qu’un restaurant sera attaché à tout convoi devant parcourir une certaine distance. L’Allemagne tente aujourd’hui cette dernière expérience ; nous saurons donc bientôt si elle peut définitivement entrer dans l’exploitation.

Les tarifs pourront être abaissés, et les chemins de fer subiront sans doute un jour une réforme analogue à celle qui a atteint et enrichi l’administration des postes. En cette matière, fort délicate à traiter en France, car elle touche aux intérêts financiers de tout le monde, l’exemple vient d’être donné par le gouvernement belge, qui le pouvait sous sa propre responsabilité, puisque là les chemins de fer ont été construits par l’état. La différence qui existe, depuis la loi votée à Bruxelles le 1er mai 1866, entre le tarif belge et le tarif français est considérable, et sera vite expliquée par un exemple : Paris est séparé d’Orléans par une distance de 121 kilomètres, le prix des places est de 13 fr. 55 c. pour les premières, 10 fr. 15 c. pour les secondes et 7 fr. 45 c. pour les troisièmes. — Entre Bruxelles et Ostende, il y a 124 kilomètres ; les premières coûtent 5 francs, les secondes 3 fr. 50 c, les troisièmes 2 fr. 50 c. — Si nos compagnies adoptaient une réforme aussi radicale, on irait de Paris à Marseille pour 20 francs, et l’on rendrait à la population peu aisée, c’est-à-dire à la majeure partie de la population, un service inexprimable. Nous verrons peut-être un tel fait se produire, mais tant d’intérêts légitimes et sérieux sont engagés au maintien de l’ordre de choses actuel que nous attendrons longtemps encore avant de voir les chemins de fer français s’engager, à leurs risques et périls dans une voie si hardie. Du reste, l’expérience tentée en Belgique semble ne pas donner de bons résultats, et il ne serait pas surprenant qu’on en revînt purement et simplement aux anciens tarifs.

Cette étude ne serait pas complète, si, avant de terminer, je ne disais un mot d’essais très sérieux qui se font en ce moment même, et dont le but est de prouver que la traction mécanique est possible sur les routes ordinaires. Dès le début des machines à vapeur, on se le rappelle, tous les efforts des inventeurs avaient porté sur ce point, et c’est en désespoir de cause que les rails avaient été adoptés. Depuis l’inauguration du premier chemin de fer anglais, bien des tentatives ont échoué devant les difficultés très graves que le terrain irrégulier des chemins de terre offre aux machines. Je me souviens parfaitement d’avoir vu, il y a quelques années, une lourde locomotive portant des voyageurs marcher péniblement sur les quais de Billy et de la Conférence. Depuis la dernière exposition universelle, qui, par la seule introduction de l’acier fondu dans la pratique industrielle, apportera tant d’heureuses modifications aux voies ferrées, le problème semble résolu. On y a vu figurer une locomotive qui, remorquant des wagons chargés de personnes et de marchandises, manœuvrait avec facilité sur toute espèce de route à une vitesse moyenne de 12 kilomètres par heure, vitesse qui peut être portée jusqu’à 20 sur les terrains exceptionnellement favorables. Une expérience qui paraît décisive a eu lieu entre Marseille et Aix. La distance, — 30 kilomètres, — a été plusieurs fois franchie en quatre heures sur une route qui est sous plusieurs rapports, par ses pentes rapides, par une de ses portions couverte de pavés, par ses courbes subites, un modèle de difficultés à surmonter. Une compagnie générale de messagerie à vapeur s’est formée, a son siège à Marseille et fonctionne dès à présent. De nouveaux essais faits au bois de Boulogne ont parfaitement réussi, et ont engagé le gouvernement à concéder une ligne d’expérimentation longue de 5 kilomètres, qui doit relier le Raincy à Montfermeil.

Si, comme tout le fait supposer, ce moyen de traction est assuré, il sera d’une utilité précieuse pour nos populations agricoles, et desservira les nombreux chemins locaux que le langage administratif appelle voies de petite vicinalité. En un mot, ces messageries à vapeur seront un puissant auxiliaire pour les chemins de fer, car ils remplaceront les troisième et quatrième réseaux des voies ferrées, qu’on ne peut établir en raison des pertes certaines que la construction et l’exploitation feraient subir aux capitaux engagés. Les convois restreints remorqués par des locomotives routières, visitant les groupes les plus chétifs d’habitation, seraient pour les transports ce que les facteurs ruraux sont pour la distribution des dépêches. Il est à désirer que l’expérience s’affirme et donne raison aux prévisions de l’inventeur, car alors, avec ses grandes lignes de chemins de fer, avec les voies adjacentes du second réseau, avec la traction à vapeur sur les routes, la France sera sur tous les points en communication rapide et permanente avec elle-même.


MAXIME DU CAMP.

  1. J’emprunte ces chiffres et d’autres renseignemens techniques à l’ouvrage de M. Jacqmin, De l’Exploitation des Chemins de fer, 2 vol. in-8o ; Paris, Garnier frères, 1868.
  2. La population de la France est de 36,877,000 habitans.
  3. Le soir, la gare est éclairée par plus de 800 becs de gaz, et dans les temps de service exceptionnel par 1,100.
  4. Un point de comparaison donner à une idée nette de cette étendue ; le Champ de Mars n’a que 40 hectares.
  5. 2 cent. par 100 kilogrammes et par jour pendant les quinze premiers jours ; 5 cent, par 100 kilogrammes et par jour pour chaque jour en sus, sans limite de temps.
  6. Voyez la Revue du 15 juillet 1863 et du 15 juin 1864.
  7. Les employés ont, pendant l’année 1867, recueilli 7,382 objets dans les wagons arrivés à la gare de l’Ouest (rive droite). Sur ce nombre, 1,615 ont été rendus à leurs propriétaires, qui les ont réclamés ; 3,630 ont été livrés au domaine ; 1,301 ont été déposés à la préfecture de police, et 830 restent au bureau des réclamations.
  8. C’est aussi la compagnie de l’Ouest qui la première a, sur les omnibus, abrité les voyageurs d’impériale par une tente en toile cirée, et leur a permis de gagner leur place à l’aide d’un escalier à rampe, supérieur, sous le double rapport de la facilité et de la sécurité, aux marchepieds superposés dont on garde encore l’usage dans d’autres entreprises.
  9. Au maximum 50 pour les trains de marchandises, 24 pour les trains de voyageurs, 30 pour les trains portant des troupes (cependant la compagnie de Paris-Lyon a obtenu en 1859, un jour d’urgence, l’autorisation d’attacher 35 voitures à la même locomotive).
  10. Voici une statistique instructive, car elle est empruntée aux Américains, qui, on le sait, ne pèchent pas par excès de prudence dans l’exploitation de leurs voies ferrées. Pendant les années 1863, 1864, 1865 et 1866, la circulation sur les chemins de fer a été de 400 millions de voyageurs ; sur ce nombre, on compte, tués par accident que le voyageur ne pouvait éviter, 1 sur 4,900,285 ; tués par imprudence personnelle, 1 sur 4,304,888 ; blessés par accident que le voyageur ne pouvait éviter, 1 sur 319,948 ; blessés par imprudence personnelle, 1 sur 634,817.