Les chasseurs de noix/Texte entier

  Table des Matières  
Texte établi par Montréal Impr. populaire, Édouard Garant (p. cov-tdm).

ARTHUR BOUCHARD

LES
CHASSEURS
DE
NOIX
IMPRIMERIE POPULAIRE LIMITÉE
43, rue Saint-Vincent
MONTRÉAL
1922
LES CHASSEURS DE NOIX
Tous droits réservés pour tous pays.
ARTHUR BOUCHARD

LES
CHASSEURS
DE
NOIX
IMPRIMERIE POPULAIRE LIMITÉE
43, rue Saint-Vincent
MONTRÉAL
1922


AVANT-PROPOS


En racontant cet épisode de la vie d’un coureur de bois canadien, je n’ai pas la prétention d’avoir fait une œuvre ayant quelque mérite, si on la considère du strict point de vue littéraire. J’ai simplement voulu donner un aperçu sur les petites choses de notre histoire à ceux qui voudront bien me lire, et leur peindre un tableau aussi fidèle que possible de la nature canadienne, telle qu’elle était à la naissance de notre race. Mon but est d’éveiller l’intérêt de notre population dans les choses de notre pays, de lui faire voir la pureté et la noblesse de nos origines, de lui inculquer ce qui lui manque le plus : l’orgueil de sa race, afin qu’elle se considère comme un peuple digne de respect et décidé à se faire respecter.

Comme dernier mot, je ne puis qu’exprimer un désir : c’est que mon exemple en entraîne d’autres, beaucoup plus capables que moi d’atteindre le but que je vise, et qu’on puisse voir, dans un avenir que je souhaite très rapproché, nos gens lisant des livres écrits par des auteurs canadiens et traitant de choses canadiennes.

Montréal, août 1922.
Arthur Bouchard

Les Chasseurs de Noix


I

LA RIVIÈRE DU LOUP-EN-HAUT

Messire Loup, d’exécrable mémoire, et probablement parce qu’il n’a jamais montré même le bout de son museau pointu aux abords de l’une ou de l’autre, a donné son nom à deux des plus jolies rivières de la province de Québec : la rivière du-Loup-en-Bas, qui se jette dans le fleuve Saint-Laurent, du côté sud, à environ trente-cinq lieues en aval de Québec, et la rivière du-Loup-en-Haut, qui mêle ses eaux à celles du lac Saint-Pierre, du côté nord, à une vingtaine de milles en amont des Trois-Rivières.

C’est sur la rive droite de la dernière de ces deux rivières, à six ou sept milles de son embouchure et par un beau matin de la fin de juillet d’une des dernières années du dix-septième siècle, que commence notre récit.

À cette époque reculée de notre histoire, la rivière Du-Loup-en-Haut roulait lentement ses eaux sombres entre deux hautes murailles de verdure ; toute cette partie du pays étant encore couverte d’arbres plusieurs fois centenaires, dont les espèces les plus répandues étaient les chênes, les ormes et les frênes, avec, ici et là, quelques pins, dont les cimes altières s’élevaient au-dessus des autres arbres, comme, dans les cités, les clochers et les autres monuments publics s’élèvent au-dessus du reste des édifices.

Tel un coursier, se reposant après une longue course, a souvent le poitrail tacheté d’écume, la rivière, bien que coulant mollement, était striée à sa surface de longues traînées d’une écume blanche et mousseuse ; derniers vestiges de la course furibonde qu’elle venait de fournir en s’échappant des gorges des Laurentides, des flancs desquelles elle est la fille, et du dernier bond d’une centaine de pieds par lequel elle venait de franchir les derniers remparts de cette chaîne de montagnes.

Il est environ sept heures. Le soleil, levé depuis deux heures à peine, dore la cime des arbres de ses rayons obliques, emplissant le sous-bois d’une lumière blonde et douce comme on en voit à l’intérieur de ces vieilles cathédrales aux vitraux coloriés. Et accentuant encore cette impression d’église en pénétrant sous les arbres, comme par autant de portes laissées ouvertes dans la forêt, aux endroits où une végétation moins dense ou un arbre renversé sur le sol lui laisse libre passage.

Les alouettes se promènent sur la grève en se dandinant au bord de l’eau, ou bien elles s’élèvent dans les airs en jetant leur cri joyeux à l’astre du jour. Sur la berge, dans chaque touffe d’herbe, le susurrement continu de myriades d’insectes fait penser au bruit qui nous parviendrait, assourdi et rendu confus par une grande distance, d’une multitude en émeute.

Dans une petite anse de la rivière, où l’eau tranquille a permis aux plantes aquatiques de pousser leurs tiges, un héron flegmatique dort en équilibre sur une seule de ses interminables pattes. Un peu plus loin, sur une branche à l’écorce déchiquetée par les glaces hibernales que projette au-dessus de l’eau un orme noueux, un martin-pêcheur repu contemple avec indifférence les brochets et les gougeons qui, dans un remous que les rayons du soleil commencent juste à atteindre, passent et repassent en décrivant toutes sortes de courbes.

Toute cette nature, dans sa tranquillité sublime, semble heureuse d’exister, semble jouir du bonheur d’être vierge ! Car elle est vierge ! Vierge de tous les artifices, de toutes les déceptions, de tous les vices de la civilisation !

Jamais, l’air qui supporte le vol de ces oiseaux n’a été ébranlé par la détonation d’une arme à feu ! Jamais, les poissons qui habitent ces eaux n’ont rencontré, en se précipitant sur leur proie, l’hameçon perfide ! Jamais, ces arbres géants n’ont senti un de leurs compagnons vibrer sous les coups répétés de la hache meurtrière ! Jamais, les paisibles échos de ces immenses forêts n’ont dû répéter les imprécations, ni les blasphèmes de ceux qui se croient civilisés !

Mais, bien que la paix et la tranquillité semblent régner en maîtresses absolues sur tous ces environs, il est visible que cette paix va maintenant être de courte durée ; car, au bord de la rivière, un objet indique que l’homme, le grand destructeur de toute tranquillité, de toute pureté, n’est pas loin.

Immédiatement au-dessous d’une courbe prononcée de la berge, un peu en amont de l’endroit où un martin-pêcheur repose à moitié endormi sur sa branche, dans un remous causé par un arbre renversé dans la rivière et qui avait, en arrêtant brusquement le courant, permis au sable que charroie constamment celle-ci de se déposer en cet endroit et de s’y accumuler, s’était formée une petite péninsule ; laquelle, s’avançant de quelques brasses dans la rivière, laissait entre elle et la berge un minuscule havre de quelques verges seulement d’étendue.

Tout à fait au fond de cette baie en miniature, juste dans l’angle aigu formé par la jonction de la langue de terre avec la rive, l’avant tiré hors de l’eau et légèrement enfoncé dans le sable, une légère pirogue, comme savaient si bien en façonner, avec l’écorce du bouleau, les premiers habitants de ce pays, reposait, presque complètement cachée par les hautes herbes et les broussailles retombant de la rive, et apparemment abandonnée.

Si cette pirogue, ou canot d’écorce, comme on les appelait alors et comme on les désigne encore de nos jours, eût appartenu à un Indien et que son propriétaire fut apparu tout à coup, rien n’aurait été dérangé dans le tableau que nous venons de tracer. Bien au contraire ; le premier habitant de nos forêts, apparaissant sur cette scène dans sa primitive simplicité, n’en aurait été que le complément naturel.

Mais quiconque eût possédé la moindre expérience en cette matière aurait, du premier coup d’œil, reconnu que ce canot appartenait, non pas à un sauvage, mais à un Blanc.

En effet, sa proue était renforcée d’une mince lame de métal, chose que n’aurait jamais eue le canot d’un sauvage ; et le contenu, aussi bien que le canot lui-même, trahissait son origine : plusieurs paquets enveloppés dans des morceaux de toile à voile, une boîte faite de planchettes sciées et un petit baril dénotaient que tous ces objets étaient la propriété d’un Blanc ; car, à cette époque, les planches et les barils étaient choses inconnues des sauvages, et quand ces derniers jugeaient à propos d’envelopper quelque chose, ils le faisaient, soit dans des morceaux d’écorce, soit dans des peaux de bêtes ; mais la toile leur était aussi étrangère que le fer, les barils et les planches.

Le soleil montait lentement au-dessus de la forêt, et ses rayons plongeaient toujours de plus en plus perpendiculairement entre les branches des arbres. Quoiqu’il fît encore relativement frais au bord de la rivière, la journée s’annonçait comme devant être torride.

La chaleur, qui commençait déjà à être accablante, avait fait taire les alouettes, qui se tenaient maintenant cachées au fond des bosquets. Les insectes mêmes, comme s’ils eussent ressenti d’avance les effets de la chaleur qui allait toujours en augmentant, avaient mis une sourdine à leur susurrement : la forêt tout entière s’était remplie d’un grand silence, silence que l’on croyait sentir remuer.

Soudain, et sans cause apparente car rien n’a bougé dans le paysage et aucun bruit insolite ne s’est fait entendre, le héron, jusque là immobile comme une statue, replie sa longue échasse, abaissant ainsi son corps au niveau de l’eau et le confondant avec les herbes qui tapissent le lit de la rivière ; puis, relevant son bec effilé vers le ciel, il donne à son long cou l’apparence d’une branche morte sortant de l’eau. Au même instant, le martin-pêcheur pousse un cri rauque et s’enfuit à tire-d’aile en rasant la surface de la rivière.

Quelle peut bien être la cause de cet émoi ?… Nous allons bientôt l’apprendre.

II

UNE INDIENNE

À peine le martin-pêcheur avait-il disparu à un tournant de la rivière que, dans cette partie de la berge surplombant l’étroite bande de sable sur laquelle le canot est échoué, les aulnes formant rideau au pied des arbres s’écartèrent lentement et, sans le moindre bruit, sans le plus petit froissement de feuilles, livrèrent passage à une tête couverte de cheveux noirs et luisants comme l’aile du corbeau. Ces cheveux retombaient de chaque côté d’un visage couleur de bronze poli, éclairé par deux yeux aussi noirs que les cheveux et brillants comme des diamants.

Ces yeux, aussitôt qu’ils eurent franchi la ligne du feuillage, promenèrent un regard perçant sur toute l’étendue du rivage, en aval comme en amont et des deux côtés de la rivière. Ils parcoururent même attentivement, de la base au sommet, les deux hautes rangées d’arbres qui bordaient la rive. Ensuite, les aulnes s’entrouvrirent un peu plus, la tête émergea complètement et s’avança, suivie par des épaules et un buste, et une jeune Indienne, se dégageant complètement des broussailles, sauta légèrement sur l’étroite lisière de sable, à deux pas du canot.

Dès que ses pieds eurent touché le sol, elle se remit à examiner toute l’étendue du paysage, pendant que son corps restait figé dans une attitude indiquant que, tout en regardant, elle écoutait de tout ses oreilles.

Pendant qu’elle est là, immobile et attentive, nous allons, aussi brièvement que possible, essayer de tracer son portrait.

Elle était grande, très grande même, mais si bien proportionnée et d’apparence si souple et si agile, qu’elle ne paraissait pas plus grande que la moyenne.

Nous avons, quand il n’y avait encore que sa tête de visible, constaté que ses cheveux étaient noirs comme l’aile du corbeau, et que ses yeux, noirs aussi, brillaient comme des diamants. Nous savons aussi que son teint a la couleur et presque l’éclat du bronze poli.

L’ovale régulier de son visage, son nez légèrement arqué et sa bouche bien fendue, aux lèvres bien dessinées, s’ouvrant sur des dents petites, blanches et brillantes comme des perles, lui faisaient une tête que tout artiste eût peinte ou sculptée avec plaisir. Son corps souple, aux lignes allongées, lui donnait une apparence de légèreté, d’agilité extrême. Et, chose rare chez les Indiennes qui, d’ordinaire, ont l’apparence de vieilles femmes avant d’avoir atteint l’âge de vingt ans, et bien qu’elle parût en avoir environ dix-sept ou dix-huit, elle avait conservé l’apparence d’une toute jeune fille.

Comme toutes les Indiennes de cette époque, elle était vêtue d’une sorte de tunique sans manche, faite de peau de cerf passée à blanc, qui lui descendait un peu plus bas que les genoux. Cette tunique était taillée dans une seule peau et cousue sur le côté avec de fines lanières du même cuir. Elle se mettait et s’enlevait en la passant par dessus la tête, et elle était retenue en place par des tavelles de couleurs voyantes, ou plutôt qui l’avaient été, lesquelles réunissaient l’avant et l’arrière de la tunique en s’attachant sur chaque épaule.

Quand la sévérité de la saison rendait les manches nécessaires, les Indiennes se contentaient de les ajouter à leur toilette en y introduisant les bras ; et elles les retenaient en place au moyen de deux longues bandes les prolongeant, qu’elles s’attachaient sur la poitrine.

Mais en cette chaude matinée de juillet, les manches étaient inutiles, et la tunique de notre Indienne laissait voir ses deux bras bruns, dont un certain développement musculaire ne faisait qu’ajouter à la rondeur gracieuse.

De sous le vêtement que nous venons de décrire sortait une espèce de pantalon, fait, comme la tunique, de peau de chevreuil. Ce pantalon, ou mitasse comme on l’appelait alors, enveloppait les jambes de la jeune fille et disparaissait dans des mocassins de peau de caribou, passée avec le poil.

Pour terminer cette toilette, le bas de la tunique s’ornait d’une frange découpée à même et entremêlée de tavelles semblables à celles des épaules. Le devant et le dos étaient décorés de rasades de grains de porcelaine, celle de devant formant un dessin représentant vaguement une tortue, pendant qu’un large collier des mêmes grains était passé à son cou.

Elle n’avait pour toute coiffure que ses longs cheveux noirs, tressés en deux longues nattes lui retombant jusqu’aux hanches.

Après avoir écouté et regardé autour d’elle pendant quelques instants, et avoir acquis la conviction que personne ne l’observait, la jeune Indienne s’approcha du canot, qu’elle se mit à examiner minutieusement, dans le but évident de s’assurer qu’il était en état de servir ; elle avait dû l’apercevoir de loin et s’en être approchée avec un but déterminé, car elle agissait maintenant avec rapidité et précision.

Quand elle eut reconnu que le canot était en parfait ordre, elle s’empara des deux avirons qui gisaient sur le sable, en repoussa un à l’extrémité du canot la plus éloignée d’elle et plaça l’autre à portée de sa main pour quand elle serait à flot. Alors, saisissant la proue à deux mains, elle la souleva et elle prenait son élan pour repousser l’embarcation vers le large en sautant à l’intérieur, quand les broussailles entourant les racines entremêlées de l’arbre renversé, cause de l’amoncellement de sable sur lequel se trouvait en ce moment la jeune Indienne, s’écartèrent violemment. Un homme en surgit qui, s’élançant, d’un bond vint retomber à côté de la jeune fille qu’il empoigna par une épaule et, d’une brusque poussée, il la fit pirouetter jusqu’à la berge, où elle s’affaissa dans les broussailles.

Puis, marchant sur elle, l’homme lui dit d’un ton courroucé :

— Qu’as-tu besoin de venir fureter dans mon canot, sauvagesse du diable ?…

III

UN CHASSEUR BLANC

Celui qui venait de se présenter d’une façon si brusque, bien qu’étant de haute taille et de forte carrure, avait le visage d’un très jeune homme, presque d’un adolescent ; il paraissait à peine âgé de vingt ans.

Son visage aux traits réguliers, au teint clair et rose comme celui d’une jeune fille, son nez bien droit, surmontant une bouche aux lèvres ni trop minces, ni trop pleines : une de ces bouches qui peuvent, ou sourire de la manière la plus gracieuse, ou prendre l’empreinte de la plus profonde tristesse, ses grands yeux d’un bleu tirant sur le vert et son large front, à demi caché par une abondante chevelure de couleur châtain et naturellement bouclée, lui composaient une physionomie qui, du premier coup d’œil, inspirait la confiance et attirait la sympathie. Sa lèvre supérieure et ses mâchoires s’ombrageaient d’un fin duvet qui ne faisait que commencer à brunir.

Il était vêtu d’une chemise de grosse toile, de cette toile que les femmes canadiennes commençaient justement alors à tisser sur leurs métiers. Cette chemise rejoignait, à la ceinture, une culotte de peau qui n’avait plus de couleur, ou plutôt, chez laquelle toutes les couleurs se confondaient en un brun terne, et qui était rendue luisante par un long usage. Le bas de ses jambes était protégé par des jambières de toile à voile, dont les extrémités inférieures s’enfouissaient dans des mocassins à peu près semblables à ceux que chaussait la jeune Indienne. Sa tête était couverte d’un bonnet de fourrure, mais de fourrure au poil tellement usé qu’il eût été à peu près impossible de dire de quel animal elle provenait.

Il paraissait en ce moment très en colère, et tout en marchant vers la jeune fille, il enfonça d’un coup de poing son bonnet de fourrure plus avant sur sa tête. Mais quand il ne fut plus qu’à un pas de l’Indienne qu’il venait de repousser et d’apostropher si durement, celle-ci releva la tête et le regarda d’un air craintif. Alors, voyant qu’il avait affaire à une toute jeune fille, les manières du jeune homme se radoucirent sensiblement, et ce fut d’un ton où il restait plus de surprise que de colère qu’il demanda :

— Que peux-tu bien faire, toute seule ici ? Puis, sans lui donner le temps de répondre, il continua : Pourquoi voulais-tu t’emparer de mon canot ?

L’Indienne baissa la tête et, d’une voix hésitante, d’une voix que la honte aussi bien que le regret de l’acte qu’elle avait tenté de commettre faisait trembler, elle répondit :

— Je cherche un canot depuis si longtemps !

— Tu cherches un canot ?… Et qu’en veux-tu faire ?… Dis-moi d’abord pourquoi tu erres ainsi toute seule dans ces parages ?

— Parce que je cherche depuis deux lunes le moyen de traverser la Grande-Rivière !

— Quels motifs, reprit le jeune homme, comme s’il eût douté de la vérité de ce que l’Indienne venait de lui dire, peut bien avoir une Algonquine de vouloir traverser la Grande-Rivière, quand sa tribu et tout ce qui peut l’intéresser se trouve de ce côté-ci ?

— Je ne suis pas une Algonquine, répartit la jeune fille en se redressant avec fierté et en regardant le jeune homme dans les yeux cette fois. Je suis de la tribu de la Tortue, de la grande nation onnontaguée. Mon père est le fameux chef Cayendenongue. Ma mère était de la puissante tribu de l’Ours, de la nation oneyoute. Dans ma tribu on m’appelle Ohquouéouée.

Nous croyons utile d’expliquer au lecteur, avant d’entrer plus avant dans notre récit, que, à l’époque dont nous parlons, les Indiens qui habitaient le bassin du Saint-Laurent et les sources de la rivière Hudson se divisaient, à part quelques tribus ou nations moins importantes disséminées çà et là, en trois grandes familles : les Hurons, qui habitaient la plus grande partie du territoire qui forme maintenant la province d’Ontario ; les Iroquois, qui habitaient presque tout le pays où l’Hudson prend sa source ; et les Algonquins, qui étaient chez eux au nord du Saint-Laurent. Chacune de ces grandes familles se divisait en plusieurs nations, lesquelles, à leur tour, se divisaient en tribus. Et chacune de ces tribus portait, comme marque distinctive, le nom d’un animal. C’est ainsi que chaque nation avait sa tribu de l’Ours, du Renard, de la Tortue et le reste.

Mais ces appellations n’étaient pas toutes appréciées au même degré. Parmi les tribus d’une même nation, celles qui portaient le nom de quelque animal à fourrure étaient considérées comme plus nobles que celles qui portaient le nom d’un oiseau ou d’un poisson, et, parmi celles portant le nom d’un animal à fourrure, la tribu du Loup était plus noble que celle du Renard, par exemple ; et celle de l’Ours, à cause de la grande force et du courage de cet animal, était plus noble que celle du Loup. Mais la plus noble de toute était, dans chaque nation, la tribu de la Tortue. Et voici, selon les récits de Nicholas Perrot, qui a recueilli ces traditions de la bouche même des Indiens, pour quelle raison :

Au commencement du monde, alors que les eaux recouvraient encore toute la terre, les animaux étaient portés sur le dos de la Tortue, qui nageait de côtés et d’autres, cherchant une terre pour y déposer sa charge. Mais elle n’en pouvait trouver aucune, le temps approchait où le Grand Esprit allait envoyer le premier homme sur la terre, et il était urgent que l’on trouvât un endroit où le recevoir.

Les animaux tinrent alors conseil, présidé par le Grand-Lièvre : le Grand Sage parmi les animaux, pour savoir dans quelle direction il fallait diriger la Tortue afin de trouver la terre ferme. Mais ils ne purent s’entendre ; les uns voulaient aller au nord, les autres au sud, d’autres à l’ouest, mais aucun ne pouvait démontrer, à l’appui de son désir, que la terre ferme se trouvait dans la direction où il voulait aller.

Ce que voyant, le Grand Lièvre prit la parole et dit :

« Que l’un de vous, parmi les meilleurs nageurs, plonge au fond de l’eau et me rapporte une motte de terre. De cette motte je me charge de faire un monde que nous pourrons habiter, et où nous pourrons recevoir le premier homme, quand le Grand Esprit l’enverra habiter parmi nous. »

Aussitôt tous les regards se tournèrent vers le castor, et celui-ci, comprenant ce que tous attendaient de lui, s’approcha du bord de la carapace qui les portait et plongea. Il fut plusieurs lunes avant de revenir à la surface et, quand il réapparut sur l’eau il était noyé. Les autres animaux tinrent encore conseil, puis demandèrent à la loutre d’essayer, là où le castor avait échoué. La loutre hésita longtemps, mais à la fin, elle se décida. Elle plongea, fut, comme le castor, plusieurs lunes sous l’eau et, comme lui, elle ne revint à la surface que noyée.

L’on tint un troisième conseil, et on avait perdu tout espoir de trouver la terre ferme avant que l’homme ne vînt au monde quand un troisième plongeur, auquel personne n’avait songé, se présenta devant le Grand-Lièvre. C’était le rat-musqué qui s’offrait à risquer sa vie pour aller chercher une motte de terre au fond de l’eau. Les animaux hésitaient à accepter l’offre du rat-musqué, qui n’était pas considéré comme aussi bon nageur que le castor et la loutre. Mais, à la fin, on lui permit d’essayer, et il plongea.

Il fut, comme les deux autres, plusieurs lunes sous l’eau, et, quand il réapparut, il flottait, le ventre en l’air. Il fut hissé sur la tortue et on essaya de le ranimer, mais il était trop tard, il mourut. Cependant, après qu’il fut mort, on trouva un grain de sable entre deux de ses griffes. Ce grain de sable fut suffisant pour le Grand-Lièvre. Il le prit, le plaça sur le dos de la tortue, puis se mit à courir autour. Aussitôt, le grain de sable commença à grossir ; il couvrit bientôt tout le dos de la tortue, puis il devint petite île, puis grande île, puis colline, puis montagne, puis pays, puis monde !… Et le Grand Lièvre continue encore, de nos jours, à courir autour ; et le monde continue toujours de s’agrandir…

C’est pourquoi, dans l’imagination des premiers habitants de ce pays, la tortue, qui a eu le courage de porter les animaux pendant que le monde était en formation, a eu l’honneur de donner son nom aux plus nobles tribus des hommes.

Et c’est pourquoi l’Indienne dont nous venons de faire la connaissance avait eu un mouvement de fierté en apprenant au chasseur blanc qu’elle était de la tribu de la Tortue.

— Tu es une Iroquoise ! fit le jeune homme au comble de la surprise. Alors, je le répète, que peux-tu bien faire ici ? Car si j’étais surpris de rencontrer une Algonquine seule dans ces parages, à plus forte raison le suis-je d’y rencontrer une Iroquoise ; race que l’on dit très aventureuse, il est vrai, mais dont les guerriers, et encore moins les femmes, ne traversent pas souvent le Saint-Laurent ! Mais, dis-moi : Avec qui es-tu venue ici ? Et par suite de quelles circonstances te trouves-tu seule et comme abandonnée, en plein pays des Algonquins ?

Avant de répondre à ce flot de questions, Ohquouéouée, qui s’était rassise et avait tenu ses yeux fixés sur le sol pendant tout le temps que le jeune homme avait parlé, se redressa en examinant longuement celui-ci des pieds à la tête. Puis, fixant son regard sur celui de son interlocuteur, d’une voix qui, bien que tremblante, était douce et caressante comme le chant de la grive au crépuscule, elle dit :

— Bien que tu appartiennes à la race détestée des Blancs, venus de par delà les Grandes Eaux pour nous enlever nos terres de chasse, ton regard est franc, ton visage exprime la bonté et j’ai confiance en toi !… Assieds-toi là, et je vais te raconter comment il se fait que je sois seule ici, et ce que je voulais faire de ton canot.

En même temps elle indiquait de la main, sur la berge, une épaisse touffe d’herbe, sur laquelle le jeune homme s’assit, tout en laissant reposer ses pieds sur le sable de la grève.

La conversation qui précède avait eu lieu en algonquin, langue que les deux interlocuteurs, bien que l’un fut Canadien et l’autre Iroquoise, parlaient avec facilité. Ce fut aussi dans cette langue que la jeune Indienne fit au jeune homme le récit que nous allons transcrire, en lui conservant, autant que possible, son originalité, mais tout en évitant de verser dans l’affectation.

Disons ici, une fois pour toutes, qu’au cours de ce livre, toutes les fois que nous citerons les paroles de quelque sauvage, nous éviterons, tout en nous efforçant d’imiter la tournure d’esprit de nos personnages, de fatiguer le lecteur en imitant leur phraséologie de trop près.

IV

L’HISTOIRE D’OHQUOUÉOUÉE

Quand Ohquouéouée vit le jeune homme assis près d’elle, elle commença son récit en ces termes :

— J’appartiens à la tribu de la Tortue, de la nation onnontaguée ; une des cinq grandes nations qui sont maîtresses de tout le pays, à partir des Grandes Eaux, vers le soleil levant, à aller, vers le soleil couchant, jusqu’où il n’y a plus d’arbres ; et à partir de la Grande Rivière de Canada, pour aussi loin dans cette direction — elle étendait le bras vers le sud — qu’un chasseur peut atteindre en marchant continuellement pendant toute une lune.

Le village de ma tribu est situé à peu de distance du lac de Sarastau, à deux fois autant de journées de marche d’ici que j’ai de doigts à mes deux mains. Ce lac est au milieu d’une grande vallée entourée de belles montagnes.

Dans mon pays, le gibier des bois, le poisson des lacs et des rivières aussi bien que les fruits de l’herbe et des arbres sont abondants.

Mon père est le chef de la tribu. Il se nomme Cayendenongue. Il a tué un si grand nombre de guerriers d’autres nations que sa cabane est toute tapissée de chevelures enlevées à ses ennemis terrassés. Il a pris part à un si grand nombre de conseils, non seulement dans notre tribu, mais dans la nation tout entière et même à ceux où toutes les nations se réunissent, que son calumet est tout noirci et aux trois quarts calciné.

À la guerre comme dans les conseils, Cayendenongue est un grand chef !

Les esprits ont comblé mon père de toutes manières, excepté une : le Grand Esprit, Celui qui règle la vie et la mort, n’a accordé à mon père qu’un seul enfant. Je suis sa fille unique, et son plus grand regret a toujours été de n’avoir pas eu de fils.

Pour se consoler, il a toujours affecté de me considérer comme un garçon. Dès ma plus tendre enfance, et depuis, il m’a sans cesse encouragée à m’exercer au maniement de l’arc, de la lance, du dard et de l’aviron, aussi bien que de m’entraîner à la course et à la nage. Depuis que je suis capable de le suivre il n’a jamais manqué de m’emmener dans toutes ses expéditions de chasse, et même dans quelques expéditions de guerre. Il m’a souvent aussi fait admettre dans les conseils de la tribu ou de la nation.

Son but était de me faire reconnaître pour son successeur, puis de me donner comme épouse à un des plus vaillants guerriers de ma nation, qui aurait commandé en mon nom.

De mon côté, je faisais tout en mon pouvoir pour lui être agréable, car je l’aime beaucoup et mes lèvres ne pourront sourire tant que je ne l’aurai pas revu. C’est pour lui plaire que j’ai appris à manier les armes dont seuls les guerriers se servent d’ordinaire. C’est aussi pour lui être agréable que je me suis entraînée à la course, à la nage et à toutes sortes de jeux.

Pendant l’avant-dernière saison des neiges, mon père subit une longue maladie qui lui fit perdre l’usage de ses jambes. Il dut, par la suite, renoncer à laisser le village, et même, très souvent, sa cabane,

À partir de ce moment, j’employai mon temps à lui rendre la vie plus douce. Dans ce but, je chassai ses gibiers préférés. Je promenai mon canot sur les lacs et les rivières, afin de lui rapporter les poissons qui plaisaient le plus à son goût. Je parcourus, l’été, les vallées afin de cueillir pour lui les fruits qui croissent dans l’herbe ; l’automne, les flancs des monts, afin de lui rapporter toutes sortes de noix.

Ce fut au cours d’une expédition de ce genre que mon malheur arriva.

Deux lunes avant la dernière saison des neiges, à l’époque où les arbres commencent à laisser tomber leurs feuilles, par une belle et claire journée de soleil, je m’étais éloignée du village pour chercher des noix au pied des montagnes. La température douce et radieuse dont mon pays jouit quelquefois à cette époque de l’année, m’avait fait m’avancer dans la forêt beaucoup plus loin que je n’aurais dû le faire. Je n’étais cependant pas inquiète, car, de toute la saison, nos guerriers n’avaient pas quitté nos territoires de chasse, et nous étions, ou nous nous croyions, en paix avec tout le pays.

Je continuai de marcher encore pendant assez longtemps, jusqu’à ce que, ayant aperçu un énorme hêtre dont les branches étaient couvertes des délicieuses petites noix que ces arbres produisent, j’y grimpai, afin d’en faire une provision ; les gelées ne les avaient pas encore assez mûries pour qu’elles se détachassent et tombassent d’elles-mêmes.

J’en cueillis autant que j’en pus faire tenir dans un pan de ma tunique, dont je tenais un coin relevé, puis je descendis les déposer au pied de l’arbre et je remontai : je désirais en emporter autant que je le pourrais, car mon père trouvait ces petites noix exquises.

Je redescendais ainsi pour la troisième fois quand, arrivant sur la plus basse branche, j’aperçus, immobile au pied de l’arbre et me regardant descendre, un guerrier que je n’avais jamais vu. C’était un guerrier de ma race, et il me regardait descendre en souriant ; mais son sourire et son regard n’étaient pas francs et honnêtes comme le sont les tiens…

En laissant échapper ces derniers mots, comme si elle eut été surprise de ce qu’elle venait de dire, la jeune Indienne baissa subitement la tête et se tut.

— Continue, lui dit le jeune homme. Ton récit m’intéresse beaucoup… J’ai hâte de savoir comment ce sauvage t’a traitée, ajouta-t-il, en fronçant les sourcils.

— Je l’examinai quelques instants, reprit Ohquouéouée après un silence, et ne découvrant rien dans son apparence qui dénotât de mauvaises intentions de sa part, je me laissai glisser jusqu’à terre. En me redressant, je me trouvai face à face avec l’inconnu, qui se mit à m’examiner avec attention. Je voulus m’en aller, mais il me barra la route en me disant quelque chose dans une langue que je ne connaissais pas. Après un moment, je refis encore un mouvement pour m’enfuir, mais il m’arrêta encore en me saisissant par le bras et en me forçant de le regarder en face, pendant qu’il me parlait avec animation. N’obtenant pas de réponse, il se mit à m’entraîner rapidement dans une direction opposée à celle de mon village.

Nous marchâmes longtemps. Comme le soleil commençait à descendre derrière nous, nous arrivâmes à un campement, sur le bord d’une rivière. Les guerriers de sa tribu étaient là.

J’ai appris depuis, qu’en compagnie des Blancs, ils étaient venus combattre les miens et qu’ils avaient ravagé plusieurs villages de ma nation.

Comment ma tribu avait-elle échappé jusque là à leur attention ?… Je l’ignore. Mais son tour ne devait pas être long à venir.

En nous voyant arriver, mon ravisseur et moi, tout le campement nous entoura avec curiosité. Les premiers moments de cette curiosité passés, cinq ou six vieilles femmes s’emparèrent de moi et me conduisirent à une cabane, où elles me firent entrer et où elles me gardèrent à vue jusqu’au matin. Elles ne me maltraitèrent pas trop cependant, et elles me laissèrent assez de liberté pour que je puisse voir presque tout ce qui se passait dans le camp.

Après m’avoir confiée aux vieilles femmes, celui qui m’avait amenée alla parler au chef. Celui-ci appela aussitôt quatre ou cinq jeunes guerriers, qu’il dépêcha dans différentes directions. Je me doutai qu’il les envoyait avertir les anciens de se réunir pour tenir conseil.

En effet, peu de temps après, je vis plusieurs guerriers se diriger vers la grève, où ils s’assirent en cercle et délibérèrent longtemps.

De la cabane où j’étais retenue prisonnière, je les voyais se passer le calumet de l’un à l’autre. Alors l’un d’eux se levait et parlait. Quand il se rasseyait, le calumet refaisait le tour de l’assemblée, puis un autre se levait et parlait à son tour.

J’étais trop éloignée du lieu où se tenait le conseil pour entendre ce qu’ils disaient, mais je les voyais tous, par leurs gestes, indiquer la direction de mon village. Je pensais aux miens, surtout à mon père qui devait être loin de se douter du danger qui planait sur notre tribu.

Enfin, le conseil prit fin et le plus grand silence régna sur le campement. Mais, quand les ombres de la nuit devinrent assez épaisses pour nous cacher l’autre côté de la rivière, je vis les guerriers qui avaient tenu conseil, chacun accompagné d’une troupe de jeunes gens, s’enfoncer dans la forêt et prendre la direction de Sarastau.

L’anxiété me tint éveillée toute la nuit. J’aurais bien tenté de m’enfuir, afin d’aller avertir les miens du danger qui les menaçait, mais aussitôt après le départ des guerriers, les vieilles femmes s’étaient installées près de la cabane qui me servait de prison, à l’intérieur de laquelle une ou l’autre d’entre elles se tint constamment avec moi jusqu’au matin.

Un peu après que le soleil eut reparu, je vis revenir les guerriers et leurs jeunes gens. Il me sembla qu’ils étaient beaucoup moins nombreux qu’au moment de leur départ, et je suis certaine que, de ceux qui revinrent, un grand nombre étaient blessés. Je compris, par leurs gestes et leurs attitudes pendant qu’ils racontaient ce qui s’était passé à ceux qui étaient restés au camp, que, dans leur rencontre avec les guerriers de ma tribu, ils avaient eu le dessous. J’appris plus tard, quand je fus familiarisée avec la langue de ces guerriers, qu’au lieu, comme ils s’y attendaient, de surprendre mon village dans la nuit avec ses habitants endormis, ils étaient eux-mêmes tombés dans une embuscade où ils avaient failli tous périr.

Je supposai, et il est probable, que mon père, inquiet de ne pas me voir revenir, avait envoyé à ma recherche. En parcourant la forêt, ceux qui me cherchaient étaient tombés sur les pistes des Algonquins. Et Cayendenongue, en recevant les rapports de ses émissaires, n’eut pas de peine à deviner les desseins de ses ennemis. Alors il leur tendit un piège dans lequel ils vinrent se jeter, comme il l’avait prévu.

Celui qui m’avait enlevée avait dû périr dans l’expédition contre les miens, car, à partir de ce moment, je ne le revis plus. Ceux qui revinrent étaient si effrayés qu’ils s’empressèrent de rassembler leurs effets et de s’enfuir à toute vitesse, en m’entraînant avec eux.

Nous marchâmes toute la journée et une partie de la nuit. Le lendemain, avant que le soleil parût, nous nous remîmes en route et nous marchâmes encore toute cette journée, ainsi que la suivante, toujours en remontant le cours des eaux que nous suivions. Ce ne fut que vers la fin de la troisième journée, que nous suivîmes, en le descendant pendant une couple d’heures, un petit cours d’eau ; et, comme le soleil disparaissait derrière les arbres, nous arrivâmes auprès d’un lac immense, sur la rive duquel nous campâmes pour la nuit.

Le matin suivant, en m’éveillant, je sortis de ma cabane — tous les soirs, les vieilles femmes qui m’avaient sous leur garde érigeaient une espèce de cabane faite d’écorces et de branchages, dans laquelle il me fallait passer la nuit avec l’une d’elles comme gardienne. — Je sortis donc de ma cabane et vis la grève garnie d’un grand nombre de canots. Dans l’un des plus petits, conduit par deux de mes gardiennes, l’on me fit prendre place, pendant que le reste de la bande s’installait pêle-mêle dans les autres.

Puis la flottille s’engagea sur le lac, qu’elle mit trois jours à parcourir dans sa longueur. Ensuite, laissant le lac, nous nous engageâmes dans une large et belle rivière, que nous descendîmes jusqu’à un autre grand lac, que j’ai appris depuis n’être qu’une partie de la Grande Rivière de Canada.

— Je comprends ! interrompit celui qui l’écoutait. Les Algonquins t’ont amenée dans leur pays, situé au nord d’ici, où tu as dû passer l’hiver. Cet été tu t’es enfuie et tu es repartie dans la direction de Sarastau, ton village ?… Et c’est pour traverser le lac Saint-Pierre que tu voulais t’emparer de mon canot ?

Ohquouéouée baissa la tête sans répondre, pendant que ses joues prenaient encore une fois cette teinte plus foncée.

Mais comment se fait-il, continua le jeune homme, qu’après avoir habité sept ou huit mois chez les Algonquins, tu n’aies pas été acclimatée là de manière à ne plus vouloir, et surtout à ne plus pouvoir en sortir ?

— Je veux bien te l’expliquer, répondit l’Indienne ; et elle reprit le fil de son récit.

V

FIN DU RÉCIT D’OHQUOUÉOUÉE

Quand nous atteignîmes le lac qui fait partie de la Grande-Rivière, continua Ohquouéouée, la nuit était venue. Au lieu d’atterrir et de camper pour la nuit, mes ravisseurs longèrent la rive du lac pendant une partie de la nuit, pour aller camper près de l’embouchure d’une autre rivière. Après avoir passé le reste de la nuit et la journée du lendemain dans cet endroit, nous nous remîmes en route. Quand le jour reparut, après avoir marché toute la nuit, nous étions dans une autre grande rivière, de ce côté-ci de la Grande Rivière de Canada, que nous, remontâmes pendant plusieurs jours.

Cette rivière était moins large que celle que nous avions descendue avant d’atteindre la Grande Rivière, et elle était si rapide que, tous les jours et souvent plusieurs fois par jour, il nous fallait mettre pied à terre et transporter les canots et les bagages sur nos épaules, sur de grandes distances quelques fois, avant de pouvoir remettre nos embarcations à flot et continuer notre route à l’aviron.

Enfin, après plusieurs jours d’un voyage difficile et fatigant, nous arrivâmes au village des Algonquins.

— Ce village n’est-il pas situé au confluent d’une autre grande rivière et de celle que vous aviez remontée ? questionna le jeune homme.

— Oui ! répondit Ohquouéouée : la rivière Matwedjiwan, d’après laquelle les Algonquins ont nommé leur village.

— Nous, les Blancs, l’appelons : Mattawin, et celle que vous avez remontée pour vous rendre là nous la nommons : Saint-Maurice, fit Roger d’un air rêveur. Puis il ajouta : Le chef de ce village ne s’appelle-t-il pas « Acaki ? »

— Oui, en effet ! répondit l’Indienne, surprise. Puis, après un silence, voyant que le jeune homme ne parlait plus, elle reprit son récit :

Les Algonquins n’avaient amené, dans leur expédition, que juste assez de femmes pour porter les bagages et préparer les aliments. Le reste de la population, composé surtout de femmes et d’enfants, était resté au village. Ils accueillirent les arrivants avec de grandes démonstrations de joie, qui se changèrent en pleurs et en lamentations quand ils apprirent les nombreuses pertes que la troupe avait subies au cours de l’expédition.

À peine étions-nous arrivés dans le village que le chef, me prenant par le bras, m’entraîna dans sa cabane. Là, un triste spectacle s’offrit à ma vue : étendu sur une couche de peaux, le visage et le corps émaciés par la maladie, les yeux brillants de fièvre, un jeune guerrier nous regardait.

Le chef, après l’avoir considéré quelques instants en silence, se tourna vers moi et dit :

« Celui qui t’as enlevée de ton village n’est plus ; il est resté dans les bois de ton pays !… Quand le Grand-Esprit ira le chercher pour l’emmener dans les terres de chasse d’où l’on ne revient pas, j’espère qu’il ne se trompera pas et qu’il le conduira avec ses ancêtres !… Il était mon fils ! C’était un des plus beaux et des plus braves guerriers de notre nation !… J’avais encore un autre fils : un jeune guerrier blanc que j’avais adopté et que j’aimais beaucoup. Il est resté, lui aussi, en pays étranger, le long de la Grande Rivière, au cours d’une autre expédition, il y a deux étés. »

Le chef demeura silencieux quelques minutes puis reprit :

« Celui qui gît là est mon dernier fils ! Il n’a maintenant plus de force ; s’il mourait, je resterais seul de ma famille !… Mais il ne mourra pas : l’Homme-qui-parle-aux-Esprits me dit qu’il va guérir… Quand il sera capable de reprendre sa place parmi les guerriers de la tribu, il sera ton maître. En attendant, les femmes prendront soin de toi. Va ! »

Pendant qu’Ohquouéouée répétait les paroles du chef Algonquin, celui qui l’écoutait avait donné les signes d’une vive émotion, mais il n’avait rien dit. Alors elle continua :

Je commençais à comprendre un peu la langue des Algonquins. Je me retirai. À la porte, une vieille femme me fit signe de la suivre et me conduisit à une cabane située à une courte distance de celle du chef, en m’annonçant que, dorénavant, là serait ma demeure. Puis après m’avoir avertie que je ne devais pas m’éloigner du village plus loin que la vue pouvait porter, elle se retira.

Une fois seule, je me laissai tomber sur le sol de ma cabane et je me mis à réfléchir. Tout le long du voyage je m’étais tourmentée en me demandant ce qui avait bien pu arriver à mon père pendant l’attaque des Algonquins contre mon village ; mais en ce moment c’était mon propre sort qui m’inquiétait le plus.

En me rappelant les paroles du chef, je compris qu’il me réservait pour être la femme de son fils malade. Je compris aussitôt qu’il ne me donnerait à celui-ci que quand il serait guéri de la maladie qui le minait. Je pouvais donc espérer être libre tant qu’il serait malade.

« Si, seulement, le fils du chef pouvait être malade tout l’hiver ! » me disais-je en moi-même.

Quant à m’enfuir et à retourner dans mon pays, je n’y pouvais songer : les arbres étaient maintenant complètement dépouillés de leurs feuilles, les oiseaux étaient partis et, presque tous les matins, l’eau des mares se couvrait de glace. La neige était à la veille de venir recouvrir la terre et je ne pouvais songer à entreprendre, si tard, un si long voyage.

Je me résignai donc à passer la saison des neiges au milieu des Algonquins, espérant qu’au retour de la belle saison je pourrais m’échapper et retourner à Sarastau.

« Si, me disais-je encore une fois, le fils du chef pouvait ne pas se rétablir avant la belle saison ! »

Quelques jours plus tard, la neige tomba en abondance et recouvrit complètement la terre. Les rivières et les lacs se couvrirent de glace et ce fut la saison des grands froids.

Comme l’on souffre du froid dans ce pays !

Cinq lunes se succédèrent sans amener de changement : la glace emprisonnait toujours les cours d’eau, le pays était toujours enseveli sous la neige et le fils du chef était toujours malade.

Cependant, les jours étaient devenus un peu plus longs que les nuits. Le soleil se mit à fondre les neiges et les glaces, l’on recommença à entendre couler les cours d’eau, les oiseaux revinrent et les feuilles apparurent sur les branches.

Un jour que j’étais assise près de ma cabane, jouissant de la douce chaleur du soleil, l’Homme-qui-parle-aux-Esprits, celui qui avait promis au chef que son fils ne mourrait pas, s’approcha de moi. Je craignais cet homme. Chaque fois que je m’étais trouvée en sa présence, il avait fait peser sur moi des regards qui m’avaient fait frémir. Bien des fois, j’avais fait de longs détours, ou je m’étais tenue cachée de longues heures pour éviter de le rencontrer.

À sa vue, je me levai et voulus me retirer ; mais il me retint du geste, en disant :

« Ohquouéouée, reste ici, je veux te parler. »

Je me retournai vers lui et attendis sans rien dire, baissant les yeux, car je n’osais le regarder.

« Ohquouéouée, », répéta-t-il, « le fils du chef est bien malade ! »

« Oui, » répondis-je, « mais les Esprits disent qu’il va guérir ? »

« Les Esprits, » ricana-t-il, en m’enveloppant d’un regard qui me fit frissonner. « Les Esprits !… Et s’ils se trompent, les Esprits ?… Et si le fils du chef meurt ?… Tu seras à moi, Ohquouéouée ! » ajoutat-il brusquement en plongeant son regard dans le mien. Puis, me tournant le dos, il se retira à grands pas.

Pendant la dernière partie de ce récit, le jeune homme avait, à plusieurs reprises, froncé les sourcils et porté la main à sa ceinture, où pendait un long couteau de chasse.

Ohquouéouée avait-elle vu ces mouvements ? Nous l’ignorons. Toutes les femmes, qu’elles soient blanches, rouges, jaunes ou noires, sont filles d’Ève. Toujours est-il que la voix de l’Indienne se raffermit considérablement, et qu’elle termina son récit d’une voix beaucoup plus assurée qu’elle ne l’avait commencé.

Le soleil, continua-t-elle, devenait de plus en plus chaud. La mousse des bois reverdissait et les feuilles cachaient déjà presque complètement les branches des arbres quand, un jour, au moment où le soleil est à la veille de disparaître derrière les montagnes, je vis l’homme que je craignais tant sortir de la cabane du chef et se diriger vers la mienne. J’étais, heureusement, à quelque distance, dans un endroit d’où je pouvais le voir sans qu’il me vît. Il entra dans ma cabane, puis en sortit presque aussitôt et retourna à celle du chef. Après être resté quelques instants dans cette dernière, il en ressortit, suivi de cinq ou six vieilles femmes qui se tordaient les bras et se lamentaient à haute voix.

À cette vue, je devinai que le fils du chef était mort. Alors, à la pensée que l’Homme-qui-parle-aux-Esprits, celui que je craignais et détestais par-dessus tout, allait devenir mon maître, la peur s’empara de moi. Au lieu de retourner à ma cabane, je m’enfuis loin dans la forêt, où je restai cachée le reste de la journée.

Quand le soleil eut disparu derrière les montagnes, que l’ombre de la nuit eut enveloppé les cabanes et la rivière, je me rapprochai sans bruit du village, et m’emparai d’un canot échoué sur la grève. Puis je m’élançai sur la rivière et ramai de toutes mes forces en descendant le courant.

Je maniai l’aviron toute la nuit et les jours suivants, ne me reposant que quelques heures chaque nuit, sans quitter mon canot, tant je craignais d’être poursuivie. Un matin que j’avais, comme d’habitude, dormi au fond du canot, je m’éveillai au bruit que faisait la quille en grinçant sur les pierres dont le lit de la rivière était garni. Surprise, car j’avais eu la précaution d’échouer mon canot sur la grève avant de m’endormir, je levai la tête et je vis avec terreur que le courant m’entraînait, avec une vitesse toujours croissante, vers une chute aux eaux bouillonnantes. J’eus juste le temps de sauter à terre, mais je ne pus retenir mon canot, qui alla se briser sur les rochers, un peu plus bas.

J’avais failli me jeter dans un des nombreux gouffres que nous avions rencontrés, alors que les Algonquins m’emmenaient dans leur pays.

Je continuai ma route à pied, en suivant toujours la rivière. J’arrivai, quelques jours plus tard, en vue d’un village de blancs, où il y avait de grandes cabanes faites avec des arbres entiers et, aussi, d’autres cabanes faites avec des pierres.

— Tu étais en vue du poste des Trois-Rivières, interrompit celui qui l’écoutait. Si tu t’y étais rendue, tu aurais été bien accueillie et on se serait occupé de toi.

L’Indienne le regarda d’un air de doute, qui en disait long du peu de confiance que les sauvages de ce temps-là mettaient dans les Blancs, et continua :

— Je n’osai m’approcher. Je fis un grand détour et atteignis la Grande-Rivière, que je suivis, en la descendant, pendant plusieurs jours, sans trouver moyen de la franchir. Je revins sur mes pas, refis un autre grand détour pour éviter le village des Blancs, puis je continuai de suivre la Grande-Rivière, en la remontant cette fois, pendant plusieurs jours.

J’arrivai enfin à un endroit où la rivière était remplie d’îles ; ce que voyant, je crus que je pourrais gagner l’autre rive en nageant d’une île à l’autre. Mais, arrivée à la dernière, l’espace qu’il me restait à franchir était encore trop large pour que j’entreprisse de le traverser à la nage, et je dus revenir à mon point de départ.

Je continuai d’errer, de côté et d’autre, pendant encore un grand nombre de jours. J’étais à la veille de me décourager et de retourner chez les Algonquins quand, arrivant au bord de cette rivière, j’aperçus ton canot et essayai de m’en emparer.

— Mais j’avais l’œil ouvert et je t’avais vue approcher ! dit le jeune homme. Mais pourquoi, au lieu d’essayer de t’emparer d’un canot qui ne t’appartenait pas, n’attendais-tu pas le propriétaire et ne lui demandais-tu pas de te conduire où tu voulais aller ?

Ohquouéouée, son récit fini, avait laissé retomber sa tête sur sa poitrine. Elle demeura dans cette position, le regard fixé sur le sable, à ses pieds, et ne répondit pas.

Ayant, mais en vain, attendu une réponse, le jeune homme reprit, après un silence :

Je m’en vais justement de l’autre côté du lac Saint-Pierre ; si tu le veux, je t’y transporterai dans mon canot ?

— Oui-dà !… fit une voix rude derrière les deux jeunes gens, qui sursautèrent. Si j’ai bien compris ton baragouin, compère Roger, tu viens d’offrir à cette sauvagesse de la prendre dans notre canot ?… Tu ferais bien, je crois, de consulter ton associé avant de prendre de tels engagements !

VI

UN COUREUR DE BOIS

Pendant la dernière partie du colloque entre Ohquouéouée et celui qui venait de se faire appeler Roger — et que nous désignerons ainsi désormais, car c’est son nom — les deux interlocuteurs étaient si occupés, l’une à raconter, l’autre à écouter, qu’ils n’avaient ni vu, ni entendu les aulnes de la berge s’écarter de nouveau et livrer passage à un homme d’une quarantaine d’années, court, trapu, et dont la partie inférieure du visage disparaissait toute sous une longue barbe et d’épaisses moustaches rousses. Une chevelure brune, touffue et inculte retombait sur les épaules du nouveau venu, après lui avoir caché le front ; de sorte que les seules parties visibles de son visage étaient le nez et les yeux. Ce nez, cependant, était assez bien conformé ; et les yeux, d’un brun un peu plus foncé que les cheveux, avaient une expression de douceur et d’honnêteté qui corrigeait, dans une certaine mesure, l’apparence sauvage du personnage.

Voici pour la tête. Quant au corps de l’individu : ses larges épaules, un peu voûtées, ses longs bras et ses jambes courtes et torses se terminant par des pieds énormes et qui tournaient en dedans, tout en lui donnant l’allure grotesque d’un gorille, indiquaient que cet homme devait être doué d’une force extraordinaire.

Il était vêtu, comme celui qu’il venait d’interpeller, d’une chemise de grosse toile retenue dans une culotte de peau, encore plus noire et plus luisante que celle de Roger, par une large ceinture de cuir à laquelle était suspendu un fort couteau de chasse. Lui aussi était chaussé de mocassins et protégeait ses jambes avec des mitasses de toile à voile.

Il s’appelait, de son véritable nom, Marcellin Grubeau. Mais, comme il était marchand de noix et que, à l’instar d’un certain petit rongeur du pays, il avait toujours une ample provision de faînes et de noisettes dans ses poches, on l’appelait, partout dans la colonie où il était universellement connu : « Le Suisse ; » mais avec cette particularité qu’en parlant de lui à un autre on disait : « Le Suisse, » pendant qu’en s’adressant à lui-même, on disait : « Suisse, » tout court.

Il était venu de France au Canada une vingtaine d’années auparavant, comme valet au service d’un des officiers d’un régiment — probablement le régiment de Carignan — qui avait passé quelques temps dans la colonie. Mais quand était venu, pour le régiment, l’ordre de retourner en France, Marcellin Grubeau — on ne lui avait pas encore à cette époque donné son sobriquet — se mourait d’une attaque de scorbut. Son maître dût partir sans lui ; mais non sans, toutefois, avoir fait des arrangements pour lui faciliter le retour dans son pays, au cas il guérirait.

Il guérit en effet, contre toute attente ; mais au lieu de profiter de la prévoyance de son maître pour retourner chez les siens, il préféra demeurer dans la colonie et adopter le métier qui lui valut le surnom sous lequel, imitant en cela tous ceux qui le connurent, nous le désignerons désormais.

Ce métier était celui, comme nous l’avons dit plus haut, de marchand de noix. Mais ce commerce de marchand de noix, Le Suisse l’exerçait d’une manière spéciale : il se contentait de servir d’intermédiaire entre ses homonymes les suisses, aussi bien que les écureuils, et les habitants de Québec, de Montréal et des Trois-Rivières.

Comment Le Suisse s’y prenait-il pour obtenir son fonds de commerce des suisses et des écureuils ? Nous le verrons bientôt, car nous allons le suivre dans une des expéditions qu’il entreprenait, vers la fin de chaque été, pour se procurer sa marchandise. Nous ne ferons donc, pour le moment, qu’indiquer sommairement sa manière de procéder.

Tous les étés, vers la fin de juillet ou le commencement d’août, Le Suisse remontait, jusqu’à quatre-vingt ou cent milles de son embouchure, une des nombreuses rivières qui sillonnent la province de Québec, au sud du fleuve. Son premier objectif était les noisettes : ces délicieuses petites noix qui mûrissent en plein été. Mais quiconque a habité la campagne sait combien il est difficile de recueillir des noisettes en quantité un peu considérable. Cette difficulté provient du fait que, dès qu’elles sont mûres, les écureuils et les suisses les cueillent dans l’espace de deux ou trois jours, souvent même dans une seule journée. Et il arrive souvent que, après avoir surveillé un buisson de coudriers — c’est ainsi qu’on nomme l’arbrisseau qui porte les noisettes — pendant des semaines, afin de cueillir les noisettes dès qu’elles seront mûres, si l’on manque à cette surveillance une seule journée, l’on trouve, à son retour, les coudriers aux trois quarts dépouillés. Il ne leur reste, le plus souvent, que les noisettes à l’intérieur desquelles des vers ont élu domicile.

Dans une seule journée, et cela au moment précis où les noisettes étaient juste assez mûres pour être bonnes à cueillir, les écureuils et les suisses en ont fait la récolte, à l’exception de celles auxquelles les vers s’étaient attaqués. Quant à ces dernières, il n’y ont même pas touché.

Il est donc évident que si Le Suisse s’était borné à cueillir les noisettes sur les coudriers, ou noisetiers, il lui aurait fallu se contenter de ce qu’il aurait pu recueillir dans une seule journée, deux jours au plus. Mais notre homme avait adopté un autre système. Il laissait les suisses et les écureuils faire la récolte et amasser les noisettes dans les réduits qui leur servaient de refuges, en même temps que de magasins — lesquels étaient le plus souvent situés dans un arbre creux — puis il se mettait à la recherche de ces cachettes, qu’il pillait sans merci dès qu’il les avait trouvées.

À première vue, découvrir les cachettes de ces petits rongeurs ne semble pas chose facile ; mais, dans ce but, Le Suisse avait un système à lui, dont il gardait soigneusement le secret. Il était, en effet, le seul homme de la colonie qui put, après une absence d’environ trois mois à la fin de l’été, revenir avec un canot portant de mille à quinze cents livres de faînes et de noisettes.

Nous allons, pour le bénéfice du lecteur, dévoiler le secret de notre personnage.

Le Suisse avait d’abord la précaution, afin de pouvoir étudier le terrain d’avance et marquer les buissons de coudriers qu’il lui faudrait surveiller, d’atteindre le territoire qu’il voulait exploiter quelques jours avant que les noisettes ne soient tout à fait mûres. Puis, aussitôt que les écureuils et les suisses commençaient leur récolte, il se mettait à les épier et à les suivre, un par un, jusqu’à ce qu’il eut découvert la retraite de chacun d’eux. Il mettait, à ce manège, le plus grand soin et la plus grande adresse à ne pas se laisser voir, afin de ne pas effrayer les petites bêtes.

Quand il avait découvert la retraite de l’une d’elles, il en marquait l’endroit, soit en brisant une branche auprès, soit en faisant une entaille au tronc de l’arbre, si la cachette était à l’intérieur d’un arbre, puis il recommençait avec une autre ; et il continuait ainsi toute la journée et les jours suivants, tant que les suisses et les écureuils n’avaient pas complètement dépouillé les coudriers de leurs noix.

Au moyen de ce système, il arrivait à notre homme de découvrir, dans l’espace d’une quinzaine de jours, de quarante à cinquante réserves d’amandes de noisettes ; car les pauvres petites bêtes qui se faisaient ainsi dépouiller de leur bien, n’amassent que les amandes. Et quand on saura que chacune de ces réserves contenait d’un demi à un minot d’amandes, quelques fois plus — l’auteur de ces lignes en a lui-même trouvé de deux minots — on aura une idée de la quantité d’amandes que Le Suisse récoltait dans deux ou trois semaines.

Pour les faînes, l’opération était beaucoup plus simple.

Ces dernières ne sont vraiment mûres et bonnes à cueillir qu’après les premières gelées d’automne ; alors qu’elles se détachent de leur gaine et tombent de l’arbre au moindre choc. Le Suisse n’avait donc, le temps arrivé, qu’à frapper le pied des hêtres, les arbres qui produisent les faînes, avec une pièce de bois assez lourde pour les ébranler, pour n’avoir qu’à ramasser les faînes sur le sol, dont il avait eu la précaution, en premier lieu, de ratisser et de fouler la surface, afin de la rendre plus unie et plus dure.

Mais entre le mois d’août, qui est le mois des noisettes, et le mois d’octobre, qui est le mois des faînes, que faisait notre homme dans la forêt ? Car il y avait là presque deux mois qu’il n’eut pas été sage de gaspiller dans l’oisiveté.

Le Suisse avait son ouvrage tout taillé pour ces deux mois.

Les forêts de cette époque, comme les forêts d’aujourd’hui dans les mêmes régions d’ailleurs, abritaient de nombreux essaims d’abeilles sauvages. Ces abeilles ne manquaient pas, comme celles que les apiculteurs de nos jours gardent avec tant de soins, d’amasser de grandes quantités de miel ; miel qu’elles entassaient, soit dans des arbres creux, soit dans des trous dans la terre, soit dans des fentes de rochers, mais toujours dans des endroits où elles pourraient par la suite passer l’hiver à l’abri des intempéries, tout en se nourrissant à même leurs provisions.

Mais, se demande sans doute le lecteur, ce miel que les abeilles amassent, n’est autre chose que les sucs qu’elles extraient des fleurs ? Comment pouvaient-elles, dans une forêt vierge, trouver des fleurs en quantité suffisante pour se nourrir et leur permettre, par surcroît, d’amasser du miel ?

L’endroit où se rendait habituellement le Suisse était cette partie de la province qui est arrosée par les sources du Saint-François. Il s’installait, de préférence, sur le bord d’une des nombreuses rivières, petites et moyennes, dont le Saint-François reçoit les eaux aux environs de Sherbrooke ; telles que la Magog, la Massawippi, la Coaticook, la Rivière-au-Saumon et d’autres plus petites.

Dans cette région, même de nos jours, partout où un arbre renversé, ou toute autre cause, laisse pénétrer le soleil sous les arbres ; sur le bord des lacs et des rivières ; partout enfin où le soleil peut réchauffer et vivifier le sol, l’herbe pousse parsemée de trèfle blanc. Ce trèfle est indigène au pays ; c’est-à-dire, qu’à l’encontre du trèfle rouge qu’il faut semer pour qu’il en pousse, le trèfle blanc, lui, pousse spontanément partout où il y a de la terre, de l’humidité et du soleil.

De plus, les innombrables ruisseaux qui sillonnent cette contrée en tous sens, et qui lui donneraient, si on pouvait la contempler d’une grande hauteur, l’apparence d’une fine pièce de guipure, étaient souvent bordés de cerisiers, de pruniers et, quelquefois, de pommiers sauvages. Tous ces arbres fruitiers fleurissent au printemps, ainsi que la plupart des autres arbres ; et, parmi toutes ces fleurs, les abeilles trouvaient amplement de leur butin sucré.

Au mois de septembre, les abeilles ont fini d’amasser leur provision de miel. Le Suisse n’avait donc, pendant la période qui s’étend entre le temps des noisettes et celui des faînes, qu’à découvrir les endroits où les abeilles amassaient leurs réserves et à se les approprier.

Maintenant, comment s’y prenait-il pour découvrir les cachettes de ces nouvelles victimes de la rapacité humaine ?

En cherchant ces cachettes, Le Suisse faisait presque toujours d’une pierre deux coups ; car il n’était pas le seul à chercher du miel, et les forêts des Cantons de l’Est n’abritaient pas que des abeilles. Elles donnaient aussi asile à une foule d’animaux de différentes espèces, parmi lesquelles les ours n’étaient pas les moins nombreux, ni les plus timides. Et chacun sait que, partout où il y a des ours et du miel, les premiers rôdent ordinairement autour du second ; lequel ils découvrent aisément, grâce à l’instinct dont la nature les a doués.

Le Suisse n’avait donc qu’à observer les ours pour découvrir le miel. Puis, quand il avait découvert celui-ci, il tuait et écorchait ceux-là ; car, au mois de septembre, la fourrure de l’ours est bonne à conserver. Quant au miel, il l’emmagasinait dans des tinettes qu’il fabriquait lui-même, les jours de mauvais temps.

Au moyen de ces quatre branches de son commerce, notre coureur de bois reprenait, à la fin d’octobre ou au commencement de novembre, selon la saison, le chemin des parties habitées de la colonie, pilotant un canot chargé, autant qu’il en pouvait porter, de peaux d’ours, de miel, de faînes et de noisettes.

Le fruit de ces trois mois de travail une fois vendu aux marchands de Montréal, de Québec et des Trois-Rivières, notre homme était en position de passer grassement l’hiver à se reposer, se contentant d’ajouter à son avoir en faisant des commissions ou en portant des messages d’un endroit à l’autre dans la colonie, pour le compte de ceux qui voulaient l’employer, en attendant la saison suivante, alors qu’il repartait pour une nouvelle expédition.

Mais revenons à nos trois personnages, que nous avons laissés sur le bord de la Rivière-du-Loup-en-Haut.

Après sa rude interpellation, Le Suisse sauta sur le sable de la grève, et s’adressant toujours à Roger, il ajouta d’un ton gouailleur :

— Je ne croyais pas, en te laissant ici à la garde du canot, pendant que j’allais à la recherche de la Fontaine de Jouvence, que je te retrouverais en si intéressante compagnie !… Puis lançant à l’Indienne un regard mi-narquois, mi-admirateur, il reprit : Pour une sauvagesse, elle n’est vraiment pas trop mal la petite !… Et, se retournant vers Roger, il termina d’un ton ironique : Mes compliments !

Le jeune homme, objet de ces sarcasmes, eut un mouvement d’impatience, presque de colère. Mais, se contenant, il dit, d’une voix assez calme et en feignant d’ignorer les railleries du nouvel arrivant :

— Tiens, vous voilà, Suisse !… Eh bien ! Avez-vous trouvé ce que vous cherchiez ?

Le Suisse n’était pas homme à laisser détourner la conversation de cette manière. Aussi reprit-il :

— Oui ! Je l’ai trouvé… Mais, dis-moi Roger, pourquoi tu as promis à cette fille de lui faire traverser le lac Saint-Pierre dans notre canot ? Tu dois pourtant savoir que je ne peux souffrir ces sales sauvagesses, et je t’avertis que je ne tiens pas à en avoir une dans mon canot pendant toute la traversée du lac !

Cette fois, Roger faillit éclater. Ses mains se crispèrent. Les traits de son visage devinrent rigides comme s’ils eussent été sculptés dans du marbre, dont ils prirent la pâleur. Faisant un pas vers Le Suisse et le regardant bien en face, il dit, d’une voix qui, bien que contenue, vibrait comme l’airain :

— Cette jeune Indienne que vous appelez une sale sauvagesse, mais qui est, pour le moins, aussi propre que vous, est une Iroquoise, enlevée de son village l’automne dernier par les Algonquins, lesquels l’ont emmenée dans leur pays, où il lui a fallu passer l’hiver. Ce printemps, après avoir réussi à s’échapper, elle a repris le chemin de son pays : mais, depuis deux mois, elle cherche le moyen de traverser le fleuve, sans pouvoir y arriver. Je l’ai rencontrée il y a quelques instants, elle m’a raconté son histoire qui m’a touché, et j’ai décidé de lui aider tant que je le pourrais.

Puis, après avoir débité cette tirade tout d’une haleine, Roger se radoucit un peu et termina par ces mots :

Il y a pourtant assez longtemps que vous me connaissez, Suisse, pour savoir que je n’ai pas l’habitude de laisser maltraiter mes amis… Ohquouéouée est mon amie, et je vous prie de ne pas l’oublier !

VII

LA SOURCE SAINT-LÉON

Le Suisse était brave, et d’une force peu commune, nous croyons l’avoir déjà dit. Mais, d’un autre côté, il avait vu quelque temps auparavant et pendant une bagarre, à Lachine, celui qui lui parlait culbuter, d’un coup de poing à la mâchoire, un colosse huron ; lequel ne s’était relevé qu’une dizaine de minutes plus tard et la mâchoire fracassée. Cette fois-là Roger avait le même regard et le même visage qu’en ce moment. Il avait frappé le Huron parce que celui-ci avait eu des paroles injurieuses à l’adresse d’un aubergiste, à l’emploi duquel Roger était depuis trois ans et qui, pourtant, les méritait bien.

De plus, le jeune homme avait parlé assez longtemps pour donner à son compagnon le temps de réfléchir. Ayant réfléchi, Le Suisse décida qu’il valait mieux apaiser Roger que d’affronter sa colère. Et, en s’arrêtant à cette décision, il n’était pas mû par la peur mais par l’intérêt ; Roger ayant fourni la moitié des fonds requis pour équiper l’expédition dans laquelle ils s’engageaient de société. S’ils se querellaient, il leur faudrait se séparer, de sorte que son automne, à lui Le Suisse, serait perdu ; la saison étant maintenant trop avancée pour lui permettre de retourner à Montréal et de se trouver un autre compagnon.

Ce fut du ton le plus conciliant qu’il put assumer, qu’il reprit :

— Voyons ! Voyons ! Roger !… Tu n’as pas besoin de te mettre en si grande colère ! Si j’avais su que… Comment l’appelles-tu ?

— Ohquouéouée.

— Ohquouéouée ?… Qu’est-ce que ce mot-là peut bien vouloir dire en langage de chrétien ?

— C’est un mot de la langue que parle la nation onnontaguée, une des cinq nations iroquoises, et qui, en français, veut dire : Belle-Perdrix.

— Eh bien ! si j’avais su que mademoiselle La Perdrix était tant que cela de tes amies, je n’aurais pas fait la moindre difficulté pour lui faire traverser le lac Saint-Pierre dans notre canot ; et même, si cela te fait plaisir, pour l’emmener avec nous à la chasse aux noix !

Le Suisse, quand il parlait de son métier, disait toujours : Faire la « chasse » aux noix.

— C’est bien ! fit Roger. Je ne demande pas mieux que de rester amis. Puis, changeant le sujet de conversation, il demanda : Vous ne m’avez pas encore dit si vous aviez eu de la difficulté à trouver la « Fontaine de Jouvence, », comme vous venez de l’appeler il y a un instant ?… Les indications du vieux sauvage étaient-elles exactes ?

— Les indications du vieux chef algonquin étaient aussi exactes que j’aurais pu le désirer. Un jour que nous passions en canot devant l’embouchure de cette rivière, il m’avait dit : « Si tu remontes le cours de cette rivière jusqu’aux premières eaux rapides ; que, laissant là ton canot, tu marches le long de la rivière, toujours en remontant le courant et de ce côté-ci, — et il désignait le côté où nous sommes en ce moment — jusqu’à un endroit où la berge, de l’autre côté de la rivière, est haute comme la cime d’un pin dont le tronc serait gros comme la cuisse d’un homme ; tout près de la rivière, tu trouveras une source. Bois de l’eau de cette source et tu te sentiras redevenir un jeune homme. » Après une pareille description, je n’hésitai pas à nommer cette source : « La Fontaine de Jouvence. »

— Et vous l’avez trouvée telle que vous vous y attendiez ?

— Je n’eus qu’à suivre les indications du vieux chef pour trouver la source qui, comme je m’y attendais, est une source d’eau salée ; une saline, comme nous les appelions en France. Quand j’étais dans mon pays, nous ne manquions jamais, mon maître et moi, d’aller tous les ans faire une cure à quelque source de ce genre. L’eau de celle que je viens de découvrir, car je suis, sans aucun doute, le premier Blanc à la visiter, bien que très salée, est froide, limpide et plaisante à boire. Ses effets, si je ne me trompe, doivent être surtout purgatifs.

— Est-elle située loin d’ici ?

— D’une demie à trois quarts de lieue. Comme l’eau de la rivière est très basse en cette saison, on peut s’y rendre en marchant presque tout le temps sur la grève. Si tu veux y aller, pars dès maintenant, afin d’être de retour vers midi. Pendant ton absence, je vais pêcher quelques poissons, lesquels doivent être abondants dans cette rivière ; de sorte qu’à ton retour, le dîner sera prêt.

Roger se leva sans répondre et allait se mettre en route quand l’Indienne, se levant en même temps que lui, lui emboîta le pas, comme si elle eut l’intention de le suivre.

Ohquouéouée, pendant tout le temps qu’avait duré la conversation entre les deux hommes, — conversation qui s’était tenue en français, car le Suisse, à part quelques mots sauvages par-ci, par-là, ne comprenait pas d’autre langue que sa langue maternelle — était restée assise et silencieuse. Mais voyant partir Roger, elle s’était levée et s’était mise à le suivre.

— Pourquoi ne restes-tu pas tranquille ici ? lui dit le jeune homme, en se retournant.

— Je ne veux pas rester ici, seule avec ce vilain homme ! fit-elle, en désignant le Suisse. Il a l’air méchant et j’ai peur de lui !… Puis, se rapprochant de Roger, elle ajouta d’un ton suppliant : Emmène-moi ?…

— Comme tu voudras, acquiesça Roger ; et il se mit en route, suivi de la jeune Indienne.

Pendant ce temps, le Suisse, sans s’occuper des deux jeunes gens, avait sorti de sa poche quelques verges de ficelle enroulée sur un morceau de bois. Il la déroula et, tirant de la même poche un bouchon de liège garni d’hameçons, dont les pointes étaient enfoncées dans un des bouts du bouchon pendant que les tiges reposaient le long des côtés, il en choisit un, de moyenne grandeur, qu’il attacha solidement au bout de sa ligne. Puis, s’armant du couteau passé à sa ceinture, il alla couper, dans le buisson voisin, une branche de plaine longue de sept ou huit pieds, au petit bout de laquelle il attacha sa ligne.

Il alla ensuite au canot et en revint portant une espèce de tige en fer qui pouvait à la rigueur servir de bêche, avec laquelle il se mit à fouiller la terre, au pied des aulnes. Après deux ou trois minutes de ce travail, plongeant sa main dans la terre ameublie, il en retira deux vers, dont l’un gros et long, qu’il rompit en deux tronçons. Il en mit un de côté et, avec l’autre, il amorça son hameçon, qu’il rejeta dans la rivière, non sans avoir soigneusement craché sur le ver et en le lançant aussi loin vers le milieu que le lui permettait sa ligne.

L’hameçon était à peine enfoncé d’une couple de pieds que, soudain, la ligne se raidit et se mit à décrire des cercles dans l’eau. Le Suisse releva vivement la branche qui lui servait de canne à pêcher, et un brochet d’une couple de livres vint, en frétillant, tomber parmi les hautes herbes de la berge.

Notre pêcheur s’empressa de le décrocher. Il l’enfila dans une branche en forme de crochet coupée dans le même buisson qui lui avait fourni sa canne à pêcher, répara, du mieux qu’il pût, les dommages causés à son ver par les dents du brochet, et rejeta sa ligne à l’eau.

Mais laissons là le Suisse, pêchant brochets, carpes et gougeons. Suivons plutôt Ohquouéouée et son compagnon, s’en allant à la recherche de la source que le Suisse vient d’appeler : « La Fontaine de Jouvence, » mais que nous appellerons, de son véritable nom : la Source Saint-Léon ; probablement la première source d’eau minérale connue des Blancs, en Amérique.

Dès qu’ils eurent dépassé le coude de la rivière, au-dessus de l’endroit où les deux aventuriers avaient atterri, les deux jeunes gens purent, comme le Suisse l’avait dit à Roger, continuer leur route en marchant sur la grève, entre la berge et l’eau. Cette grève, de sable mêlé d’argile, séchée au soleil et dure comme de la brique, leur offrait une route unie comme une rue pavée ; route qu’ils suivirent sur une distance d’un peu plus d’un mille.

Ils durent à plusieurs reprises, cependant, s’enfoncer dans la forêt, afin de remonter le cours de quelque ruisseau se jetant dans la rivière, et dont l’embouchure était trop large pour qu’il leur fut possible de l’enjamber. Ils suivaient alors ce ruisseau, en le remontant, jusqu’à ce qu’il fut moins large, puis ils le franchissaient et revenaient à la rivière, dont ils suivaient de nouveau le cours jusqu’au prochain ruisseau.

Au bout d’une vingtaine de minutes de marche, ils arrivèrent à un endroit où la grève étant trop inclinée, et trop glissante, ils durent l’abandonner pour de bon et s’enfoncer dans le bois, tout en restant assez près de la rivière pour ne pas la perdre de vue.

Il eut vraiment fait bon de les voir, superbement beaux tous les deux, bien que de races si différentes, s’en allant ainsi à travers la forêt primitive ; franchissant les ruisseaux d’un bond ; escaladant, sans efforts apparents, des troncs d’arbres qui, bien que renversés sur le sol, étaient encore presqu’aussi hauts que leurs têtes ; s’élançant avec souplesse et se glissant à travers des fourrés qui, de prime abord, paraissaient impénétrables ; tels deux jeunes cerfs, frais échappés de leurs parents, s’enivrant d’espace et de liberté.

Pendant toute la durée du trajet, ils parlèrent peu. Quelquefois, aux endroits les plus difficiles, Roger s’arrêtait, tendait la main à Ohquouéouée ou lui donnait quelque indication ou conseil sur la manière de franchir un obstacle quelconque ; mais la jeune fille, aussi agile et aussi expérimentée dans le bois que son compagnon, continuait son chemin sans s’arrêter et, souvent, sans répondre.

Après avoir parcouru ainsi un autre mille, ils arrivèrent à un endroit où la berge, de l’autre côté de la rivière, s’élevait, droite et à pic, d’une trentaine de pieds au-dessus de l’eau. La rivière faisait le tour de cette falaise glaiseuse qui, s’avançant vers la rive opposée, formait comme un promontoire.

Du côté où se trouvait le jeune homme et celle qui l’accompagnait, la berge, haute d’une douzaine de pieds, s’éloignait en s’élevant graduellement sur une distance d’une centaine de pieds ; après quoi elle continuait de s’élever, mais en pente plus raide, ce qui formait un vaste amphithéâtre, traversé dans sa partie basse par la rivière.

Sur la grève, juste à la ligne des hautes eaux et abritée par les basses branches d’un cèdre qui poussait à côté, une source bouillonnante formait un petit bassin, de peut-être trois verges de circonférence. La surface de cette source était frangée, sur tout son pourtour, d’une écume légère et transparente, et qui retenait dans ses plis une fine poussière jaunâtre. Le surplus de l’eau, assez considérable, s’écoulait par un petit ruisseau qui, descendant la grève, se perdait dans la rivière.

En apercevant la source, Roger, ne doutant pas que ce fût bien celle que venait de visiter le Suisse, s’en approcha vivement et y plongea ses deux mains réunies, qu’il releva pleines d’eau ; puis, les portant à sa bouche, il en prit une gorgée, qu’il rejeta aussitôt en faisant une grimace et en s’exclamant :

— Pouah !… Où est le chrétien capable de boire une saumure pareille, et de trouver cela bon ?… Puis, se retournant vers Ohquouéouée, il dit en algonquin, car, dans sa surprise et son dégoût, il avait parlé français, oubliant qu’elle ne pouvait pas le comprendre : Goûte-moi donc cela, Ohquouéouée, et dis-moi si ce n’est pas répugnant ?

L’Indienne, à son tour, plongea ses mains dans la source et, les relevant pleines d’eau, en but le contenu sans sourciller. Elle répéta l’opération plusieurs fois, puis, se retournant vers Roger qui la regardait faire tout étonné, elle dit en souriant :

— Il faut être habitué à cette eau pour la trouver bonne. La première fois qu’on y goûte on la trouve toujours détestable.

— Tu y es donc habituée, toi, que tu parais la boire avec plaisir ?

— Près de la cabane de mon père, fit Ohquouéouée, dont le visage prit l’empreinte de la tristesse au souvenir de son père et de son village, il y a une source semblable à celle-ci, à laquelle tout le village vient boire. Un peu plus loin, l’eau qui s’en écoule forme un petit étang, dans lequel nous nous baignions, quand j’étais au village de ma tribu !

— Ces sources d’eau salée ne sont donc pas rares ?

— Elles ne sont pas rares, en effet, car j’en connais une autre, juste de l’autre côté de la Grande-Rivière.

Ohquouéouée raconta alors à Roger que, l’automne précédent, alors que les Algonquins l’emmenaient captive dans leur pays, ils s’étaient arrêtés toute une journée auprès d’une source semblable à celle près de laquelle les deux jeunes gens se trouvaient en ce moment. Aux questions du jeune homme, elle répondit qu’elle se rappelait parfaitement l’endroit où cette source se trouvait, et qu’elle la retrouverait facilement. Puis elle refit, en partie, le récit du matin, en y ajoutant nombre de détails sur sa manière de vivre dans son village, sur les péripéties du voyage qu’elle avait fait, en compagnie des Algonquins, de son village au pays de ces derniers, et aussi, sur la manière qu’elle avait été traitée, une fois rendue là.

Roger, de son côté, lui apprit le lieu de sa naissance, ce qu’il se rappelait de sa vie d’enfant, son adolescence, pourquoi il avait quitté ses parents, et ce qui l’avait amené à l’endroit où il se trouvait en ce moment.

Nous allons faire le même récit au lecteur, mais à notre manière et beaucoup plus complet que Roger ne le fit à celle qu’il considérait déjà comme sa meilleure amie ; car nous allons, chose que celui-ci n’aurait pu faire, remonter à quelques années avant la naissance de notre héros.

VIII

UN COLON CANADIEN

Un peu après le milieu du dix-septième siècle, disons, pour être plus précis, vers l’année 1660, dans la ville naissante qu’était alors Québec, vivait un pauvre jeune homme du nom d’Étienne Chabroud, venu de France au Canada dans l’espoir d’améliorer son sort. Mais, arrivé au pays depuis une couple d’années, il n’avait encore fait qu’y végéter : travaillant ici et là, pour les colons arrivés, pour la plupart, peu de temps avant lui et aussi pauvres qu’il l’était lui-même.

L’année précédant celle où nous le rencontrons, il avait fait la connaissance d’une jeune orpheline, dont il avait pu apprécier les solides qualités, et pour laquelle il s’était épris d’une tendre amitié. Se sachant payé de retour, il aurait bien voulu l’épouser ; mais, comme il n’avait pas le sou et qu’elle était aussi peu fortunée que son amoureux — ils étaient, selon la pittoresque expression de nos gens : « Raides pauvres » tous les deux, — il lui fallait, avant de songer à se mettre en ménage, trouver d’abord les moyens de s’établir et se mettre en état de subvenir aux besoins d’une famille.

Vers le même temps, vivait aussi à Québec un certain monsieur Castillon, représentant de la société qui avait obtenu la concession de la seigneurie de Beaupré. Cette seigneurie s’étendait depuis la seigneurie de Beauport jusqu’à la rivière du Gouffre ; c’est-à-dire depuis la rivière Montmorency jusqu’à la baie Saint-Paul.

Ce monsieur Castillon s’occupait de placer, sur les terres de la société qu’il représentait, les colons qu’on lui envoyait de France. Ayant fait la connaissance du jeune Chabroud, et ayant été à même d’apprécier sa probité, sa piété et son courage, qualités précieuses aux habitants de la Nouvelle-France, il décida de lui fournir les moyens de s’établir sur les terres de la seigneurie de Beaupré.

Il fit d’abord marier les deux amoureux, puis il les mit en état de se construire une habitation et de commencer les défrichements sur un lopin de terre. Ce lopin de terre était situé un peu plus bas que l’endroit où est maintenant le village de Sainte-Anne-de-Beaupré.

Étienne Chabroud ne désappointa pas son protecteur. C’était un homme parfaitement honnête, et en tous points digne d’être l’ancêtre d’une race de véritables Canadiens ; il défricha sa terre, devint le père de dix-neuf enfants, dont onze fils et huit filles, et il mourut à l’âge de quatre-vingt-douze ans, aussi respecté et aussi pauvre que quand il était arrivé à Beaupré.

De cette nombreuse famille, un seul, le huitième fils, qui se trouvait être le onzième enfant, est mêlé à ce récit. Il naquit quatorze ans après l’arrivée de son père à Beaupré et reçut, au baptême, le nom de Roger.

Sa première enfance se passa comme celle de tous les nourrissons qui survivent, malgré la manière stupide avec laquelle on les élève. Il perça ses dents, eut la rougeole et la coqueluche et guérit des deux, apprit à ramper, puis à marcher et enfin à courir et parvint, sans trop d’encombres, à l’âge de sept ans.

Mais, arrivé à cet âge, et sans cause apparente, il se mit à dépérir. Ses joues perdirent leurs brillantes couleurs et il devint pâle comme le fils d’un millionnaire moderne. Cependant il grandissait à vue d’œil. Mais au lieu d’être rond et potelé, comme il l’avait été jusque-là, il devenait maigre comme un squelette.

Sa mère essaya, pour le guérir, de tous les purgatifs connus dans la colonie à cette époque, mais sans le moindre succès. Cependant son cas n’était pas tout à fait désespéré, car les voisins étaient éloignés, les visites rares et il n’avait pas à craindre les conseils d’une douzaine, ou plus, de commères.

Le père de cet enfant était un homme qui ne parlait pas souvent. Étienne Chabroud attendait, d’ordinaire, d’avoir quelque chose à dire avant d’ouvrir la bouche. Il observait son fils depuis quelques temps déjà quand, un jour, il dit à sa femme :

— Si tu ne laisses pas Roger tranquille, si tu continues de le bourrer avec toutes sortes de purgations et de tisanes, tu vas le faire mourir. Laisse-le donc, pendant quelques temps, agir à sa guise. Qu’il ne mange et ne boive que ce qu’il désirera et qu’il coure les bois et les champs tant qu’il le voudra. Tu vas voir qu’il reviendra bien tout seul à la santé.

L’homme avait raison. Sa femme, restée orpheline en bas âge, avait été élevée par une institution de religieuses établie à Québec, qui lui avait donné un peu d’instruction. Quand Roger eut atteint sa sixième année, désireuse de faire bénéficier son enfant des avantages dont elle-même avait joui, elle se mit en devoir de lui enseigner à lire et à écrire.

Elle avait bien essayé la même chose avec ses aînés ; mais, soit qu’elle eût été trop prise avec d’autres devoirs pour leur donner une attention suffisante, soit qu’ils eussent été réfractaires à l’enseignement, elle n’avait que médiocrement réussi.

Mais, maintenant qu’elle avait des filles assez grandes pour la décharger d’une partie des soins du ménage, elle était décidée d’avoir au moins un fils qui saurait lire et écrire d’une manière convenable ; et, ayant remarqué que Roger apprenait avec facilité tout ce qu’on voulait lui enseigner, elle le prit pour élève et se mit à le garder avec elle, à la maison, toute la journée, en lui fourrant dans la tête tout ce qu’elle pouvait de syllabaire, d’orthographe et d’écriture.

L’enfant, comme nous l’avons vu tantôt, ne tarda pas à se ressentir de ce manque de prévoyance, et de cette éducation sous haute pression. Il se mit à dépérir à vue d’œil.

C’est alors que le père intervint.

Une fois laissé à lui-même, comme l’avait conseillé son père, Roger se mit à parcourir, tout le long du jour, les champs et les bois.

La maison d’Étienne Chabroud étant située à courte distance du fleuve, le petit Roger aimait surtout à aller jouer sur la grève. Quand la mer montait, il se couchait sur le sable et se laissait partiellement couvrir par la vague, alors qu’il se relevait et allait recommencer son manège un peu plus loin. À mer baissante, il suivait le flot et s’amusait à déterrer les différentes sortes de mollusques que la vague, en se retirant, laissait à sec.

Deux étés se passèrent de cette manière. Au premier automne, l’enfant avait déjà repris vigueur. Il n’engraissait cependant pas ; heureusement ! car, pour nous, un petit garçon de sept à quatorze ans qui engraisse est comme un jeune homme de vingt ans qui prend de l’embonpoint : les deux sont infirmes.

Étienne et sa femme n’en jugeaient cependant pas ainsi. Ne voyant pas leur fils engraisser, ils crurent, et en cela ils avaient raison, qu’il avait encore besoin de sa liberté. Son père lui fabriqua une paire de raquettes, ses frères lui façonnèrent une traîne sauvage, et Roger n’eut, de tout l’hiver, qu’à jouer dans la neige, à parcourir, sur ses raquettes, les bois environnants et à glisser sur sa traîne.

À ce régime, il devenait, de jour en jour, de plus en plus canadien.

Sa mère, cependant, n’avait pas renoncé à l’idée de lui enseigner à lire et à écrire. Mais, cette fois, elle y alla plus prudemment. Pendant tout l’automne et l’hiver, elle profita, pour lui donner ses leçons, des jours où la température était trop inclémente pour lui permettre de sortir.

Au printemps, Roger lisait et écrivait passablement. L’automne suivant, ses parents l’envoyèrent à Québec, pour y passer l’hiver, afin de se préparer à sa première communion. Il revint, l’hiver fini, lisant et écrivant comme un notaire ; mais quatre mois de réclusion l’avaient un peu pâli. Ce fut assez pour qu’on lui rende sa liberté. L’été revenu, Roger se remit à jouer sur la grève. Il y avait toujours là quelque petite embarcation, canot ou chaloupe. Il passa l’été sur le fleuve, pêchant, se promenant et visitant les environs. À l’automne, il nageait comme un poisson, manœuvrait une embarcation, que ce fût à la voile, à la rame ou à l’aviron, comme un vieux loup de mer, et il connaissait tous les environs de Beaupré comme pas un.

L’année suivante, on lui permit de se servir d’un fusil. Cette année-là, l’hiver le prit dans les bois, chassant. L’été suivant, il reprit sa vie sur l’eau, et ainsi de suite.

Toute la famille, surtout depuis qu’il avait remplacé sa mère aux écritures — il y avait, chez Étienne Chabroud, des écritures pour occuper une personne une demi-heure par mois — avait pris l’habitude de ne compter sur Roger pour aucun des travaux de la ferme. Bien plus, on le considérait comme un savant, et on eût cru au-dessous de lui de se charger d’un travail manuel.

À quatorze ans, il ne faisait encore que chasser, pêcher et se promener dans les bois et sur l’eau.

Cependant il arrivait à l’âge où l’on commence à rêver !

Il venait assez souvent des gens de Québec passer quelques jours à Beaupré. Il arrivait, la plupart du temps, que ces visiteurs se retiraient chez Étienne Chabroud.

À part de hauts personnages comme le secrétaire du gouverneur, les Messieurs du séminaire ou l’intendant de la société propriétaire de la seigneurie de Beaupré, il y venait souvent des officiers des régiments stationnés à Québec.

On venait à Beaupré surtout pour y faire la chasse et la pêche ; les anguilles de l’île d’Orléans étaient, alors comme aujourd’hui, justement renommées.

Dans ces excursions de chasse et de pêche, il ne pouvait y avoir de meilleur guide que Roger. Aussi le demandait-on constamment.

Les visiteurs qu’il était ainsi appelé à conduire étaient, pour la plupart, natifs de France et n’habitaient le pays que depuis peu de temps. Leur conversation ouvrait, devant l’imagination du jeune sauvage qu’était Roger Chabroud, des horizons tout à fait nouveaux pour lui.

Et ce n’était pas tout.

Ces étrangers avaient souvent des livres parmi leurs bagages ; livres qu’ils oubliaient quelquefois en s’en allant. Mais, soit qu’ils les oubliassent ou qu’ils les laissassent seulement à sa portée pendant leur séjour chez son père, Roger ne manquait jamais de les lire avec avidité.

Un des volumes qui lui tombèrent ainsi sous la main était un roman d’amour. Ceci le laissa assez froid. En fait de femmes, il ne connaissait que sa mère et ses sœurs, et l’amour ne lui disait rien.

Une autre fois, ce fut un livre qui racontait une guerre européenne. Celui-ci l’intéressa un peu plus que le premier ; mais il y avait tant de différence entre ce qu’il avait entendu raconter des combats contre les sauvages de la Nouvelle-France et la manière de faire la guerre en Europe, qu’il ne comprit pas grand’chose au récit qu’il lisait.

Mais un jour, un visiteur, en s’en retournant, oublia un petit volume contenant plusieurs histoires de chevalerie. Il y était surtout question d’un pauvre jeune homme qui, à force de bravoure et de courage, gagnait ses éperons de chevalier et s’en allait, par monts et par vaux, visitant des pays étrangers, combattant toutes sortes de bandits malfaisants et de bêtes toutes plus féroces les unes que les autres, défendant les faibles contre les forts, recevant les remerciements de belles dames dans leurs châteaux, et couronnant sa carrière en épousant la fille d’un prince.

Ce volume, il le lut, le relut, et s’en pénétra comme la fleur se pénètre de la rosée, ou comme l’odorat se pénètre d’un parfum délicat. Ce fut son chemin de Damas. À partir de ce moment, le jeune Canadien, à demi sauvage et confondant dans son esprit sans culture, l’état de chevalier, en Europe, à celui de coureur de bois au Canada, ce qui n’était pas, après tout, une si grande erreur, se crut né pour être chevalier, et il se mit à songer aux moyens de le devenir.

Deux autres années se passèrent de la sorte. Notre héros canotait, chassait, pêchait, se promenait et rêvait. Rêvait, surtout !…

Un jour, l’occasion que, inconsciemment, il attendait, se présenta.

IX

UNE RENCONTRE

Un matin de la fin d’octobre, Roger, qui venait alors d’avoir seize ans, prit son fusil et s’enfonça dans le bois. Il partait sous prétexte, comme d’habitude, de faire un tour de chasse. Il marcha pendant plusieurs heures, à l’aventure, sans s’occuper de la direction qu’il suivait, absorbé qu’il était dans une profonde rêverie : il avait entendu parler d’une expédition qui s’organisait à Québec contre les Iroquois, et il rêvait de voyages et de combats où il jouerait un des premiers rôles.

Machinalement, ses pas le portèrent à une assez grande distance de la maison de son père, au sommet d’une sorte de promontoire s’élevant au-dessus du fleuve. Il se rendait assez souvent à cet endroit, car on pouvait y contempler un panorama magnifique.

Quand il fut arrivé à l’endroit le plus élevé du promontoire, il appuya son fusil contre un arbre, s’assit sur la mousse et continua sa rêverie, pendant que, presqu’à son insu, ses regards erraient sur l’immensité du paysage étendu à ses pieds.

Le temps était clair et l’air pur ; et si Roger eut été moins absorbé par ses pensées, il aurait pu admirer le plus beau paysage qui soit.

À droite et en face, la vue embrassait toute la côte de Beaupré, le bras du fleuve qui sépare la côte nord de l’île d’Orléans et presque toute l’île elle-même. Puis cette partie du fleuve comprise entre l’île et la côte sud, toute la côte sud, et la vue n’était arrêtée que par la ligne bleuâtre des montagnes fermant l’horizon, dans le lointain.

À gauche, l’eau verte s’étendait aussi loin que la vue pouvait porter. Plus à gauche encore, la ligne sombre et boisée de la rive, de plusieurs centaines de pieds plus élevée, en cet endroit, que le niveau de l’eau, était coupée par une étroite et profonde vallée. Le long de cette vallée serpentait une petite rivière qui, bien que les feuilles fussent presque toutes tombées, était presque complètement cachée par les arbres. Et la rivière, en se joignant au fleuve, formait une petite baie entourée d’une grève sablonneuse.

Roger était assis sur le haut de son promontoire depuis quelques temps déjà quand, soudain, il tressaillit. Son regard qui, pendant que son esprit vagabondait, se reposait de préférence sur les flots miroitant au soleil, venait d’être arrêté par une flottille de canots qui contournaient la pointe, de l’autre côté de la baie, à sa gauche. Ces canots étaient au nombre d’une vingtaine, et chacun était monté par trois ou quatre sauvages.

Une fois engagés dans la baie, les canots longèrent la rive, passèrent devant l’embouchure de la rivière et vinrent atterrir au pied du promontoire où se trouvait le jeune homme.

Celui-ci avait souvent vu des sauvages, car il en passait souvent à Beaupré, qui se rendaient à Québec ou en revenaient. Il ne douta pas un seul instant que ce ne fût un parti d’Algonquins revenant d’une expédition dans le bas du fleuve et s’en retournant dans leur village, aux environs de Québec.

Voyant les sauvages prendre terre, Roger décida d’aller leur parler. Comme il savait quelques mots d’algonquin et que, la plupart du temps, les sauvages qu’il voyait dans ces parages savaient passablement de français, il n’éprouvait aucune crainte de ne pas se faire comprendre d’eux.

Se levant de son siège de mousse, il ramassa son fusil et, la falaise étant trop à pic pour qu’il put descendre directement vers les sauvages, il fit un détour dans le bois en remontant, puis rejoignit la rivière qu’il suivit jusqu’à son embouchure. Une quinzaine de minutes après qu’il eut quitté son poste élevé, Roger débouchait sur la plage, à quelques centaines de verges des sauvages et s’avançait dans leur direction.

Il eut été impossible de dire si, oui ou non, ceux-ci l’avaient remarqué. Depuis que Roger les avait perdus de vue en contournant la falaise, les sauvages, après avoir tiré leurs canots sur le sable de la grève, s’étaient mis, les uns à quérir des branches sèches à la lisière du bois, pendant que d’autres tiraient une vingtaine d’outardes, ces succulentes oies sauvages, des canots et les préparaient pour les faire cuire.

Des feux pétillèrent en un clin d’œil, et les outardes, suspendues à des branches d’arbres, offrirent leurs chairs à la flamme.

Pendant ces préparatifs, ceux des sauvages qui n’étaient pas occupés à la préparation du repas, s’étaient assis en rond autour des feux. Aucun n’avait pris garde au jeune homme qui s’avançait et qui, maintenant, n’était plus qu’à quelques pas des plus rapprochés de la rivière.

Arrivé là, Roger s’arrêta et considéra pendant plusieurs secondes ceux qu’il venait visiter. Puis, avisant l’un d’eux qui paraissait être leur chef, il s’en approcha et le salua en s’inclinant.

Celui à qui le salut était adressé fit, de la main, un signe au sauvage assis à sa droite. Ce dernier se leva et alla s’asseoir un peu plus loin. Et le jeune homme, comprenant qu’on lui faisait une place, s’assit à côté du chef ; c’était bien, en effet, le chef de la bande.

Roger assis, on cessa de s’occuper de lui. Ceux qui étaient chargés de la préparation du repas continuèrent, les uns d’attiser les feux, les autres de surveiller la cuisson des outardes, pendant que ceux qui étaient assis restaient les yeux fixés sur la flamme, et que tous gardaient le plus profond silence.

Au bout de quatre ou cinq minutes, le silence commença à peser au nouvel arrivé. Alors, se tournant vers le chef, il demanda :

— Vous êtes des Algonquins, n’est-ce pas ?

Le chef, sans détourner les yeux et sans remuer les lèvres, fit, de la tête, un signe affirmatif.

Encore quelques instants de silence, et Roger reprit :

— Vous vous rendez sans doute à Québec ?

Le chef, toujours impassible, fit, cette fois, un signe négatif. Puis, après un moment, il dit :

— Nous nous rendons dans nos cabanes, où nos femmes et nos enfants nous attendent.

Roger, toujours sous l’impression qu’il avait affaire à des sauvages des environs de Québec, revint à la charge, et de nouveau, questionna :

— Où sont-elles situées, vos cabanes ?… Est-ce à Lorette ou à Sillery ?

L’Indien fut plusieurs minutes sans répondre. Enfin, au moment où Roger, croyant ne pas avoir été entendu, allait répéter sa question, le chef dit avec hauteur :

— Nous sommes les amis des Blancs !… Nous ne sommes pas leurs esclaves !… J’ai, plusieurs fois, visité Ononthio, le grand chef des Blancs. J’ai même habité son village, une fois, pendant tout le temps que la neige couvrit la terre !… Je n’ai jamais éprouvé le désir de bâtir ma cabane sous sa protection !

— Mais où est-il donc votre village, ne put s’empêcher de demander encore une fois le jeune Canadien ?

Comme si le chef eut trouvé qu’il avait déjà trop parlé, il se contenta de faire un geste qui indiquait les montagnes derrière eux. Puis il reprit son impassibilité première.

Pendant quelques temps, le silence ne fut troublé que par les crépitements de la graisse provenant du gibier en train de cuire et qui tombait sur le feu, se mêlant au léger bruit que faisait le flot en venant mourir sur la grève. Un peu plus tard, un sauvage apporta une outarde, dorée et ruisselante de graisse, qu’il déposa devant le chef. Celui-ci, de deux coups de tomahawks, ou hache de guerre, la fendit en quatre et en donna un quartier à Roger, qui l’accepta sans se faire prier.

Il était midi. La longue marche que le jeune homme avait faite, jointe à un avant-midi passé dans le bois, lui avaient ouvert l’appétit.

Les autres sauvages s’étaient séparé le reste des outardes et, pendant la trentaine de minutes qui suivirent, un autre bruit vint se mêler au clapotement des vagues : ce fut celui que faisaient une soixantaine de paires de mâchoires travaillant avec plus d’entrain que de décorum.

Quand, de la vingtaine d’outardes, il ne resta plus que les os et que tout le monde eut fini de manger, le chef, se tournant vers Roger, demanda de sa voix grave et solennelle :

— Le jeune guerrier blanc a bien mangé ?

— J’ai bien mangé, en effet ! répondit celui-ci. Ces outardes étaient excellentes !

Le chef, après sa question, avait reporté son regard vers le feu, qu’il continua de considérer pendant plusieurs minutes après que le jeune homme eut répondu. Puis, se tournant de nouveau vers son hôte, il reprit :

— J’ai satisfait l’appétit du jeune guerrier blanc ! J’ai satisfait sa curiosité ! Le jeune guerrier blanc voudra-t-il satisfaire la mienne ?

— Avec plaisir !… Le chef veut-il me dire ce qu’il désire savoir ?

Roger, sans s’en apercevoir, adoptait la manière de s’exprimer de l’Indien.

Le chef, qui s’était remis à considérer le feu, resta silencieux pendant un temps assez long. À la fin, il demanda, sans regarder le jeune homme :

— Pourquoi le jeune guerrier blanc est-il seul, si loin des siens ?

— Je ne suis pas très loin des miens ! Une couple d’heures de marche me ramèneraient à la maison de mon père. Parti, ce matin, pour faire un tour de chasse, je me suis rendu sur le promontoire que tu vois de ce côté. J’étais là en train de me reposer, quand je vous ai vus atterrir ici, et je n’ai pu résister au désir de venir faire votre connaissance.

Le chef eut un grognement d’approbation, l’explication que venait de lui donner le jeune homme lui paraissant très plausible. De plus, le fait, pour Roger, d’être en tournée de chasse au lieu d’être occupé aux travaux de la terre comme tous les Blancs que les sauvages voyaient dans ces parages, le rehaussait aux yeux de l’Indien qui, comme tous ceux de sa race, dédaignait tout travail manuel.

De son carquois, qu’il avait déposé près de lui en s’asseyant, le chef tira une longue pipe au fourneau de pierre noirci par l’usage et, la bourrant d’une poudre faite de tabac mêlé à l’écorce de certains arbres, il l’alluma et en tira quelques bouffées.

Après quoi, il la tendit à Roger en disant :

— Nous devons être amis ! Que le jeune guerrier blanc goûte au calumet de l’amitié, et je l’appellerai : Mon fils.

Roger prit la pipe, en aspira deux ou trois fois la fumée, tout en faisant les plus grands efforts pour garder à son visage son aspect naturel, puis il la rendit au chef, qui continua de fumer en silence.

X

LE CARACTÈRE D’UN CHEF ALGONQUIN

Pendant la conversation qui vient d’avoir lieu, si l’on peut appeler conversation cet échange de propos fait à intervalles irréguliers et parsemé de longs silences, entre le chef et son hôte, si l’on excepte quelques monosyllabes échangés à voix basse, aucun des autres sauvages n’avait parlé. Aussitôt le repas fini, la plupart s’étaient étendus sur le sable de la grève et dormaient, ou paraissaient dormir. Quant aux autres, ils fumaient leurs longues pipes, assis ou étendus dans diverses positions, ou bien ils restaient assis et immobiles comme des statues.

C’étaient tous, comme de véritables athlètes qu’ils devaient être, des hommes dans la force de l’âge, bien découplés et d’apparence saine et agile.

Leur chef paraissait avoir une quarantaine d’années. Comme ses guerriers il était grand, musculeux et ne portait pas une once de chair superflue. Ses muscles très développés, ses nerfs saillants, qui donnaient à ses membres l’apparence d’énormes câbles tordus, indiquaient qu’il devait être doué d’une force herculéenne. De larges épaules supportant une tête au visage couleur de cuivre terni, au nez arqué et au front large et haut, surmontée d’une touffe de cheveux noirs et luisants dans laquelle était piquée une plume de héron, tête qu’il tenait d’ordinaire haute et droite, lui donnaient un air de majesté qui seyait bien à un chef de tribu. Car, outre qu’il était le chef de la bande qui l’accompagnait en ce moment, dans son village il était le chef de la tribu.

Il s’appelait : Acaki, c’est-à-dire : Le Héron.

Pour tout vêtement, il n’avait qu’une brague ou culotte, qui lui allait de la ceinture au milieu des cuisses, et une paire de mocassins aux pieds. On ne voyait aucune trace de peinture sur son corps ou sur son visage, et il ne portait d’autre ornement que la plume de héron piquée dans la touffe de cheveux qui surmontait sa tête altière. La figure d’un castor tatouée sur sa poitrine, indiquait qu’il était de la tribu du Castor.

Ce sauvage avait beaucoup fréquenté les Blancs. Il avait même, dans sa jeunesse, comme il l’avait dit à Roger, passé tout un hiver à Québec.

Son contact avec les Français lui avait permis d’apprendre leur langue suffisamment pour être capable de s’en servir avec facilité. Mais, contrairement à d’autres sauvages placés dans les mêmes conditions, il n’avait adopté aucun des vices de ses hôtes. Et ce, non pas par amour de la vertu, non plus que par horreur du mal, mais simplement parce qu’il se croyait trop supérieur aux Français pour adopter aucune de leurs manières ; la haute opinion qu’Acaki avait de sa race en général, plus particulièrement de sa tribu, mais surtout de lui-même, l’avait toujours empêché de se fier aux Blancs.

Pendant son séjour à Québec, il avait appris le maniement des armes à feu ; mais, quoiqu’il eût ardemment désiré de posséder un fusil, il n’avait jamais pu satisfaire son ambition sur ce point.

Il arrivait assez fréquemment, il est vrai, que le gouverneur, ou d’autres parmi les hauts officiers de la colonie, fissent don de fusils à ceux des chefs sauvages qui se montraient leurs amis ; mais jamais personne n’en avait offert à Acaki, et son orgueil naturel l’avait toujours empêché d’en demander ou de laisser percer dans ses manières le désir qu’il avait de posséder une arme à feu.

C’était cette même fierté, jointe au mépris qu’il avait de toutes les races autres que la sienne, qui avait toujours empêché ce fier Algonquin de se faire des amis parmi les Français.

Quand Roger avait pris place à son côté, le chef avait jeté un regard de convoitise vers le fusil que le jeune homme venait de déposer entre eux. Mais, après ce premier mouvement, il s’était bien gardé de porter son regard dans cette direction. En lui-même, cependant, il avait décidé que ce fusil resterait en sa possession.

Il lui aurait été bien facile de dire au jeune Canadien : « Donne-moi ton fusil, » et de le prendre, que le jeune homme le permit ou non ; car ils étaient soixante contre un. Mais Acaki était un fin renard, et vif à prendre une décision, comme le sont, d’ailleurs, tous les hommes vraiment supérieurs.

Quand le chef algonquin avait vu Roger, armé de son fusil, déboucher de la forêt et s’avancer vers eux, il avait décidé non seulement que le fusil lui appartiendrait, mais que le jeune homme resterait prisonnier de sa tribu. Et ce, afin de s’en servir, soit comme ambassadeur, soit comme otage, selon que les circonstances l’exigeraient.

Car Acaki, en ce qui regardait ses relations avec les Français, n’avait pas la conscience tranquille.

L’année précédente, le gouverneur de la Nouvelle-France, dans le but avoué de ramener la paix entre les différentes tribus sauvages, et dans le but secret d’obtenir quelque influence sur les Iroquois et de les retourner contre les habitants de la Nouvelle-Angleterre, avait réuni un conseil composé de représentants de la plupart des tribus sauvages qui peuplaient le Canada d’alors. Ce qui comprendrait, aujourd’hui, les provinces de Québec et d’Ontario, une partie des provinces maritimes et des États du Maine, du New-Hampshire, du Vermont et du New-York, avec, en plus, tout le territoire situé à l’ouest et au sud des grands lacs et qui était encore à peu près inconnu à cette époque.

Acaki avait pris part à ce conseil comme chef d’une tribu algonquine dont le village était situé dans le haut du Saint-Maurice.

Les délégués se réunirent à Québec et, comme toutes les assemblées, celles de nos jours aussi bien que celles de ce temps-là, ils crurent délibérer et prendre une décision. Mais ce fut une infime minorité qui imposa une décision prise d’avance. Cette minorité comprenait le gouverneur, l’intendant et trois ou quatre officiers, auxquels s’étaient joints quelques sauvages délégués des tribus établies à Lorette et à Sillery.

Cette minorité qui, avec ce que nous pourrions appeler l’élément flottant de l’assemblée — élément qui forme toujours une bonne partie de toute assemblée délibérante — se faisait passer pour une majorité, imposa aux délégués réunis une paix toute à l’avantage des Français, et dont une des clauses interdisait aux différentes tribus sauvages de se faire la guerre entre elles.

Puis, après force festoyage et félicitations réciproques, les délégués se séparèrent et reprirent le chemin de leurs villages, contents ou faisant semblant de l’être.

De tous les délégués sauvages qui avaient pris part au conseil, un seul avait percé à jour la politique des Français. C’était Acaki. Il s’en retourna chez les siens, bien décidé à ne tenir aucun compte des conditions imposées aux sauvages par les Français, et à reprendre le sentier de la guerre quand bon lui semblerait.

Une fois de plus, le mensonge, la duplicité et la fourberie, sous leur faux nom de diplomatie, allaient empêcher la paix de s’étendre sur la terre.

Acaki passa tranquillement l’hiver dans son village, pendant que le gouverneur et ses conseillers se réjouissaient de l’apparent succès de leur politique. Mais, aussitôt l’été venu, le chef algonquin prenait ses meilleurs guerriers et partait faire la guerre aux Maléchites, peuplades qui habitaient alors les bords de la rivière Saint-Jean, vers l’endroit où elle sépare les provinces du Québec et du Nouveau-Brunswick de l’État du Maine, et contre lesquelles il avait, ou croyait avoir des griefs.

La bande revenait de cette expédition, le nombre de ses guerriers quelque peu diminué, mais chacun de ses canots orné à l’avant d’une courte perche à laquelle pendait plusieurs chevelures enlevées à leurs ennemis, et s’en retournait dans son pays situé dans les montagnes, en arrière des Trois-Rivières et le long du Saint-Maurice, quand, du haut de son promontoire, Roger avait aperçu la flottille, juste au moment où elle doublait la pointe fermant la baie.

Acaki et sa bande auraient pu, en prenant terre à l’endroit où ils se trouvaient en ce moment, regagner leur village à pied en escaladant la chaîne de montagnes qui les en séparait ; mais il leur fallait pour faire le trajet en canot, moyen de communication beaucoup plus rapide et, surtout, beaucoup plus confortable, passer devant Québec et tout près des Trois-Rivières.

Le chef avait donc pensé, et peut-être pas sans raison, qu’il aurait beaucoup plus de chances de dépasser ces deux villes en sécurité, s’il était accompagné, volontairement ou non, du jeune Canadien qui, à l’occasion, pourrait lui servir, soit comme messager de conciliation, soit comme garantie de sa personne, si, par malheur, il tombait aux mains des Français. Et cela au cas la nouvelle de son incursion au pays des Maléchites serait rendue à Québec et où l’on guetterait son passage.

Acaki avait donc décidé de ne pas laisser repartir le jeune Canadien, et de l’emmener avec lui ; avec son consentement si cela était possible, mais contre son gré s’il le fallait. Et c’est pour cette raison qu’il l’avait questionné sur sa présence en cet endroit, afin de s’assurer qu’il n’était pas là exprès pour les espionner et porter la nouvelle de leur passage à Québec.

XI

LE DÉPART

Acaki avait repris sa pipe des mains de Roger et fumait en silence depuis une dizaine de minutes.

Le jeune homme n’était pas à son aise. Il était venu rencontrer ces sauvages dans le but de causer avec eux, d’apprendre d’où ils venaient, où ils allaient, de se faire raconter quelques incidents de leurs voyages à travers le pays, et ces longs silences lui pesaient. Il ouvrait la bouche pour poser quelque nouvelle question au chef, quand celui-ci, désignant de la main le fusil qui gisait toujours entre lui et son visiteur, remarqua :

— Mon fils, le jeune guerrier blanc, a là un bien beau fusil !

— C’est un beau fusil, en effet, répondit Roger. C’est un cadeau que mon père m’a fait l’an dernier.

Le chef avait parlé sans lever la tête, sans changer la direction de son regard, toujours fixé sur le brasier. Tout à coup, il regarda fixement le jeune homme une seconde puis, subitement, il releva la tête et, du doigt, lui indiqua le firmament.

Le regard de Roger suivit la direction que lui donnait le geste de l’Indien et il aperçut, un peu sur sa gauche et débouchant au-dessus du promontoire qu’il avait quitté pour venir rencontrer les sauvages, une bande d’outardes, au nombre d’une cinquantaine, qui se dirigeaient vers le sud à l’approche de l’hiver. Elles étaient échelonnées sur deux lignes, formant deux côtés d’un triangle régulier, marchant l’apex en avant.

À cette vue, l’instinct du chasseur fit briller une flamme dans l’œil du jeune homme qui, ne donnant au chef que juste le temps de désigner du geste laquelle il désirait voir tuer, sauta sur son fusil, épaula et, visant l’espace d’une seconde, il pressa la détente et le coup partit.

Aussitôt, l’outarde qui était à la tête des deux lignes, à leur point de jonction, culbuta deux ou trois fois sur elle-même et vint, comme une pierre, s’abattre dans le fleuve, à quelques centaines de verges de la rive. Deux sauvages, se précipitant dans un canot et faisant force d’avirons, allèrent la quérir et l’apportèrent triomphalement au chef.

Autant le flegme des sauvages était grand avant l’exploit du jeune Canadien, autant leur excitation était grande maintenant. Tous se pressaient autour de l’oiseau mort, et chacun voulait y toucher. Ils étaient tous en extase devant la justesse du tir de Roger ; la balle ayant traversé l’outarde à la base du cou.

Le chef lui-même, malgré son impassibilité habituelle, impassibilité dont tous les sauvages s’enorgueillissaient comme étant la marque d’un esprit supérieur, ne put s’empêcher de faire entendre, à plusieurs reprises, un grognement de satisfaction. Grognement que nous ne pouvons mieux rendre que par l’assemblage de lettres que voici : « Heuoumpff ! »

Tout le monde, le chef comme les autres, attachait sur le jeune Canadien des regards remplis d’admiration mêlée de respect et, aussi, d’un peu de crainte.

Quand l’excitation fut un peu calmée, le chef dit à Roger :

— Mon fils est très adroit avec un fusil ! Saurait-il aussi bien manier les armes de ses frères de la forêt : l’arc et la flèche ?

Acaki n’appelait plus Roger que : mon fils, tout court, et appelait les autres sauvages : ses frères. Roger ne prit pas garde à ce détail et répondit :

— Quand j’étais trop jeune pour me servir d’un fusil, je m’amusais avec un arc et des flèches.

Sans ajouter une parole, le chef se leva et, ramassant une pierre aiguë parmi celles de la rive, il s’approcha d’un arbre à la lisière du bois. Frappant l’écorce de l’arbre avec la pierre, il y fit une entaille de la grandeur de l’ongle. Ensuite, se reculant d’une trentaine de pas, il prit son arc, choisit avec soin une flèche parmi celles de son carquois, et la lança. La flèche alla s’enfoncer dans l’arbre, juste à l’endroit où l’Indien avait fait une marque avec la pierre.

Alors, se retournant vers Roger, Acaki lui tendit l’arc.

Celui-ci le prit, alla à l’arbre, en arracha la flèche et revint se placer à l’endroit d’où le chef l’avait lancée. Une fois en place, il ajusta la flèche sur la corde puis, tendant l’arc de toute la longueur de son bras, il visa avec soin et lâcha le coup. La flèche partit comme un éclair et alla s’enfoncer dans l’arbre avec un bruit sec et sans la moindre vibration, indiquant par là avec quelle précision elle avait été lancée.

Le chef courut aussitôt à l’arbre. Mais, une fois là, il ne put s’empêcher d’y appeler les autres sauvages, tant était grande son admiration. La pointe de la flèche avait traversé l’écorce et était profondément enfoncée dans l’arbre, mais si exactement au même endroit que lorsque le chef l’avait lancée, que l’arbre ne portait la trace que d’une seule blessure.

À partir de ce moment, tous les sauvages eurent pour notre héros la plus grande admiration et le plus profond respect. Aucun ne l’approchait sans les plus grandes marques de déférence et, aussi, d’un peu de crainte. Cette crainte se manifestait surtout quand le regard du jeune homme s’arrêtait sur l’un d’eux. Aussitôt celui-ci s’inclinait et, si Roger continuait de le regarder, il se retournait et s’allait cacher derrière ses camarades.

Quant au chef, son désir de garder le jeune Canadien n’avait fait que s’accroître, à mesure qu’il découvrait chez lui ces qualités si prisées de sa race. Mais il désirait surtout, maintenant, l’emmener comme ami plutôt que comme prisonnier.

Ce fut donc de l’air le plus cordial et le plus engageant qu’il put assumer, qu’Acaki revint vers Roger, en disant :

— Mon fils blanc est certainement le meilleur tireur que j’aie encore rencontré !

Ce compliment, venant d’un chef d’une race réputée pour son adresse à tous les exercices du corps, fit un immense plaisir à Roger, qui n’avait pas manqué de remarquer la considération et le respect que les sauvages lui témoignaient depuis son exploit. L’orgueil dilatait son cœur. Sa taille se redressait, et il était juste dans un état d’esprit propre à lui faire prendre une décision sans avoir réfléchi.

Aussi ne fut-il pas du tout surpris quand le chef ajouta :

— Mon fils blanc est digne d’appartenir à la tribu du Castor, de la grande nation algonquine !… Il devrait nous accompagner dans notre village et demeurer avec nous ?

Nous disons que Roger ne fut pas surpris de l’offre que lui faisait le chef. Au contraire ! Les paroles de l’Indien répondaient à un secret désir de son imagination exaltée par ses lectures et ses rêveries. C’est avec une impression de vœux comblés et d’orgueil satisfait qu’il se voyait, en imagination, sinon à la tête de la bande, du moins agissant comme le bras droit du chef algonquin ; parcourant l’immense étendue des forêts canadiennes et chassant l’ours et l’orignal, les deux plus redoutables gibiers de ces bois ; gibiers qu’il avait peut-être entrevus, mais sur lesquels il n’avait encore jamais pu essayer son adresse.

À cette pensée, le jeune Canadien sentait sa tête se gonfler. Il oubliait complètement sa famille et ce qu’il connaissait de la civilisation, pour ne penser qu’au plaisir de ce qu’il croyait être la vraie liberté : parcourir les forêts sans limites, escalader les montagnes qu’il n’avait qu’aperçues, jusqu’à présent, formant une ligne bleue à l’horizon, naviguer sur toutes sortes de rivières et de lacs inconnus, chassant toutes sortes de gibiers et pêchant toutes sortes de poissons.

Il se voyait aussi commandant ces braves guerriers, dont son regard parcourait, en ce moment, les rangs serrés en notant les traits qui en faisaient de véritables hommes de guerre, et allant combattre l’Iroquois féroce et perfide, sur le compte duquel il avait entendu raconter tant d’histoires terrifiantes.

Pendant qu’il faisait ces réflexions, Roger avait, presque tout le temps, tenu la tête baissée et le regard fixé sur le sable, à ses pieds. Ce fut dans cette attitude qu’il entendit le chef lui renouveler, d’une manière plus précise et plus pressante, son invitation de l’accompagner dans son pays. Acaki disait :

— Si tu veux venir avec nous, tu seras mon fils aîné… Tu habiteras dans ma cabane… Tu commanderas à la tribu avec moi, et je ne ferai rien sans te consulter.

À ces paroles, qui répondaient si bien à ses désirs, Roger releva la tête. Il parcourut des yeux l’immensité du fleuve, la falaise et les bois derrière lui. Puis, faisant le tour des cinquante ou soixante guerriers, les uns assis, mais la plupart debout et le regardant attentivement, son regard vint se fixer sur celui du chef devant lui, et il dit :

— Je veux bien partir avec vous et vous accompagner partout où vous irez, mais à une condition : c’est que je serai libre de revenir quand je voudrai, et que, quand je déciderai de vous quitter et de revenir chez mon père, vous me fournirez un canot et tout ce qu’il me faudra pour atteindre les villages des Blancs.

Viens avec nous, promit Acaki, et tu seras libre de t’en revenir quand tu voudras. Puis se retournant vers les siens, il dit en algonquin, car, pendant sa conversation avec Roger, ils avaient tout le temps parlé en français :

— Le jeune guerrier blanc accepte d’être mon fils ! Il va nous accompagner dans notre pays ! Que chacun obéisse à ses ordres comme aux miens !… Qu’on prépare les canots pour le départ.

À ces mots, tous s’élancèrent vers les canots, qu’il fallut porter sur une assez grande distance pour les remettre à flot, car la mer avait maintenant fini de baisser.

Il était quatre heures de l’après-midi. Acaki avait combiné son plan de manière à pouvoir profiter de la nuit, et du flux, pour remonter le fleuve jusqu’à aussi près de Québec qu’il serait prudent de passer la journée du lendemain.

Une fois les canots à flot, l’on s’embarqua, Roger prenant place avec le chef, et l’on se mit en route, faisant force d’avirons. Les ténèbres vinrent avant que l’on fût tout à fait au large et, le courant aidant, l’on arriva, vers minuit, à une petite anse, à peu de distance de l’extrémité supérieure de l’île d’Orléans et du côté sud. Car, pour éviter d’être vus ou entendus des habitants de Beaupré ou de Beauport, la flottille avait pris par le chenal du côté sud de l’île.

La bande campa dans cet endroit et, peu d’instants après son arrivée, chacun s’était installé pour passer le reste de la nuit et le jour suivant caché dans les bois, dormant et se reposant.

XII

VAINES RECHERCHES

À la demeure d’Étienne Chabroud, l’on était dans la plus vive anxiété. Quand, à la brune, on s’aperçut que Roger ne revenait pas, on crut d’abord qu’il était allé plus loin qu’il en avait eu l’intention en partant, ce qui aurait dérangé ses plans pour le retour.

Quand la nuit fut noire, la mère Chabroud, qui commençait à s’inquiéter, voulut envoyer à la recherche de son fils ; mais nul ne savait dans quelle direction chercher : Roger était parti sans rien dire, comme cela lui arrivait souvent, et personne ne savait où il était allé.

Vers six heures et demie, le père rentra pour le repas du soir.

Étienne Chabroud était la personnification vivante du proverbe qui veut que : Ventre affamé n’ait point d’oreilles. Quand il rentrait pour les repas, surtout pour le souper, aussitôt la porte fermée derrière lui, il accrochait sa vareuse et son chapeau à un clou, allait se laver le visage et les mains sur un banc dans un coin de la cuisine — pièce qui, chez lui comme chez la plupart des premiers colons, servait de cuisine, de salle à manger, de salon, aussi bien que d’atelier pour toutes sortes de réparations — puis il allait se mettre à table et se mettait à manger sans avoir prononcé une parole, à moins que le repas ne fût pas prêt ou que quelqu’un l’interpellât ; deux choses qui n’arrivaient presque jamais, car dans l’un comme dans l’autre cas, quelqu’un était sûr de se faire rabrouer de la belle façon. Aussi évitait-on avec soin de lui parler tant qu’il n’avait pas apaisé sa plus grosse faim.

Il arriva donc qu’il n’apprît le retard de Roger que vers sept heures. Son fils aurait dû être rentré depuis au moins deux heures.

Étienne fit aussitôt allumer tout ce qu’il y avait de falots sur la ferme, et tout le monde partit à la recherche de Roger. Mais l’on dut bientôt reconnaître qu’il était impossible de se diriger dans le bois, par la nuit noire qu’il faisait, avec les moyens d’éclairage que l’on possédait à cette époque.

Alors le fermier rappela ses fils, en envoya une couple allumer un feu sur la grève, pour le cas où Roger serait sur le fleuve, en envoya d’autres sur une éminence située non loin de la maison, avec instruction de tirer du fusil à de courts intervalles, pour le cas où il serait dans le bois et aurait perdu sa direction, puis il revint à la maison et attendit.

La famille passa la nuit blanche, en faisant toutes sortes de conjectures. Tantôt ils pensaient que celui qu’ils cherchaient était tombé dans quelque précipice, et qu’il gisait là, blessé, appelant au secours. Tantôt ils le croyaient dévoré par les bêtes sauvages ou noyé dans le fleuve.

Tout à coup, Étienne eut une idée qui fit briller une lueur d’espoir dans leur anxiété : Roger était peut-être parti à l’improviste pour Québec, ou quelque autre endroit où il avait des connaissances ?… Mais un de ses fils, qui entrait en ce moment, lui fit comprendre que celui qu’ils cherchaient ne pouvait être parti en voyage, ni s’être attardé sur le fleuve, car aucune embarcation ne manquait à l’amarrage ; Roger ne serait pas parti pour Québec, distant d’une dizaine de lieues, à pied.

Le lendemain, aussitôt le jour venu, Étienne organisa deux escouades, chacune formée de quatre de ses fils, et les envoya fouiller les bois. Lui-même, monté dans une chaloupe, parcourut la rive du fleuve sur une couple de lieues en aval et autant en amont, sans rien découvrir. Il alla bien à l’endroit où Roger avait rencontré les sauvages, mais, depuis la veille, le flot, en montant et en se retirant, était venu effacer toutes traces de leur passage.

Le père dut revenir à la maison, pas plus avancé que quand il était parti. Tout comme ses fils, qui revinrent le soir harassés de fatigue, après avoir parcouru les bois dans un rayon de plusieurs lieues, sans avoir relevé la moindre trace de leur frère.

Le jour suivant, on pensa à parcourir la grève de l’île d’Orléans et l’île elle-même. Tout ce que l’on trouva fut l’emplacement d’un campement, mais ceux qui avaient campé là étaient partis sans laisser d’indice de la direction qu’ils avaient prise.

Étienne et ses fils continuèrent leurs recherches pendant plusieurs jours. Ils allèrent s’informer à Beauport et même à Québec. Mais ni dans l’un ni dans l’autre de ces deux endroits, ils ne purent relever la moindre trace du disparu.

À la longue, leurs recherches se ralentirent et, les jours succédant aux jours sans amener aucun indice pouvant contribuer à faire retrouver celui que l’on regardait maintenant comme perdu, ils cessèrent graduellement de chercher. Et Étienne Chabroud dut, après quelques temps, renoncer à tout espoir de retrouver son fils.

XIII

LE VOYAGE

Pendant que ses parents le cherchaient et le demandaient à tous les échos du fleuve et de la forêt, Roger passait tranquillement la journée sur l’île d’Orléans, en compagnie de ses nouveaux amis les Algonquins.

La partie de l’île où ils étaient campés était, à cette époque, couverte de chênes. Comme on était à la fin d’octobre et qu’à cette saison les fortes gelées font tomber les glands, les sauvages passèrent la journée, quand ils ne dormaient pas, à chercher des noix parmi les feuilles mortes dont le sol était couvert, et à les manger. Ces amandes remplaçaient, pour eux, la farine de maïs dont ils manquaient depuis quelques jours ; la provision dont ils s’étaient munis en partant pour leur expédition étant épuisée.

Quant à Roger, il passa la journée en compagnie du chef, qui mettait toute son adresse pour entrer plus avant dans la confiance du jeune homme, conversant, mangeant et dormant ; une partie de la nuit passée en canot à manier l’aviron l’avait fatigué et il avait besoin de repos.

Vers cinq heures de l’après midi, la mer achevant de baisser et le courant étant presque nul avant de se mettre à remonter avec le flux, Acaki donna le signal du départ. Toute la bande s’élança vers les canots et, cinq minutes plus tard, chacun maniait l’aviron de toutes ses forces.

Il leur fallut cependant ramer en silence et en évitant soigneusement de faire le moindre bruit, soit en faisant grincer l’aviron contre le côté du canot, soit en frappant la surface du fleuve avec le plat de l’aviron ou en faisant voler l’eau en l’y plongeant ou en le retirant. Il est peut-être superflu d’ajouter que chacun s’abstenait de parler, même à voix basse.

La flottille se dirigea d’abord vers la rive sud, afin de mettre la pointe de Lauzon entre eux et Québec. Car, bien qu’il fit déjà sombre, ce n’était pas encore la nuit complète. Ils continuèrent de longer la rive sud jusqu’à ce qu’ils eussent débouché dans l’estuaire que forme le Saint-Laurent entre le cap Diamant et l’île d’Orléans, et qui constitue le port de Québec.

Quand ils débouchèrent sur cette nappe d’eau, la nuit était venue ; nuit sombre et sans étoile, qui ne permettait pas de voir à dix pas devant soi. Les sauvages, prenant alors le centre du fleuve, continuèrent de ramer de toutes leurs forces et toujours sans le moindre bruit. On eût dit une flottille de canots fantômes. Ils dépassèrent Québec sans que personne n’eût eu connaissance de leur présence.

Ils continuèrent de ramer ainsi toute la nuit, malgré qu’à partir de minuit la mer se fut mise à baisser et que le courant eut été contre eux. Quand le jour parut, ils avaient dépassé la pointe du cap Rouge, et ils ne pouvaient plus être aperçus de Québec, ni même de Sillery.

Ils entrèrent alors dans une petite baie où ils atterrirent. Et tout le monde étant exténué de fatigue, chacun s’installa le plus commodément qu’il put pour dormir. Car il n’était pas question de manger ; les provisions étaient épuisées et l’on était encore trop près des habitations des Blancs pour se risquer à faire la chasse, ou même à allumer du feu.

La bande resta cachée le reste de la nuit et toute la journée du lendemain. Puis, le soir venu, elle, se remit en route, profitant toujours de la marée montante pour suivre le courant.

Les sauvages étaient maintenant assez éloignés des endroits habités pour ramer avec moins de précautions et plus de force, ce qui rendait leur marche beaucoup plus rapide. Si bien que, quand la mer eut fini de monter et que le courant se mit à redescendre le fleuve, ils avaient dépassé l’endroit où est aujourd’hui Portneuf. Ils tirèrent alors les canots sur la grève, à l’embouchure d’une petite rivière, et ils campèrent pour le reste de la nuit.

Aussitôt le jour venu, les uns partirent pour la chasse, d’autres se mirent à pêcher dans la rivière pendant que quelques-uns ramassaient du bois sec et allumaient de grands feux. La matinée n’était pas bien avancée que tout le monde se mettait à dévorer un plantureux repas, consistant en truites, perdrix, lièvres, et un chevreuil qu’un des chasseurs avait rapporté ; le tout rôti, puis bouilli, suivant la coutume sauvage.

Quand chacun eut bien mangé, l’on se remit en route et l’on vogua jusqu’au soir. Le lendemain, à la pointe du jour, les sauvages reprenaient l’aviron et, le soir, ils campaient à un peu plus d’une lieue des Trois-Rivières.

Ils dépassèrent cette dernière place comme ils avaient dépassé Québec ; mais sans avoir à s’occuper du flux, car, aux Trois-Rivières, la marée ne se fait pas assez sentir pour changer la direction du courant.

Quand la nuit fut revenue, après qu’ils se furent reposés toute la nuit et le jour suivant leur arrivée, ils se remirent en route. Vers les dix heures, la flottille s’engageait dans la rivière Saint-Maurice et, nageant toujours sans bruit et laissant les habitations derrière eux, quand le jour reparut, ils étaient assez loin des Trois-Rivières pour pouvoir passer la journée et la nuit suivante à l’endroit où ils se trouvaient, sans crainte d’être dérangés.

Le reste du voyage se fit en jouant. Les sauvages ne chassaient et ne pêchaient que juste assez pour se nourrir.

Roger était enchanté de ses nouveaux compagnons. Pendant tout le cours du voyage, ils lui avaient épargné toute espèce de fatigue. En marche, ils lui abandonnaient toujours le milieu du canot, et il ne maniait l’aviron qu’en autant que cela lui plaisait. Aux campements, il n’avait qu’à manger et à se reposer, car on n’exigeait aucun travail de lui, que ce fût pour préparer le feu ou les aliments.

Aussitôt à terre, s’il n’était pas trop fatigué, Roger prenait un arc et un carquois rempli de flèches, qu’un sauvage rapportant les armes d’un camarade tué au cours de l’expédition lui avait prêtés, et il allait faire un tour dans la forêt. Malgré que dans ces tournées de chasse il ne fut jamais longtemps absent, il ne revenait jamais sans quelque gibier, ce qui affermissait sa popularité et son prestige parmi les sauvages.

Cependant, notre jeune aventurier désirait ardemment rencontrer quelque gros gibier, afin d’émerveiller encore une fois les Algonquins par son adresse au fusil. L’occasion n’allait pas tarder à se présenter.

Un matin — ils avaient alors dépassé les Trois-Rivières depuis deux jours — à l’aube, le chef vint éveiller Roger, qui était loin d’être un des plus matineux de la bande, et lui fit signe de le suivre. Le jeune homme se leva en se frottant les yeux et, prenant son fusil, il suivit son guide jusqu’à une petite éminence surplombant la rivière, à une centaine de verges de l’endroit où ils avaient passé la nuit.

Un peu avant d’atteindre le sommet de cette éminence, Acaki se mit à marcher sur les mains et les genoux, en faisant signe à Roger d’en faire autant. Ils parcoururent une vingtaine de verges de cette manière, et ils arrivaient au sommet, quand Roger vit Acaki allonger ses jambes derrière lui et replier ses bras, abaissant ainsi son corps jusqu’à presque ramper sur le ventre.

Ils continuèrent d’avancer. Roger suivant toujours son guide à une dizaine de pieds de distance et imitant tous ses mouvements, jusqu’à ce que la tête d’Acaki dépassa juste assez le bord de la berge pour que son regard put parcourir une partie de la rive opposée. Une fois là, il fit signe au jeune homme de se rapprocher, puis il lui montra du geste l’autre côté de la rivière.

Roger, en apercevant l’objet pour lequel le chef l’avait éveillé et amené en cet endroit, faillit pousser un cri de joie. Mais il se contint, car juste en face de lui et à bonne portée de fusil, — la rivière en cet endroit n’ayant pas plus d’une cinquantaine de verges de largeur — un superbe orignal, les quatre pieds dans le courant à une dizaine de pieds de la rive opposée, était en train de s’abreuver.

Ramenant son fusil en avant de lui, le jeune homme s’assura que la poudre emplissait bien la lumière et épaula. Mais il ne put s’empêcher, avant de viser pour tirer, d’admirer quelques instants le magnifique gibier qu’il tenait au bout de son arme.

L’orignal devait avoir entendu quelque bruit, — ou était-ce seulement son instinct qui venait de l’avertir qu’un danger le menaçait ? — car il avait brusquement relevé la tête et demeurait campé sur ses membres raidis, immobile comme une statue : la statue de l’attention.

Dans cette attitude, il offrait le plus beau spectacle qu’il fût possible à un chasseur de concevoir.

Le soleil n’était pas encore levé, mais le jour était tout à fait venu. À hauteur de la cime des arbres et suivant les sinuosités de la rivière, une brume diaphane s’élevait avec lenteur. Cette légère vapeur, agissant comme un tamis, ne laissait passer qu’une lumière douce et diffuse, lumière qui aurait fait la joie d’un photographe moderne. Dans cette lumière, l’animal s’estompait sur les arbres de l’autre rive qui, étant pour la plupart des conifères, n’avaient pas perdu leur verdeur. Et le pelage gris-brun de l’orignal se dessinait sur le vert foncé des arbres en lignes nettes et précises, qui le faisait paraître de moitié plus rapproché du chasseur qu’il ne l’était réellement.

Il n’y avait pas un souffle de vent et le silence n’était troublé que par le léger bruit que faisaient, en tombant dans la rivière, les quelques gouttes d’eau qui s’échappaient du mufle de l’animal. Bien que ce dernier fût absolument immobile, on croyait voir vibrer ses muscles et on sentait qu’il était à la veille de prendre son élan vers la forêt.

Soudain, une formidable détonation déchire les échos environnants, et va se répercuter au loin dans la forêt. Comme un cheval trop fougueux que son cavalier retient d’une main trop ferme, l’orignal se cabre, se retourne et fait un bond suprême vers la rive. Mais il retombe, mi-partie sur le gravier, mi-partie dans l’eau.

Acaki, suivi de Roger qui tient son fusil encore fumant à la main, dégringolent la pente qui les amène à la rivière, sautent dans un canot échoué près de là et font force d’avirons vers l’autre rive, où gît l’orignal qui se roidit dans les derniers soubresauts de la mort.

Ils y furent bientôt suivis par d’autres canots remplis de sauvages, que la détonation de l’arme à feu avait attirés.

Tous ensemble, ils s’empressèrent de retirer le gibier de l’eau et de l’étendre sur la grève. Puis ils l’entourèrent et l’un d’eux, toujours en extase devant l’adresse de Roger, fit remarquer aux autres que la balle avait atteint l’animal au défaut de l’épaule. Nul doute que, comme le gibier se présentait de trois quarts et que le tireur était un peu plus élevé que le gibier, la balle avait dû aller droit au cœur.

Pendant que les sauvages se mettaient à écorcher l’orignal et à le dépecer, afin d’en rapporter les meilleurs morceaux, le chef et le jeune Canadien regagnaient le camp.

Arrivés auprès des brasiers mourants, que les sauvages avaient abandonnés en entendant le coup de feu, les deux hommes s’assirent.

Après un moment de silence, le chef dit à son compagnon :

— Mon fils blanc a-t-il un nom ?

— Je m’appelle Roger, répondit celui-ci, jugeant inutile de mentionner son nom de famille.

— Roger ?… Qu’est-ce que cela signifie ?

— Cela signifie : Roger, tout simplement.

Acaki réfléchit quelques minutes et reprit :

— Il faudrait que mon fils blanc eût un nom qui lui appartienne et qui signifiât quelque chose !… Quand nous serons rendus dans mon pays, j’assemblerai le conseil des Anciens, nous te donnerons un nom, puis nous t’adopterons dans notre tribu.

Roger répondit en souriant :

— Bien que le nom que m’ont donné mes parents m’ait suffi jusqu’à présent, je n’ai pas d’objection à ce que vous m’en donniez un autre et à ce que vous m’adoptiez dans votre tribu, pourvu que vous vous en teniez à notre marché.

Le chef réfléchit encore quelques instants, puis, le reste de la bande étant revenu avec les morceaux de l’orignal qu’ils voulaient emporter, il donna le signal du départ.

Dix minutes plus tard, la troupe était en route.

XIV

LES COUREURS DE BOIS CANADIENS

Le lecteur ne doit pas être surpris de la facilité avec laquelle Roger accepte toutes les propositions de l’Algonquin.

En premier lieu, il ne faut pas perdre de vue l’entourage au milieu duquel le jeune homme, qui, en fin de compte, n’était encore qu’un enfant, avait grandi. Depuis sa plus tendre enfance, les sauvages, surtout les Algonquins, ces fidèles alliés des Français, avaient toujours été mêlés aux récits qu’il avait entendus. Que ce fût des récits de pêche ou de chasse, de guerre, de voyages ou d’autres aventures, les sauvages y avaient toujours joué un rôle important.

De plus, il avait affaire à un chef ; et il était habitué de voir les chefs sauvages traiter d’égal à égal avec les plus hauts officiers de la colonie. Les gouverneurs eux-mêmes ne croyaient pas déroger en discutant, dans les conseils et hors des conseils, les affaires les plus graves avec les chefs des tribus sauvages.

Et puis Acaki, à qui Roger avait affaire, était un homme d’une haute intelligence, retors et sans scrupules. Il n’est donc pas étonnant qu’il eut, dès les premiers instants de leur rencontre, acquis un grand ascendant sur le jeune Canadien.

Il ne faut pas être surpris, non plus, du fait que Roger avait abandonné ses parents sans le moindre avertissement, comme il l’avait fait, et en les laissant dans la plus cruelle incertitude. Ce fait se produisait assez souvent dans la colonie, surtout parmi les Canadiens. Nous appelons : Canadiens, les hommes nés au Canada, par distinction d’avec ceux venus de France qui continuaient toujours de se considérer comme Français.

Les jeunes Canadiens, nés à l’ombre des immenses forêts qui couvraient tout le pays, grandissaient en respirant les fortes senteurs qui s’en émanaient ; si bien que, parvenus à l’adolescence, ces effluves s’étaient si bien imprégnées dans leur sang qu’ils étaient dominés par la nostalgie des grands bois. Il n’était rien qu’un jeune Canadien de cette époque ne désirât autant que de se faire coureur de bois.

On appelait : « Coureurs-de-bois », ceux qui abandonnaient la civilisation pour, en compagnie des sauvages, parcourir les grands bois, les rivières et les lacs ; pêchant, chassant, guerroyant, faisant la traite des pelleteries et qui, à travers tout cela, ouvraient les voies à la civilisation.

Quelques-uns, parmi ces coureurs de bois, perdaient, au contact des sauvages, le peu de civilisation qu’ils possédaient au départ, épousaient des sauvagesses et devenaient plus sauvages que ceux avec qui ils vivaient. Mais la plupart, après quelques temps de cette vie, revenaient à leurs foyers, y retrouvaient leurs anciennes habitudes et redevenaient de bons et utiles citoyens. D’autant plus utiles que leur connaissance de la vie des sauvages les rendait des plus aptes à traiter avec ceux-ci, et que leur habitude de la forêt, la connaissance étendue qu’ils avaient acquise du pays en général et plus particulièrement du système des eaux canadiennes — seuls moyens de communication qui existaient alors au Canada — les mettait à même d’entreprendre les voyages les plus longs et les plus difficiles, que ce fût en canot ou à la raquette, pour aller rencontrer ceux avec qui ils voulaient traiter dans les parties les plus reculées du pays.

Ces différentes qualités, que l’on peut sans crainte qualifier d’essentiellement canadiennes, les mettaient en état de rendre d’immenses services aux habitants de la colonie dans leurs relations avec les différentes tribus sauvages. Et tout en rendant ces services à leurs contemporains, les coureurs de bois en rendaient un bien plus grand à leur race, en fondant des familles tellement nombreuses que leurs descendants se répandent maintenant dans tout le nord de l’Amérique.

En effet, quelle est la famille canadienne — nous voulons parler des familles dont les ancêtres vinrent s’établir au Canada sous la domination française — quelle est la famille canadienne, disions-nous, qui ne compte parmi ses ancêtres quelques-uns de ces hardis coureurs de bois, à l’ossature de hercules, mais qui de leur vie n’eurent sur leurs os une once de chair superflue ; aux muscles de fer et aux nerfs d’acier ; forts comme des ours, souples et agiles comme des chats sauvages ; plus rusés et plus habiles dans la forêt que les sauvages, plus braves à la guerre que les Français eux-mêmes. Aussi capables de défricher et de faire fructifier leur lopin de terre, que de partir de Québec au mois de janvier pour aller porter une dépêche au lac Supérieur, et d’en être revenus au mois de février ?

Quelle est, nous le répétons, la famille canadienne qui n’ait le droit de s’enorgueillir de quelques-uns de ces héros parmi ses ascendants ?

Bien que ces coureurs de bois aient été d’une grande utilité à la colonie, l’attrait de la forêt était si grand pour les jeunes Canadiens que les autorités avaient dû prendre des mesures pour empêcher que toute la jeunesse, c’est-à-dire le meilleur élément de la population, ne prît le bois. Une de ces mesures avait été d’interdire aux habitants de la colonie de s’éloigner des habitations pour plus de vingt-quatre heures sans s’être, au préalable, procuré un permis signé par le gouverneur.

Les parents, de leur côté, préféraient garder leurs fils avec eux plutôt que de les voir s’enfoncer dans la forêt, d’où ils n’étaient jamais sûrs de les voir revenir.

Dans le cas de Roger Chabroud, il lui aurait donc été bien inutile de demander à son père la permission de partir avec les Algonquins, car son père la lui eut certainement refusée. Et la lui eût-il accordée, qu’il eût été impossible au jeune homme, sans appui et sans relations comme il l’était, de se procurer un permis du gouverneur pour s’absenter dans la forêt pour plus de vingt-quatre heures ; ces permis étaient en nombre limité, ne se donnaient qu’à ceux qui faisaient officiellement le commerce des pelleteries, et valaient une forte somme chacun.

Le plus simple avait donc été, pour notre héros, de faire comme il avait fait et comme faisaient tous les jeunes Canadiens de l’époque qui ne pouvaient résister à l’attrait des grands bois : partir sans tambour ni trompettes et revenir quand il le pourrait.

Le troisième jour après la chasse que nous avons racontée dans le chapitre qui précède, la bande des Algonquins, accompagnée de Roger, arriva en vue de leur bourgade, qu’ils avaient quittée au milieu de l’été pour aller porter la guerre dans cette partie du Canada qu’on appelle l’Acadie.

Cette bourgade était située au confluent de la rivière Saint-Maurice et de la rivière Mattawin, que les sauvages appelaient, comme on l’a vu dans le récit d’Ohquouéouée à Roger : Matwedjiwan ; c’est-à-dire : Eau-qui-coule-en-faisant-du-bruit, et d’après laquelle ils avaient nommé leur bourgade.

Parvenue à environ un demi-mille de la bourgade, la bande atterrit et, après avoir tiré les canots sur la grève, les sauvages continuèrent leur route à pied. Quand ils eurent parcouru environ la moitié de la distance qui les séparait du village, ils s’arrêtèrent et un des guerriers, se détachant du reste de la bande, continua d’avancer seul, jusqu’à ce qu’il ne fût plus qu’à une couple de cents pas des premières cabanes.

Rendu là, il s’arrêta à son tour et, élevant la voix, il poussa un cri aigu et prolongé, qu’il répéta autant de fois qu’il manquait de guerriers, de ceux qui étaient partis quatre mois plus tôt.

Quand il eut fini, la bande reprit sa marche, à la file indienne, c’est-à-dire, un par un, et ils pénétrèrent dans le village en gardant le plus morne silence, silence que se gardèrent bien de troubler les habitants de la bourgade.

Puis chaque guerrier se retira dans sa cabane.

Alors les femmes, les enfants et tous les parents de ceux qui avaient péri au cours de l’expédition se répandirent dans les sentiers qui serpentaient parmi les cabanes du village, et ils donnèrent libre cours à leur douleur, en pleurant et en se lamentant à haute voix.

Pendant tout le reste de la journée, ce ne fut que pleurs, gémissements et cris de toutes sortes. Ici, une femme, après avoir gémi quelques temps, se mettait à chanter les vertus de son mari défunt. Là, un fils poussait une suite de hurlements horribles, puis il se mettait à débiter, de sa voix la plus forte, une harangue où il louait les qualités guerrières de son père, resté en pays ennemi. Ensuite, il reprenait les hurlements par lesquels il avait débuté et, quand il était à bout d’haleine, il se mettait à exécuter toutes sortes de grimaces et de contorsions, lesquelles étaient censées illustrer les tourments qu’il ferait subir à ceux qui avaient tué son père, si jamais il mettait la main sur eux. Plus loin, une jeune fille, de sa voix douce et mélodieuse, chantait la beauté et la tendresse du fiancé qu’elle ne verrait plus.

Cela dura jusqu’au crépuscule.

Mais quand les ombres de la nuit commencèrent à confondre les cabanes du village avec les arbres de la forêt, l’on vit une file de jeunes sauvages, suivis de plusieurs femmes portant chacune un lourd fardeau, pénétrer dans le village et se diriger vers un vaste espace au centre de la bourgade.

C’étaient les chasseurs de la tribu revenant de la forêt, et les femmes rapportant le gibier laissé dans les canots par les guerriers à leur arrivée. Ces gibiers comprenaient, outre ce qui restait de l’orignal tué par Roger, trois chevreuils, un ours et nombre de lièvres et de perdrix.

D’autres femmes avaient allumé de grands feux, et quand les provisions arrivèrent, les chaudières étaient prêtes pour les recevoir.

Les sauvages de cette époque n’avaient qu’une manière de préparer leurs viandes. Cette préparation consistait à faire rôtir les animaux entiers devant de grands feux, puis, après les avoir découpés en morceaux, à les faire bouillir dans de grandes chaudières, où tout le monde venait se servir, chacun selon son goût.

Quand la nuit fut tout à fait venue, le festin commença. Puis quand tout le monde se fut rassasié, l’on alluma les calumets et chacun se mit à raconter les prouesses qu’il avait accomplies au cours du voyage ; en attendant que le chef fit officiellement part au conseil des anciens des résultats de l’expédition.

Mais tout a une fin en ce monde, même les festins des sauvages. Il vint un temps où tous les convives eurent assez mangé, assez fumé, assez raconté ou écouté, selon le cas. Alors chacun réintégra sa cabane, puis la paix et le silence régnèrent sur le village.

Quand les sauvages s’éveillèrent, le lendemain matin, il neigeait à plein ciel. La terre était déjà toute blanche.

La neige continua de tomber à gros flocons pendant toute la journée et quand vint le soir, la forêt et les sentiers de la bourgade étaient couverts d’un tapis de neige d’un demi-pied d’épaisseur.

Alors il se mit à venter du nord et à faire froid. Les jours suivants, les rivières et les lacs se couvrirent de glace. Puis il se remit à neiger et ce fut l’hiver.

XV

L’ADOPTION

Environ une semaine après le retour des Algonquins à Matwedjiwan, vers l’heure du midi, l’on aurait pu voir, dans les différents sentiers qui servaient de moyens de communication entre les cabanes du village, plusieurs sauvages qui marchaient d’un air grave et solennel et qui se dirigeaient tous vers le même but.

Ces sauvages étaient tous de vieux guerriers et, à voir la déférence avec laquelle les autres habitants de la bourgade s’écartaient des sentiers qu’ils suivaient, afin de leur laisser le passage libre, on devinait qu’ils étaient des personnages importants dans la tribu. Leurs pas les conduisaient tous vers une grande cabane, bâtie au milieu d’un vaste espace de terrain, au centre du village.

Cette cabane, qui pouvait bien avoir une trentaine de pas de circonférence, de forme presque ronde, était faite de grands morceaux d’écorce cousus ensemble et supportés par une charpente de bois rond. L’intérieur paraissait vaste, la toiture n’étant supportée que par un seul pilier placé au milieu. À côté de ce pilier, fait d’un seul tronc d’orme, un brasier ardent lançait sa flamme jusqu’au toit, à travers lequel la fumée s’échappait par une large ouverture pratiquée à cet effet. Le parquet, de terre battue, était couvert de peaux de bêtes et de nattes de joncs tressés.

Cette cabane servait de lieu de réunion au conseil de la tribu.

À mesure qu’un des anciens arrivait — ceux que nous avons vus se diriger vers la cabane du conseil étaient les anciens de la tribu à qui Acaki allait rendre compte de son expédition contre les Maléchites — il prenait place sur une des nattes, sur laquelle il s’asseyait les jambes croisées sous lui à la manière des Turcs, puis il attendait patiemment que le conseil s’ouvrit.

Tout se faisait dans le plus grand silence. Ce silence s’étendait à tout le village où même les enfants évitaient de crier dans leurs jeux.

Il y avait une quinzaine d’anciens réunis dans la cabane du conseil quand Acaki arriva. Comme les autres il entra et s’assit en silence.

Le chef avait toujours son maintien noble et imposant. En outre de la culotte qu’il portait en été, il avait, maintenant que l’hiver était arrivé, une paire de mitasses faites de peau d’orignal, dont les coutures extérieures étaient garnies de tavelles multicolores. Ces mitasses retombaient sur des mocassins de peau de caribou, brodés de rasades de grains de porcelaine. Une peau d’ours, au poil long et fort, couvrait ses épaules et lui retombait jusqu’aux genoux. Cette chaude couverture l’entourait complètement et ne laissait apercevoir que sa gorge et le haut de sa poitrine. Sa tête était nue, mais dans ses cheveux étaient piquées plusieurs plumes de héron, auxquelles se mêlaient d’autres plumes teintes de diverses couleurs.

Quand il fut assis, la peau d’ours qui lui servait de manteau glissa de ses épaules, laissant voir ses bras et son torse musculeux, tous chamarrés de bariolages rouges, jaunes, verts ou noirs.

Après avoir promené un regard circulaire sur l’assemblée, Acaki tira de la peau d’ours, qui, écroulée autour de lui, l’entourait comme l’eussent fait le dossier et les bras d’un fauteuil capitonné, un long calumet orné de coquillage et de poils de porc-épic. Il le remplit soigneusement de pétun, ou tabac mélangé à l’écorce d’une certaine espèce de roseau, l’alluma avec un tison qu’il retira du brasier et en aspira quelques bouffées de fumée. Après quoi il le passa au sauvage le plus rapproché de lui. Celui-ci, à son tour, après en avoir aspiré deux ou trois bouffées, le passa à son voisin.

De cette manière le calumet fit le tour de l’assemblée.

Quand chacun des assistants eut aspiré quelques bouffées de la fumée du calumet du conseil, et que le calumet fut revenu à Acaki, ce dernier le suspendit au pilier supportant la toiture. Puis il se leva et, se redressant de toute sa hauteur, il promena une seconde fois son regard sur ses compagnons.

Enfin, quand il se fut assuré que tous ceux qui étaient réunis dans la cabane du conseil étaient prêts à l’écouter avec attention, il leur parla. Et ce fut d’une voix qui, bien que très basse, pouvait être entendue distinctement de toutes les parties de la cabane, qu’il leur fit le discours suivant :

« La dernière fois que les Anciens s’assemblèrent dans cette cabane de conseil, c’était pour appeler la protection des Esprits sur les guerriers de la tribu, qui se mettaient alors en route pour une longue et dangereuse expédition.

« Quand, commandés par votre indigne frère — en disant ces mots Acaki s’inclina légèrement — vos guerriers se mirent en route, le maïs des champs était encore vert. Ils ne sont revenus que juste avant la neige.

Ici, Acaki fit le récit de l’expédition contre les Maléchites, récit que nous omettons car il n’a aucun rapport avec ce livre, puis, quand il eut tout narré jusque dans les moindres détails, il continua :

« À notre retour, vous avez, avec douleur, constaté que plusieurs de vos enfants n’étaient pas revenus. Tous ensemble, nous les avons pleurés !… Nos cœurs saignent encore d’être séparés de leurs cœurs !…

« Mais consolez-vous ! — ici, sa voix, qui avait pris des accents de tristesse laissant deviner des sanglots pendant qu’il parlait des guerriers péris au cours de l’expédition, devint sonore et sa tête se releva avec fierté — Consolez-vous ! Anciens de la tribu du Castor ! Pour chacun de vos fils restés le long de la route ou sur le terrain de l’ennemi, dix chevelures pendent maintenant dans cette cabane de conseil. Et d’un large geste de la main, il indiquait les nombreuses chevelures dont les murs de la cabane étaient ornés.

À ces paroles et à ce geste, plusieurs têtes s’inclinèrent en signe d’approbation. Acaki continua :

« Quand nos frères disparus arriveront dans le pays de chasse d’où l’on ne revient pas, ils seront accompagnés de tant d’esclaves, que chacun d’eux en aura un pour graisser ses mocassins, un pour porter son arc, un pour porter ses flèches, un pour porter son tomahawk, un pour porter son gibier, un pour le faire cuire et plusieurs autres dont il ne saura que faire.

À chaque fonction d’esclave qu’il énumérait, Acaki touchait un de ses doigts, et toutes les têtes s’inclinaient en signe d’approbation. Quand il s’arrêta pour reprendre haleine, plusieurs grognements étouffés se firent entendre ; ce qui était la plus grande marque d’approbation que ces sauvages se permissent à l’adresse de leurs orateurs.

Acaki reprit :

« Avant que les dernières neiges ne fussent venues recouvrir le sol, Ononthio nous appela dans son grand village de Québec et nous dit : « Mes enfants, la hache de guerre est enterrée. Elle est enterrée si profondément, qu’aucun de vous ne sera plus jamais capable de la déterrer. » Ononthio s’est trompé ! Il n’est pas capable d’enterrer la hache de guerre si profondément que personne ne puisse la déterrer. Nous ne sommes pas les esclaves d’Ononthio ! Nous habitions ce pays avant lui, et quand nous voulons nous engager dans le sentier de la guerre, nous n’avons pas besoin de la permission des Blancs pour nous mettre en route.

« Les Maléchites sont des chiens !… — ici, sa voix devint sifflante —. Ils avaient tué vos fils, il était juste que nous tuions les leurs !… Vos guerriers sont allés dans le pays des Maléchites, ils ont tué leurs femmes et leurs fils, ils ont brûlé leurs cabanes et leur maïs !… Maintenant ils sont revenus !… J’ai dit !

Et Acaki se rassit en s’enveloppant majestueusement dans sa peau d’ours.

Un silence qui ne dura pas moins d’une dizaine de minutes suivit le discours du chef. Ses auditeurs méditaient les paroles qu’ils venaient d’entendre.

À la fin, un de ceux qui paraissaient être les plus âgés parmi les assistants se leva et parla en ces termes :

« Mes frères, Acaki s’est conduit comme un brave guerrier et a parlé comme un digne chef de tribu. Nous n’attendions pas moins de lui. S’il avait pu en être autrement, il ne serait pas chef de la tribu du Castor, de la grande nation algonquine… Avec lui et toute la tribu, je pleure nos enfants disparus !… Avec lui et toute la tribu, je me réjouis de la manière que leur mort a été vengée ! Je me réjouis, aussi, de la manière que nos ennemis ont été humiliés !… Acaki a raison : Les Maléchites sont des chiens, des fils de chiens !

Ici, le vieillard fut quelques temps silencieux, puis il reprit :

« Les anciens de la tribu doivent avoir remarqué, comme je l’ai remarqué moi-même, que, depuis le retour de nos guerriers, un jeune guerrier blanc, arrivé en même temps qu’eux, habite notre village. Je m’attendais qu’Acaki allait nous dire qui il est, d’où il vient et ce qu’il vient faire au pays des Algonquins ?… J’ai dit !

Et le vieil orateur se rassit, aussi solennellement, aussi majestueusement que l’avait fait Acaki.

Trois autres anciens se levèrent successivement et parlèrent dans le même sens que le premier. Tous les trois, ils approuvaient la manière avec laquelle Acaki avait dirigé l’expédition contre les Maléchites, en se réjouissant des résultats obtenus. Mais ils étaient tous anxieux de savoir qui était ce jeune guerrier blanc qui avait suivi la bande de leurs guerriers à son retour, et ce qu’il venait faire dans leur village.

Il est remarquable, et bien caractéristique des mœurs de ces sauvages, de voir que, bien que Roger fût au milieu d’eux depuis une semaine, personne n’avait posé la moindre question, soit à lui, soit aux guerriers revenus en même temps que lui, dans le but d’apprendre qui il était, d’où il venait ou ce qu’il venait faire à Matwedjiwan. Les guerriers, les jeunes gens et les femmes, à partir de son arrivée, l’avaient tout simplement traité comme un des leurs ; tandis que les anciens, eux, avaient attendu le conseil pour être renseignés sur son compte.

Quel est le village, ou la famille, parmi les nations qui se croient civilisées, qui aurait su pratiquer l’hospitalité de cette manière ?

Quand Acaki vit que tous les anciens qui voulaient parler avaient satisfait leur désir, il étendit le bras, décrocha le calumet, le ralluma et, après en avoir tiré quelques bouffées, le passa de nouveau à son voisin le plus rapproché. Puis, pendant que les anciens se passaient le calumet de l’un à l’autre, il mit la tête à la porte de la cabane et poussa un cri particulier.

Aussitôt, un jeune sauvage parut qui, sur un signe du chef, partit à la course et revint, deux minutes plus tard, accompagné de Roger. Celui-ci vint se placer à côté de son protecteur, et, pendant que les anciens achevaient de fumer, la cabane se remplit de guerriers et de jeunes gens.

Quand le silence, un moment troublé par la foule envahissante, fut rétabli, Acaki se leva et dit, en désignant Roger de la main :

« Mes frères. Le plus indigne d’entre vous vous présente un nouveau guerrier algonquin, de la tribu du Castor !… Ceux qui, avec moi, sont revenus de l’expédition contre les Maléchites vous diront où et comment nous l’avons rencontré. Ils vous diront aussi que son œil est infaillible, aussi bien à l’arc, l’arme des hommes de notre race, qu’au fusil, l’arme des Blancs. Comme la foudre, qui embrase l’arbre au moment même où nous l’entendons éclater, le projectile de son arme atteint le gibier en même temps que nous en entendons la détonation. Je l’ai nommé : Wabonimiki, et il est mon fils.

Puis Acaki se rassit, en faisant signe à Roger de s’asseoir à son côté. Le jeune homme obéit, pendant que l’ancien qui, la première fois, avait parlé immédiatement après le chef, se levait de nouveau et exprimait son approbation des explications que le chef venait de leur donner. Il souhaita aussi la bienvenue à Roger et l’assura qu’à l’avenir toute la tribu le considérerait comme un des leurs. Quand il se rassit, plusieurs grognements satisfaits démontrèrent qu’il avait exprimé les sentiments de toute l’assemblée.

À partir de ce moment, Roger fut considéré comme un des principaux guerriers de la tribu. Jusque là, il avait vécu dans la cabane du chef. Mais, à partir de ce moment, on lui abandonna la cabane, ainsi que la femme d’un guerrier qui n’était pas revenu de la dernière expédition. Le jeune Canadien entrait donc de plein pied, et avec plaisir, dans son rôle de Wabonimiki — Tonnerre-Blanc — guerrier de la tribu du Castor, de la nation algonquine.

Pendant tout l’hiver qui suivit son adoption, Roger ne fit que chasser, soit seul, soit en compagnie des Algonquins. La femme qu’on lui avait donnée préparait ses aliments, passait les peaux des bêtes qu’il tuait et, avec les peaux ainsi passées, elle lui confectionnait des vêtements qu’elle entretenait en les enduisant, de temps en temps, de graisse d’ours.

Un jour, vers le milieu de l’hiver, le jeune homme partit, en compagnie d’une vingtaine de chasseurs de la tribu, pour une chasse aux ours, telle que la font les sauvages.

Tout le monde sait que l’ours passe l’hiver enfoui dans quelque trou, soit sous les racines d’un gros arbre, soit dans la fente d’un rocher, même quelquefois sous un amas de broussailles ou sous un arbre renversé. Il se tapit là quand la neige et le froid commencent, et il y passe l’hiver dans une immobilité si complète, dans une si grande torpeur, qu’il en sort au printemps, bien qu’il n’ait pas mangé de l’hiver, aussi gras qu’il y était entré à l’automne. Cette chasse à l’ours était donc plutôt une boucherie qu’une chasse proprement dite, car il ne s’agissait, en somme, que de découvrir la bête et de l’assommer dans sa retraite, sans même lui donner la chance d’en sortir.

La bande que Roger accompagna dans cette expédition de chasse revint au bout d’une dizaine de jours, rapportant une vingtaine d’ours qu’ils avaient ainsi assassinés dans leurs asiles. Et ce fut à cette occasion que Roger eut à passer par la cérémonie la plus dégoûtante de son initiation à la vie des sauvages.

Dans le cas d’une chasse à l’ours, il était d’usage que les chasseurs, une fois revenus, mangeassent à eux seuls et dans un seul repas, et cela au cours du festin donné pour célébrer leur retour, le plus gros des ours qu’ils avaient tués. Ils devaient en outre, afin de devenir aussi courageux que l’animal qu’ils étaient censés avoir combattu, manger chacun une lisière de sa peau de la largeur de deux doigts et longue comme le bras. Il leur fallait aussi, probablement pour leur aider à avaler la lisière de peau, boire une certaine quantité de graisse d’ours à l’état liquide.

Roger assista au festin et, comme un brave, il mangea sa part de l’ours et avala sa lisière de peau en buvant la quantité réglementaire de graisse. Mais il fut malade plusieurs jours suivant la fête, et il se promit que la prochaine fois que la tribu organiserait une chasse aux ours, il serait occupé ailleurs.

XVI

UNE BATAILLE

Les sauvages chassant, mangeant et dormant, cette dernière occupation prenant les deux tiers de leurs jours, l’hiver suivit le cours ordinaire des hivers canadiens et se passa tant bien que mal dans la bourgade algonquine. Le printemps venu, Acaki, qui n’oubliait pas sa rancune contre les Blancs, profitant du prestige que lui avait donné l’expédition de l’été précédent contre les Maléchites, assembla le conseil des anciens et fit décider une autre expédition de guerre, contre les Français et les Hurons cette fois.

Dans un long discours, dont nous ferons grâce au lecteur, nous contentant d’en donner la substance, il expliqua aux anciens que les Blancs avaient toujours trompé les sauvages ; qu’ils avaient toujours cherché à les déposséder de leurs terres et à les refouler toujours plus loin de la Grande-Rivière, le long de laquelle étaient bâtis les villages de leurs pères.

Il leur fit de plus comprendre que, bien que les Blancs en voulussent beaucoup aux terres des sauvages, ce qu’ils convoitaient surtout étaient leurs pelleteries. Que le jour où ils ne pourraient plus se procurer de pelleteries en quantités suffisantes, ils abandonneraient bien vite le pays et s’en retourneraient par delà les Grandes Eaux, d’où ils étaient venus. Que le meilleur moyen de les priver de pelleteries consistait à rendre les voies de communications entre les diverses parties du pays si peu sûres, si dangereuses, que les tribus sauvages qui s’étaient laissé dominer par les Blancs n’oseraient plus s’éloigner de leurs bourgades pour venir apporter à leurs maîtres le produit de leurs chasses.

Le hargneux Algonquin proposait donc, pour en arriver à ce résultat, que l’on réunisse la plus forte bande de guerriers que l’on pourrait trouver ; que cette bande aille se poster à la jonction du Saint-Laurent et de l’Outaouais et que, une fois là, elle attaque tout ce qui se présenterait, blanc ou sauvage.

Les anciens approuvèrent le plan du chef en entier et lui confièrent, comme l’année précédente le commandement de l’expédition.

C’est ainsi que, dans la dernière semaine de mai, une troupe d’une couple de cents Algonquins de la tribu du Castor, commandés par Acaki ayant à ses côtés Roger Chabroud, que les Algonquins appelaient Wabonimiki, se mettait en route.

Le village qu’ils quittaient étant situé à quelques centaines de pas du confluent des rivières Mattawin et Saint-Maurice, les Algonquins remontèrent la première de ces deux rivières jusqu’à sa source, puis, par une suite de portages, ils vinrent lancer leurs canots dans un petit lac dont les eaux s’écoulaient dans la rivière Rouge. Ils descendirent le cours de cette rivière jusqu’à son confluent avec l’Outaouais puis, suivant cette dernière rivière, ils venaient, dans la première semaine de juillet, aborder à l’extrémité supérieure de l’île de Montréal. Comme on le voit, ils avaient pris leur temps. Ils avaient fait le trajet en chassant, en pêchant et en faisant bombance.

Deux jours après leur arrivée, une dizaine de guerriers que le chef avait envoyés en reconnaissance, revinrent au camp et rapportèrent qu’ils avaient aperçu un grand nombre de canots qui descendaient le fleuve, et qui paraissaient se diriger vers le lieu de leur campement. Au dire des éclaireurs, ces canots étaient lourdement chargés, probablement de pelleteries, et devaient être en route pour Montréal, où ils feraient la traite ; c’est-à-dire qu’ils échangeraient leur fourrures pour des haches, des couteaux et différents autres objets, mais surtout pour de l’eau-de-feu. Quand les éclaireurs les avaient aperçus, ils étaient à une journée de marche de l’endroit où étaient campés les Algonquins.

Acaki renvoya ses hommes, en leur donnant pour mission d’épier la flottille qui s’avançait, de s’en approcher d’assez près pour identifier ceux qui la montaient, et de le tenir au courant de leurs mouvements. Puis il s’occupa de placer son monde en vue de la bataille qui s’annonçait prochaine.

Un peu au-dessous de l’endroit où les Algonquins avaient atterri, une petite anse, bordée de sable fin et de gravier, invitait au débarquement les voyageurs passant par là. Acaki ne doutait pas un instant que ceux qu’il attendait en les faisant guetter s’arrêteraient là, soit pour se reposer, soit pour faire leurs préparatifs d’arrivée à Lachine qui, à cette époque, était l’endroit où les sauvages des pays d’en haut, comme on appelait toute la région des grands lacs, arrivant pour traiter leurs pelleteries, rencontraient d’ordinaire les premiers Blancs.

Le chef algonquin divisa donc sa troupe en trois bandes, qu’il plaça, l’une au fond de l’anse, les deux autres de chaque côté, avec instruction d’attaquer la flottille, si elle s’arrêtait en cet endroit, de trois points à la fois et au moment de la confusion causée par le débarquement.

La journée s’acheva sans incident. Mais, au cours de la nuit, les éclaireurs rentrèrent au camp les uns après les autres et apprirent au chef que la flottille qu’ils guettaient était conduite par des Hurons de la baie Géorgienne, au nombre d’une couple de cents ; que les canots étaient lourdement chargés de pelleteries ; et enfin, qu’ils étaient campés pour la nuit de l’autre côté du lac Saint-Louis, au pied du rapide par où il reçoit les eaux du Saint-Laurent.

Il n’y avait donc qu’à attendre, ce que les Algonquins firent comme savent le faire les sauvages : sans que le moindre mouvement, sans que le moindre bruit décelât leur présence en cet endroit. Acaki profita des quelques heures de répit que cette attente lui procurait pour s’approcher de Roger et converser avec lui. Le chef craignait que le jeune homme n’éprouvât quelque répugnance à combattre les Hurons, alliés des Français, et il voulait lui faire croire que ceux qu’ils étaient sur le point d’attaquer étaient des Iroquois, ennemis communs des Français et des Algonquins. Il n’eut pas de peine à convaincre son jeune ami, et à s’assurer qu’il combattrait contre n’importe quels adversaires qui se présenteraient, pourvu que ce ne fût pas des Français. Puis, faisant le tour de ses trois bandes et s’assurant que chacun était à son poste, l’Algonquin se remit en observation.

Ce qui précède s’était passé dans les premières heures de la matinée. Vers le milieu du jour, Acaki, caché parmi les hautes branches d’un orme dont la tête arrondie émergeait au-dessus des autres arbres de la forêt environnante, près de l’endroit où est aujourd’hui le hameau de Beaurepaire, vit apparaître, contournant l’île Perrot, une flottille nombreuse de canots, qui s’avançait avec rapidité.

Après avoir suivi tant qu’elle le put le contour de l’île qu’elle longeait, la flottille contourna la petite île Sainte-Geneviève et, rendue vis à vis la petite anse où les Algonquins étaient cachés, elle piqua droit vers la côte nord du lac. Ce que voyant, Acaki se laissa glisser à terre et courut avertir ses hommes de se tenir prêts.

Quand le chef revint à la lisière du bois, il était près de quatre heures de l’après-midi. Les canots des Hurons, s’avançant rapidement vers la petite anse où les Algonquins se tenaient cachés, grandissaient à vue d’œil. Ils n’étaient plus, maintenant, qu’à une faible distance du guet-àpens qui les attendait.

Cependant, sur la rive, tout paraissait calme et paisible. La température était radieuse. Une légère brise agitait faiblement la surface du lac et remuait à peine les feuilles des arbres. Rien n’indiquait que derrière le riant rideau de verdure qui entourait la petite baie, se cachait une bande de démons assoiffés de sang.

Les premiers canots des Hurons touchèrent terre. Ceux qui suivaient vinrent aborder de chaque côté des premiers, et ainsi de suite, allongeant la ligne des canots échoués sur presque tout le pourtour de la baie. Environ la moitié des canots accostèrent de cette manière, et leurs occupants mirent pied à terre.

Mais au moment où les canots qui n’avaient pas encore pu aborder s’approchaient et cherchaient, entre ceux déjà échoués sur le sable, les espaces nécessaires pour pouvoir s’échouer à leur tour, créant ainsi une certaine confusion, un cri, ou plutôt, un effroyable hurlement retentit et alla réveiller les échos endormis, jusqu’à une grande distance sur le lac et dans la forêt. Ce cri sinistre fut aussitôt repris par deux cents gosiers féroces, et les trois bandes d’Algonquins, sortant de la forêt par trois points différents, s’élancèrent sur le sable de la grève qu’ils traversèrent en quelques bonds rapides et se précipitèrent sur ceux qui étaient en train d’atterrir ; frappant, blessant, tuant et hurlant continuellement comme des forcenés.

Cependant, après quelques minutes de combats, il fut évident que malgré tout leur vacarme, les guerriers d’Acaki n’accomplissaient pas grand besogne. À leur sortie du bois, ils avaient lancé une décharge de flèches ; décharge qui tout en faisant de nombreuses blessures n’avait tué personne, puis ils avaient attaqué les Hurons à coups de tomahawk. Mais ils étaient loin d’avoir partie gagnée, car ceux des Hurons qui avaient réussi à atterrir, se défendant comme des hommes qui défendent leur vie en même temps que leurs biens, leur tenaient vaillamment tête.

Pendant ce temps, leur chef faisait vivement reculer son canot et, suivi de tous ceux de ses guerriers qui n’avaient pas encore débarqué, il allait atterrir à quelques centaines de verges en amont de l’anse où avait lieu la bataille. Faisant ensuite un détour dans la forêt, cette bande débouchait juste au centre de l’anse, prenant ainsi les assaillants par derrière.

Une dizaine de ceux qui avaient suivi le chef Huron avaient des fusils. À la première décharge qu’ils lâchèrent, cinq ou six Algonquins restèrent sur la place, dont deux morts.

En entendant cette mousqueterie et en voyant tomber leurs hommes, les Algonquins, qui étaient loin de s’attendre à pareille attaque, se voyant pris à revers et ayant à combattre sur deux fronts à la fois, comprirent que la partie était irrémédiablement perdue. Ils lâchèrent pied tous ensemble et s’enfuirent dans toutes les directions, en se dispersant dans les bois environnants.

Mais, à travers tout cela, que devenait notre ami Roger ?

Acaki lui avait confié le commandement de la bande qui devait attaquer les Hurons à la partie inférieure de la baie. Au premier cri de guerre poussé par les Algonquins, Roger s’était élancé et, à la tête de sa bande, il avait culbuté les occupants des canots qui venaient d’atterrir dans cette partie de la baie, en avait tué quelques-uns, blessé plusieurs, et il allait se rendre maître de cette partie du champ de bataille, quand la bande de Hurons qui avaient suivi leur chef et qui comprenait ceux qui étaient armés de fusils, apparut sur la scène.

Quand les Hurons sortirent du bois afin de prendre leurs assaillants par derrière, leur chef vit, du premier coup d’œil, que l’endroit où son intervention était le plus nécessaire était justement cette partie de la mêlée où la bande commandée par Roger était en train de s’emparer des canots de ses gens. Ce fut donc dans cette direction qu’il dirigea son attaque, et ce fut sur Roger et ses Algonquins que tomba la première décharge des fusils des Hurons. Cette bande fut aussi la première à prendre la fuite.

Quand Roger était parti de chez son père, l’automne précédent, il ne s’était muni que de la quantité de poudre qu’un chasseur emporte d’ordinaire pour une journée de chasse. Cette provision était épuisée depuis longtemps et, depuis qu’il n’avait plus de munitions, son fusil lui était inutile. Il l’avait cependant emporté avec lui, en prévision du cas où il pourrait se procurer de la poudre. Mais cette occasion ne s’étant pas encore présentée, Roger avait laissé son fusil caché avec les canots de l’expédition, et il se battait au tomahawk, comme les Algonquins.

Le jeune homme ne put donc riposter à la fusillade des Hurons, et il se vit tout à coup seul, abandonné de ses guerriers et avec une balle dans la cuisse. La balle, cependant, n’avait fait que traverser les chairs, sans atteindre les os, et bien que la douleur qu’elle lui causait fut très vive, elle lui laissait l’usage de sa jambe.

Il prit donc la fuite, à son tour, et s’enfonça dans le bois, dans la direction de Lachine.

Disons de suite, pour en avoir fini avec eux, que, au cours de cette bataille, une trentaine d’Algonquins furent tués, pendant qu’un plus grand nombre encore étaient blessés ; que les autres, après s’être dispersés dans les bois environnants, se réunirent le lendemain et reprirent, comme une bande de chiens battus et poursuivis par les Hurons qui leur tuèrent encore plusieurs guerriers avant de les laisser aller en paix, le chemin de leur pays, où ils se tinrent tranquilles pendant le reste de la saison. Acaki lui-même, gravement blessé, ne put regagner Matwedjiwan que grâce à l’aide de quelques fidèles guerriers qui ne l’abandonnèrent pas, mais le portèrent sur leurs épaules presque tout le long du voyage. Assagi par sa défaite, et son prestige considérablement diminué, ce ne fut que deux ans plus tard, après avoir renoué son amitié avec les Français, qu’il put organiser une autre expédition de guerre : contre les Iroquois, cette fois. Ce fut au cours de cette expédition qu’il ramena Ohquouéouée prisonnière à Matwedjiwan.

Mais revenons à Roger. Le jeune homme courait depuis quelques temps déjà, quand un bruit de branche qui se brise lui fit tourner la tête et regarder en arrière. Apercevant une demi-douzaine de Hurons qui couraient dans sa direction, il redoubla d’efforts ; mais sa blessure le faisait de plus en plus souffrir, il perdait son sang en abondance, et ces deux causes réunies retardaient sa course.

Il suivait une espèce de sentier à peine tracé dans la forêt, et il arrivait à un endroit où deux énormes troncs d’arbres jetés bas par le vent barraient complètement le passage en avant, faisant dévier le sentier à gauche, pour revenir à sa place de l’autre côté de l’obstacle. Ceux qui avaient tracé ce sentier avaient préféré lui faire faire un détour plutôt que d’enlever ces énormes troncs d’arbres.

En apercevant cet obstacle, Roger, comme tout animal poursuivi et qui ne cherche qu’à se cacher, eut l’idée, au lieu de suivre le sentier, de se hisser pardessus les troncs d’arbres et de se cacher derrière. Son espoir était qu’en se soustrayant à la vue des Hurons, ceux-ci continueraient de suivre le sentier, à la poursuite des Algonquins qui le précédaient, sans s’occuper de lui.

Mais il se trompait dans son calcul, les Hurons étant trop rapprochés. Comme le jeune Canadien parvenait à se hisser sur le premier des deux arbres, ce qui n’avait pas été chose facile pour un homme blessé comme il l’était, et qui lui avait pris un certain temps, un colosse huron y sautait, prenant pied à côté de lui, et lui assénait un formidable coup de tomahawk sur la tête. Puis, rebondissant à terre de l’autre côté des deux arbres, le sauvage reprenait sa course à la poursuite des Algonquins, précédé de ses compagnons qui, eux, avaient fait le tour de l’obstacle, et tous ensemble ils disparurent parmi les broussailles qui formaient le sous-bois.

Roger venait, à force de bras, de se hisser sur le premier des deux arbres renversés et se redressait sur sa bonne jambe, quand il reçut le coup du Huron. Il s’affaissa, assommé. Son corps inerte glissa entre les deux arbres et bascula en dessous, où il s’étendit sur la mousse et resta immobile, sans connaissance.

Les clameurs du combat et de la poursuite s’éloignèrent, puis cessèrent. Les poursuivis et les poursuivants disparurent, et tout retomba dans le silence.

Les oiseaux, qui s’étaient enfuis aux premiers bruits de la bataille, revinrent et reprirent leurs chants. La brise continua d’agiter mollement les feuilles et de moirer la surface du lac. Les insectes poursuivirent leurs travaux incessants, tout en susurrant mystérieusement dans les touffes d’herbe, et la journée s’acheva dans la quiétude d’un beau soir d’été.

La nuit vint. La lune monta au firmament et éclaira, de sa lumière triste et en les faisant paraître plus horribles dans ce décor paisible, les quelques cadavres de sauvages abandonnés sur la grève et qui, gisant dans toutes sortes d’attitudes grotesques, grimaçaient aux étoiles.

Roger n’avait pas encore bougé. Quand, à la fin, il reprit connaissance, il lui fut d’abord impossible de comprendre sa situation. Il avait beau écarquiller les yeux de toutes ses forces, il ne pouvait rien distinguer.

— Suis-je aveugle ? se demanda-t-il, en parlant à voix haute.

Le son grêle de sa voix le surprit et il voulut porter la main à ses yeux, afin de s’assurer qu’ils étaient bien ouverts. Mais sa main heurta quelque chose de moelleux et d’humide.

Il tâta et reconnut que ce quelque chose de moelleux et d’humide était de la mousse. Cette mousse était à deux ou trois pouces de son visage et juste au dessus.

— Où suis-je donc ? fut la deuxième question qu’il se posa.

Ne pouvant répondre à ses propres questions, il se mit à réfléchir. Peu à peu, la mémoire lui revenant, il se rappela la bataille, sa blessure, sa fuite et sa poursuite par les Hurons.

Il voulut alors lever ses deux bras, mais il ne put remuer que le bras droit, et l’effort qu’il fit pour remuer le bras gauche lui arracha un cri de douleur.

Tâtant de sa main valide, il se mit à explorer son entourage. Il reconnut qu’il était couché sur le dos, dans une espèce de réduit aménagé sous les deux arbres renversés qui lui avaient barré la route, dans sa fuite de la veille. Ce réduit avait dû, autrefois, servir de tanière à un ours.

La première chose à faire était de sortir de là. Roger y parvint, après de nombreux tâtonnements et, surtout, de nombreux gémissements. Le moindre effort, le moindre mouvement lui arrachait des cris de douleur. Enfin, après de longs et pénibles efforts, ayant découvert une ouverture en dessous d’un des arbres, ce qui le délivrait de la nécessité de se hisser par dessus, il réussit à se tirer du réduit où il avait passé la nuit et à se mettre debout, le dos appuyé à un arbre.

Une fois dans cette position, il leva les yeux et aperçut une ligne grisâtre au-dessus des arbres. C’était le jour qui commençait à poindre. Regardant autour de lui, il aperçut, entre les troncs des arbres cette fois et sur sa droite, une autre ligne d’un gris pâle. C’était le lac ; et il n’en était éloigné que d’une cinquantaine de pas.

La vue de l’eau lui fit sentir qu’il avait soif et que sa bouche était brûlante. Il se mit en devoir de se traîner jusqu’à la grève.

Ce fut encore une longue et pénible opération. Mais, à force de persévérer et d’endurer des souffrances atroces, il y parvint.

Il se baissait déjà pour tremper ses mains dans l’eau claire, afin d’en rafraîchir sa bouche, où il sentait du feu, quand sa vue se troubla. Il fit un quart de tour, ses bras battirent l’air et il s’affaissa la face contre terre, une de ses mains trempant dans l’eau qu’il avait tant travaillé pour atteindre. Il avait de nouveau perdu connaissance.

XVII

SECOURU À TEMPS

Pendant que Roger se traînait de l’endroit où il avait passé la nuit, sous les troncs d’arbres, à la grève du lac, le jour était tout à fait venu, puis le soleil s’était levé. Roger gisait toujours à la même place.

Le soleil s’élevait au-dessus des arbres, et ses rayons allaient atteindre la forme étendue sur le sable de la grève quand, contournant une pointe couverte de broussailles, au-dessus de l’endroit où le blessé gisait, un canot parut. Ce canot était monté par deux hommes, des Blancs, et suivait la rive de près.

Comme il dépassait la pointe, le plus vieux des deux occupants du canot disait à son compagnon :

— Tu as raison ! Ceux qui se sont battus ici devaient tous être des sauvages, car nous ne voyons que des cadavres de Peaux-Rouges et tous sont scalpés ; preuve que ce sont des sauvages qui ont été vaincus et qu’ils l’ont été par d’autres sauvages.

Le lecteur a sans doute compris que ces deux voyageurs avaient dépassé l’endroit où avait eu lieu le combat de la veille, et qu’ils s’entretenaient de ce qu’ils avaient vu sur la grève.

Comme il achevait de prononcer les paroles que nous venons de rapporter, celui qui parlait aperçut Roger, toujours sans connaissance au bord de l’eau, et ajouta :

— Les vainqueurs ont dû poursuivre les vaincus, car il y a encore un cadavre au fond de cette petite anse, par là… Et du doigt, il indiquait Roger qu’il prenait pour un cadavre et qui, de fait, était bien près d’en être un.

En ce moment, un rayon de soleil vint frapper la chevelure châtain de Roger, et le plus jeune des deux voyageurs s’écria :

— Mais ce n’est pas là le cadavre d’un sauvage !… C’est celui d’un Blanc !

— C’est un Blanc, en effet, répondit son compagnon. Nous ferions bien d’aller lui donner une sépulture chrétienne.

Et, tous deux, ils poussèrent leur canot vers la rive.

Rendus à terre, ils se dirigèrent vers celui qu’ils croyaient mort et le plus vieux des deux voyageurs, prenant la forme qui gisait à terre par les épaules, le retourna sur le dos ; mouvement qui fit pousser un faible gémissement au blessé.

— Mais il n’est pas mort ! s’exclama le plus jeune.

— Il est vivant !… Et c’est un tout jeune homme ! fit l’autre. Puis, revenant de sa surprise, il ajouta :

— Voyons voir, s’il est gravement blessé ?

Après un minutieux examen, il dit à son compagnon :

— Ses blessures ne sont pas très graves. Il est plutôt affaibli par la perte de sang… Aide-moi ! nous allons lui faire un premier pansement.

Les blessures de Roger, comme venait de le dire le plus vieux des deux voyageurs, n’étaient pas de nature à mettre sa vie en danger, à moins qu’à la suite de la perte de sang considérable qu’il avait faite, il ne survînt quelque complication. La balle qui l’avait blessé à la cuisse, ainsi que nous l’avons déjà dit, n’avait fait que traverser les chairs. Quant à l’autre blessure, la plus sérieuse des deux : le tomahawk du Huron avait glissé sur la tête du jeune Canadien, lui fendant le cuir chevelu sur une longueur de plusieurs pouces derrière l’oreille, puis il s’était enfoncé dans les muscles de l’épaule, un peu en arrière, jusqu’à ce qu’il se fut arrêté sur l’omoplate. La concussion du tomahawk sur le crâne, en assommant Roger, avait été cause de son premier évanouissement. La perte de sang avait causé le deuxième.

Les voyageurs ne perdaient pas leur temps. Pendant que le plus jeune allait au canot chercher de la charpie et des bandages, le plus vieux fendait la culotte et la chemise du blessé, afin de dégager ses blessures et, tous les deux, ils le lavèrent et le pansérent comme seuls savaient le faire les Canadiens de cette époque.

Toujours exposés à recevoir des coups, et en recevant souvent, les premiers habitants de la colonie, surtout les coureurs de bois, devenaient vite experts dans l’art de panser et de soigner les blessures. Ceux qui venaient de trouver Roger étaient deux de ces coureurs de bois, revenant de porter des dépêches dans le pays d’en haut, et le jeune homme n’aurait pu tomber en de meilleures mains.

Quand ses blessures furent lavées et couvertes de charpie maintenue en place par des bandes de toile, les deux voyageurs couchèrent le blessé au fond du canot, puis ils lui lavèrent le visage avec de l’eau du lac, après quoi ils lui en firent avaler quelques gouttes.

Roger entr’ouvrit les yeux et laissa échapper quelques plaintes étouffées, indiquant par là qu’il avait conscience des bons soins qu’on prenait de lui, mais qu’il était trop faible pour remercier ses bienfaiteurs.

Ce que voyant, le plus âgé de ses sauveurs lui dit :

— Ne te fatigue pas à parler, mon petit. Surtout ne bouge pas et tout va bien aller. Puis, s’adressant à son compagnon, il ajouta :

Nous allons maintenant essayer de le rendre à Lachine, où nous le laisserons sous les soins de maître Boire.

— Vous avez là une fameuse idée, répondit l’autre. Maître Boire a bien assez volé les voyageurs, depuis qu’il tient son auberge, il est juste que, pour une fois, il rende service à l’un d’eux.

Sans plus parler, ils se mirent à jouer vigoureusement de l’aviron, tenant l’avant de leur canot tourné vers Lachine, où ils arrivèrent vers le milieu de l’après-midi.

L’aubergiste dont les deux voyageurs avaient parlé en termes si peu flatteurs, et qu’ils avaient appelé maître Boire — nom qui convenait admirablement bien à un homme dont le métier était de faire boire les autres — avait son auberge tout près de l’endroit où les canots atterrissaient, quand ils arrivaient à Lachine par le lac Saint-Louis. C’était, de ce côté-là, la première maison du village.

En plus du métier de cabaretier, maître Boire exerçait aussi celui de commerçant de pelleteries ; en ce sens que, quand un sauvage voulait se procurer de l’eau-de-vie avant d’avoir vendu ses peaux, l’aubergiste était toujours prêt à échanger une bouteille de la liqueur tant convoitée par les naïfs enfants de la forêt, pour autant de pelleteries qu’il pouvait leur en extorquer ; pelleteries qu’il revendait ensuite, contre un bon prix, à ceux qui faisaient un commerce régulier de cette marchandise.

Comme son auberge était le rendez-vous ordinaire des coureurs de bois et des sauvages, aussi bien que des désœuvrés du village — les désœuvrés formant, en ce temps-là aussi bien que de nos jours, le fond de la clientèle de toutes les auberges — il s’y passait quelque fois des scènes de tapage et même des rixes sanglantes. Malgré cela, maître Boire était toujours parvenu, soit à cacher le véritable état des choses aux autorités, soit à se le faire pardonner quand il ne pouvait empêcher qu’il fût connu.

Ce jour-là, l’aubergiste finissait de tout ranger dans l’unique pièce du rez-de-chaussée de son auberge — pièce qui servait de cuisine, salle-à-manger et buvette — et il s’asseyait sur le pas de sa porte. Tournant ses regards vers le lac, il leva tout à coup la main et, la plaçant au-dessus de ses yeux de manière à les protéger contre les rayons du soleil, il tint son regard fixé quelques instants sur un point noir qui se mouvait à la surface de l’eau. Après s’être écarquillé les yeux démesurément et avoir changé de position deux ou trois fois pour essayer de mieux voir, il laissa tomber son bras en grommelant :

— C’est bien un canot, mais il m’est impossible de voir par qui il est monté !

Il rentra dans son auberge et en ressortit un peu plus tard comme le canot abordait. Alors il reconnut, dans ceux qui le montaient, deux de ses anciennes pratiques. S’avançant vivement jusqu’au bord de la berge, il leur dit de son air le plus aimable :

— Bonjour Suisse !… Bonjour Georges !… Comment allez-vous tous les deux ?… Dites-moi quel bon vent vous amène chez moi aujourd’hui ?

— Bonjour, maître Boire, répondit le plus âgé des deux, que l’aubergiste venait d’appeler « Suisse, » et que le lecteur doit sans doute reconnaître par cette appellation. Ton eau-de-vie est-elle toujours buvable ?

— Toujours buvable !… Quand vous y aurez goûté vous m’en direz des nouvelles… Et toi, Suisse, as-tu encore des noisettes ?

— Tu sais bien que je n’ai pas de noisettes à cette saison-ci. Il y a longtemps que la récolte de l’année dernière est épuisée, pendant que celle de cette année est encore accrochée aux coudriers. Mais, en revanche, je t’amène un pensionnaire.

— Un pensionnaire ?

— Oui ! Approche et regarde !

Maître Boire, qui s’était arrêté sur le talus de la berge, sauta sur le sable de la grève, s’approcha du canot et vit, étendu sur le fond et pâle comme un mort, Roger qui, bien qu’ayant repris connaissance était trop faible pour parler ou faire un mouvement.

— Ce pensionnaire là n’est pas pour moi, fit-il. Et, indiquant l’église toute proche, il ajouta :

Le cimetière est par là !

— Il n’est pas mort, dit Le Suisse d’un ton scandalisé. Il n’est qu’affaibli par la perte de sang. Ses blessures, tout en étant sérieuses, ne mettent pas ses jours en danger.

— Et c’est là le pensionnaire que vous m’amenez ?… Je ne vous remercie pas !

En ce moment, la femme de l’aubergiste, qui s’était approchée pendant que les hommes discutaient, regarda au fond du canot et s’exclama :

— Mon doux Jésus, le gentil chérubin !… Et tout jeune !… Où et comment a-t-il été blessé comme cela ? questionna-t-elle, en s’adressant aux deux, voyageurs à la fois.

— Nous l’avons trouvé sur la grève, à courte distance de l’extrémité de l’île, répondit Le Suisse. Une bataille en règle a dû avoir lieu en cet endroit, et pas plus tard qu’hier, car nous y avons vu les cadavres d’une trentaine de sauvages, tous scalpés, et, un peu à l’écart des cadavres sauvages, ce jeune homme dans l’état où vous le voyez.

— Et tu hésites à en prendre soin ?… reprit la femme en s’adressant à son mari. Un jeune chrétien en danger de mort ?… Je vais le soigner, moi !… Puis, se tournant vers les deux étrangers :

— Emportez-le à la maison ; je cours lui préparer un lit.

Et, sans attendre de réponse, elle partit en courant vers l’auberge.

XVIII

GUÉRISON

Pendant toute la dernière partie de la conversation qui venait d’avoir lieu sur la grève, maître Boire n’avait pas soufflé mot. Mais il avait réfléchi. Son commerce, ou plutôt, les deux branches de son commerce allant toujours en augmentant, il en était arrivé à un point où il avait grand besoin de se faire aider, car, seul avec sa femme, il ne pouvait plus suffire à la besogne. La femme, obligée d’aider son mari à la cuisine, en avait assez des soins du ménage et de la basse-cour. Quant à l’aubergiste, dérangé souvent comme il l’était par ses échanges d’eau-de-vie pour des pelleteries, il ne pouvait servir la pratique comme il aurait voulu qu’elle le fût.

Maître Boire se disait donc qu’il lui faudrait bientôt louer les services de quelqu’un qui verrait à servir les mangeurs et les buveurs. Et ces services devraient être fournis par un homme, car, avec sa clientèle, une femme ne serait pas de mise dans la place.

Poussé par l’intérêt à défaut de charité, il conclut donc qu’en gardant et soignant le jeune homme jusqu’à sa guérison, il aurait une chance de le garder après son rétablissement, comme domestique.

L’aubergiste ne fit donc aucune opposition aux désirs de sa femme. Et quand les voyageurs, obéissant aux instructions que celle-ci leur avait données en partant, arrivèrent à la maison avec le blessé, ils y trouvèrent un lit tout préparé qui l’attendait. Ils y déposèrent leur fardeau, après quoi ils se retirèrent dans la salle commune, pour déguster un verre d’eau-de-vie, de la qualité de laquelle maître Boire paraissait si sûr.

Pendant qu’ils buvaient, servis par l’aubergiste, la femme soignait Roger. Sur ses instructions, un de ses fils, âgé d’une douzaine d’années, avait couru à l’orée du bois afin d’en rapporter de l’écorce de jeune pin blanc, pendant qu’elle-même, munie d’une serviette et d’une cuvette d’eau tiède, se mettait en devoir de déshabiller le blessé et de le laver.

Quand elle eut terminé cette première opération, elle fit bouillir les morceaux d’écorce que son jeune fils lui avait apportés, puis, avec le liquide ainsi obtenu, elle lava les blessures de son protégé, qu’elle recouvrit ensuite d’une sorte de cataplasme fait de ces écorces bouillies. Elle compléta le pansement en enveloppant le tout de bandages bien propres.

Le jeune homme n’avait pu supporter les fatigues de cette longue opération et avait, encore une fois, perdu connaissance. Une friction des mains et quelques gouttes d’eau-de-vie introduites entre ses dents le ranimèrent, mais à ses yeux brillants et à la rougeur qui apparaissait aux pommettes de ses joues, la femme de l’aubergiste reconnut avec inquiétude que la fièvre allait se déclarer.

En effet, le soir venu, Roger se débattait dans les hallucinations d’une fièvre intense.

Il fut ainsi, entre la vie et la mort, pendant trois longues semaines : jusqu’à ce qu’un bon matin il s’éveilla, n’ayant que le souffle tant il était faible, mais avec sa pleine connaissance et apparemment sauvé. Sa jeunesse et sa forte constitution avaient enfin pris le dessus.

À partir de ce moment, ses blessures commencèrent à se cicatriser. La convalescence fut cependant très longue ; il s’écoula tout un mois avant qu’il put se lever et marcher dans sa chambre. Quand il fut capable de se promener sans aide et de marcher dehors, le mois de septembre touchait à sa fin. Et quand il eut repris assez de forces pour se charger d’un léger travail, l’été était fini ; on était arrivé à la fin d’octobre.

Ce fut alors que, cédant aux instances de maître Boire, qui ne perdait pas de vue le côté pratique de la situation et qui avait trouvé le temps bien long depuis que Roger était malade, il accepta de rester, comme domestique, au service de l’aubergiste.

Avec ses habitudes de vie libre, aussi bien chez son père que dans les bois avec les sauvages, sa nouvelle situation ne souriait guère au jeune Canadien. Mais il se disait qu’il se trouvait chez l’aubergiste depuis bientôt quatre mois, et il se considérait comme très endetté envers lui, tant pour son logement et sa nourriture que pour tous les soins qu’il avait reçus depuis qu’il était là.

Il avait donc accepté l’offre de celui qu’il considérait comme son bienfaiteur, dans le but premièrement de s’acquitter de sa dette, mais aussi, une fois sa dette payée, de s’amasser un peu d’argent et de voir à se placer ailleurs, dans une situation plus en rapport avec ses goûts.

Quant à s’en retourner chez son père, le jeune homme n’y pensait même pas. Il n’y avait pas de place dans son imagination pour l’idée qu’il aurait pu retourner chez son père, blessé, encore peu capable d’endurer la fatigue comme il l’était, c’est-à-dire vaincu. Après en être parti comme il était parti l’automne précédent, sans avertir ni consulter personne, il lui fallait revenir à Beaupré en vainqueur ; c’est-à-dire en bonne santé, avec de l’argent dans ses goussets, et avec le prestige d’un voyage ou de quelque entreprise accomplie avec succès.

Ce furent ces raisons qui le décidèrent d’accepter l’offre de celui envers qui il ne pouvait s’empêcher d’être reconnaissant, et il fut aussitôt installé comme domestique de maître Boire, aubergiste de Lachine. Dans cette position, ses devoirs consistaient à servir les clients de l’auberge et à prendre, d’une manière générale, soin de l’établissement quand le patron était forcé de s’absenter ou qu’il était retenu par son commerce de pelleteries.

Roger dut travailler tout l’hiver et tout l’été suivant pour maître Boire, avant de s’être complètement libéré de sa dette. Alors, vu qu’on était à l’approche de la dure saison, il consentit à demeurer chez l’aubergiste encore jusqu’au printemps. Le printemps venu, maître Boire, qui avait eu le temps d’apprécier les qualités de son domestique, réussit, à force de persuasion et en consentant à lui augmenter ses gages, à le réengager pour une autre année.

Cette troisième année se passa sans incidents. Les voyageurs vinrent et repartirent, servis par Roger, dont maître Boire n’avait toujours qu’à se louer.

Vers le mois de juillet, il y avait alors deux ans que Roger était à Lachine, Le Suisse vint passer un mois chez son vieil ami l’aubergiste.

Roger eut alors l’occasion de faire ample connaissance avec son sauveur ; car Le Suisse lui avait bel et bien sauvé la vie. Ils causèrent souvent ensemble et, au cours de ces conversations, Le Suisse fit part au jeune homme, qu’il avait pris en grande amitié, de son genre de commerce, et il lui offrit de l’accompagner dans sa prochaine expédition.

Roger eût accepté avec plaisir, car ces sortes de voyages étaient justement dans ses goûts. Mais il venait de se réengager à maître Boire pour une autre année, et il ne pouvait manquer ainsi à la parole donnée. La partie fut donc, de consentement mutuel, remise à l’année suivante.

Roger termina ponctuellement sa troisième année d’engagement au service de l’aubergiste. Au commencement de juillet de l’année où cet engagement se termina, il y avait alors exactement trois ans qu’il était arrivé, presque mort, à Lachine, et près de deux ans que sa dette était payée, Le Suisse arriva à l’auberge et lui renouvela son offre de l’accompagner dans un de ses voyages annuels au pays des noisettes, ou, comme il le disait lui-même, « À la chasse aux noix. »

Le jeune homme accepta d’emblée. Depuis deux ans que sa dette envers maître Boire était acquittée, il s’était amassé une assez jolie somme, ce qui lui permettait de défrayer la moitié des dépenses nécessaires pour équiper l’expédition et de partir, non pas comme serviteur mais comme associé, c’est-à-dire comme l’égal de son compagnon.

Le Suisse et Roger partirent de Lachine dans la troisième semaine de juillet, et c’est ainsi que nous les avons trouvés quelques jours plus tard, au commencement de ce récit, le long de la rivière du-Loup-en-Haut et venant, sur les indications d’un vieux chef algonquin ami de Le Suisse, de découvrir la source d’eau minérale Saint-Léon.

XIX

LA SOURCE ABÉNAQUIS

Nous sommes maintenant revenus au bord de la source Saint-Léon, où nous avions laissé Roger racontant sa vie à Ohquouéouée. Comme il finissait son récit, lequel, soit dit entre parenthèse, n’avait pas été aussi long que le nôtre, le jeune homme s’aperçut que les rayons du soleil, filtrant entre les feuilles et tombant perpendiculairement sur le sol, indiquaient qu’il était près de midi. Alors, il dit à sa compagne :

— Nous ferions mieux de retourner au canot, où Le Suisse doit nous attendre avec impatience, car le dîner qu’il nous a promis doit certainement être prêt à cette heure.

Ils se levèrent et après avoir bu encore quelques gorgées d’eau salée, ce qui occasionna de nouvelles grimaces de la part du Canadien, ils se mirent en route pour le retour.

Leur intimité avait dû s’accroître pendant les deux heures qu’ils avaient passées en tête-à-tête auprès de la source car, alors qu’à l’aller, le jeune homme marchait en avant et n’attendait la jeune fille qu’aux passages difficiles, afin de lui aider à les franchir, au retour ils marchèrent côte à côte. Quand ils rencontraient un ruisseau, un fourré ou tout autre passage difficile où Roger croyait devoir aider Ohquouéouée, il ne se contentait pas d’écarter les branches et de lui indiquer où mettre le pied comme en venant, mais il la soutenait et la portait presque à travers l’obstacle. Et si, à d’autres endroits moins difficiles, il suffisait qu’il prit son bras, il continuait de le retenir longtemps après que l’obstacle eut été franchi ; pendant que l’Indienne, de son côté, ne faisait pas le moindre effort pour se dégager.

Pendant qu’à l’aller, le voyage s’était fait presqu’en silence, au retour, la conversation ne faiblit pas un seul instant. Ils étaient si intéressés l’un et l’autre que, quoiqu’ils n’eussent pris qu’une petite heure pour aller, il leur fallut plus d’une heure et demie pour revenir, et qu’ils trouvèrent Le Suisse d’assez mauvaise humeur.

— Que faites-vous donc ?… leur cria-t-il d’aussi loin qu’il les aperçut. Il y a près de quatre heures que vous êtes partis pour faire un voyage de deux heures ou deux heures et demie au plus ! Midi est passé depuis plus d’une heure, et le dîner est en train de se gaspiller en vous attendant !

En effet, devant un feu de braise établi dans une excavation de la berge servant de cheminée, enfilés par les ouvertures branchiales dans une branche verte, une demi-douzaine de beaux poissons, rôtis qu’ils en étaient dorés, attendaient les dîneurs. Devant le même feu, mais sur une autre branche, cuisait aussi une espèce de galette, faite de farine de sarrasin pétrie avec de l’eau que Le Suisse avait rapportée de la source le matin. Cette galette était destinée à remplacer le pain.

Les deux compagnons, imités par l’Indienne qui ne quittait pas Roger d’une semelle, s’assirent près du feu et se mirent à manger avec entrain.

Pendant tout le temps que dura le repas, si l’on excepte quelques phrases brèves échangées entre les deux hommes, la conversation fut presque nulle. Le Suisse se contentant de s’informer de ce qui avait retardé les deux jeunes gens dans leur promenade, Roger expliquant qu’ils s’étaient amusés à causer. Explication qui fit sourire Le Suisse et lui fit faire, sur un ton badin, la remarque qu’il aurait dû s’attendre à cela, en laissant l’Indienne accompagner Roger.

Le repas achevé, Roger, continuant la conversation souvent interrompue, dit à son compagnon :

— Ohqououéouée dit qu’il y a une autre source, semblable à celle que nous venons de visiter, de l’autre côté du lac Saint-Pierre et le long de la rivière Saint-François. Comme cela se trouve sur notre chemin, nous pourrions peut-être y traverser cet après-midi ?… De cette manière, Ohquouéouée se trouverait rendue sur la rive sud du Saint-Laurent, qu’elle cherche à atteindre depuis deux longs mois, et quant à vous, vous pourriez continuer votre cure à cette autre source, dont l’eau, au dire de la jeune fille, est en tous points semblable à celle de ce côté-ci du fleuve.

Pendant que Roger parlait, le visage de Le Suisse avait graduellement assumé une expression de douce raillerie. Quand Roger se tut, il dit en souriant :

— Je croyais que cette sauvagesse t’intéressait beaucoup plus que cela !… Je n’aurais certainement jamais pensé que tu chercherais à t’en débarrasser si tôt !

— Elle m’intéresse beaucoup, en effet, répondit Roger qui ne put s’empêcher de rougir. C’est pour cette raison que je fais mon possible pour lui aider à accomplir ce qu’elle semble désirer le plus : retourner dans son pays.

Depuis le retour des deux jeunes gens, Ohquouéouée n’avait pas prononcé une parole. Quand les deux hommes parlaient, elle les regardait tout à tour, comme si elle eut compris ce qu’ils disaient, malgré qu’ils s’entretinssent tout le temps en français, seule langue que Le Suisse comprît et parlât couramment.

Quant à Roger, il parlait avec facilité l’algonquin, ayant eu le temps de l’apprendre pendant l’hiver qu’il avait passé dans une bourgade de cette nation. C’est dans cette langue qu’il s’entretenait avec l’Iroquoise, car celle-ci la parlait aussi couramment, l’ayant apprise pendant l’hiver qu’elle avait passé dans la même bourgade que le jeune homme, mais trois ans plus tard.

Quand, le matin, Roger avait aperçu l’Indienne essayant de s’emparer de son canot, il l’avait prise pour une Algonquine et il l’avait apostrophée en algonquin. Ohquouéouée lui avait répondu de même et, depuis, ils continuaient de se parler dans cette langue, bien que Roger sût passablement d’iroquois. Le jeune homme avait appris cette dernière langue au contact des Hurons, lesquels parlaient à peu près la même langue que les Iroquois et qui, en venant des pays d’en haut traiter avec les Français, ne manquaient jamais d’arrêter à Lachine, à l’aller comme au retour, afin de goûter au fond de commerce de maître Boire.

Le jeune Canadien baragouinait même quelques mots d’anglais, qu’il avait appris en servant, chez l’aubergiste, une couple de négociants d’Albany, qu’une expédition dirigée contre les Agniers avait surpris dans une bourgade de cette nation et avait ramenés prisonniers. S’il se fût agi de pauvres diables, on les eût tout simplement jetés en prison. Mais comme ces marchands de la Nouvelle-York avaient de l’argent à plein goussets, on leur permit de demeurer chez maître Boire, comme pensionnaires, en se contentant de leur faire promettre qu’ils ne chercheraient pas à s’enfuir.

Les exigences de son service mettaient Roger en rapports journaliers avec ces deux Anglais et, d’esprit facile et capable, comme tous les vrais Canadiens, d’apprendre tout et n’importe quoi, il eut vite fait de savoir assez du langage de ces deux étrangers pour pouvoir les comprendre et se faire comprendre d’eux avec facilité.

Notre héros était donc éminemment doué pour faire, plus tard, quand l’âge et l’expérience seraient venus parfaire son éducation, un coureur de bois en état de rendre les plus grands services à sa patrie. Nous n’avons pas besoin d’ajouter que, pour Roger Chabroud, il n’existait point d’autre patrie que le Canada.

Mais revenons à nos moutons.

Quand Roger avait parlé de reconduire, aussi vite que possible, Ohquouéouée de l’autre côté du Saint-Laurent, les yeux de cette dernière, qui n’avaient pas quitté le visage du jeune homme pendant tout le temps qu’il avait parlé, s’étaient quelque peu agrandis. Ils se reportèrent aussitôt sur le visage de Le Suisse et semblèrent attendre sa réponse avec anxiété. Celui-ci, après avoir réfléchi deux ou trois minutes dit :

— Personne ne nous a vus entrer dans cette rivière, car nous avons dépassé les habitations situées à son embouchure avant qu’il ne fit jour et, à cette heure matinale, il ne devait y avoir personne de levé. Il ne serait donc pas bon que l’on nous en vit sortir, en plein après-midi, avec une femme sauvage dans notre canot.

Après un moment de silence, pendant lequel Le Suisse sembla continuer ses réflexions, il reprit :

— Si cela te convient, nous partirons d’ici au soleil couchant. Cela me donnera le temps de retourner faire un tour à la source cet après-midi, et d’en être de retour assez tôt pour que nous puissions descendre, jusqu’aux approches des habitations, avant que les ténèbres ne deviennent trop épaisses. Nous resterons cachés là jusque vers les dix heures de nuit et, quand nous croirons tous les habitants couchés et endormis, nous nous remettrons en route. Cela nous amènera de l’autre côté du lac au point du jour, comme nous sommes arrivés de ce côté-ci, et nous entrerons dans le Saint-François, comme nous sommes entrés dans la rivière du Loup, sans être vus de personne.

Pendant ce discours, le visage d’Ohquouéouée avait paru s’attrister. À la fin, sa tête s’inclina sur sa poitrine et son regard se porta vers la terre, où il resta fixé.

Roger répondit :

— Je crois que tu as raison, Suisse, et que nous ne pourrions faire mieux que de suivre le programme que tu viens de nous tracer.

Les deux hommes causèrent encore quelques instants, puis Le Suisse se leva et s’enfonça dans le bois, en prenant la direction de la source Saint-Léon.

Roger le regarda s’éloigner et, quand il eut disparu, caché par les arbres, il se tourna vers Ohquouéouée en disant :

— Il ne faut pas en vouloir à Le Suisse de son air bourru et de ses manières rudes, car, au fond, c’est un excellent cœur. Sans lui, je serais certainement mort au fond des bois de l’autre côté de Ville-Marie.

— Quand je l’ai vu pour la première fois, il m’a fait peur, mais je commence à m’habituer à ses manières. Si je restais assez longtemps avec vous deux, j’arriverais peut-être à l’aimer…

L’Iroquoise avait dit ces quelques mots d’une voix qui, malgré qu’il fût tout près de son interlocutrice, avait paru très basse au jeune homme. Mais celui-ci avait déjà remarqué que, même quand il en était plus éloigné et malgré qu’elle n’élevât jamais la voix, il l’entendait tout aussi distinctement. On eût dit que la voix de cette Indienne, qui tout en étant très douce n’en était pas moins résonnante, avait des ailes et volait ou, plutôt, planait dans l’espace. On croyait encore l’entendre vibrer après qu’elle avait fini de parler, tout comme on continue d’entendre vibrer une cloche longtemps après que le marteau l’a frappée.

— Tu l’aimerais bien certainement, reprit Roger, car il vient de consentir à abréger son séjour ici afin de ne pas te faire attendre ton départ pour ton pays. Nous traverserons la Grande-Rivière cette nuit et, demain si cela te plaît, tu pourras te mettre en route pour Sarastau.

— J’ai bien hâte de voir mon père ! fit Ohqouoéouée de sa voix basse et musicale, qui, maintenant et à chaque fois qu’elle parlait, allait droit au cœur du jeune homme.

Après ces quelques phrases, échangées d’une manière hésitante de la part de Roger, et avec un air de tristesse de la part de l’Indienne, les deux jeunes gens furent assez longtemps silencieux. Puis, tout à coup, Roger dit :

— Nous ferions bien, je crois, de préparer quelque chose à manger pour quand Le Suisse reviendra, car il n’y a aucun doute qu’il va avoir une faim de loup.

Joignant l’action à la parole, il alla au canot chercher le morceau de fer qui, dans la matinée, avait servi de bêche à Le Suisse, puis il se mit à fouiller la terre. Quand il eut déterré quelques vers, il ramassa la ligne qui gisait sur la grève, l’amorça et la jeta à l’eau.

XX

SÉPARATION

Pendant que Roger pêchait, Ohquouéouée avait ramassé du bois sec et rallumé le feu. De sorte que, quand Le Suisse revint, le repas était prêt. Ils mangèrent tous les trois de bon appétit et, le soleil étant à la veille de se coucher comme ils finissaient, ils se mirent en route.

À la tombée de la nuit, les voyageurs arrivèrent en vue des deux ou trois habitations de colons bâties près de l’embouchure de la rivière. Ils atterrirent, puis, pendant que Roger et Ohquouéouée restaient cachés près du canot, Le Suisse s’en fut rôder autour des habitations. Un peu après dix heures, il revint et annonça que, tout le monde paraissant dormir, il était temps de se remettre en route. Ils se rembarquèrent donc et, les deux hommes se mettant aux avirons pendant qu’Ohquouéouée s’asseyait au milieu du canot, ils ramèrent de toutes leurs forces et sans faire de bruit.

Ceux de nos lecteurs qui ont l’habitude d’aller en canot ou en chaloupe, savent combien il est difficile de ramer sans faire de bruit. Pour les autres, qu’il nous suffise de dire que le bruit fait par un aviron qui heurte le bord de l’embarcation peut, la nuit, sur l’eau et par un temps calme, être entendu à plus d’un mille de distance.

Quant à nos voyageurs, qui avaient à passer à quelques verges seulement des habitations, et bien que tous ceux contenus dans ces habitations eussent été censés dormir, il leur fallait ramer avec les plus grandes précautions, jusqu’au point de retenir leur souffle quand ils dépassaient une maison, pour arriver à ne pas faire de bruit. Ils y réussirent si bien que, entre onze heures et minuit, ils débouchaient heureusement dans le lac Saint-Pierre, sans que personne n’eût eu connaissance de leur passage.

Il n’y avait pas de lune, mais quelques étoiles qui brillaient entre les nuages leur permettaient de distinguer confusément les deux rives ; ou, plus exactement, de distinguer, quand ils levaient la tête et regardaient au-dessus d’eux avec attention, la masse grisâtre des nuages entre les deux rangées d’ombres épaisses formées par les arbres bordant les deux côtés de la rivière.

Quand Le Suisse vit ces deux rangées d’arbres s’écarter progressivement et, en s’éloignant d’eux, leur découvrir une étendue du firmament qui allait toujours en s’élargissant, il dit, d’une voix juste assez haute pour être entendue à l’autre bout du canot, où était Roger :

— Nous allons continuer de ramer en aussi droite ligne que possible, jusqu’à ce que nous touchions terre, de l’autre côté du lac. Une fois là, nous attendrons les premières lueurs du jour pour chercher l’entrée de la rivière. En nous dirigeant toujours droit devant nous, nous sommes certains d’atteindre l’autre rive en aval du Saint-François. Nous n’aurons alors, dès que nous y verrons assez pour nous diriger, qu’à suivre, en remontant, le bord du lac jusqu’à l’embouchure de la rivière et à y entrer aussi vite que possible. De cette manière, nous avons grande chance de n’être aperçus de personne, même si, par hasard, il y avait quelqu’un sur le lac.

Sans répondre, Roger plongea son aviron dans l’eau. Le Suisse en fit autant, et le canot se mit à voler à la surface du lac. Il faisait encore nuit noire quand ils abordèrent de l’autre côté.

À cette époque de l’année, le jour vient de bonne heure. À trois heures, on commence déjà à distinguer les objets qui nous entourent. Il y avait à peine une demi-heure que nos voyageurs avaient senti le fond de leur canot grincer sur le sable de la rive sud du lac, quand une teinte grise apparut à l’horizon. Dix minutes plus tard, ils y voyaient assez pour se diriger et les deux hommes se remettaient aux avirons.

Après avoir ramé une petite demi-heure et avant qu’il ne fît tout à fait jour, ils apercevaient l’entrée du Saint-François et s’y engageaient, disparaissant entre une double rangée d’arbres. Quand le jour fut complètement venu et que toute l’étendue du lac fut pleinement visible, la surface en était déserte. Les trois voyageurs continuèrent de voguer en remontant le Saint-François jusque vers cinq heures, alors que, sur les indications d’Ohquouéouée, ils atterrirent et, l’Indienne battant la marche, ils s’enfoncèrent dans le bois.

La berge, à l’endroit où ils avaient pris terre, est très élevée. Ils durent gravir une forte côte avant de se trouver au niveau du pays environnant. Parvenus à ce niveau, Ohquouéouée se mit à guider les deux hommes dans la direction du lac Saint-Pierre, d’où ils étaient venus, et en suivant la crête de la côte, ce qui les éloignait insensiblement de la rivière. Au bout d’une vingtaine de minutes de marche, ils arrivèrent à un endroit où la crête qu’ils suivaient, alors distante de quelques centaines de pas de la rivière, s’abaissait en pente plus douce et, décrivant une longue courbe vers la gauche, allait s’affaisser dans les marécages qui bordent la rive du lac.

Ohquouéouée, toujours suivie des deux hommes, tourna à droite et se mit à descendre la pente qui les ramenait à la rivière. Ce que voyant, Le Suisse s’exclama :

— Ce n’était pas la peine de nous faire grimper cette côte, pour nous la faire redescendre aussitôt ! Nous aurions fait tout aussi bien de rester au niveau de la rivière et de venir ici en suivant la berge !… Pourquoi, aussi, n’avons-nous pas atterri vis-à-vis d’ici, au lieu d’aller atterrir là-bas, pour revenir ensuite sur nos pas ?

Roger dit, en algonquin et en s’adressant à l’Indienne :

— Le Suisse s’étonne, et moi aussi je trouve singulier que tu nous fasses faire un si long détour !… Pourquoi ne nous as-tu pas fait atterrir plus près de l’endroit que nous cherchons ?… Es-tu en peine de retrouver la source ?

— Je sais très bien où est la source, répondit Ohquouéouée. Si je vous ai fait remonter la rivière si haut, c’est qu’entre la source et la rivière il y a un marécage que nous n’aurions pu traverser. Ce marécage s’étend, en descendant, jusqu’au lac et il nous fallait absolument le contourner par en haut. Quant à la source, la voici !

Tout en parlant, ils achevaient de descendre la côte et n’étaient plus qu’à quelques pas du marécage dont Ohquouéouée leur parlait, quand, contournant, à la suite de l’Indienne, la base d’un énorme pin, ils aperçurent, sortant d’entre les racines de l’arbre, une source d’un volume si considérable qu’en sortant de terre elle formait un joli ruisseau. Ce ruisseau, après avoir parcouru le reste de la pente, se répandait sur la terre, très loin en descendant et sur une bonne distance en remontant le cours de la rivière, rendant le terrain spongieux et trop détrempé pour supporter le poids d’une personne. N’eut été quelques touffes d’herbe et quelques arbrisseaux croissant çà et là sur les rares buttes de terre émergeant de l’eau, toute cette étendue de terrain, imprégnée comme elle l’était d’eau salée, eût été complètement dépourvue de végétation.

En apercevant la source, Le Suisse se baissa, y plongea ses mains et les releva pleines d’eau qu’il porta à sa bouche. Puis, s’étendant de tout son long sur le sol, il trempa ses lèvres dans l’eau et but à longs traits à même la source.

Il ne s’arrêta qu’à bout d’haleine. Alors, se relevant, il dit, le visage souriant :

— Cette eau a exactement le même goût que celle de la rivière Du-Loup. C’est dommage que nous ne l’ayons pas connue plus tôt, cela nous eût évité un détour de plusieurs lieues que nous avons fait pour trouver l’autre… Il est vrai que cela nous eût aussi fait perdre l’occasion de rendre service à ton amie, la sauvagesse…

Il avait dit ces derniers mots en souriant et en regardant Roger d’un air narquois. Le jeune homme rougit un peu mais ne répondit pas, comme à chaque fois que son compagnon faisait un rapprochement entre lui et l’Indienne.

Pendant que Le Suisse parlait, Ohquouéouée s’était baissée à son tour et, à l’aide de ses mains réunies, avait soulevé un peu d’eau à ses lèvres. Après elle, Roger y goûta aussi, mais ne la trouvant pas plus à son goût que celle de la première source, il dit, en se relevant et en s’adressant à son compagnon :

— Tu peux en boire tant que tu voudras, de ton eau minérale. Quant à moi, je n’y tiens pas. Je préfère, pendant que tu resteras ici, près de ta source, retourner au canot et avoir l’œil aux provisions. Puis, se tournant vers l’Indienne, il ajouta, en algonquin :

Viens-tu, Ohquouéouée ?

Sans répondre, la jeune fille se mit à marcher à sa suite et, tous les deux, ils gravirent la côte, refaisant le chemin par où ils étaient venus une demi-heure plus tôt.

Arrivé au sommet de la pente, c’est-à-dire au niveau du pays environnant, Roger allait tourner à gauche pour prendre le chemin de l’endroit où ils avaient laissé leur canot, quand il se sentit tirer par sa manche. Se retournant, il vit la jeune Indienne immobile, la tête baissée et le regard fixé sur le sol devant elle. Les mouvements précipités de son sein et un frémissement qui agitait tout son corps, indiquaient qu’elle était sous le coup d’une forte émotion.

Roger, la voyant ainsi agitée, lui demanda :

— Qu’as-tu donc, Ohquouéouée ?… Pourquoi trembles-tu ainsi ?… Serais-tu malade ?

L’Indienne fit un suprême effort et maîtrisa son émotion. Puis, d’une voix assez ferme, elle répondit :

— Je ne suis pas malade, et c’est très heureux, car j’ai un long voyage devant moi !

— Ah ! c’est vrai ! Tu veux retourner dans ton pays ?… Mais rien ne presse. Pourquoi ne retardes-tu pas ton départ jusqu’à demain ? Le Suisse et moi allons passer la journée et la nuit ici ; reste avec nous à te reposer et tu partiras demain, d’aussi grand matin qu’il te plaira.

Le jeune homme parlait avec volubilité. On eût dit qu’il savait d’avance que la résolution de l’Indienne était définitivement prise, et qu’il cherchait plutôt à s’étourdir lui-même qu’à convaincre celle à qui il s’adressait.

Pendant que Roger avait parlé, Ohquouéouée était restée les yeux baissés. Quand il se tut, elle releva la tête et, après avoir regardé le jeune homme un moment, elle dit, de sa voix chantante, de cette voix qui le pénétrait jusqu’à la moelle :

— Quand Wabonimiki — elle lui donnait son nom algonquin — quand Wabonimiki m’a surprise en train de dérober son canot, il aurait pu me tuer, et aucun des miens n’aurait eu le droit de me venger !… Il ne m’a pas tuée et je l’en remercie !… Quand je lui eus appris que je voulais m’emparer de son canot afin de pouvoir traverser la Grande-Rivière et retourner chez les miens, il a aussitôt dit : « Je vais te conduire de l’autre côté de la Grande-Rivière. » Je le remercie encore !… Le jeune guerrier blanc a montré que son cœur est bon et qu’il est prêt à rendre service aux pauvres enfants de la forêt.

S’inclinant, l’Indienne prit dans ses mains une de celles du jeune homme, y appuya son front brûlant, et resta plusieurs minutes dans cette position.

Quand elle se releva, elle resta encore quelques instants silencieuse, puis elle reprit :

Ohquouéouée n’oubliera jamais que Wabonimiki l’a aidée et protégée !… Le nom et les traits du jeune guerrier blanc sont à jamais gravés dans le cœur de l’Indienne !… Si jamais Wabonimiki vient au pays des Eaux-Salées, là où habite la tribu de la Tortue, de la grande nation onnontaguée, mon père le recevra comme s’il était son fils. Et si jamais Ohquouéouée peut lui rendre service, fût-ce au prix de sa vie, elle le fera avec bonheur !

L’Indienne se tut subitement, et se retournant, elle s’éloigna à grands pas.

Pendant tout le temps qu’Ohquouéouée avait parlé, et même à son brusque départ, Roger n’avait pu articuler une parole, tant l’émotion l’étreignait à la gorge. Et cette émotion, qui s’était emparée de son être au moment où il avait vu que la jeune Indienne s’apprêtait à le quitter, était si complexe, qu’il ne pouvait la définir. Il vit Ohquouéouée parcourir une cinquantaine de pas, puis se retourner et le contempler quelques instants. Combien de temps ?… Il n’aurait pu le dire. Il crut même — fût-ce une illusion ? — voir briller une larme dans ses yeux quand elle lui adressa ce dernier regard. Puis, lui tournant une dernière fois le dos, l’Indienne s’enfonça dans la forêt, et bientôt les arbres la dérobèrent à sa vue.

Alors, le jeune Canadien, rivé à la place où Ohquouéouée l’avait quitté, essaya de se rendre compte de la nature des sentiments qui l’agitaient. Quand, la veille, il avait aperçu Ohquouéouée en train de s’emparer de son canot, il n’avait pas été surpris ; car c’était là, pour une sauvagesse, une action fort ordinaire. Les sauvages de cette époque, vivant tous en commun et n’ayant presque pas de biens personnels, ne considéraient pas le vol comme une mauvaise action. Mais, là où Roger avait été surpris, c’est quand il avait vu Ohquouéouée avoir honte de l’acte qu’elle avait tenté de commettre, et sembler le regretter ; car c’étaient là des sentiments qu’il n’avait pas encore remarqués chez les sauvages et qui dénotaient chez la jeune fille une élévation de sentiments bien au-dessus de sa condition. Puis il avait été émerveillé de la sincérité et de la candeur avec lesquelles elle lui avait raconté sa vie. Plus tard, pendant leur promenade à la source Saint-Léon et au cours de la nuit passée en canot, il avait remarqué avec quelle délicate modestie féminine elle s’était tout le temps comportée. Ces différentes constatations lui avaient fait voir la jeune Iroquoise sous un jour infiniment plus favorable que celui sous lequel il avait regardé toutes les femmes qu’il avait rencontrées jusque là. Et, surtout depuis qu’il l’avait vue disparaître et qu’il la sentait irrémédiablement perdue pour lui, il se sentait attiré vers elle par une sympathie qui allait toujours en s’accentuant.

Mais toutes ces constatations et tous ces sentiments étaient encore trop confus et trop emmêlés dans le cerveau et le cœur du jeune homme pour qu’il pût les analyser, et ils constituaient un problème trop difficile à résoudre. Après être resté pendant longtemps dans la même position, comme en contemplation devant les arbres qui venaient de lui cacher Ohquouéouée, Roger reprit seul, lentement et la tête basse, le chemin de l’endroit où était amarré le canot.

XXI

COMMENT FAIRE CUIRE UNE PERDRIX À L’ÉTOUFFÉ

Le Suisse passa le reste de la matinée près de la source. Ce ne fut qu’en approchant midi qu’il se décida à rejoindre son compagnon. Arrivant à l’endroit où ils avaient atterri, il trouva Roger endormi sur un tertre, à l’ombre des arbres bordant la rive et à deux pas du canot.

— En voilà une manière ! fit-il de sa voix rude, qui fit bondir le jeune homme sur ses pieds. En voilà une manière ! Moi qui croyais trouver le dîner prêt, je trouve le cuisinier endormi et rien à manger !

— C’est vrai ! J’ai fait la paresse ! répondit celui qu’il interpellait. Après avoir passé la nuit à avironner, j’ai voulu faire un somme et j’ai dormi plus longtemps que je l’aurais désiré.

— Mauvaise habitude, pour un coureur de bois ! Une des plus précieuses facultés que puisse avoir un homme dans notre position, est celle de pouvoir s’endormir et s’éveiller à volonté… Mais, fit-il tout à coup, en regardant autour de lui, où est donc la sauvagesse ?

— Ohquouéouée est partie pour retourner dans son pays.

— Déjà !… Et de but en blanc, comme cela ?… Puis, jetant un regard curieux sur son compagnon et changeant de sujet, il continua :

— Il doit rester un peu de poisson d’hier ?… Allume le feu, pendant que je vais préparer un peu de galette, que je ferai cuire. Nous nous contenterons de cela pour ce midi. Mais, pour ce soir, il nous faudra quelque chose d’un peu plus substantiel à nous mettre sous la dent. Comme tu n’es pas friand d’eau minérale, tu iras à la chasse, cet après-midi, pendant que je garderai le canot. Tâche de nous rapporter quelques bons gibiers.

Le Suisse avait une grande admiration pour l’adresse de Roger à l’arc. Comme leur provision de poudre était restreinte, il ne manquait jamais, toutes les fois qu’il s’agissait d’aller chasser pour leur nourriture, de laisser ce soin à son jeune compagnon qui, avec son arc et ses flèches, ne revenait jamais sans une ample provision de lièvres, perdrix et autres menus gibiers ; réservant ainsi les balles pour les ours et les autres gros animaux.

Tout en se rapprochant du canot. Le Suisse dit encore :

— En revenant de la source, tout à l’heure, j’ai aperçu plusieurs perdrix. Tâche de nous en tuer quelques-unes. Je les ferai cuire et, avec quelques poissons que nous pêcherons sans peine et quelques fruitages que nous trouverons bien dans les clairières environnantes, pour varier le menu, nous aurons de la nourriture pour plusieurs jours.

Si les citadins de notre temps, habitués de faire leurs trois repas par jour avec une régularité que rien ne doit déranger ; qui font une scène à leur épouse, ou menacent de congédier leur cuisinière si le repas est une fraction de minute en retard, ou si le potage n’est pas assez ou trop salé, ou si le rôti est trop ou pas assez cuit ; si ces citadins se voyaient obligés de suivre le régime auquel étaient soumis nos deux aventuriers, ils se croiraient les plus malheureux des hommes.

Cependant, Le Suisse et Roger ne faisaient que mener la vie ordinaire des coureurs de bois de cette époque. Et encore, ils la menaient dans la belle saison, quand le gibier, aussi bien que le poisson et les fruits sauvages de toutes espèces leur fournissaient une nourriture saine et abondante ; pourvu, seulement, qu’ils se donnassent la peine de la prendre. Cette vie, comparée à celle qu’étaient obligés de mener les coureurs de bois quand ils entreprenaient de longs voyages au milieu de l’hiver, ce qui arrivait très souvent aux premiers temps de la colonie, était une vie de luxe et de mollesse.

Ces hommes, les coureurs de bois, étaient ainsi faits qu’ils pouvaient rester plusieurs jours sans manger, ou ne mangeant que quelques bribes de nourriture par ci par là, quittes à manger en quantités doubles ou triples quand l’occasion se présenterait. Et malgré les excès de nourriture alternant avec les périodes de privations — ou peut-être à cause même de cela — malgré, aussi, qu’ils fussent, la plupart du temps, exposés au froid et aux intempéries, étant souvent obligés de coucher dans la neige avec leurs vêtements tout mouillés, malgré toutes ces souffrances et ces misères, ces hommes de fer parvenaient très souvent à l’âge de soixante-quinze ou quatre-vingts ans, et même au delà, sans la moindre maladie ou infirmité.

Est-il surprenant que ces hommes aient engendré une race d’athlètes et que, de nos jours, leurs descendants remportent les honneurs dans tous les concours de force ou d’agilité auxquels ils daignent prendre part ?

Les deux chasseurs dont nous suivons les pas étaient de cette race et de cette trempe. Rester deux ou trois jours sans manger ne les effrayait pas. Il n’est donc pas surprenant que Roger, la tête et le cœur pleins du regret que lui causait le départ d’Ohquouéouée, épuisé de fatigue et de manque de sommeil, eût oublié de préparer le dîner.

Quand le jeune homme fut revenu au bord de la rivière, après qu’Ohquouéouée l’eut quitté en revenant de la source, il s’était assis et s’était mis à songer. Ses pensées allaient tout naturellement à la jeune Indienne dont il venait de se séparer. Mais, comme il n’avait pas dormi depuis une quarantaine d’heures et comme, chez un jeune homme de son âge, la nature est toujours plus forte que l’imagination, voire l’émotion, il s’était laissé peu à peu choir sur la mousse, où le sommeil était venu tranquillement arrêter le cours de ses rêveries. Il aurait certainement dormi toute la journée si Le Suisse n’était venu le tirer de son sommeil.

Tout en parlant et pendant que Roger allumait le feu, Le Suisse avait pétri quelques poignées de farine de sarrasin avec de l’eau de la rivière. Il fit cuire cette pâte au feu et, avec les restes de poisson de la veille, les deux compagnons eurent vite fait d’expédier leur repas ; si l’on peut appeler repas le fait d’avaler quelques bouchées de pâte brûlante et à moitié cuite. Puis Roger, allant au canot prendre son arc et ses flèches, partit dans la direction de la source, mais en suivant le bord de la rivière.

Dès qu’il fut parti, Le Suisse se mit à l’œuvre. Prenant, d’une main, l’outil qui lui avait servi de bêche, de l’autre une hache, il suivit la berge, en remontant le courant, jusqu’à ce qu’il eût trouvé un banc de gravier s’avançant dans la rivière et formant une presqu’île. Après l’avoir examiné et avoir constaté que le milieu en était de plusieurs pieds plus élevé que le niveau de l’eau, il se mit à creuser, dans la partie la plus élevée, une fosse d’environ trois pieds de diamètre. Quand son trou eut atteint une couple de pieds de profondeur, il cessa de creuser et, prenant sa hache, il entra sous bois. En peu de temps, il eut trouvé ce qu’il cherchait : un arbre séché sur pied. C’était un de ces bouleaux à l’écorce blonde et toute frisée, que les bûcherons désignent sous le nom de « merisiers ; » arbre au bois assez dur et qui fait un excellent combustible. Il abattit l’arbre, en débita une partie en morceaux de grosseur convenable pour faire du feu, puis il s’en retourna au trou qu’il venait de creuser dans le banc de gravier, en apportant autant de bois qu’il pouvait en porter.

Rendu à destination, Le Suisse jeta sa charge à terre et, en frappant une pierre à fusil avec la lame de son couteau de poche, il fit jaillir quelques étincelles qui mirent le feu à des morceaux d’écorce enroulés qu’il avait arrachés au tronc du merisier sec. Il plaça les écorces enflammées au fond du trou, les couvrit de branches sèches et cassées menues, puis il éleva par dessus le tout une pyramide du bois qu’il venait d’apporter.

Il resta un moment en surveillance devant son feu, puis, quand il fut certain qu’il ne s’éteindrait pas, il s’en fut chercher d’autres morceaux de bois. À son retour, il vit que son feu flambait comme un incendie. Il y entassa le bois qu’il venait d’apporter, retourna en chercher encore une couple de brassées, qu’il empila par dessus le tout, puis il chercha un endroit où il pût se coucher et dormir.

Quand Roger revint, une couple d’heures plus tard, il trouva son compagnon couché sur la berge et dormant profondément, à une dizaine de pas de son feu qui, maintenant, était réduit à un monceau de braises emplissant le trou jusqu’aux bords. Il l’éveilla et, lui montrant six perdrix, il dit :

— Voilà notre souper.

Au premier mot, Le Suisse fut sur son séant. Son regard tombant sur les perdrix, il répondit, après un rapide examen :

— Six perdrix !… Avec le poisson et les fruits, nous en aurons bien pour trois ou quatre jours sans toucher à notre farine. Et c’est bien heureux, car nous n’en avons pas beaucoup de farine ! Heureusement, aussi, que nous sommes à la saison de l’abondance.

D’un bond, il se mit debout et ajouta :

Ouvre les oiseaux et vide-les, pendant que je vais préparer le four.

— Je vais commencer par les plumer ? interrogea Roger.

— Ne t’occupe pas de la plume ; enlève seulement les intestins. Quand cela sera fait tu iras à quelques pas d’ici, jusqu’à un merisier sec que j’ai abattu tout à l’heure. Tu en débiteras une couple de bonnes brassées de bois que tu apporteras ici.

Tout en expliquant à Roger ce qu’il attendait de lui, Le Suisse ne perdait pas son temps. Le banc de gravier où il avait creusé son fourneau s’étendait sur une dizaine de pas vers le milieu de la rivière qui, juste au-dessous de cet endroit, s’arrondissait en un remous dont la berge était formée de cette espèce particulière d’argile que les gens de la campagne appellent de la glaise bleue. Prenant de cette argile, Le Suisse la détrempa avec de l’eau de la rivière, la pétrit avec soin et en fit une pâte à peu près de la consistance de la glaise à modeler prête à être employée.

Ensuite prenant une à une les perdrix que Roger achevait de lui préparer, il se mit à les entourer de ce mortier ; faisant de chacune une boule dont le centre était occupé par la perdrix. Quand il les eut toutes arrangées ainsi, chaque perdrix formant, avec la glaise qui l’entourait, une boule d’environ un pied de diamètre, il prit la bêche, qui, maintenant, allait lui servir de tisonnier, vida le trou des braises qu’il contenait, plaça au fond les six perdrix, les recouvrit d’un bon pied de gravier rougi au feu sur lequel il remit les braises et, par dessus le tout, entassa le bois que Roger apportait justement.

Aussitôt, le bois prit feu et se mit à flamber. Le Suisse attendit que Roger fût revenu avec une deuxième brassée de bois, qu’il entassa par-dessus la première, puis il dit :

— Nous pouvons maintenant nous coucher et dormir tranquilles pendant deux ou trois heures ; quand nous nous éveillerons, le souper sera prêt.

Ils s’arrangèrent chacun un lit de mousse et de feuilles, et ils s’endormirent aussi confortablement qu’auraient pu le faire, dans leur lit de duvet, les bourgeois les plus fastidieux.

Quand ils s’éveillèrent, le soleil allait se coucher. De leur feu, qui flambait avec rage quand ils s’étaient endormis, il ne restait que quelques braises à demi enfouies sous la cendre.

Le Suisse se leva le premier. Il alla au brasier, écarta ce qui restait de tisons et se mit à creuser dans la cendre et le gravier au moyen de son outil redevenu bêche. Au bout de deux ou trois minutes de ce travail, il déterra une espèce de caillou, qu’il roula jusqu’à l’endroit où ils avaient dormi. Puis il se mit à frapper ce caillou à petits coups de sa bêche, en distribuant ses coups de manière à marquer une ligne faisant le tour de la boule. Soudain, celle-ci, comme une noix dont on brise l’écale, se fendit en deux moitiés qui, en s’écartant, firent voir à Roger émerveillé, une perdrix cuite à point et complètement dépouillée de sa peau ; celle-ci adhérant à l’intérieur de la boule, où elle était retenue par les plumes, restées prises dans la glaise durcie.

— Mange celle-ci ; je vais m’en tirer une autre, dit Le Suisse à son compagnon. Et il retourna au brasier.

Roger qui, tout en tenant sa perdrix par les pattes et en l’agitant en l’air pour la faire refroidir, n’avait pas perdu Le Suisse de vue, fut surpris de le voir, après qu’il eut retiré une autre perdrix du brasier, remplir le trou de gravier et de cendre.

— Et les autres ! s’exclama-t-il, qu’allez-vous en faire ?

— Les laisser dans leur trou, tout simplement, où nous les prendrons quand nous en aurons besoin. Ainsi enterrées sous ce gravier brûlant, elles peuvent se conserver chaudes et tendres, comme elles le sont à présent, pendant deux jours.

— Mais il faudra toujours bien les déterrer demain, avant de partir ?… À moins que nous ne les laissions ici ?… Car j’imagine que nous partons demain, n’est-ce pas ?

Le Suisse réfléchit quelques instants, puis répondit :

— Je n’ai pas l’intention de partir demain. Je ne fais que de commencer à ressentir les effets de l’eau minérale que j’ai bue hier et ce matin, et je crois qu’une couple de bonnes doses prises demain ne me feront pas de mal.

Ils s’étaient mis à manger et jouaient énergiquement des mâchoires depuis quelques instants en silence, quand Roger reprit :

— J’ai toujours entendu dire que, quand on se purgeait, il ne fallait pas manger. Cependant, l’eau que vous avez bue est une eau purgative, vous dites que vous en ressentez les effets, et vous mangez comme deux ?

— Voilà qui te montre l’avantage qu’il y a à se purger par des moyens naturels. Si j’avais pris quelques-unes des drogues que préparent les médecins et les apothicaires, il me faudrait me tenir tranquille, me priver de manger et probablement garder le lit. Tandis qu’avec cette eau, je continue de faire et de manger ce qui me plaît.

Tout en parlant, nos deux voyageurs avaient achevé leur repas. Des deux perdrix, il ne restait que les os. Leur appétit satisfait, ils érigèrent un toit de branches, afin de se protéger contre l’humidité de la nuit. Ces préparatifs achevés et les ténèbres étant venues à la suite du long crépuscule de l’été, ils s’étendirent sur leur lit de mousse et de feuilles et s’endormirent comme deux bienheureux.

Quand ils se réveillèrent, les rayons du soleil se jouaient sur leur figure. Roger, debout le premier, se secoua et remarqua :

— Je crois que nous avons dormi un somme !

— Nous avons dormi longtemps en effet, fit l’autre. Nous nous sommes endormis un peu après huit heures, hier au soir, et il est maintenant cinq heures passées, ajouta-t-il en levant les yeux vers le soleil. Hum !… Cela nous fait un somme de neuf heures ! Il est vrai qu’avant-hier, au lieu de dormir, nous avons passé la nuit à l’aviron !

— Êtes-vous toujours décidé de passer encore une journée ici ? questionna Roger.

— Certainement !… Je vais m’ingurgiter autant d’eau minérale que je pourrai, afin de me bien nettoyer les intestins avant de partir. Ceci te donnera le temps de tuer encore quelques-unes de ces excellentes perdrix, et de nous en faire une provision qui durera jusqu’à ce que nous soyons rendus au terme de notre voyage.

— Vous croyez que, par ce temps de chaleur, nous pourrons garder ces perdrix bonnes pendant une semaine que cela nous prendra bien pour nous rendre à destination ?

— Cuites comme je les fais cuire, nous n’aurons qu’à les laisser dans leur enveloppe de glaise pour les conserver en parfait état pendant dix jours s’il le faut.

Sans se hâter et tout en causant, les deux hommes procédaient à leur toilette. Opération des plus simples pour Le Suisse : un peu d’eau jetée au visage avec ses mains — pour s’éclaircir les yeux, comme il le disait — les mains passées deux ou trois fois sur la tête, pour aplatir ses cheveux ébouriffés par l’oreiller de mousse, et il se mit en route pour la source, non sans avoir recommandé à son jeune compagnon de ne pas s’éloigner du canot pendant son absence.

Dès qu’il fut seul, Roger se dépouilla de ses vêtements et, plongeant dans la rivière, il s’y baigna longtemps avec délices.

Nous avons déjà dit qu’il était bon nageur : il traversa et retraversa plusieurs fois la rivière, remonta le courant pendant quelques minutes et, faisant la planche, c’est-à-dire se laissant flotter à la surface de l’eau, il se laissa emporter par le courant jusqu’en bas de l’endroit où était amarré le canot. Puis, se remettant à nager, il revint à son point de départ, sortit de l’eau et s’étendit sur la berge pour se faire sécher, avant de reprendre ses habits.

Quand il fut sec, il se rhabilla et, pensant tout à coup qu’ils auraient besoin de bois dans l’après-midi, il s’arma de la hache et alla débiter le reste du merisier que Le Suisse avait abattu la veille. Cela fait et le bois rendu sur le banc de gravier, il se reposa un instant puis se mit à pêcher.

Quand son compagnon revint, vers midi, une douzaine de beaux poissons attendaient, nettoyés et lavés, prêts pour la cuisson.

En un tour de main, Le Suisse eut un feu pétillant et, une demi-heure plus tard, les poissons achevaient de rôtir devant les braises.

Quand ils eurent mangé, Le Suisse, ramassant ce qui restait des poissons, remarqua :

— Il nous en reste assez pour souper. Quand tu seras prêt, tu pourras aller faire un tour dans le bois, afin de nous rapporter encore cinq ou six perdrix ; et nous partirons d’ici, demain matin, lestés de provisions pour plusieurs jours.

Le Suisse ne fut pas déçu dans son attente. Quand Roger revint, une couple d’heures plus tard, il rapportait une autre demi-douzaine de perdrix. Pendant l’absence de son compagnon, Le Suisse avait, comme la veille, préparé ce qu’il appelait son four ; et les perdrix, vidées puis lavées à grande eau, furent entourées de glaise, enfouies sous les graviers brûlants et un bon feu entassé par-dessus.

— Maintenant, dit Le Suisse, qui bavardait sans cesse, pendant que Roger, d’un tempérament plus taciturne, ne parlait presque jamais, nous n’avons plus rien à faire qu’à attendre la nuit pour dormir. Comme nous avons encore au moins trois heures de jour devant nous, je vais me baigner un peu ; je crois que cela ne me fera pas de mal.

Joignant l’action à la parole, il enleva ses vêtements et entra dans la rivière…

XXII

EN ROUTE

L’aurore commençait tout juste à teindre la cime des arbres en rose, quand Le Suisse ouvrit les yeux, le lendemain matin. Il avait d’abord remué un bras, puis une jambe, puis les deux bras et les deux jambes. Quand il eut les yeux ouverts, il bâilla bruyamment et se mit sur son séant ; après quoi il regarda autour de lui, poussa Roger qui dormait encore et lui dit d’une voix joyeuse :

— Holà ! mon ami !… Debout !… Il est jour et nous avons huit bonnes lieues à ramer aujourd’hui ! Vite, il ne nous faut pas perdre de temps !

Roger se leva à son tour et, ensemble, ils se dirigèrent vers le canot. Ils y mirent tout en ordre et le tirèrent jusqu’au banc de gravier où étaient enterrées les perdrix. Après avoir déterré ces dernières, ils les placèrent soigneusement au fond du canot, en ayant bien soin de ne pas briser les enveloppes de glaise dont elles étaient entourées et qui, maintenant qu’elles étaient un peu refroidies, étaient dures comme de la brique. Puis ils s’installèrent, Roger à l’avant, Le Suisse à l’arrière, et, d’un même mouvement, ils repoussèrent leur embarcation vers le milieu de la rivière et plongèrent leurs avirons dans l’onde claire.

Le soleil se levait comme ils se mettaient en route. De chaque côté de la rivière, de nombreuses alouettes parcouraient la grève en sautillant. À l’approche du canot, elles s’élevaient au-dessus des arbres en lançant leur note claire au jour naissant. De temps à autre, un martin-pêcheur, effrayé par leur approche, s’enfuyait à tire d’aile en rasant l’eau. À un coude de la rivière, ils aperçurent un chevreuil en train de s’abreuver à l’eau courante. Au bruit que faisaient les avirons, il releva brusquement la tête, faisant jaillir l’eau en gouttes limpides qui brillèrent au soleil comme autant de diamants, regarda fixement les deux hommes l’espace de deux ou trois secondes, puis, d’un seul bond, il disparut parmi les arbres de la rive.

À chaque détour de la rivière, ils découvraient une merveilleuse perspective d’eau limpide et à la surface polie comme un miroir, s’étendant entre deux bordures de feuillage allant du vert tendre au vert foncé. Chacune de ces nappes d’eau tranquille apparaissait aux regards charmés des deux voyageurs comme une glace immense encadrée de verdure.

De leurs bras vigoureux, nos deux compagnons manièrent l’aviron toute la journée, n’arrêtant, vers midi, que juste le temps de dévorer chacun une perdrix. Ils n’atterrirent pour la nuit qu’environ une demi-heure avant le coucher du soleil. Ils auraient bien remonté la rivière plus haut avant de prendre terre, mais ils étaient arrivés au pied d’un courant beaucoup trop rapide pour qu’ils entreprissent de le remonter dans leur canot.

Des voyageurs qui feraient le même trajet de nos jours rencontreraient, dans les huit ou neuf lieues que Le Suisse et Roger avaient parcourues depuis le matin, plusieurs de ces courants trop rapides pour être remontés en canot.

Mais, à cette époque, tout le bassin de la rivière Saint-François était encore couvert d’épaisses forêts ; ce qui retardait l’écoulement des eaux provenant de la fonte des neiges et maintenait, tout l’été, le niveau de l’eau à la même hauteur qu’il est maintenant à la fin d’avril. De sorte que nos voyageurs avaient pu avancer toute la journée sans quitter leur embarcation.

Mais le rapide qui venait de les forcer à atterrir était beaucoup trop long et, surtout, beaucoup trop accidenté pour qu’ils essayassent de le remonter autrement qu’en transportant leur canot, aussi bien que leur bagage, sur leur dos et à travers les bois, jusqu’au dessus du rapide. C’était cette opération que les coureurs de bois appelaient, et que tous ceux qui fréquentent la forêt de nos jours appellent encore : « Faire un portage. »

Sur une distance de près d’un mille, immédiatement au dessus de l’endroit où les deux compagnons venaient d’atterrir, l’eau coulait sur un fond rocailleux, mais assez uni ; et la rivière n’offrait d’autre obstacle à la navigation que la rapidité du courant. Mais, plus haut et sur une distance d’un bon demi-mille, le lit de la rivière, formé de roc solide, était sillonné de profondes crevasses, variant de deux ou trois à quinze ou vingt pieds de largeur, et de un ou deux à huit ou dix pieds de profondeur. Ces crevasses s’étendaient dans toutes les directions, coupant le lit de la rivière de multiples zigzags et présentant parfois les dessins les plus fantastiques. Les neuf dixièmes, environ, du volume des eaux s’engouffraient dans ces crevasses, bouillonnant, tourbillonnant et mugissant. Il n’y en avait qu’une infime partie qui, passant par dessus les rochers séparant les crevasses entre elles, descendaient le rapide en ligne directe. De plus, en une couple d’endroits, le lit de la rivière s’abaissait brusquement de plusieurs pieds, formant, à chaque fois, une cataracte dont le grondement faisait continuellement résonner les échos des forêts environnantes.

Comme ils atterrissaient, Le Suisse, tout en aidant Roger à tirer le canot sur la grève, dit :

— Il est temps, je crois, que nous mangions un peu de farine. Fais du feu, pendant que je vais détremper la galette.

Une demi-heure plus tard et comme le soleil se couchait, ils étaient en train de souper d’un peu de galette cuite au feu, ainsi que de quelques restes de poisson et de perdrix. Le repas fini et comme ils se hâtaient d’entasser de la mousse et des feuilles, puis d’ériger, au-dessus de cette couche sommaire, un toit de branchages, Le Suisse dit à Roger :

— Dors comme il faut, mon petit ! car nous avons une rude journée d’ouvrage qui nous attend. Ce rapide a une grande demi-lieue de long, et il va nous falloir, afin de le contourner, transporter notre bagage sur notre dos, comme si nous étions des bêtes de somme. En comptant un voyage pour le canot et quatre voyages pour le bagage, cela fait cinq voyages. Et puis le chemin n’est pas facile ! Si nous sommes rendus, armes et bagage, à la tête du rapide avant la nuit, demain soir, nous serons bien aises de nous reposer le reste de la journée.

Aussitôt couchés, ils s’endormirent du bon sommeil de la fatigue et, aux premières lueurs du jour, ils étaient debout et à l’ouvrage.

Malgré le pessimisme de Le Suisse, ils furent rendus à la tête du rapide, armes et bagages comme il l’avait dit, deux heures avant le coucher du soleil.

Le long de la route qu’ils avaient suivie pour faire le « portage » de leur équipement, ils avaient découvert une clairière dont le tour était garni de framboisiers chargés de fruits. Ils y retournèrent une fois leur portage fini, et la quantité de framboises qu’ils mangèrent leur tint lieu de souper.

Le lendemain, au point du jour, ils se remettaient en marche et, le soir, ils campaient au pied d’un autre rapide, qu’ils contournèrent le jour suivant, de la même manière qu’ils avaient contourné le premier. Les jours qui suivirent, ils continuèrent leur route, tantôt ramant, tantôt portageant.

Le sixième jour après leur départ de la source, vers le milieu de l’après-midi et comme ils venaient de dépasser un coude de la rivière, Roger, qui était toujours à l’avant du canot, dit à son compagnon :

— Voyez donc, au beau milieu de la rivière, ce rocher de quelques verges seulement d’étendue et qui, bien que paraissant absolument nu, n’en supporte pas moins un pin d’une assez grande hauteur.

— Nous sommes arrivés au rocher que j’ai nommé le Rocher du Pin Solitaire, répondit Le Suisse. Avant une demi-heure, nous dépasserons l’embouchure d’une rivière assez considérable qui descend des hauteurs, sur notre droite. Nous entendons déjà le bruit qu’elle fait en dégringolant la pente.

En effet, en prêtant l’oreille, Roger perçut un grondement sourd et continu qui, à peine perceptible d’abord, allait toujours en grandissant à mesure que le canot approchait de l’endroit où cette rivière se jette dans celle qu’ils remontaient. Nos voyageurs approchaient de l’embouchure de la rivière Magog, qui conduit les eaux du lac Memphrémagog à la rivière Saint-François. De nos jours, ces deux rivières se réunissent en pleine ville de Sherbrooke,

Encore un peu plus d’une lieue, continua Le Suisse, et nous laisserons le Saint-François pour entrer dans une rivière que les sauvages appellent : « Massawipi. » Nous remonterons cette rivière la distance d’une petite lieue, puis nous la laisserons aussi pour entrer dans la petite rivière qui est le but de notre voyage, et qu’il nous faudra remonter sur une distance de sept ou huit lieues. Les sauvages appellent cette petite rivière : « Couactacouac. »

— Couactacouac ?… Dans quelle langue est donc ce mot que vous venez d’employer ? interrompit Roger.

— Je crois que c’est de l’iroquois. Il se peut, cependant, que ma prononciation ne soit pas parfaite.

Après avoir réfléchi pendant quelques minutes et avoir répété le mot « Couactacouac » plusieurs fois et de différentes manières, Roger reprit :

— Il y a une expression iroquoise qui veut dire, en français : « Quelque-chose-de-croche-qui-se-redresse, » et qui se prononce : « Kkwaktakwak. »

— Ce doit être justement cela ! s’exclama Le Suisse. Cette petite rivière, qui est très croche et qui, d’ordinaire, coule paisiblement, devient torrentueuse au printemps, à l’époque de la fonte des neiges, et à l’automne, à l’époque des grandes pluies. Il lui arrive alors quelques fois de passer tout droit à l’un ou à l’autre de ses nombreux tournants et, de cette manière, de redresser son cours tortueux. Ce doit être à cause de cela que les Indiens l’ont appelée… Comment dis-tu ?

— Kkwaktakwak.

— Kkwaktakwak !… Kkwaktakwak !… Quelque chose de croche qui se redresse !… Ce doit être justement cela !… Eh bien ! nous allons tâcher d’aller, dès ce soir, camper sur le bord de cette rivière. Et, demain soir si nous n’avons pas de malchance, nous serons au terme de notre voyage.

XXIII

LA RIVIÈRE SAINT-FRANÇOIS

Depuis qu’ils avaient laissé le lac Saint-Pierre, le pays que nos voyageurs traversaient avait complètement changé d’aspect.

Sur une distance de plusieurs milles, à l’approche de son embouchure, la rivière Saint-François coule entre deux hautes berges, couvertes, à cette époque, de pins, d’ormes, de plaines et de chênes, auxquels se mêlaient quelques noyers, quelques bouleaux et de très rares cèdres. Mais, à mesure qu’ils avaient remonté le cours de la rivière, ils avaient vu les berges s’abaisser et, à trois ou quatre lieues de son embouchure, elle coulait lentement entre des rives de pas plus d’une dizaine de pieds d’élévation, à travers un pays plat et uni comme une table de billard.

À huit ou dix lieues de son embouchure, ou à peu près à l’endroit où Le Suisse et Roger avaient campé le premier soir de leur voyage, la forêt avait changé d’apparence. Les chênes et les plaines avaient à peu près disparu, remplacées par les épinettes à l’écorce et au feuillage sombre. Les pins et les cèdres étaient beaucoup plus nombreux et se mêlaient aux épinettes, ainsi que les sapins à l’écorce grise et boursouflée, au feuillage vert foncé au repos et gris argent quand le vent, soulevant leurs branches, fait voir le dessous de leurs feuilles drues et étroites comme les dents de ces peignes que les femmes mettent dans leur chevelure.

En remontant plus haut, le paysage avait encore changé. Le pays, jusque là plat et uni, devenait onduleux comme la surface de l’océan à l’approche de la tempête. Peu à peu, ces ondulations étaient devenues des collines, les collines s’étaient élevées graduellement et, sept ou huit lieues en aval de l’endroit où il reçoit les eaux de la rivière Magog, les deux compagnons avaient vu le Saint-François couler au fond d’une vallée étroite et profonde, qui allait toujours en se rétrécissant à mesure qu’ils en remontaient le cours, jusqu’à une demi-lieue environ de ce dernier endroit, alors que les flancs des collines s’allongeaient jusque sur les bords de la rivière.

Environ une lieue plus haut, juste au moment où il reçoit les eaux de la Massawippi, le Saint-François dévie brusquement à gauche, faisant paraître l’affluent comme la continuation de la rivière maîtresse ; et n’eût été de Le Suisse, Roger ne se fut pas aperçu qu’ils avaient laissé le Saint-François. Il s’en serait aperçu peu après cependant, car, une petite lieue plus loin, il vit la Massawippi, diminuée déjà du volume d’un petit cours d’eau — la rivière au Saumon — se diviser en deux branches, dont la plus petite, celle de gauche dans laquelle ils s’engagèrent, était la rivière Coaticook, que Le Suisse appelait, de son nom iroquois : « Kkwaktakwak, » ou, comme il le prononçait : « Couactacouac. » Ce n’était plus qu’un petit cours d’eau de dixième ordre.

À cette époque, toute la partie du pays arrosée par le Saint-François et ceux de ses tributaires que nous venons de nommer, était couverte de forêts. Dans les vallées, croissaient les diverses espèces de pins : épinettes, blanches et noires, sapins, pins blancs et autres. Mais, sur les croupes des collines séparant les vallées au fond desquelles coulaient les nombreux ruisseaux et rivières qui sillonnent ce pays en tous sens, aussi bien que sur les flancs des montagnes bornant l’horizon au sud, croissaient, en quantités innombrables, les érables à sucre — que les Algonquins appelaient : « Inimatik, » c’est-à-dire, l’arbre par excellence — aux troncs droits et élancés, au feuillage du plus beau vert et aux feuilles découpées comme les plus fines dentelles. Ici et là, parmi les érables qui formaient la grande majorité des arbres dont se composait cette forêt, un platane aux larges feuilles, un orme aux branches énormes ou un hêtre au tronc tors et à l’écorce unie, rappelant les colonnes de bronze noirci de certains monuments, voisinaient avec un noyer, un frêne ou, très rarement avec un chêne.

C’était dans ces forêts de décidués — ou de bois franc, selon l’expression de nos gens — que Le Suisse et Roger venaient, comme le disait le premier, « Chasser les noisettes, les faînes, le miel et les ours. »

Le jour suivant celui où ils s’étaient engagés dans la rivière Coaticook, une heure environ avant le coucher du soleil, les deux compagnons tiraient leur canot sur le sable d’une petite grève, au fond d’une espèce d’immense entonnoir et au pied d’un rapide bruyant.

Ils avaient remonté la rivière toute la journée. Tantôt, quand la vallée, en se rétrécissant, obligeait la rivière à couler en ligne droite en faisant bouillonner ses eaux, ils avaient marché dans l’eau en poussant leur canot à force de bras. Tantôt, quand la vallée s’élargissait et que la rivière se remettait à dérouler ses méandres d’une colline à l’autre, ils avaient manié l’aviron de toutes leurs forces, afin de gagner du temps et d’arriver plus tôt.

Ils étaient maintenant arrivés au terme de leur voyage, et Roger examinait de tout ses yeux l’endroit où ils allaient passer le reste de la belle saison.

XXIV

LA RIVIÈRE COATICOOK

À l’endroit où les deux chasseurs venaient d’atterrir, la vallée de la rivière Coaticook prend la forme d’un immense entonnoir, fermé de tous les côtés, excepté le côté nord, d’où ils étaient venus, par de hautes et abruptes collines, presque des montagnes. Cet entonnoir peut avoir un demi-mille de diamètre au fond, et la rivière s’y introduit par une étroite échancrure dans le coin sud-ouest. Mais cette échancrure est, malgré sa grande profondeur, si étroite et si tortueuse que, cachée comme elle l’était par une végétation touffue, il était impossible de l’apercevoir avant de s’y engager.

Du côté sud, la paroi de l’entonnoir est formée par une colline encore plus abrupte que celles qui forment les côtés est et ouest, et qui s’élève à une hauteur d’environ trois cents pieds. En escaladant cette colline, qui barre complètement la vallée et en descendant de l’autre côté, on arrive dans une belle plaine, de près d’un mille de largeur, qui s’étend jusqu’aux montagnes fermant l’horizon à trois ou quatre milles plus loin, vers le sud. Le niveau de cette plaine, qui forme la partie supérieure de la vallée de la rivière Coaticook, est d’une centaine de pieds moins élevée que le sommet de la colline la séparant de la vallée inférieure, que nous avons appelée l’entonnoir, et d’une couple de cents pieds plus élevée que cette dernière. La rivière la parcourt du sud au nord en serpentant, en se baladant d’une colline à l’autre, multipliant ses détours et retours sur elle-même, comme si elle voulait retarder, autant que possible, le moment où il lui faudra quitter cette belle et riante vallée. Et quiconque connaît cette partie du pays, ne peut s’étonner que la rivière hésite avant de quitter son paisible cours dans la vallée supérieure pour s’engager dans le précipice qui la sépare de la vallée inférieure.

À l’extrémité nord de la vallée supérieure, le sol s’élève brusquement et forme la colline dont nous parlions tantôt ; laquelle sépare la partie haute de la partie basse de la vallée. Après en avoir contourné le pied sur une courte distance, jusqu’à un point où la pierre dont la colline est formée, n’étant plus recouverte de terre, apparaît nue et aride, la rivière, tournant à droite, se précipite tout à coup dans une étroite et profonde crevasse qui s’offre à elle, béante, dans le flanc de la colline. À voir cette crevasse, on la croirait faite à coups de quelque hache gigantesque qui, maniée par un titan, aurait séparé le rocher en deux tronçons.

La rivière s’engouffre dans cette ouverture en grondant ; mais à peine a-t-elle parcouru cent pas que son lit s’affaisse tout à coup sous elle et qu’elle tombe d’une hauteur de plusieurs pieds. Puis elle rejaillit, monte à l’assaut d’énormes quartiers de roc qui lui barrent la route et, se retournant et bondissant, elle tente d’escalader ses rives : des murailles de roc nu de deux cents pieds de hauteur et taillés à pic. Ne pouvant y parvenir, elle continue sa route et retombe dans d’autres précipices, rencontre d’autres obstacles auxquels elle livre de nouveaux assauts ; puis, après un demi-mille de cette course désordonnée, mugissant, se tordant, sifflant et hurlant comme mille damnés, elle débouche enfin dans la vallée inférieure ou, encore bouillonnante, elle s’étale sous les arbres, comme un lévrier haletant qui s’étend à l’ombre après une longue course.

Aujourd’hui, la rivière Coaticook est presque silencieuse. Là où elle mugissait, elle ne fait que bourdonner ! Là où elle hurlait, elle grince ! Là où elle se tordait en mille contorsions et bonds désordonnés, elle coule emprisonnée dans de longs boyaux de fer ! C’est que l’homme l’a domptée, puis attelée ! Et sa force sauvage qui, jadis, ne servait qu’à ébranler les échos des forêts sans limites, fait tourner les roues de plusieurs usines et éclaire la coquette petite ville blottie dans la vallée qui lui sert de lit.

C’était justement à l’endroit où la rivière, s’échappant de l’étroit défilé, reprend son cours paisible, que les deux compagnons avaient tiré leur canot sur le sable de la grève.

Mais là, une déception attendait Le Suisse. La hutte qui lui avait servi d’abri en même temps que de magasin pour le produit de ses chasses, depuis deux ans qu’il venait passer l’automne dans ces parages, et qu’il avait laissée intacte l’automne précédent, était disparue. À l’endroit qu’elle avait occupé, quelques troncs d’arbres à demi calcinés et un peu de cendre, seuls, s’offraient aux regards des deux hommes.

Un moment d’examen leur révéla la cause de leur désastre. Juste à côté du site de la cabane les restes d’un gros pin, fendu dans toute sa longueur et dont la partie restée debout était toute déchiquetée et à moitié carbonisée, démontraient que la foudre avait causé leur perte.

Le Suisse, après avoir examiné pendant quelques instants en silence les restes de la hutte qu’il avait compté retrouver intacte, dit à son compagnon :

— Je comptais bien coucher, ce soir, à l’abri de notre cabane. C’est même pour cela que, toute la journée, j’ai insisté pour que nous nous hâtions. Mais, comme tu le vois, la foudre est arrivée avant nous !… Il ne nous reste qu’une chose à faire : c’est de nous installer tant bien que mal pour la nuit, et, demain, nous nous mettrons à l’œuvre pour reconstruire.

XXV

OHQUOUÉOUÉE SE MET EN ROUTE

Après qu’Ohquouéouée eut quitté Roger, de la manière que nous avons vue dans un précédent chapitre, elle avait marché jusqu’à ce qu’elle fût certaine que le jeune homme l’avait bien perdue de vue ; puis, faisant un détour, elle était revenue sur ses pas et s’était cachée dans un fourré, à une courte distance du jeune chasseur qu’elle ne quittait qu’à regret.

De l’endroit où elle était cachée, l’Indienne pouvait voir Roger et suivre tous ses mouvements sans que celui-ci ne puisse soupçonner sa présence. Elle resta là, dans une contemplation muette, tant que le jeune homme demeura immobile, dans l’attitude d’une personne à qui l’on vient d’arracher une partie de son être, et qui reste toute désemparée, ne sachant que faire. Puis, quand il se mit en marche vers la rivière, elle le suivit de loin, se tenant toujours à la même distance ; assez près de lui pour ne pas le perdre de vue, assez loin pour ne pas être vue de lui, tant qu’il fût seul.

Elle le vit arriver au bord de la rivière et s’asseoir au pied d’un arbre, les genoux relevés, un coude appuyé sur le genou et le front dans la main, et rester longtemps dans cette position, immobile. Puis, peu à peu, elle vit son corps s’affaisser ; il allongea les jambes et son coude glissant de son genou, alla s’appuyer sur la mousse qui entourait le pied de l’arbre sous lequel il était assis. Un peu plus tard, ce fut sa tête qui, de cette mousse, se fit un oreiller. Et Ohquouéouée s’aperçut alors que Roger dormait profondément.

Marchant avec précautions, afin de ne pas l’éveiller, la jeune Indienne se rapprocha et vint s’asseoir tout près du Canadien. Elle mit sa main sur son front… sur ses yeux… sur sa bouche. Elle se coucha sur la mousse et mit son visage tout près de celui du jeune homme

Au même instant, les lèvres du dormeur s’entr’ouvrirent et esquissèrent un sourire… À quoi rêvait Roger ?

Il y avait déjà longtemps qu’Ohquouéouée était là, surveillant le sommeil du jeune Blanc, heureuse et satisfaite de se sentir près de lui, quand, tout à coup, elle se mit prestement sur ses pieds et, en courant mais sans froisser une branche ni une feuille, légère et gracieuse comme une sylphide, elle s’enfuit dans un fourré voisin, où elle se blottit. Son oreille, appuyée au sol, avait perçu le bruit des pas de Le Suisse qui s’en revenait de la source.

Elle vit le nouveau venu réveiller Roger, après quoi les deux hommes préparèrent et mangèrent leur repas. Puis, quand Roger, prenant son arc et ses flèches, partit en descendant le cours de la rivière, elle le suivit encore. Elle ne le perdit pas de vue, pendant tout le temps qu’il chassa. Puis elle revint avec lui vers le camp, restant cachée dans les environs tant que dura le jour.

Quand les ténèbres vinrent, elle s’éloigna un peu, afin de se chercher un endroit pour dormir. Mais, quand le jour reparut, le lendemain, Ohquouéouée avait repris son poste d’observation. Elle vit les deux hommes s’éveiller, puis Le Suisse s’éloigner dans la direction de la source.

Quand Roger se baigna, l’Indienne se rapprocha de la berge et, entre les branches touffues, ses regards remplis d’admiration le suivirent pendant le temps qu’il prit ses ébats dans la rivière. Quand elle vit qu’il se préparait à sortir de l’eau, elle retourna prendre son poste dans le fourré, et elle ne s’éloigna définitivement que quand Le Suisse fut de retour de la source, vers midi.

Une fois en route, la jeune Indienne marcha sans arrêt pendant tout l’après midi. La nuit venue, elle se blottit dans le creux d’un arbre et y dormit jusqu’au moment où les oiseaux, en entonnant leur hymne matinal, lui firent ouvrir les yeux.

En s’éveillant, elle sentit qu’elle avait faim : elle n’avait pas mangé depuis deux jours. Il lui fallait donc, de toute nécessité si elle voulait avoir la force de poursuivre son chemin, se procurer de la nourriture.

Sans une minute d’hésitation, elle enleva les cordons de ses mocassins, qui étaient faits de nerfs de caribou, et elle les noua de manière à en faire deux nœuds coulants. Puis elle tendit ces deux collets dans des fourrés voisins, dans l’espoir de prendre quelque lièvre ou perdrix. Ensuite elle se mit à parcourir les environs, dans le but de découvrir quelques végétaux comestibles.

Comme tous ceux de sa race, Ohquouéouée connaissait toutes les sortes d’herbages et toutes les racines qui peuvent servir de nourriture. Heureusement, aussi, que l’on était en pleine saison des fruits.

Dans les endroits où le soleil, en pénétrant au pied des arbres, y avait fait croître un peu d’herbe, elle trouva quelques fraises de bois, longues et pointues, à l’extérieur d’un beau rouge clair, à la chair d’une blancheur de neige et très sucrée, qu’elle mangea avec infiniment de plaisir. Un peu plus loin, dans une petite clairière ouverte par un énorme chêne qui, en s’écroulant de vieillesse, avait entraîné plusieurs autres arbres dans sa chute, des framboisiers achevaient de mûrir leurs fruits au soleil. L’Indienne en cueillit plusieurs poignées, qu’elle avala, comme les fraises, avec délices.

En revenant de la clairière, elle passa par ses collets. Dans le premier, elle trouva un lièvre qui, bête comme tous ses congénères, avait probablement fait plusieurs milles à sa plus grande vitesse pour venir se prendre dans le piège que la jeune fille lui avait tendu.

À partir de ce moment, notre voyageuse n’eut plus d’inquiétude au sujet de la nourriture.

En traversant un ruisseau, le soir précédent, elle avait ramassé deux fragments de silex, qu’elle avait emportés avec elle. Après avoir regardé autour d’elle pendant quelques minutes, elle aperçut un érable dont le pied était en train de se changer en tondre. Elle s’approcha de cet arbre et, en frappant ses deux pierres l’une contre l’autre, elle fit jaillir quelques étincelles, qui volèrent sur le bois pourri ; puis elle se mit à souffler dessus et, en peu d’instants, elle eût fait jaillir la flamme.

Continuant ses préparatifs, elle arracha des fragments de tondre enflammés, les plaça au pied et entre deux grosses racines d’un autre arbre, empila par dessus des petits morceaux de bois sec et, cinq minutes après avoir trouvé le tondre, elle avait un bon feu. Quand elle eut débarrassé le lièvre de sa peau et de ses intestins, elle le fit cuire et le mangea, terminant ainsi un bon repas qu’elle avait commencé par le dessert.

Puis elle se remit en route et, un peu avant le coucher du soleil, après avoir marché sans s’arrêter toute la journée, elle atteignit le Richelieu, à trois ou quatre lieues de son embouchure.

À la vue de l’eau claire et limpide, la jeune fille éprouva, comme Roger la veille, le désir de s’y baigner. Promptement, elle enleva ses vêtements et se plongea dans la rivière.

Elle aussi nageait comme un poisson. Elle aussi offrait le plus charmant tableau, descendant le courant et le remontant, plongeant, ou bien lorsque, sortant de la rivière, son corps jeune, pur et tout ruisselant d’eau, brillait au soleil comme s’il eût été de bronze poli.

Roger, quand il était sorti de l’eau, la veille, eut rappelé un marbre antique qu’un souffle de vie serait venu animer ; mais en voyant Ohquouéouée sortir de la rivière et s’arrêter, écoutant, immobile, à un bruit quelconque de la forêt, on eût dit une déesse de l’Olympe coulée dans le bronze.,

Quand elle se fut bien rafraîchie, Ohquouéouée sortit de l’eau, se rhabilla et chercha une place pour y passer la nuit. Le lendemain, au lever du soleil, elle se remettait en route, suivant, en la remontant, la rivière Richelieu.

Elle marcha toute la journée et les jours suivants, ne s’arrêtant que pour se procurer la nourriture nécessaire à l’entretien de ses forces, comme nous l’avons vue faire le premier jour. Le nuit venue, elle se couchait n’importe où : dans le creux d’un arbre, entre deux grosses racines de quelque vieil arbre ou sous un rocher incliné. Peu lui importait ; car on était dans la belle saison, la température se maintenait au beau, et coucher à la belle étoile était un plaisir.

Quant aux bêtes des bois, elle n’en avait cure. Elle n’éprouvait pas le moindre sentiment de crainte à leur égard. De leur côté, les bêtes, averties par leur instinct qu’elles n’avaient rien à craindre de la part de l’Indienne, ne s’occupaient pas plus d’Ohquouéouée que si elle eût été une des leurs.

Un jour, comme elle marchait sur la grève du Richelieu, elle arriva à un endroit où une famille de chevreuils, composée du père, de la mère et de deux petits, étaient en train de s’abreuver à vingt pieds du bord. Au léger bruit que firent les pas de la jeune fille marchant sur le sable, le mâle releva la tête, la regarda fixement l’espace d’une couple de secondes, puis se remit tranquillement à boire. La femelle et les faons ne relevèrent seulement pas la tête quand elle passa vis-à-vis d’eux.

Une autre fois, elle était alors rendue le long du lac Champlain, en s’éveillant un matin, elle sentit une chaleur moite le long de son corps. Étendant le bras, sa main rencontra quelque chose de velu ; elle ouvrit les yeux et aperçut un ourson couché près d’elle, le museau sous le bras de celle qu’il avait adoptée pour compagne pendant son sommeil. La jeune fille le caressa un moment, mais l’ourson devenant trop familier, elle le repoussa un peu brusquement, ce qui fit pousser un léger cri à l’animal. L’ourse était à une vingtaine de pas plus loin, en train d’allaiter son autre petit. Elle fit entendre un grognement qui rappela son ourson près d’elle, et l’Indienne, se levant, reprit son chemin.

L’ours était l’animal le plus dangereux qu’elle rencontra pendant tout le cours de son voyage. De loups, il n’y en avait pas dans ces forêts. Les trappeurs rencontraient bien, très rarement il est vrai, dans les montagnes de la Nouvelle-York que la jeune fille dut traverser dans une bonne partie de sa longueur, une espèce de félin d’assez grande taille, qu’ils désignaient sous le nom de panthère. C’était une sorte de grand chat sauvage, à la fourrure d’un jaune sale, très féroce, très destructeur et qui n’hésitait pas, même seul et malgré la croyance contraire des naturalistes, à s’attaquer aux êtres humains. Mais, soit que ce fût simple bonheur, soit qu’il ne se trouvât aucun de ces animaux le long du chemin qu’elle parcourut — ces panthères, ou cougars, habitaient surtout beaucoup plus au sud et à l’ouest — toujours est-il que, pendant toute sa longue randonnée, Ohquouéouée n’en rencontra pas un seul.

La jeune Indienne se guidait, dans ces immenses forêts, par une sorte d’instinct naturel. Quand elle partit du Saint-François, elle se dirigea d’abord directement vers le soleil couchant ; mais elle s’aperçut bien vite que cela la rapprochait trop du fleuve. Alors elle changea de direction et se mit à marcher un peu plus vers le sud-ouest.

Le soir du jour où elle avait, pour de bon, quitté les deux chasseurs blancs, elle atteignit la rivière Yamaska et, avant de la traverser, elle hésita :

« C’était peut-être là la rivière qu’il lui fallait suivre pour retourner dans son pays ?… » Mais, après avoir réfléchi, elle ne la trouva pas d’un volume assez considérable pour venir de si loin. Elle la traversa donc, puis continua sa route, en laissant cette rivière sur sa gauche.

Quand, vers la fin du deuxième jour, elle arriva sur le bord du Richelieu, elle le reconnut aussitôt pour la rivière qu’elle avait descendue lorsqu’elle était prisonnière des Algonquins. Elle se mit donc à la suivre, en la remontant, jusqu’à ce qu’elle eut atteint le lac Champlain.

Un jour, il y avait alors plus d’une semaine qu’elle avait quitté les deux Blancs sur le bord du Saint-François, vers la fin de l’après-midi, Ohquouéouée s’aperçut qu’elle arrivait à l’extrémité d’une longue presqu’île s’avançant dans le lac Champlain, lequel elle ne venait que d’atteindre. Depuis la veille, elle remarquait que la rivière qu’elle suivait s’élargissait peu à peu ; que le courant, qui avait graduellement diminué de vitesse, était maintenant presque nul ; et qu’elle était arrivée le long d’un lac qui ne pouvait être autre que celui qu’elle avait traversé dans sa longueur, en compagnie des Algonquins, avant de s’engager dans la rivière qu’elle venait de remonter pendant plusieurs jours.

Jusque là, elle avait suivi la rive droite du Richelieu ; et, pour ne pas avoir la peine de traverser cette rivière, elle avait l’intention de contourner le lac Champlain en longeant la rive orientale. Mais, à son grand désappointement, elle venait de s’apercevoir que la presqu’île sur laquelle elle s’était engagée s’avançait assez loin dans le lac, et qu’il lui faudrait nécessairement revenir sur ses pas afin de contourner la baie qui la formait.

Elle traversa donc la presqu’île, afin de découvrir si la baie était bien large et si elle s’avançait bien avant vers le nord ; mais, en sortant du bois sur la grève, elle vit qu’elle s’étendait vers le nord, c’est-à-dire dans la direction d’où elle était venue, beaucoup plus loin que sa vue pouvait atteindre.

Cette constatation la rendit perplexe. « Allait-elle faire le tour de la baie ? Ou bien, allait-elle revenir sur ses pas jusqu’à ce que la rivière soit assez étroite pour qu’elle puisse la traverser à la nage, pour, ensuite, reprendre la direction sud en longeant la rive ouest du lac ? »

En revenant sur ses pas, elle savait qu’il lui faudrait marcher près de deux jours avant de trouver un endroit, vis-à-vis une île qu’elle avait remarquée en venant et qui, séparant la rivière en deux branches à peu près égales, lui permettrait de s’y prendre en deux fois, en se reposant sur l’île, pour atteindre l’autre rive, tandis qu’elle ignorait combien de temps il lui faudrait pour faire le tour de la baie.

Afin de s’en assurer, elle se mit à chercher un arbre plus haut que les autres, sur lequel elle pourrait monter et d’où elle verrait le fond de la baie ; ce qui lui permettrait de juger du temps qu’il lui faudrait pour la contourner.

Après avoir cherché quelques instants, elle aperçut un pin géant dont la tête dépassait tous les arbres environnants. Elle s’en approcha vivement ; mais, rendue au pied, elle vit que son énorme tronc, nu et sans autres aspérités que celles qu’offrait son écorce écailleuse, s’élevait jusqu’à une soixantaine de pieds du sol avant que sa tête ne s’épanouît en forme de cône. Elle ne pouvait songer à grimper le long de cette colonne.

L’Indienne allait s’éloigner pour chercher un autre arbre, plus accessible, quand elle découvrit, à une vingtaine de pieds du pin, un érable dont une des maîtresses branches allait se perdre dans le sommet touffu du premier arbre. Une épinette branchue poussait à côté de l’érable et confondait ses rameaux avec les branches de ce dernier.

En un clin d’œil, agile comme un écureuil, Ohquouéouée eût escaladé l’épinette, en se servant de ses branches comme d’échelons, et elle se trouvait sur la branche de l’érable qui s’étendait jusqu’aux basses branches du pin. Elle se glissa le long de cette branche et, deux minutes plus tard, elle était rendue au sommet du pin, élevé au moins d’une cinquantaine de pieds au-dessus de tous les arbres environnants.

Tournant ses regards vers le nord, elle vit que la baie qu’elle croyait pouvoir contourner s’étendait à perte de vue dans cette direction. La pauvre enfant était à l’entrée du passage qui conduit à cette partie du lac Champlain qui se nomme aujourd’hui la baie de Missisquoi, nappe d’eau qui s’étend vers le nord jusqu’à une vingtaine de milles de l’endroit où Ohquouéouée se trouvait en ce moment.

Se tournant dans la direction opposée, elle vit que la rive occidentale du lac s’étendait, sans qu’elle pût y distinguer de baie bien profonde, aussi loin vers le sud que sa vue pouvait porter. Elle décida donc de revenir sur ses pas, de traverser le Richelieu et de suivre la rive ouest du lac Champlain.

Sans perdre de temps, elle redescendit à terre et, comme la nuit approchait, elle s’éloigna un peu du lac afin de trouver un endroit sec pour y passer la nuit.

Le lendemain, de grand matin, elle se remettait en route, refaisant, en sens inverse, le chemin qu’elle avait parcouru la veille. Le deuxième jour, elle traversait la rivière à la nage et, le jour suivant celui-là, elle était revenue, mais sur la rive ouest du lac, à peu près à la hauteur de la pointe où elle avait dû rebrousser chemin.

Ce changement d’itinéraire lui avait fait perdre trois jours. Pendant les jours qui suivirent, elle continua sa route, longeant toujours la rive ouest du lac Champlain, qu’elle suivit jusqu’à son extrémité méridionale. Elle fit le tour du marécage qui séparait alors le lac Champlain du lac Saint-Sacrement, aujourd’hui lac George et, le trentième jour après son départ du Saint-François, elle atteignait la rivière Hudson. Elle franchit encore cette rivière à la nage, à un endroit où une petite île, au milieu du courant, lui permettait de ne pas la traverser toute d’une seule traite, et, deux jours plus tard, elle arrivait dans son village.

XXVI

UN BÛCHERON CANADIEN

Bienveillant lecteur, vous a-t-il déjà été donné de voir un bûcheron canadien, armé de sa hache, la véritable hache canadienne, en train d’abattre des arbres dans la forêt ? Si vous n’en avez jamais vu, vous n’avez jamais vu le type du vrai bûcheron.

Il y a autant de différence entre le bûcheron canadien et le bûcheron européen, qu’il y en a entre la hache canadienne et la hache européenne ; nous voulons parler de la hache dont le bûcheron se sert pour abattre les arbres. La hache européenne, qu’en France on appelle cognée, n’est, en effet, pas autre chose qu’une cognée. Mal façonnée, sans grâce, sans élégance, ce n’est qu’un coin de fer fixé à l’extrémité d’un manche droit, lourd, rigide et aussi mal fait que l’outil qu’il porte.

Toute autre est la hache canadienne. Mince, aux bords et au taillant décrivant chacun une courbe gracieuse, les côtés arrondis comme les hanches d’une jolie femme ; elle est faite d’acier à trempe spéciale et si repolie que ses côtés pourraient servir de miroirs. C’est le dernier mot de l’art en fait de forme, de trempe et de fini.

Cet outil, ou plutôt, cet objet d’art est porté par un manche fait, la plupart du temps, de chêne ou d’érable : les deux plus belles et les deux meilleures espèces de bois que produit la forêt canadienne. Ce manche, au lieu d’être droit, gros et rigide comme le manche de la hache européenne, est fin, flexible et recourbée en forme de S très allongé. Cette flexibilité et cette forme recourbée en rendent le maniement beaucoup plus facile et, surtout beaucoup moins fatiguant pour celui qui y est habitué.

Avec la hache européenne, à manche droit, le bûcheron qui veut frapper fort et dru doit lever les mains au-dessus de la tête et les rabattre en s’élançant de toutes ses forces ; ce qui l’oblige, afin de garder son équilibre, à tenir ses pieds très écartés, l’un en avant de l’autre, et à faire pivoter continuellement le haut de son corps sur ses hanches ; car, à chaque coup qu’il donne, ses épaules décrivent un quart de cercle. Ce mouvement des bras et cette torsion du buste gênent la libre action des poumons et, en peu d’instants, le bûcheron se sent essoufflé. Il lui faut alors, soit ralentir son allure, soit diminuer la force de ses coups ou se reposer.

Avec la hache canadienne, au manche courbe et flexible, la main qui tient l’extrémité libre du manche ne remue presque pas. L’autre main, glissant le long du manche jusqu’à trois ou quatre pouces de la hache quand celle-ci s’élève, glisse dans la direction opposée et vient rejoindre la première quand la hache s’abaisse ; et c’est la forme recourbée du manche qui donne la force du coup.

Et tout le temps, il n’y a que les bras du bûcheron qui travaillent. Nous avons vu des bûcherons canadiens se camper devant un arbre, les deux talons sur une même ligne et le torse bien droit — presque dans l’attitude du soldat au « Garde-à-vous — et frapper l’arbre à raison de quinze à vingt coups à la minute, enfonçant la hache dans le tronc de l’arbre : « Jusqu’à la tête, » comme ils disent dans la forêt. Le bûcheron continuait cet exercice toute la journée et, à l’exception d’un « Han ! » vigoureux à chaque fois que la hache s’abaissait ; signe que les poumons travaillaient à l’unisson du reste du corps, il ne montrait aucune trace de fatigue.

La vue d’un bûcheron canadien se campant au pied d’un géant de la forêt et l’attaquant à coups répétés de sa bonne hache, qui, à chaque fois qu’elle s’abat, fait voler les copeaux dans toutes les directions et dont chaque coup fait tressaillir l’arbre qu’elle attaque tout en faisant résonner les échos environnants, est un des plus beaux spectacles que puisse nous offrir la forêt canadienne. Et le moment le plus palpitant est quand, dominant les premiers craquements de l’arbre qui chancelle, on entend la voix sonore du bûcheron lançant le traditionnel : « Gardez-vous ! » pendant que lui-même se recule de quelques pas, contemplant l’adversaire qu’il vient de vaincre. Alors on entend un long et puissant sifflement, semblable à celui de la tempête dans les cordages d’un navire, et on voit le géant, qui tout à l’heure encore dominait orgueilleusement les autres arbres, s’étendre de tout son long, écrasant dans sa chute, herbages, arbrisseaux et arbres moyens qui, naguère, croissaient à son ombre.

C’est à cette vue que l’on comprend comment il se fait que l’homme, être chétif et misérable s’il en fut, ait pu acquérir tant de maîtrise sur le reste de la nature. Quand on voit ces pyramides de branches et de feuilles, supportées par un tronc de deux ou trois pieds de diamètre et de cent ou de cent cinquante pieds de hauteur et qui, depuis des siècles, résiste victorieusement à toutes les colères des ouragans de même qu’à tous les assauts des éléments réunis, ne pouvoir résister plus de quelques minutes à l’attaque d’un bûcheron et de sa hache, on sent que l’homme est bien le maître du reste de la nature ; et que, pourvu qu’il y mette le temps voulu et avec l’aide de son génie, rien ne lui est impossible.

Un spectacle du genre de celui que nous venons de décrire se serait offert aux regards de quiconque se fut trouvé sur les bords de la rivière Coaticook, au pied du rapide dont nous avons parlé dans un précédent chapitre et le lendemain du jour où les deux compagnons étaient arrivés en cet endroit.

Le bûcheron était notre ami Roger Chabroud. La tête haute, son torse élancé bien droit, les jambes bien campées, il maniait la hache comme les plus habiles travailleurs de la forêt. Les coups retentissaient drus et forts. Les copeaux volaient et s’éparpillaient, couvrant le sol autour de lui et, à de courts intervalles, un autre arbre venait s’ajouter à ceux déjà abattus.

Pendant que Roger abattait les arbres et les dépouillaient de leurs branches, Le Suisse coupait, taillait et façonnait les troncs que, tous les deux, ils traînaient ensuite à l’endroit où ils voulaient ériger leur hutte ; car ils étaient en train de reconstruire leur cabane détruite par la foudre.

Ils travaillèrent toute la journée comme deux mercenaires, ainsi que le lendemain. Quand vint le soir du troisième jour, la hutte, bien que loin d’être terminée, était habitable. Les deux compagnons s’étaient contentés d’ériger quatre murs, faits de troncs d’arbres superposés, surmontés d’un toit fait de troncs plus petits, placés les uns à côté des autres et recouverts de branches, d’écorces et de feuilles.

Quand ils prirent possession de leur demeure, la toiture était terminée. Il ne restait plus qu’à boucher les plus larges fentes des murs, à aménager des lits à l’intérieur et à ajouter, à côté de la hutte principale, une espèce d’appentis où ils feraient leur cuisine et prendraient leurs repas.

Mais, ce troisième soir, comme la nuit venait et qu’ils étaient à la veille de se coucher — à la vie qu’ils menaient, ils se levaient et se couchaient avec le soleil — Le Suisse dit à Roger : J’ai cassé quelques noisettes, aujourd’hui, et elles étaient presque mûres ! Cela signifie que demain, il nous faudra être debout au moins une heure avant le jour : voici le temps où les écureuils et les suisses vont commencer leurs récoltes, et nous allons nous mettre à les épier afin de découvrir où ils emmagasinent leurs provisions.

— Comme je n’ai pas d’expérience dans le métier, j’ai bien peur de n’être pas utile à grand’chose, fit Roger.

— Tu vas voir comme ce n’est pas difficile ! Je te montrerai où te placer — car je connais tous les bosquets de noisetiers des environs — et tu n’auras qu’à suivre les petits animaux quand tu les verras partir la bouche pleine d’amandes. Tu auras bien soin, cependant, de les suivre de loin et sans faire de bruit, car les petites bêtes ont l’oreille fine. Rappelle-toi, aussi, que les écureuils ont d’ordinaire leur cachette dans un arbre creux et qu’ils ne descendent à terre que quand ils ne peuvent absolument pas faire autrement ; tandis que les suisses, eux, ont, le plus souvent, leur cachette dans un trou qu’ils se creusent dans la terre, et qu’ils ne grimpent pas plus souvent aux arbres que les écureuils ne descendent à terre. Donc, quand tu verras un écureuil ou un suisse partir avec sa charge d’amandes pour aller les porter dans sa cache, ne bouge pas ; suis-le seulement des yeux pendant aussi longtemps que tu le pourras et, quand tu l’auras perdu de vue, va te placer aussi près que possible de l’endroit où tu l’auras vu disparaître. En allant comme en revenant, ils passent toujours par le même chemin ; à son deuxième voyage, tu cours une grande chance de découvrir son magasin. Si, dans tous les cas, tu ne le découvres pas au deuxième, recommence le stratagème tant que tu ne l’auras pas vu disparaître dans sa retraite. Quand tu seras certain d’avoir découvert son magasin, remarques-en bien le site, afin d’être certain de pouvoir le retrouver plus tard ; et recommence dans un autre endroit avec un autre écureuil ou avec un autre suisse.

Pendant que Le Suisse donnait ces instructions à son compagnon, les deux hommes avaient préparé leurs lits et s’étaient couchés. Bientôt la voix de Le Suisse se tut ; et l’on n’entendit plus, mêlé au grondement du rapide et au murmure d’un petit ruisseau qui coulait près de leur hutte, que la respiration égale des deux hommes, indiquant qu’ils dormaient profondément.

XXVII

LA CHASSE AUX NOISETTES : À L’AFFUT

Tout à coup, Roger sentit qu’on le secouait :

— Qu’y a-t-il ? fut la question qui lui vint aux lèvres.

— Allons ! Debout, et vite !… si nous voulons être à nos postes avant que le jour ne commence à poindre, fit Le Suisse.

— Mais nous ne venons que de nous coucher !

— Il est près de trois heures ! Nous n’avons donc pas de temps à perdre, car, à la saison où nous sommes, il fait clair avant quatre heures.

À moitié éveillé, Roger se leva, s’étira, se secoua puis suivit Le Suisse en silence. Celui-ci lui fit d’abord remonter le cours de la rivière jusqu’au pied du rapide ; puis, escaladant un rocher escarpé, ils s’engagèrent sous bois.

Tant qu’ils avaient été près de la rivière, ils avaient vu suffisamment clair pour se diriger. Mais, maintenant qu’ils étaient sous bois, les ténèbres étaient si épaisses qu’il leur fallait de temps en temps, le grondement du rapide les empêchant de s’entendre parler, étendre le bras et se toucher pour savoir qu’ils étaient tout près l’un de l’autre. Ils gravirent, pendant une dizaine de minutes, dans cette obscurité, une côte assez raide ; puis, parvenus au sommet, ils redescendirent sur une courte distance de l’autre côté. Alors, Le Suisse, s’arrêtant brusquement, prit Roger par les épaules et le poussa dans un fourré épais. Le jeune homme obéit à l’impulsion et, se faufilant parmi les branches, les bras tendus en avant afin de tâter son chemin, ses mains rencontrèrent une surface dure et rude, qu’il reconnut pour être de la pierre. Le Suisse lui demandait en même temps, lui parlant à l’oreille :

— Es-tu rendu au caillou ?

— Oui !

— Assieds-toi dessus et attends, sans remuer ni faire de bruit. En face de toi, il y a une clairière entourée de noisetiers. Cette clairière est très fréquentée par les écureuils. Aussitôt qu’il fera clair, rappelle-toi les instructions que je t’ai données hier au soir et tâche de découvrir autant de caches que tu le pourras. Pour moi, je vais m’installer de l’autre côté de cette même clairière. Quand il sera temps de retourner au camp, je t’appellerai. D’ici là, bonne chance !… Et Le Suisse s’éloigna sans bruit, comme une ombre.

Une fois seul, Roger se hissa sur le bloc de pierre, s’y assit et attendit, comme le lui avait recommandé Le Suisse. Il était là depuis quelques temps et il s’était assoupi et éveillé en sursauts une couple de fois déjà quand, s’éveillant pour la troisième ou quatrième fois, il s’aperçut qu’il commençait à distinguer les objets autour de lui. Alors il ne dormit plus.

Bientôt, il fit assez clair pour qu’il vît à une certaine distance. Le jour grandit peu à peu, la lumière augmenta, se répandit partout et, quelques instants plus tard, Roger, sans qu’il eût eu connaissance du changement, s’aperçut qu’il était grand jour. Alors, s’éveillant tout à fait, il se mit à examiner son entourage.

Il était assis sur un énorme bloc de pierre, que Le Suisse avait appelé un caillou. Ce bloc de pierre était assez large pour qu’il eût pu se coucher dessus, et assez haut pour que, assis au bord les jambes pendantes, ses pieds ne touchassent point le sol. Une épaisse frondaison de jeunes plaines entourait ce rocher et le cachait presque complètement.

En face du jeune homme, une clairière de forme ovale presque parfaite, d’une centaine de pas de longueur sur une soixantaine de largeur, probablement le site d’un étang desséché, étendait son gai tapis d’herbe et de mousse, parsemé de trèfle blanc fleuri, ainsi que d’une multitude d’autres fleurs, jaunes, rouges, blanches ou bleues. On eût dit que toutes les fleurs sauvages canadiennes s’étaient données rendez-vous dans cette paisible retraite. Une ceinture de noisetiers, d’une largeur variant de deux à cinq pas, entourait complètement la clairière et paraissait lui servir de rempart, empêchant la forêt environnante de l’envahir.

Le grondement du rapide ne parvenait dans cette retraite que très assourdi et ne constituant plus qu’un bourdonnement confus.

Le rocher sur lequel Roger était assis était à cinq ou six pas et en dehors du buisson de noisetiers. Le Suisse avait donc choisi un endroit on ne peut plus propice pour commencer l’apprentissage de son élève.

XXVIII

LA CHASSE AUX NOISETTES : L’ÉCUREUIL

Les oiseaux chantaient depuis quelques temps déjà sur les hautes branches des arbres quand, soudain, Roger, toujours assis et immobile sur son bloc de pierre, entendit un sifflement aigu et saccadé. C’était comme un grincement de dents ; mais de dents faites de cristal, ou de quelque métal argenté et qui rendrait un son semblable à celui de ces clochettes que les enfants de chœur agitent dans les cérémonies de l’église. Ces sons cristallins étaient entremêlés de coups de sifflet d’une acuité perçante, qui déchiraient violemment l’air matinal.

Le jeune homme sursauta et regarda dans la direction d’où venait ce bruit, qu’il connaissait bien.

Juste en face de lui et à six ou sept pieds du sol, trônant, assis sur son train de derrière, sur une branche de noisetier, sa queue touffue relevée le long de son dos et formant panache au-dessus de sa tête mignonne, une noisette à l’écorce encore verte entre ses pattes de devant, un écureuil braquait un regard fulgurant dans sa direction.

L’apprenti espion eut un nouveau tressaillement et retint son souffle : L’écureuil l’avait-il découvert ?… C’eut été vexant ; car, dans ce cas, sa matinée eût été à peu près perdue.

Soudain, l’écureuil répéta son sifflement provocateur et, d’un bond léger comme un vol, sauta sur une autre branche, beaucoup plus rapprochée du jeune homme. Alors celui-ci vit que le regard du gentil animal, en ce moment plein de courroux et de bravade, passait par-dessus sa tête et s’adressait à un merle, lequel avait eu l’audace de venir se percher à proximité du bosquet où Monseigneur l’Écureuil daignait commencer sa récolte.

Le merle eut-il peur de l’écureuil ? Fut-ce simple coïncidence ? Toujours est-il que l’intrus s’envola ; et l’écureuil, reprenant sa sérénité, rebondit sur sa première branche et se remit à son travail, que la vue du merle lui avait fait interrompre. Dans sa colère, il avait laissé tomber la noisette qu’il s’apprêtait à écaler quand il avait aperçu le merle. Il en arracha une autre à la branche sur laquelle il se tenait et, la tenant entre ses pattes de devant, dont il se servait comme si elles eussent été des mains, en deux tours de mâchoires, il l’eut écalée, l’écorce rejetée à terre, et il eut placé l’amande entre sa mâchoire et la membrane de sa joue. Puis il en cueillit une autre et ainsi de suite, jusqu’à ce que sa bouche fut pleine. Alors il se mit en route pour aller porter les amandes dans son magasin.

C’était là que commençait la partie délicate du travail que Roger avait à accomplir.

En trois bonds, l’écureuil eut dépassé celui qui l’épiait sur sa gauche, et il disparaissait parmi les branches d’un gros sapin, une vingtaine de pas plus loin. Le jeune homme allait se lever pour se rapprocher de l’endroit où l’écureuil venait de disparaître, quand il le revit un peu plus loin, descendant le long du tronc d’un orme. Quand l’écureuil fut à mi-distance entre les branches et le sol, il contourna le tronc de l’arbre et disparut encore une fois.

Alors Roger descendit de son poste d’observation et, faisant un détour, il alla se placer de manière à voir l’autre côté de l’orme derrière lequel l’écureuil venait de disparaître. Au bout d’une dizaine de minutes, il le vit revenir, suivant le même chemin qu’à son premier voyage. Il redescendit le long du tronc de l’orme, en fit le tour comme la première fois et, pendant qu’il était en pleine vue du jeune homme à environ quatre pieds du sol, il disparut tout à coup. Vingt secondes plus tard, il réapparaissait à la même place, grimpait le long de l’orme et reprenait le chemin du buisson de noisetiers.

Quand l’écureuil eut disparu parmi les feuilles, Roger s’approcha de l’arbre et vit, à l’endroit où l’écureuil avait disparu en descendant le long du tronc, un trou rond, de deux pouces à peine de diamètre. Il n’eut plus alors aucun doute que l’arbre ne fût creux, que la retraite de l’écureuil ne fût à l’intérieur, et que le trou ne lui servît d’entrée et de sortie. Il remarqua bien l’endroit et, pour plus de sûreté, il brisa un jeune bouleau à quelques pas de l’arbre qu’il lui faudrait retrouver. Puis il retourna se mettre en observation ; mais, cette fois, sur un autre point de la clairière.

Quand Le Suisse donna le signal de rentrer au camp, il était près de midi. Roger avait découvert et marqué quatre caches : trois d’écureuils et une de suisse. Le Suisse, de son côté, en avait découvert six : quatre d’écureuils et deux de suisses. Comme ils se rencontraient au pied du rapide, et après qu’ils se furent mutuellement communiqué le résultat de leur chasse. Le Suisse dit :

— Dix cachettes en une matinée !… C’est un beau résultat ! Si nous continuons d’avoir la même chance nous allons descendre la plus grosse cargaison d’amandes qui soit encore entrée dans la colonie !

— Vous croyez ?… fit Roger d’un air de doute. Il me semble, à moi, que nous avons déniché tous les écureuils qui s’approvisionnent dans le buisson où nous avons travaillé ce matin. Et puis, si tous les écureuils de la forêt ont travaillé comme ceux que nous avons épiés, nous n’en avons pas pour longtemps à découvrir des cachettes ; car les noisettes ne dureront pas longtemps.

— Il y a une chose dont tu ne tiens pas compte : c’est que toutes les noisettes ne mûrissent pas en même temps dans toutes les parties de la forêt. Le taillis où nous avons travaillé ce matin, situé comme il l’est au fond d’une petite vallée et entourant une clairière, ce qui le met à l’abri de tous les vents et l’expose au soleil, est le premier à mûrir ses fruits. Cet après-midi, pendant que tu iras faire un tour de chasse afin de remplir notre lardoir, j’irai à la découverte et je choisirai un autre taillis pour demain matin.

Comme Le Suisse terminait ses explications, ils arrivaient au camp et se mettaient à préparer leur dîner. Leur ordinaire, maintenant qu’ils étaient installés ou à peu près, était beaucoup plus soigné qu’il ne l’avait été le long de la route. Avec des pierres tirées du lit de la rivière, ils s’étaient construits une cheminée où ils avaient suspendu une marmite, apportée dans ce but, et dans laquelle ils faisaient bouillir ce qu’ils ne voulaient pas manger rôti ou grillé. Ils s’étaient aussi arrangé un autre feu, recouvert de pierres larges et minces comme des ardoises, sur lesquelles ils faisaient cuire leur pâte de farine de sarrazin ; obtenant ainsi une galette de beaucoup supérieure à celle dont ils s’étaient nourris le long de la route.

Ils avaient bâti leur hutte sur une langue de terre comprise entre la rivière et un petit ruisseau qui la rejoignait en cet endroit. Les hautes eaux et les glaces du printemps avaient détruit ou empêché les arbres de croître sur cette pointe ; ce qui avait permis à l’herbe d’y pousser abondamment, entourant leur hutte d’un vert gazon. Le ruisseau leur fournissait une eau fraîche et délicieuse à boire ; et dans la rivière, qui leur servait de baignoire, foisonnaient ces délicieuses truites de ruisseau, — que les savants appellent : salmonae fontinalis, ou saumon de fontaine — aux flancs argentés et décorés de points rouges et dorés, et dont la chair, comme saveur, dépasse tout ce qu’on peut imaginer ; pour en avoir une idée exacte il faut en avoir mangé.

Aussi Le Suisse avait-il pleinement raison, quand il disait :

— Tu vas voir, mon petit, quand nous serons complètement installés ; nous allons, pour une couple de mois, vivre ici comme des princes : mangeant les meilleurs gibiers et les plus excellents poissons, avec toutes sortes de fruits pour notre dessert.

Quand les deux hommes eurent terminé leur dîner, ils s’éloignèrent, chacun de son côté. Le Suisse partit en remontant le cours du petit ruisseau, à la recherche de nouveaux buissons de noisetiers à surveiller, pendant que Roger suivait la rivière en descendant, dans le but de rapporter les gibiers dont ils avaient besoin pour leur nourriture. Suivant son habitude quand il allait à la chasse, le jeune homme n’avait pris que son arc et ses flèches.

Revenu au camp une couple d’heures plus tard, le jeune chasseur trouva son compagnon en train de pêcher dans la rivière. Roger déposa le produit de sa chasse : cinq perdrix et trois lièvres, à l’entrée de la hutte et demanda :

— La pêche est-elle bonne ?

— Regarde, fit Le Suisse.

Et Roger vit, dans un panier que Le Suisse s’était confectionné de fines branches de frêne, une vingtaine de truites frétillantes, dont la plus grosse ne devait pas peser plus d’une livre.

Comme Le Suisse continuait de tirer une truite de l’eau à toutes les deux ou trois minutes, Roger remarqua :

— Nous allons être tranquilles, du côté des provisions, pour plusieurs jours ; et nous aurons beau chercher des cachettes d’amandes de noisettes… si, toutefois, les écureuils et les suisses veulent bien continuer leurs récoltes,

— J’ai découvert un autre taillis, fit son compagnon, presqu’aussi avancé que celui où nous avons travaillé ce matin. Cela va nous donner de l’ouvrage pour demain et, après celui-là, il y en aura d’autres, tu peux en être certain.

Il y en eut, en effet, comme Le Suisse l’avait prédit, pour quatre matins, pendant lesquels les deux chasseurs découvrirent et marquèrent trente-quatre caches : vingt d’écureuils dans les arbres creux et quatorze de suisses, soit dans des trous dans la terre, soit sous des rochers ou entre des racines d’arbres.

XXIX

LA CHASSE AUX NOISETTES : VOLEURS

Le quatrième jour de leur chasse aux noisettes, comme ils rentraient au camp après la tournée du matin, Le Suisse dit à Roger :

— Je crois que les petites bêtes achèvent leurs récoltes. Ce matin, j’ai vu un suisse qui cherchait des noisettes sur le sol, parmi les feuilles.

— Moi aussi, j’en ai vu un, interrompit Roger.

— Cela veut dire qu’il va nous falloir changer de système. Après dîner, nous abattrons un des arbres que nous avons marqués, afin de nous procurer une petite quantité d’amandes et, ce soir, nous en éparpillerons quelques-unes sous le premier buisson que nous avons surveillé : celui qui entoure la clairière. Demain matin, en épiant les écureuils et les suisses que ces amandes attireront — ce sera surtout des suisses — nous avons une bonne chance, malgré que nous aurons souvent affaire à des petites bêtes que nous avons déjà épiées et qui nous conduiront à des retraites que nous connaissons déjà, de découvrir plusieurs nouvelles caches.

Le repas achevé, ils se rendirent près de l’orme où Roger avait été conduit par le premier écureuil qu’il avait suivi, et qu’il retrouva facilement, grâce aux précautions qu’il avait prises. Arrivés au pied de l’arbre, Roger indiqua à son compagnon le trou, situé à quatre ou cinq pieds de terre, par où l’écureuil s’était introduit à l’intérieur de l’arbre.

Le Suisse, ramassant une branche morte qui gisait à terre, en frappa plusieurs coups sur l’arbre. Puis, collant son oreille sur le trou que Roger venait de lui indiquer, il écouta quelques instants. Se redressant, il dit :

— Je n’entends rien !… L’écureuil doit être allé chercher sa nourriture ; car tu sais qu’il ne touchera à sa réserve d’amandes que cet hiver, quand il ne pourra plus trouver autre chose. Il va être bien désappointé, en revenant, quand il va trouver sa demeure détruite. Heureusement que d’ici l’hiver, il aura le temps de se trouver une autre retraite et de se faire une autre provision.

Le Suisse s’intéressait beaucoup au sort des petits animaux qui se laissaient si bénévolement dépouiller par lui.

— La réserve de l’écureuil, reprit-il, est au-dessous de l’ouverture qui lui sert d’entrée. À quelle distance au-dessous ?… Je l’ignore. Tu vas prendre ta hache et faire une entaille, assez large, ici. Et, de la main, il indiquait un point environ un pied plus bas que l’orifice.

Roger se campa devant l’arbre, leva sa hache au-dessus de l’épaule et la laissa retomber avec force. Le taillant traversa l’écorce et s’enfonça dans le grain de l’arbre. Un deuxième coup, un peu plus bas, puis un troisième au même endroit que le premier, firent voler un large éclat ; laissant, au flanc de l’arbre, une large et profonde blessure. Les coups se succédaient, rapides et forts, les copeaux, larges et épais, volaient dans toutes les directions, et l’entaille allait toujours en s’élargissant et en s’approfondissant.

Tout à coup. Le Suisse, qui jusque là était demeuré immobile, regardant faire Roger, tendit l’oreille et, après avoir écouté l’espace d’une couple de secondes, dit :

— Voilà l’écureuil qui s’en vient !

En effet, un coup de sifflet aigu et saccadé, le même que Roger avait entendu le premier matin qu’il avait épié les écureuils, venait de se faire entendre dans les profondeurs de la forêt. Ce cri venait de très loin, si loin, que les deux hommes l’avaient à peine entendu. Mais, aussitôt, il se fit entendre de nouveau et, cette fois, beaucoup plus rapproché. En moins de deux minutes, l’écureuil, la queue en panache et le poil hérissé, bondissant de branche en branche et faisant continuellement entendre son cri provocateur et comme rempli d’imprécations, d’un dernier bond, vint retomber sur une des plus basses branches de l’orme où, dans sa rage impuissante, il se mit à déchirer l’écorce de ses griffes et de ses dents.

Quel instinct l’avait averti qu’un danger menaçait sa demeure ? Comment avait-il pu reconnaître que les coups de hache, qu’il n’avait dû entendre que très faiblement, car il devait être à un bon mille de distance quand Roger avait frappé l’arbre de sa hache pour la première fois, s’attaquaient à l’arbre à l’intérieur duquel il avait emmagasiné sa provision d’hiver ? Pour le savoir, il faudrait comprendre le pourquoi de tout ce que les animaux font que nous ne pouvons expliquer et, surtout, savoir comment les animaux se comprennent entre eux.

Roger, à l’arrivée de l’écureuil, avait posé sa hache à terre et, des yeux avait suivi les mouvements de celui qu’il était en train de dépouiller de son bien. Quand il le vit, sur la plus basse branche de l’orme, déchirer l’écorce de rage et donner les signes du plus grand désespoir, son regard se détourna lentement et se fixa, sans mot dire, sur celui de son compagnon.

Celui-ci haussa machinalement les épaules et dit d’une voix creuse :

— Continue !

Le jeune homme releva sa hache et se remit à frapper l’arbre. Alors, la colère du petit animal ne connut pas de bornes. Ses cris ininterrompus, il n’y avait pas à s’y méprendre maintenant, étaient remplis d’injures à l’adresse des deux hommes. Il bondissait, non seulement d’une branche à l’autre, mais d’un arbre à l’autre. Il arrachait des feuilles, les mordait frénétiquement et les rejetait violemment dans la direction de ses deux ennemis. Il en vint jusqu’à sauter sur la tête de Roger ; mais ses pattes mignonnes ne firent qu’effleurer le bonnet de peau du bûcheron et, retombant sur le sol, il s’enfuit à travers les feuilles dont la terre était jonchée et s’alla cacher à quelque distance, comme s’il n’eût pas voulu, n’ayant pas été capable de l’empêcher, assister à la destruction de sa demeure.

Les deux pillards ne le voyaient plus, mais à intervalles presque réguliers, ils entendaient un faible cri, semblable à une plainte ; signe que le petit animal qu’ils étaient en train de dépouiller pleurait la perte de sa retraite et de sa provision de nourriture.

C’était triste à faire pleurer.

L’entaille s’agrandissait rapidement au flanc de l’arbre. Elle était maintenant assez large pour découvrir l’amas d’amandes. Il y en avait près d’un minot.

Que de voyages, l’écureuil avait dû faire pour transporter toute cette provision ! Que de travail, que de labeur perdu !

Parlant bas et évitant de faire du bruit, comme deux brigands qu’ils se sentaient être, les deux compagnons mirent les amandes dans un sac et se retirèrent à pas pressés, en courbant l’échine et en arrondissant les épaules, comme doivent toujours le faire les voleurs quand ils se sauvent avec leur butin.

Rendus au camp, Roger dit, d’une voix enrouée par l’émotion :

— Savez-vous que c’est un vilain métier que nous faisons là ? Si tous les écureuils que nous allons dépouiller doivent nous faire une scène comme celle que nous venons de subir, pour ma part, j’abandonne le métier !

Après un moment de silence. Le Suisse répondit :

— La colère et les plaintes du petit animal m’ont désagréablement impressionné, moi aussi, je dois l’avouer. Mais il faut se raisonner un peu, que diable ! Le cas n’est pas aussi grave qu’il le paraît ! Je conviens que si nous dépouillions ces animaux à l’approche de l’hiver, ce serait mal. Mais, à cette saison-ci, il leur reste trois grands mois pour se trouver une autre retraite et la garnir de nouvelles provisions. Ainsi, quand viendra le temps des faînes, nous nous contenterons de ce que nous pourrons faire tomber des arbres, et nous nous garderons bien de toucher aux amas qu’auront pu s’en faire les suisses et les écureuils.

— Je veux bien vous croire, fit Roger après un nouveau silence. Mais je vous assure que c’est la dernière année, tout en étant la première, que je fais ce métier.

Quand le soleil fut couché, mais avant qu’il ne fît tout à fait nuit, Le Suisse alla répandre quelques poignées d’amandes sur le sol du premier bosquet de noisetiers qu’ils avaient épié, et, le lendemain et les jours suivants, les deux chasseurs se remirent au guet. En trois jours, ils découvrirent, au moyen de ce nouveau système, dix-sept nouvelles caches : six d’écureuils et onze de suisses. Ce qui leur faisait, en tout, cinquante-et-une caches : vingt-six d’écureuils et vingt-cinq de suisses.

Les deux compagnons se mirent alors à abattre les arbres, pour recueillir les amandes cachées par les écureuils, et à creuser la terre, afin de trouver les amas des suisses. Au bout d’une semaine de ce travail, ils avaient recueilli et transporté à leur cabane, quarante-deux minots d’amandes de noisettes.

Le soir où ils terminèrent ce travail, alors qu’ils étaient assis près du feu, à la porte de leur hutte. Le Suisse dit tout à coup :

— N’aimerais-tu pas à savoir ce qu’est devenue ton amie, la sauvagesse, depuis qu’elle nous a quittés ?

Roger ne put s’empêcher de tressaillir, tant cette question traduisait bien ses propres pensées ; il se l’était posée à lui-même bien des fois depuis le départ d’Ohquouéouée, car l’image de la jeune Iroquoise était constamment présente à son esprit.

N’obtenant pas de réponse. Le Suisse ne poussa pas son interrogatoire plus loin et, après avoir considéré son jeune compagnon quelques instants en souriant, il alla se coucher.

XXX

OHQUOUÉOUÊE ARRIVE À SARASTAU

Ohquouéouée avait dit à Roger, quand elle lui avait raconté son histoire, au bord de la rivière du Loup, que son pays était à deux fois autant de journées de marche du Saint-Laurent que ses deux mains comptaient de doigts ; c’est-à-dire vingt jours. La pauvre enfant en avait mis trente-deux à parcourir cette distance.

Elle était bien lasse !

Quand elle arriva à la rivière Hudson, vers le milieu de l’après-midi, elle était dans un tel état d’épuisement qu’elle n’osa entreprendre de traverser la rivière ce jour-là. Elle se reposa quelque temps, se trouva de la nourriture, fit un bon repas, puis elle s’arrangea une place pour dormir.

Le matin venu, un peu reposée et réconfortée, elle se déshabilla, fit un paquet de ses vêtements qu’elle s’attacha sur la nuque, puis elle se lança dans le courant. Elle nagea jusqu’à la petite île au milieu de la rivière, y atterrit et se reposa encore environ une heure, puis elle se remit à l’eau.

Quand elle sortit définitivement de l’onde, sur la rive ouest de l’Hudson, Ohquouéouée pouvait à peine se tenir debout, tant elle était à bout de forces. Cependant elle se rhabilla et continua sa route, en se traînant presque, toute la journée.

Le lendemain matin, quand elle voulut se remettre en marche, il lui fallut faire un grand effort de volonté pour forcer ses membres raidis à lui obéir. Et malgré tout son courage, elle n’avança, pour commencer, que très lentement ; à chaque pas, il lui fallait mouvoir tout un côté de son corps d’une seule pièce. Peu à peu cependant, ses jambes retrouvèrent un peu de leur souplesse accoutumée et elle put marcher plus facilement et plus vite.

Mais ce ne fut que plus tard dans la matinée, quand elle s’engagea sur un grand plateau sablonneux et couvert de pins élancés, dont les fortes senteurs balsamiques se répandaient au loin, que la jeune fille sentit ses forces lui revenir tout à fait et qu’elle se remit à marcher avec sa vigueur ordinaire.

L’Indienne venait de reconnaître le sol de son pays, et cela faisait sur elle l’effet d’un puissant tonique.

Il lui fallut cependant marcher encore tout le reste de cette journée avant d’atteindre le village qu’elle avait quitté l’automne précédent, et où elle allait retrouver son père.

À la pensée de son père, Ohquouéouée sentait bondir son cœur d’allégresse. À mesure qu’elle s’était éloignée de la rivière Saint-François, le souvenir du jeune Canadien, s’il ne s’était pas effacé, avait du moins perdu de son emprise sur la jeune fille ; et l’image de son père était devenue de plus en plus présente à son esprit à mesure qu’elle se rapprochait de son village.

« Comme le vieux chef allait être heureux de revoir sa fille, qu’il avait sans doute cru perdue sans retour ! Comme elle allait être heureuse de reprendre, aux côtés de son père bien-aimé, la vie paisible que son enlèvement par les ennemis de sa nation avait interrompue si brusquement ! »

Ces réflexions que se faisait la jeune fille en marchant, donnèrent une nouvelle vigueur à sa démarche. Mais ce ne fut qu’à l’approche de la nuit, quand, bien qu’il fasse encore grand jour au-dessus de la forêt, les ombres de la nuit commencent déjà à tisser leurs voiles sous les arbres pour, à mesure qu’ils prennent de la consistance et de l’ampleur, les étendre et les relever peu à peu jusqu’à ce qu’ils recouvrent tout le pays, à l’heure où tous les êtres et toutes les choses prennent des formes indécises et déconcertantes, qu’elle aperçut les premières cabanes du village où elle avait passé une si heureuse enfance.

À cette vue, oubliant sa fatigue, elle se mit à courir de toutes ses forces et elle maintint cette allure jusqu’à ce qu’elle eut atteint les premières habitations de la bourgade. Mais, arrivée là, elle s’arrêta brusquement et promena un regard interdit autour d’elle.

« Que se passait-il donc, qui rendît le village si morne, si désert ?… Comment se faisait-il qu’elle n’avait rencontré personne en approchant du village ?… Que personne ne passait dans les sentiers reliant les cabanes les unes aux autres ? »

Elle était accoutumée, à la tombée de la nuit, de voir les jeunes gens revenir de la forêt. À la sortie du bois, ils se défaisaient, aux mains des matrones, du produit de leur chasse, et celles-ci, emportant le gibier chacune vers sa cabane, se mettaient à apprêter le repas du soir. Tout cela faisait un remue-ménage qui, joint aux cris des enfants prenant leurs ébats dans les environs, remplissait le village, ainsi que l’orée du bois tout autour, de bruit et de mouvement.

« Comment se faisait-il qu’en approchant de Sarastau, contrairement à son attente, elle n’avait pas rencontré un seul chasseur ?… et que le village même était morne, désert et silencieux ? »

La cabane de son père était située, à l’autre bout du village, près de la grande source d’eau salée et de l’autre côté d’un bouquet de pins qui coupait le village en deux parties. Ohquouéouée se mit à marcher dans cette direction ; mais lentement et sans bruit, comme si elle eut craint de rompre ce silence qui, pourtant, l’écrasait.

Comme elle approchait du centre du village, près du bosquet qui séparait les cabanes en deux groupes et qui l’empêchait de voir cette partie de la bourgade où étaient situées la cabane de son père ainsi que celle du conseil, elle entendit un son confus. On eût dit le bourdonnement d’une ruche quand les abeilles, sortant et entrant en même temps, font entendre ce bruit sourd qui leur est particulier.

La jeune fille s’arrêta et écouta quelques secondes ; puis, ne pouvant reconnaître la nature du grondement qu’elle entendait, elle se remit en marche et contourna les quelques arbres qui lui cachaient la partie du village d’où venait le bruit qui l’intriguait si fort.

Alors, un spectacle qui la cloua, encore une fois, sur place et qui glaça son sang dans ses veines, s’offrit à sa vue : toute la population du village était rassemblée entre la cabane du conseil et l’habitation de son père, où elle formait une double haie de chaque côté du sentier reliant les deux cabanes l’une à l’autre. Le long de ce sentier, un cortège, formé de cinq ou six jeunes chasseurs chargés d’un fardeau qu’ils semblaient porter avec les plus grandes précautions, s’avançait lentement vers la cabane du conseil. Ohquouéouée vit qu’ils étaient rendus environ à mi-distance entre cette cabane et celle de son père, et il était facile de voir qu’ils venaient de cette dernière et se dirigeaient vers la première.

Nous avons dit que ce spectacle avait glacé le sang dans les veines d’Ohquouéouée : en effet, du premier coup d’œil, elle avait compris ce dont il s’agissait.

Quand le chef d’une de ces tribus sauvages mourait dans sa bourgade — ce qui n’arrivait pas souvent, car, la plupart du temps, ils se faisaient tuer à la guerre, loin de leur pays — il était d’usage qu’on le transportât, quelques instants avant sa mort, dans la cabane du conseil, pour qu’il y rendît le dernier soupir. Ohquouéouée avait compris, en voyant le cortège qui se dirigeait de la cabane de son père vers celle du conseil, que celui dont elle était séparée depuis bientôt un an, celui pour qui elle avait couru le risque de mourir de fatigue afin de venir le retrouver, que son père bien-aimé, le chef de la tribu, était arrivé au terme de sa carrière !

« Était-il donc vrai qu’elle arrivait trop tard ?… Que son père vénéré ne saurait pas que la fille qu’il avait tant regrettée lui était rendue ?… Que malgré toute la hâte qu’elle avait mise à parcourir la distance qui séparait le lieu de sa captivité de son village, elle arrivait trop tard pour faire oublier à son père les douleurs de la séparation et consoler ses derniers jours ? »

Puis une autre pensée traversa son esprit :

« Avait-elle bien fait toute la diligence possible pour venir retrouver les siens ?… Elle avait retardé son départ du Saint-François de presque deux jours, et cela afin d’être plus longtemps près du jeune guerrier blanc ! »

Mais, ces deux jours qu’elle avait passés à épier le jeune Canadien, elle ne pouvait les regretter ; car ils avaient été pour elle deux jours de bonheur ineffable !

Sans faire un mouvement, presque sans respirer, elle regardait passer le lugubre cortège. Elle le vit disparaître dans la cabane du conseil, et, toujours à la même place, comme si elle eut été rivée au sol, elle continua de regarder, avec des yeux qui ne semblaient pas voir, la foule silencieuse et triste qui s’était massée à l’entrée de la cabane où venaient de disparaître les jeunes chasseurs portant son père mourant.

Vaguement, comme dans un songe, Ohquouéouée remarqua, ou plutôt son cerveau reçut l’impression que pas un seul guerrier ne se mêlait à la foule, qui se composait uniquement de femmes, d’enfants et de jeunes gens : chasseurs trop jeunes pour aller à la guerre.

Peu à peu, la jeune fille reprit possession d’elle-même. Elle vit les jeunes chasseurs qui avaient porté leur chef dans la cabane du conseil en ressortir et se mêler à la foule qui se pressait à l’entrée. Alors elle se mit à marcher dans cette direction ; lentement d’abord, puis plus vite, et, quand elle eut atteint la foule compacte, ce fut presqu’en courant qu’elle en fendit les rangs et qu’elle pénétra à l’intérieur de la cabane où elle venait de voir disparaître son père.

XXXI

LA MORT D’UN CHEF IROQUOIS

Ohquouéouée n’eut pas de peine à traverser la cohue des femmes, des enfants et des jeunes chasseurs massés à la porte de la cabane du conseil ; car, à son approche, chacun se reculait avec respect et compassion pour lui livrer passage.

En pénétrant à l’intérieur de la cabane, la jeune fille ne put d’abord rien distinguer : la nuit était maintenant presque complète et la cabane ne possédait aucun moyen d’éclairage artificiel. Peu à peu cependant, ses yeux s’habituèrent à l’obscurité, et elle distingua confusément son père assis sur des peaux de bêtes, le dos appuyé contre une sorte de dossier fait de branches entrelacées et recouvertes de fourrures.

Le vieil Indien était triste à voir : dans la position assise, les jambes repliées sous lui, le tronc supporté et maintenu droit par cet échafaudage couvert de peaux, la tête pendante sur une épaule, et dans un état de demi-somnolence.

D’un air navré, Ohquouéouée contempla son père pendant quelques instants ; puis elle se laissa tomber sur les genoux, aux pieds du vieillard. Peu à peu, son corps s’affaissant, elle s’écroula assise sur ses talons et, défaisant ses tresses et ramenant sa longue et épaisse chevelure sur son visage, elle resta là, muette et immobile, semblable à la statue de la douleur.

De la foule restée à l’extérieur, on n’entendait, de temps en temps, que quelques chuchotements causés, surtout, par l’arrivée inopinée d’Ohquouéouée, que tout le monde avait cru perdue pour toujours.

La nuit vint tout à fait. La lune, dans son plein, montra son disque d’argent poli au-dessus des arbres qui entouraient le village. Lentement, elle s’éleva dans le firmament, jusqu’à ce que, parvenue au-dessus du village, ses rayons froids et pâles tombèrent d’aplomb sur la cabane où achevait de mourir le vieux chef.

Cette cabane, comme toutes les cabanes de conseil de ces tribus, était de forme presque circulaire, d’assez grandes dimensions et n’avait, pour toutes ouvertures, qu’une porte basse et étroite avec, au milieu du toit, une ouverture circulaire d’une couple de verges de diamètre, qui servait à laisser entrer la lumière et par où, les jours de conseil, la fumée s’échappait.

Les pâles rayons de la lune, passant par cette ouverture, tombaient directement sur le mourant et l’éclairaient d’une lumière froide et douce, qui lui donnait l’apparence d’un spectre.

À l’exception du vieux chef à demi écrasé sur sa couche de peaux et de la jeune Indienne affaissée aux pieds de son père, l’intérieur de la cabane était nu et désert.

Depuis qu’ils étaient là tous les deux, ni Ohquouéouée, ni son père n’avaient bougé. Soudain, le vieux chef poussa un soupir. Ses paupières s’écartèrent et laissèrent voir des yeux ternes, qui promenèrent un regard vague sur son entourage. Péniblement, son bras se souleva, puis sa main vint se poser sur la tête de la jeune fille. Ses lèvres s’agitèrent et, d’une voix basse et vacillante, il murmura :

— Ohquouéouée !… Je savais bien que ton père ne mourrait pas sans t’avoir revue !…

La pesanteur de son bras entraîna sa main, qui retomba sur sa cuisse. Ses yeux se refermèrent et il reprit son immobilité de mort.

Ohquouéouée n’avait pas fait entendre un son, ni fait un mouvement.

Un temps assez long s’écoula. Graduellement, les rayons de lune s’étaient déplacés. Ils n’éclairaient plus, maintenant, qu’une partie du mourant, laissant le reste dans la pénombre, et ils tombaient d’aplomb sur la jeune fille, abîmée dans sa douleur.

Tout à coup celle-ci releva la tête. Son père venait de dire quelques paroles qu’elle n’avait pas comprises. Écartant ses cheveux et dégageant son visage, elle vit que le mourant s’était redressé. Ses yeux, grands ouverts, avaient perdu cet aspect terne et cette expression vague qu’ils avaient un moment plus tôt. Ils brillaient même d’un éclat extraordinaire.

Ohquouéouée reprit sa position inclinée. Elle laissa retomber sa tête, appuya son visage sur les genoux de son père et, s’emparant d’une des mains du vieillard, elle la posa sur sa tête, tout en la retenant dans les deux siennes. Puis, dans cette attitude, elle attendit qu’il parlât.

Son attente ne fut pas longue. Bientôt la voix du mourant, d’abord faible et tremblante, puis prenant de la force et se raffermissant à mesure qu’il parlait, troubla le silence de la cabane.

Voici ce que disait le chef mourant :

— Ohquouéouée !… Ma fille bien-aimée !… Je savais bien que les Esprits ne me laisseraient pas mourir avant que tu ne sois revenue au pays de tes pères !… Le Grand Esprit, le plus puissant de tous les Esprits, Celui qui donne et enlève la vie, ne m’a pas jugé digne d’avoir un fils !… Il ne m’a donné qu’une seule fille !… Mais cette fille est la plus belle, la plus sage de toute la nation onnontaguée ! En sagesse, elle dépasse même les plus vaillants guerriers !… Le Grand Esprit ne pouvait pas permettre qu’elle ne revînt pas vers son père mourant !… Tu es revenue !… Je puis maintenant partir en paix pour le pays de chasse dont on ne revient jamais !… Je laisse quelqu’un après moi, quelqu’un que je crois digne de me remplacer !

Il se reposa un moment, puis reprit :

Ohquouéouée !… Écoute bien ce que je vais te dire !… Les guerriers de la tribu sont partis pour une expédition contre les Français, contre les alliés de ceux qui t’avaient enlevée à mon affection. Ils sont partis dans l’espoir et avec mes plus pressantes recommandations de te chercher et de te ramener si possible au pays de tes pères !… Avant leur départ, je les ai rassemblés en conseil et je leur ai fait promettre que, s’ils te retrouvaient, tu serais leur chef, que je fusse vivant ou mort. Un seul, Oréouaré, s’est objecté, pour un moment, à mon désir. Mais, quand il vit que tous les autres guerriers seraient heureux et fiers de t’avoir à la tête de la tribu, il s’est rangé à l’avis de ses camarades.

Il se reposa encore un instant, puis continua :

Quand le soleil reparaîtra, je serai mort. Prends aussitôt le commandement de la tribu, afin que quand les guerriers, et avec eux Oréouaré, reviendront, ils trouveront ton autorité solidement établie… Quand les guerriers seront revenus, choisis parmi eux un époux digne de toi… J’aurais voulu être là pour faire ce choix moi-même, mais je n’y serai pas et je m’en rapporte à ta sagesse !…

Le mourant, dont la respiration devenait haletante, fut un long moment silencieux. Ses mains remuèrent convulsivement, comme s’il eut essayé de se raccrocher à la vie qui lui échappait. Enfin, il dit encore :

Ohquouéouée !… Tu as été bien longtemps avant de revenir vers ton vieux père !… Raconte-moi ce qui t’est arrivé depuis ton départ, et dis-moi comment il se fait que tu sois revenue avant les guerriers que j’ai envoyés à ta recherche ?

Ohquouéouée releva la tête et se mit à raconter à son père dans quelles circonstances elle avait rencontré le sauvage qui l’avait entraînée au camp des Algonquins. Comment ceux-ci l’avaient emmenée avec eux dans leur pays. Comment elle y avait passé l’hiver et de quelle manière elle s’était enfuie au printemps.

Puis elle arriva au moment où, sur le bord de la rivière du Loup, elle avait rencontré Roger Chabroud. À ce point de son récit, une vague confusion l’envahit. Elle se troubla, et, bien qu’elle ne pût s’expliquer les sentiments qui l’agitaient ainsi, elle ne put continuer son récit qu’en baissant la tête et en tenant son regard fixé sur le sol qui servait de plancher à la cabane.

La jeune Iroquoise parlait ainsi depuis quelques temps déjà, la tête et le regard baissés et sans oser regarder son père, quand un râle étouffé que venait de pousser le moribond, lui fit relever la tête. Le vieux chef était à l’agonie. Soudain, il s’affaissa sur lui-même, roula et s’étendit sur sa couche de peaux, râla encore deux ou trois fois puis devint immobile.

Cayendenongue, le chef respecté de tous, était parti pour la Grande Chasse !

Cela s’était fait si vite, qu’Ohquouéouée, saisie d’effroi, n’avait pu faire un mouvement pour soutenir son père. Elle resta quelques instants sans bouger, comme glacée d’horreur ; puis elle se releva, sortit à la porte de la cabane, reprit là sa position écrasée, se recouvrit le visage de ses cheveux et, se balançant le corps d’un côté et de l’autre, elle entonna un chant plaintif et lugubre, dans lequel elle racontait les prouesses et célébrait les vertus de son père.

À cette vue, toutes les autres femmes de la tribu, qui, sachant que le malade ne passerait pas la nuit, étaient restées aux abords de la cabane du conseil, se mirent à parcourir les sentiers qui serpentaient entre les cabanes du village, en poussant des lamentations, déchirant leurs vêtements et s’arrachant les cheveux.

Ces lamentations durèrent tout le reste de la nuit et toute la matinée qui suivirent la mort du chef. Quand le jour vint, les jeunes gens allèrent à quelque distance dans la forêt et y érigèrent une plate-forme, élevée d’une dizaine de pieds au-dessus du sol. Cette plate-forme était formée des troncs de six jeunes arbres, plantés en terre et servant de piliers, qui supportaient des traverses, faites aussi de troncs d’arbres et attachées aux piliers avec des liens d’écorce. Sur ces traverses, ils avaient étendu des peaux d’ours, qu’ils avaient assujetties avec des liens de nerfs et qui formaient le plancher de la plate-forme.

Puis les jeunes gens étaient revenus au village.

Vers la fin de l’après-midi, ils transportèrent, avec toute la pompe qu’ils purent déployer, le corps de leur chef au lieu de la sépulture. Six des plus vigoureux de ces jeunes chasseurs portaient le corps, étendu sur une civière faite de branches couvertes de peaux. Ils lui avaient peint la figure et l’avaient décoré de ses plus beaux ornements. Derrière la civière marchait Ohquouéouée, le visage toujours caché par ses cheveux épars. Ensuite venaient d’autres chasseurs, portant les armes du défunt ainsi que tous les scalps, c’est-à-dire les chevelures qu’il avait enlevées aux ennemis qu’il avait vaincus, lesquelles, pendant sa vie, avaient orné l’intérieur de sa cabane. Derrière ceux-ci, d’autres chasseurs suivaient, portant différentes espèces de grains, de gibiers et de poissons ; tous cuits et prêts à être consommés. Le reste de la population du village venait à leur suite. Tous, à l’exception d’Ohquouéouée, portaient leurs plus beaux ornements et s’étaient barbouillé la figure et le corps de peintures multicolores.

Arrivés à la plate-forme funèbre, le corps y fut hissé, puis on y déposa les armes du défunt, les scalps ainsi que toutes les provisions que l’on avait emportées. Alors les pleurs et les lamentations, qui n’avaient pas complètement cessé, reprirent de plus belle, entremêlés de chants racontant et de danses mimant les hauts faits du défunt.

Pour cette dernière cérémonie, Ohquouéouée avait repris sa position affaissée et silencieuse, près d’un des piliers supportant la plate-forme, pendant que le reste de la population tournait et gambadait autour d’elle et de l’échafaud qui supportait les restes de celui dont on voulait honorer la mémoire.

Ces restes devaient demeurer là, exposés au vent, à la pluie et à la neige aussi bien qu’à la voracité des oiseaux qui, en peu de temps, allaient en mettre les os à nu, jusqu’à la prochaine fête des morts. Cette fête n’avait lieu que tous les six ou sept ans, quelques fois moins souvent, alors que toutes les tribus d’une même région se réunissaient et enterraient les ossements de leurs morts dans une fosse commune : fosse qu’ils tapissaient d’une grande quantité de fourrures les plus précieuses, et au-dessus de laquelle ils érigeaient une toiture, afin de la mettre à l’abri des intempéries.

Quand le soleil fut couché, les pleurs, les lamentations, les chants et les danses cessèrent ; et tout le monde revint au village, où les derniers n’arrivèrent qu’à la nuit close.

En arrivant au village, Ohquouéouée se retira dans la cabane qui avait été celle de son père ; pendant que les jeunes chasseurs, après avoir allumé un grand feu, s’asseyaient autour et recommençaient le récit des prouesses du chef qu’ils venaient de perdre.

XXXII

DERNIÈRES CHASSES

Le lendemain du jour où ils avaient terminé la récolte des noisettes, en se levant, Le Suisse dit à Roger :

— Nous allons maintenant prendre une couple de semaines de repos. Nous l’avons bien gagné, je crois ! Dans tous les cas, il serait inutile de nous mettre à faire la chasse aux ours maintenant : leur fourrure n’est pas encore bonne, et elle ne le sera pas avant une couple de semaines. D’ici là, nous allons, les jours de pluie, fabriquer des tinettes, pour y mettre le miel que nous trouverons en chassant les ours et, quand le temps sera beau, nous parcourrons le pays environnant, afin de savoir dans quelle direction chercher les ours et le miel, quand le moment sera venu d’entreprendre cette partie de notre chasse.

Ils firent comme Le Suisse le proposait. Ils commencèrent, le lendemain, par terminer leur installation au camp : travail qu’ils avaient dû retarder pour épier les écureuils et faire la cueillette des noisettes. Ensuite, ils se firent une provision de bois à tinettes, afin de ne pas être forcés de rester inactifs, faute de matériaux, les jours de mauvais temps.

À cet effet, Roger abattit un gros pin, que Le Suisse coupa en bûches d’environ un pied de longueur. Le premier fendit ensuite ces bûches en planchettes de trois ou quatre pouces de large sur un pouce environ d’épaisseur, pendant que son compagnon allait couper quelques brassées de fines branches de merisier, lesquelles devaient servir à faire les cercles. Puis, ce travail, qui les tint occupés pendant trois jours, étant terminé et nos deux personnages étant certains qu’ils ne seraient pas forcés d’être oisifs les jours où la température ne leur permettrait pas de parcourir les bois, ils se mirent à visiter le pays.

Ils suivirent le cours de la rivière, en descendant et en remontant, sur plusieurs lieues de distance et ils explorèrent la plupart des petites vallées qui viennent aboutir à la vallée principale. Chacune de ces petites vallées alimentait un ruisseau, dont la plupart n’étaient que de minces filets d’eau, mais dont quelques-uns étaient assez considérables et dans les eaux fraîches et limpides desquelles, quand arrivait le temps de manger, Le Suisse et Roger pouvaient toujours prendre quelques-unes de ces délicieuses truites.

Certaines de ces excursions durèrent plusieurs jours, et pendant tout ce temps, ils restèrent ensemble, sans se séparer. Le Suisse prenait son fusil, Roger son arc, et ils partaient à l’aventure, sans défiance, car, depuis près d’un mois qu’ils étaient dans ces parages, ils n’avaient pas vu trace d’être humain. Ils marchaient un peu au hasard, n’allant nulle part en particulier mais passant un peu partout, observant, étudiant le terrain, afin de bien connaître le pays quand viendrait le temps de commencer la chasse aux ours et au miel.

Ils apercevaient bien, de temps en temps, des traces du passage des plantigrades qu’ils se proposaient de chasser sans merci plus tard ; ils en virent même quelques-uns, mais ils les laissèrent aller en paix, sachant que leur fourrure n’était pas encore propre à se conserver en bon état. Ils découvrirent aussi quelques ruches d’abeilles sauvages, qu’ils se gardèrent bien de troubler dans leur travail ; car, la saison étant encore chaude, ils se dirent que les infatigables bestioles travaillaient pour leur profit. Ils se contentèrent de remarquer les endroits où ces ruches se trouvaient, afin d’être certains de pouvoir les retrouver plus tard, quand il serait temps de faire la récolte du miel. Ils ne tuaient de gibier et ne prenaient de poissons que juste ce qu’il leur en fallait pour leur subsistance.

Un jour, il y avait alors trois semaines qu’ils parcouraient le pays en tous sens, Le Suisse et Roger, revenant d’une excursion qui avait duré trois jours, atteignirent la vallée de la rivière Coaticook par le sommet d’une colline qui s’avançait dans la vallée, comme un promontoire, au-dessus du rapide.

Le panorama qu’ils contemplaient de cet endroit était merveilleux. Ils se trouvaient sur le sommet d’une colline sablonneuse, couverte de pins blancs et d’épinettes rouges. Immédiatement à droite et un peu en arrière était un ravin servant de lit à un ruisseau bruyant. De l’autre côté de ce ravin, mais si près d’eux qu’il leur semblait qu’ils auraient pu les toucher de la main en étendant le bras, tant le ravin était profond et étroit, d’autres collines, plus hautes que celle sur laquelle ils se trouvaient, mais couvertes des mêmes espèces d’arbres, s’étendaient en arrière, leur fermant la vue de ce côté. Sur leur droite encore mais en avant de ces collines, la vue s’étendait, sans le moindre obstacle, tout le long de la vallée jusqu’aux montagnes d’un gris bleu qui fermaient l’horizon au sud.

À gauche, le panorama s’étendait vers le nord à perte de vue. L’endroit où les deux hommes se trouvaient étant plus élevé que la colline jetée en travers de la vallée, à la tête du rapide, ils voyaient, par-dessus celle-ci, les deux rangées de collines bordant la vallée de chaque côté se rapprocher l’une de l’autre jusqu’à ce qu’elles se rejoignissent et se confondissent avec l’horizon lointain.

En face, leur vue se reposait complaisamment sur les pentes boisées des collines qui bordaient la vallée, de l’autre côté de la rivière.

Toute l’étendue du pays que les regards charmés des deux voyageurs embrassaient était couverte de forêts renfermant presque toutes les espèces d’arbres qui croissent sur le sol canadien. Mais l’espèce la plus répandue et qui dominait toutes les autres était, comme partout ailleurs dans cette partie du pays que l’on appelle maintenant les « Cantons de l’Est », l’érable à sucre.

Les regards des deux hommes, en découvrant cet immense panorama, se portèrent d’abord au loin ; premièrement à droite, puis à gauche. Ils admirèrent enfin les belles teintes, allant du vert tendre au vert foncé et piqué d’îlots aux couleurs vives, ces dernières allant du jaune clair au violet en passant par toutes les nuances du rouge, — on était alors au milieu de septembre — des collines qui leur faisaient face, de l’autre côté de la vallée. Puis leurs regards, se rapprochant, traversèrent la rivière et jouirent du beau spectacle qu’offrait le ruisseau, débouchant de son étroit ravin dans la vallée en se glissant sous bois et, en serpentant, allant se joindre à la rivière, dont les nombreux méandres, la plupart du temps cachés par les arbres, miroitaient ici et là parmi les feuilles, comme autant de diamants entourés d’émeraudes.

Le Suisse et Roger, muets d’admiration, étaient en contemplation devant le paysage étendu à leurs pieds depuis plusieurs minutes déjà, quand, tout à coup, Roger poussa une exclamation et dit, en étendant le bras dans la direction du confluent du ruisseau et de la rivière :

— Qu’est-ce donc que cette boule noire collée au tronc de cet arbre sec, là-bas ?

Le Suisse tourna ses regards dans la direction indiquée par le bras tendu du jeune homme et vit, à mi-distance entre le point où ils se trouvaient et la rivière, un énorme pin, dont la tête desséchée et presque sans branches dépassait en hauteur tous les arbres environnants. Juste au-dessus du niveau des autres arbres, une boule ronde et noire paraissait collée au tronc de l’arbre sec. Soudain, cette boule, jusque-là immobile, se mit à remonter lentement le long de l’arbre. Alors Le Suisse qui, la main sur les yeux, l’examinait depuis quelques instants, se retourna vers son compagnon et dit :

— La boule qui t’intrigue si fort, mon petit, n’est pas autre chose qu’un ours. Et cet ours doit être d’une belle taille, pour que nous le voyions aussi distinctement de la distance où nous en sommes !

— Que peut bien être allé faire un ours, dans la tête de cet arbre sec ?

— Sois certain qu’il n’est pas monté là pour admirer le paysage… Quant à moi, je ne vois qu’une seule raison qui ait pu le faire monter si haut ; c’est la passion dominante des ours : le miel.

— Pourquoi n’allons-nous pas le descendre et voir si, réellement, il y a du miel à l’intérieur de cet arbre ? suggéra Roger, dont le sang de chasseur commençait à bouillonner.

— Je crois que nous ferions aussi bien d’y aller, en effet, acquiesça son compagnon. Nous sommes maintenant dans la deuxième semaine de septembre et la fourrure doit commencer à être bonne. Et puis, nous pouvons aussi bien commencer notre chasse aux ours aujourd’hui qu’un autre jour.

Ils descendirent donc le penchant de la colline et ils purent s’approcher jusqu’à une trentaine de pas de l’arbre où était l’ours sans que celui-ci eut eu connaissance de leur approche : occupé qu’il était dans sa recherche d’une fente par où il pourrait atteindre le miel, objet de sa convoitise, qu’il sentait à l’intérieur de l’arbre. Quand, à la fin, il aperçut les deux chasseurs, il se mit à descendre précipitamment et à reculons ; mais une balle du fusil de Le Suisse lui traversa la tête et le fit dégringoler au pied de l’arbre. Une fois à terre, l’ours fit un effort pour s’enfuir, mais il chancela, trébucha et s’étendit sur la mousse. Ce que voyant, les deux hommes s’en approchèrent et Le Suisse, l’empoignant d’une main par une oreille, de l’autre il lui enfonça son couteau de chasse dans la gorge. Un flot de sang s’échappa de la blessure et l’animal se roidit dans les dernières convulsions de la mort.

Alors les deux hommes l’examinèrent. C’était une bête énorme et du plus beau pelage. Quand elle fut bien morte, ils se mirent en devoir de l’écorcher, afin d’en rapporter la fourrure. Pendant qu’ils procédaient à ce travail. Le Suisse dit :

— Il doit certainement y avoir du miel à l’intérieur de cet arbre. Quand nous en aurons fini avec l’ours, nous nous en assurerons.

Quand la peau de l’ours eut été enlevée, lavée au ruisseau et roulée de manière à former un paquet commode à porter, Le Suisse détacha les deux cuissots, la seule partie de l’ours que les Blancs mangent sans répugnance, en fit un autre paquet qu’il alla porter, avec la peau, à quelque distance. Puis, revenant au pin sec, il prit un tronçon de grosse branche qui gisait par terre et, à plusieurs reprises, il en frappa le pied de l’arbre avec force. Alors, se reculant d’une vingtaine de pas et relevant la tête, les deux hommes virent des milliers d’abeilles sauvages qui tournoyaient et bourdonnaient en s’échappant d’une fente dans le tronc de l’arbre, à une quinzaine de pieds du sol.

— Nous ferions mieux de nous sauver avant que les abeilles nous aperçoivent, dit Le Suisse. Il n’y a maintenant plus de doute possible, l’arbre doit être rempli de miel.

Ils chargèrent les dépouilles de l’ours sur leurs épaules et s’éloignèrent à grands pas dans la direction de leur campement, où ils arrivèrent comme le jour finissait. Le lendemain et les jours suivants, les deux compagnons continuèrent leur chasse aux ours et au miel.

Les ours n’étaient pas aussi faciles à rencontrer que les écureuils et les suisses. Il leur arriva de parcourir les bois pendant trois jours entiers, sans en apercevoir un seul. Il leur arriva aussi d’en tuer deux le même jour.

Quand ils apercevaient un ours en train de chercher à atteindre et à dépouiller une ruche de miel, ils tuaient l’ours, comme nous les avons vus faire la première fois, puis ils marquaient soigneusement l’endroit où était le miel, afin de pouvoir le retrouver facilement quand le temps serait venu d’en faire la récolte.

Car ils ne récoltaient pas le miel au fur et à mesure qu’ils le découvraient. Comme Le Suisse l’avait expliqué à son jeune compagnon : plus ils laisseraient avancer la saison avant de le recueillir, plus la température serait froide et plus le miel serait facile à conserver et, aussi, à transporter. Il était évident que plus la température serait chaude, plus le miel serait fluide et plus il faudrait des récipients étanches pour le contenir.

Ils chassèrent donc les ours pendant un mois environ et attendirent le milieu d’octobre pour commencer la récolte du miel.

Cette partie de leur tâche était des plus faciles. À cette saison avancée les abeilles sont à la veille d’entrer en hivernement. Elles ne sortent de leurs ruches que par les belles journées de soleil et sur le haut du jour. De sorte qu’en travaillant de bonne heure dans la matinée, ou tard dans l’après-midi, les deux compagnons pouvaient abattre l’arbre, si la ruche était installée dans le creux d’un arbre, ou bien ils pouvaient creuser la terre ou déplacer les pierres, si le miel se trouvait dans la terre ou dans la fente d’un rocher, et dépouiller les abeilles de leur butin sans avoir beaucoup à craindre de la colère de ces insectes, déjà à moitié engourdis par l’air froid de l’automne.

Dans les derniers jours d’octobre, les deux chasseurs avaient ajouté à leur provision d’amandes de noisettes, une vingtaine de peaux d’ours et autant de tinettes contenant chacune une couple de gallons de miel sauvage.

Quand toutes les peaux d’ours eurent été nettoyées, lavées et séchées, de manière à pouvoir se conserver en bon état jusqu’à ce qu’elles puissent être livrées au passeur, et les tinettes de miel fermées et prêtes pour le transport, Le Suisse dit à Roger :

— Il nous reste environ une semaine pour faire la cueillette des faînes. C’est demain le premier novembre, et il nous faut partir d’ici pas plus tard que le sept ou le huit, afin d’être rendus sur le lac Saint-Pierre avant le vingt. Ceci nous laisse une douzaine de jours pour descendre la rivière. Il est vrai que nous l’avons remontée en sept ; mais nous serons beaucoup plus chargés en descendant que nous l’étions en montant. Et puis, pour descendre, chaque portage va nous prendre une pleine journée, quelques fois deux jours. Ce qui fait que nous pourrions bien prendre dix ou onze, ou même quinze jours pour descendre. Dans tous les cas, il nous faut sortir de la rivière Saint-François avant qu’il fasse assez froid pour former de la glace sur les cours d’eau ; car tu sais qu’avec un canot d’écorce, on ne va pas loin dans la glace, n’eût-elle qu’un quart de pouce d’épaisseur.

Ils se mirent donc à la récolte des faînes. Les opérations de cette récolte étaient des plus simples.

Le Suisse et Roger, armés chacun d’un râteau qu’ils s’étaient fabriqué d’avance, arrivaient au pied d’un hêtre, l’arbre qui produit les faînes, râclaient et nettoyaient le sol des feuilles mortes et des branches qui l’encombraient, puis, avec de grosses pièces de bois qu’ils manœuvraient comme les terrassiers manœuvrent ces « demoiselles » avec lesquelles ils enfoncent les pavés, ils foulaient et aplanissaient le terrain tout autour de l’arbre. Ils frappaient ensuite le pied de l’arbre avec ces mêmes pièces de bois, que, maintenant, ils manœuvraient comme des béliers. À chaque coup qu’ils donnaient, l’arbre tressaillait, les faînes se détachaient de leurs gaines entr’ouvertes par les gelées et tombaient sur le sol. Il ne restait aux deux hommes qu’à les ramasser et à les mettre en sac pour les transporter au camp.

Au bout d’une semaine de ce travail, le temps s’étant maintenu au beau, ils avaient recueilli une quinzaine de minots de faînes. Ils décidèrent alors que le temps était venu de se mettre en route pour les centres civilisés de la colonie.

Au commencement de novembre, les ténèbres viennent de bonne heure ; il fait nuit avant cinq heures. Les deux compagnons ne revenaient à leur hutte qu’à la nuit. En arrivant au camp, ils allumaient un grand feu à l’entrée de l’appentis attenant à leur cabane, y faisaient cuire leur souper, qu’ils mangeaient ensuite à la lueur du brasier, puis ils restaient assis dans le cercle de lumière, causant et faisant des projets pour le lendemain, tant que leur feu n’était pas à la veille de s’éteindre. Alors seulement, ils rentraient dans leur habitation et se couchaient.

Ce dernier soir, ils causèrent longuement de leur départ prochain. Ils avaient amassé beaucoup plus de butin que leur canot pouvait en porter, et il s’agissait de décider s’ils allaient chercher un moyen de tout transporter dans un seul voyage, ou s’ils allaient en laisser une partie, qu’ils reviendraient chercher au cours de l’hiver, au moyen de « tabagannes » et de raquettes.

Ce fut à ce dernier parti qu’ils s’arrêtèrent. Comme Le Suisse l’expliqua à son jeune ami, pour tout transporter d’un seul voyage, il leur faudrait mettre une partie de leur butin sur un radeau, car le canot ne pouvait tout porter. Ce radeau irait moitié moins vite que le canot, qui serait en conséquence obligé de régler sa marche sur lui. Et puis, les portages prendraient beaucoup de temps. Ces deux causes réunies, jointes au temps qu’il leur faudrait pour construire le radeau, les empêcheraient certainement de sortir du Saint-François avant le mois de décembre ; ce qui leur ferait courir le risque de se voir pris dans les glaces et d’être obligés de laisser tout ou une partie de leur cargaison dans quelque endroit où elle serait beaucoup plus exposée que dans leur hutte, où elle était à peu près en sûreté. Tandis qu’en ne prenant que ce que le canot pouvait contenir facilement, ils étaient sûrs d’atteindre le lac Saint-Pierre avant les glaces, et de rendre au moins cette partie de leurs marchandises à Montréal ou à Québec. Puis quand ils auraient vendu cette partie de leur fond de commerce, ou aussitôt que les rivières seraient prises et que la neige serait suffisamment épaisse pour les raquettes, ils reviendraient chercher le reste sur des tabagannes.

Roger se rendit d’autant plus facilement à ces raisons, qu’il n’aurait pu suggérer un meilleur plan. De sorte qu’en se levant, le lendemain, ils se mirent à l’ouvrage afin de mettre leur hutte en état de protéger suffisamment leurs marchandises contre les éléments et, aussi, contre les bêtes.

Ils avaient décidé de n’emporter avec eux que les amandes de noisettes et les faînes, et de laisser dans leur hutte les peaux d’ours et le miel.

Afin de laisser ces marchandises en sûreté, ils renforcirent le toit de leur hutte, en y ajoutant plusieurs épaisseurs de feuilles et de branches, qu’ils assujettirent avec des troncs d’arbres, lesquels partaient de terre et se croisaient sur le faîte de la cabane. Ensuite ils bouchèrent soigneusement tous les interstices des murs avec de la mousse et de l’argile détrempées ensemble, de manière à former un mortier.

Avant de fermer leur hutte, ils placèrent les marchandises qu’ils confiaient à sa solidité sur des traverses, à mi-distance entre le sol et le toit. En guise de porte, ils coupèrent de grosses bûches, qu’ils empilèrent les unes par dessus les autres, à partir du sol jusqu’au dessus de l’ouverture. Après en avoir bouché tous les interstices avec de la mousse et de l’argile, comme pour les murs, ils entassèrent autour de la cabane, aussi bien que devant la porte, toutes les grosses pierres qu’ils purent trouver et transporter.

Cette dernière précaution devait, dans l’opinion de Le Suisse, protéger leur hutte contre l’assaut des glaces, au cas où il y aurait, comme cela arrive quelquefois dans ces parages, une subite crue de la rivière au commencement de l’hiver.

Ce travail leur prit deux jours. Ils eurent juste le temps, à la fin du deuxième jour, de tout mettre en ordre dans leur canot, afin d’être prêts à partir en s’éveillant le lendemain. Puis ils se couchèrent dans l’appentis attenant à leur hutte.

Le lendemain, au point du jour, ils se mettaient en route et commençaient leur long voyage de retour.

Nos deux chasseurs descendirent le cours de la rivière toute la journée, et ils vinrent camper, le premier soir de leur voyage, à environ une lieue du confluent de la Coaticook et de la Massawippi. Ce fut un rapide qui les arrêta là.

— Si le canot n’était pas aussi chargé, nous risquerions de sauter le rapide sans rien déranger, dit Le Suisse, mais, chargés comme nous le sommes, c’est impossible. Demain matin, nous transporterons chacun une dizaine de sacs d’amandes au pied du rapide, puis nous le sauterons en canot avec le reste de la charge.

Ils firent comme l’avait dit Le Suisse et, le jour suivant, vers midi, ils étaient rendus au pied du rapide et les sacs d’amandes rechargés à bord du canot.

Ils mangèrent de bon appétit, puis reprirent leurs avirons. Une couple d’heures plus tard, ils débouchaient dans la rivière Massawippi, après s’être arrêtés quelques minutes près du confluent des deux rivières, afin de cueillir des cenelles sauvages, dont un arbrisseau sur la berge de la rivière Coaticook était couvert, et que les gelées avaient rendues excellentes à manger. Afin de sauver du temps, Roger avait sauté à terre et s’était contenté de couper un faisceau de branches, se réservant d’en détacher les fruits une fois dans le canot.

XXXIII

PRISONNIERS

Les deux aventuriers s’étaient remis aux avirons et descendaient le cours de la Massawippi depuis environ une demi-heure. Ils venaient de dépasser l’embouchure de la petite rivière au Saumon, quand Roger, qui avait repris son poste à l’avant du canot, vit tout à coup, à trois ou quatre portées de fusil plus bas, un autre canot qui contournait un coude de la rivière et venait à leur rencontre. Ce canot était monté par deux sauvages qui, en apercevant nos deux amis, se jetèrent à terre. Roger et Le Suisse, à qui son compagnon venait d’indiquer le canot étranger du geste et sans dire un mot, en firent autant, mais en ayant soin de remonter un peu la rivière et d’atterrir sur la rive opposée à celle où les sauvages avaient paru se jeter, c’est-à-dire sur la rive droite.

Sur ce côté de la rivière Massawippi, la berge est très basse et la vallée s’étend en un immense hémicycle, pouvant bien avoir trois ou quatre lieues de circonférence, formé par la jonction des vallées des rivières Massawippi, Coaticook et de la petite rivière au Saumon. Cette vaste plaine n’est séparée de la vallée de la rivière Saint-François, à son extrémité nord-est, que par un léger renflement de terrain, d’à peine une quinzaine de pieds d’élévation, prolongement des collines qui séparent la vallée de la rivière au Saumon de la vallée du Saint-François. Ce renflement de terrain se prolonge jusqu’à la berge de la Massawippi, à quelques arpents seulement de son embouchure.

Sur la rive gauche, c’est-à-dire du côté où les sauvages avaient paru atterrir, la Massawippi contourne, en la côtoyant de très près, le pied d’une haute colline, presqu’une montagne, qui la sépare de la rivière Magog, distante d’une bonne lieue.

En apercevant le canot sauvage, Le Suisse et Roger avaient remonté la Massawippi jusqu’à l’embouchure de la rivière au Saumon, qu’ils venaient de dépasser. Ils entrèrent dans cette rivière et, tirant et poussant leur canot, ils le cachèrent tant qu’ils purent parmi les roseaux et les broussailles de la rive. Puis, escaladant la berge, très basse en cet endroit nous l’avons dit, ils se blottirent derrière des arbres ; mais de manière à pouvoir observer l’autre rive et le cours de la rivière sur une bonne distance en aval de l’endroit où ils se trouvaient.

— Qui pensez-vous que peuvent être ces sauvages ? demanda Roger à voix basse, quand ils se furent cachés.

— Je l’ignore absolument !… Je ne crois pas, cependant, que ce soit des amis, car ils se sont cachés trop précipitamment en nous apercevant.

— Nous ne sommes pas très éloignés du pays des Abénaquis, n’est-ce pas ? C’est peut-être un parti de chasse de cette nation, en tournée par ici ?

— Il est vrai que nous ne sommes pas loin du pays des Abénaquis ; mais nous ne sommes pas loin, non plus, du pays des Iroquois. Je crois plutôt que nous avons affaire à un parti de cette dernière nation, revenant d’une tournée de déprédations dans la colonie et s’en retournant dans son pays par cette route.

— Qu’allons-nous faire pour nous en assurer ?

Ce que nous avons de mieux à faire est de laisser notre canot ici et d’aller en reconnaissance par terre.

En disant ces derniers mots, Le Suisse s’était levé et examinait l’amorce de son fusil. Quand il se fut assuré que tout était en ordre de ce côté et que son couteau jouait bien dans sa ceinture, il fit signe à Roger, qui, de son côté, avait pris les mêmes précautions, de le suivre. Puis ils se mirent à marcher prudemment, en se dissimulant derrière les arbres et en évitant de faire le moindre bruit.

Mais ils avaient à peine fait une dizaine de pas qu’un sifflement se faisait entendre et qu’un tomahawk, ou hache de guerre des sauvages, traversait l’air en tournoyant et venait enfoncer son taillant dans le tronc d’un arbre, après avoir passé à quelques pouces seulement de la tête de Le Suisse.

Les deux hommes firent volte-face, se jetèrent sur les mains et les genoux et rampèrent hâtivement jusque derrière les racines soulevées d’un gros pin ; pendant que le lugubre et retentissant cri de guerre des sauvages déchirait le silence de la forêt, et qu’une trentaine de Peaux-Rouges, hurlant, gambadant et brandissant leurs armes, se précipitaient sur eux à travers les broussailles dont le sous-bois était formé.

Les plus avancés des guerriers sauvages n’étaient pas à plus d’une trentaine de pieds des deux Blancs. Ceux-ci, sans prendre le temps de réfléchir, épaulèrent leurs fusils et tirèrent, les deux détonations n’en faisant qu’une.

En recevant cette décharge, trois sauvages culbutèrent et restèrent étendus parmi les feuilles mortes. Mais, avant que les deux amis eussent eu le temps de recharger leurs armes, le reste de la bande était sur eux. Ils se relevèrent donc et, empoignant leurs fusils par le canon et s’en servant comme de massues, ils franchirent l’espèce de rempart formé par les racines derrière lesquelles ils s’étaient abrités, et ils se mirent à frapper dans le tas de leurs assaillants comme des hommes qui, sachant qu’ils n’ont pas de quartiers à attendre de leurs ennemis, sont décidés de vendre leur vie aussi chèrement que possible.

La première fois que Le Suisse rabattit ainsi son fusil dans le tas des sauvages, il enfonça un crâne et brisa une épaule ; mais son fusil se rompit, et il ne resta qu’avec un tronçon du canon dans les mains. Gardant ce tronçon dans sa main droite et prenant son couteau de chasse dans sa main gauche, sans un cri, sans une parole, mais avec l’énergie du désespoir, il fonça dans la bande de démons hurlants qui les assaillaient, résolu, puisqu’il fallait mourir, à en découdre un aussi grand nombre que possible avant de succomber.

De son côté, Roger ne restait pas inactif. Après avoir assommé une couple d’ennemis avec la crosse de son fusil, il s’élançait pour en démolir un troisième en frappant de côté, quand le sauvage, en se baissant brusquement, évita le coup, qui lui passa par-dessus la tête. Et le fusil, ne rencontrant que le vide à l’endroit où aurait dû se trouver la tête du sauvage, alla se briser contre le tronc d’un arbre un peu plus loin ; pendant que Roger, emporté par son élan, faisait une couple de pas de côté et s’étendait de tout son long sur la mousse.

Il se releva cependant avant que deux sauvages, qui avaient bondi dans sa direction en le voyant tomber, ne fussent sur lui. Alors, tirant son couteau de sa ceinture, il poignarda le premier et s’élançait pour en faire autant au second, quand celui-ci para le coup avec son tomahawk ; et la lame du poignard, remontrant le fer de l’arme du sauvage, se brisa au ras du manche.

Complètement désarmé, le jeune homme n’en continua pas moins de se battre, mordant et frappant avec ses poings. Mais la bataille, trop inégale, ne pouvait durer longtemps. Bientôt, les deux compagnons, sans arme, à bout de force et d’haleine, incapables de se défendre plus longtemps, furent terrassés et ligotés ; et les sauvages, rendus furieux par leur résistance, s’apprêtaient à les scalper avant de les mettre définitivement à mort, quand une nouvelle bande d’Indiens parut sur la scène et que celui qui paraissait en être le chef se jetait entre les captifs et leurs vainqueurs. Puis d’une voix brève et autoritaire, il leur disait quelques mots dans une langue que Roger reconnut comme étant de l’Iroquois.

Les guerriers qui venaient de combattre les deux Blancs lui répondirent d’un ton courroucé. Mais le nouveau venu leur parla encore, avec des gestes persuasifs et, après quelques répliques de part et d’autre, les sauvages qui avaient capturé les Blancs se calmant peu à peu, ils permirent à leurs prisonniers de se mettre debout, tout en leur laissant les mains attachées derrière le dos et en les mettant chacun sous la garde de deux guerriers. Puis ils comptèrent leurs pertes.

Les deux Blancs avaient tué sept hommes aux sauvages : deux avaient été tués par des balles, deux assommés à coups de crosse de fusil et trois poignardés à mort. En plus de ces morts, il y en avait bien une douzaine de blessés, dont trois ou quatre assez grièvement.

Celui qui paraissait être le chef des sauvages, après avoir fait ces constatations, revint vers les deux prisonniers et, comme s’il eût cherché à découvrir de quelle espèce étaient ces hommes qui venaient de faire tant de ravages parmi ses guerriers, il les examina longuement et en silence. À part quelques contusions et égratignures, ni Le Suisse, ni Roger n’avaient de blessures sérieuses.

Quand son examen fut terminé, le chef se tourna vers les siens et dit quelques mots. Aussitôt, les deux bandes, qui étaient maintenant réunies et n’en formaient plus qu’une, se divisèrent en trois groupes. Le premier groupe se mit en devoir de ramasser les morts et de les ensevelir à la mode sauvage, mode qui consistait à élever des échafauds et à y placer les cadavres, les laissant exposés à toutes les intempéries, aussi bien qu’à tous les oiseaux du ciel. Le deuxième groupe s’occupa d’aider les blessés à regagner le campement, pendant que les autres sauvages entouraient le chef et les deux captifs et que, tous ensemble, ils se mettaient en route vers le même but.

XXXIV

MŒURS IROQUOISES

Comment cette bande de guerriers sauvages se trouvait-elle le long de la rivière Massawippi, juste à point pour intercepter le passage à nos deux amis ?

Les historiens canadiens nous rapportent que, pendant tout le cours de l’été de 1693, la colonie fut infestée de bandes d’Iroquois qui, parcourant le pays d’un bout à l’autre, rôdaient autour des petites bourgades et des habitations isolées dans les campagnes, détruisant les récoltes, massacrant les bestiaux et tuant ou faisant prisonniers tous les habitants qui leur tombaient sous la main.

Cela devint si sérieux que le gouverneur dut mobiliser presque toutes les troupes, afin de donner la chasse à ces êtres barbares et d’arrêter leurs déprédations.

La bande qui venait, mais non sans peine, de capturer les deux chasseurs dont nous écrivons l’histoire, était partie de la Nouvelle-York, à peu de distance de l’endroit où se trouve aujourd’hui Saratoga Springs, vers le milieu de l’été. Elle avait envahi la Nouvelle-France en passant par le lac Champlain et la rivière Richelieu, puis, continuant sa route le long de la rive sud du fleuve et se séparant par petits groupes, elle s’était répandue dans les campagnes, de Sorel à Nicolet.

Quand, après un été de meurtres et de rapines, l’automne arriva et que les Iroquois se virent, sous peine de se trouver aux prises avec l’hiver dans un pays ennemi, obligés de reprendre la route de leur pays, ils s’aperçurent que les troupes de monsieur de Frontenac, alors gouverneur du Canada, occupaient les deux côtés du Richelieu. Et comme, en vrais barbares qu’ils étaient, les sauvages ne se souciaient pas de faire face à des troupes organisées, ils reconnurent qu’il leur fallait prendre un chemin détourné pour rejoindre la Nouvelle-York, s’ils ne voulaient pas tomber aux mains des Français.

Après d’assez longues délibérations — où tout le monde, il s’en fallait de beaucoup, n’était pas du même avis — il fut décidé qu’on remonterait le Saint-François jusqu’à la rivière Magog, puis cette dernière jusqu’au lac Memphrémagog qui en est la source. Après avoir traversé ce lac dans toute sa longueur, on s’engagerait dans les bois et, en se dirigeant vers le sud-est, on suivrait un des nombreux défilés qui sillonnent la chaîne de montagnes longeant la rive orientale du lac Champlain. Et l’on arriverait ainsi dans la Nouvelle-York, après avoir contourné les troupes françaises.

La bande remonta donc le Saint-François jusqu’à l’embouchure de la rivière Magog. Mais, rendue là, les délibérations recommencèrent. Un groupe nombreux de la bande voulait changer l’itinéraire du voyage. Ces derniers voulaient, au lieu de remonter la rivière Magog et de passer par le lac Memphremagog — ce qui les obligerait de laisser leurs canots dans ce lac et de parcourir une immense distance à pied et à travers des bois qu’aucun d’eux ne connaissait — remonter la Massawippi ou la Coaticook jusqu’aux sources de cette dernière ; puis, au moyen d’un court portage, passer dans une rivière coulant vers la Connecticut, descendre celle-ci jusqu’à la mer, suivre la côte jusqu’à New-York et remonter l’Hudson jusqu’à leur pays.

Cette opinion qui, bien que proposant un itinéraire beaucoup plus long que le premier, avait le double avantage d’éviter un long parcours à pied et à travers des montagnes difficiles et de permettre aux sauvages de ramener leurs canots dans leur pays, prévalut pour le moment. La bande se remit en marche et continua de remonter le Saint-François jusqu’à l’embouchure de la Massawippi.

Les Iroquois campèrent pour la nuit dans ce dernier endroit ; mais, le lendemain matin, au lieu de se remettre en marche, le groupe qui avait d’abord proposé la route du lac Memphremagog — groupe qui avait à sa tête un non moindre personnage que le chef de la bande ; celui-là même qui devait arriver juste à temps pour empêcher les vainqueurs de Le Suisse et de Roger de mettre leurs captifs à mort — rouvrit la discussion, dans le but de faire adopter le premier itinéraire. La discussion dura tout l’avant-midi, sans que l’on puisse s’entendre.

Dans l’après-midi, deux guerriers envoyés en reconnaissance afin de découvrir à quelle distance était l’embouchure de la rivière Coaticook, aperçurent, à un détour de la rivière Massawippi qu’ils remontaient, le canot monté par les deux chasseurs blancs. Aussitôt, ils se jetaient à terre, comme nous les avons vus faire au chapitre précédent, et, pendant que l’un d’eux restait caché et épiait les mouvements des deux Blancs, l’autre courait avertir le reste de la bande de la découverte qu’ils venaient de faire.

Une bande sauvage n’était jamais assez pressée, ni engagée dans une affaire assez importante, pour ne pas prendre le temps d’aller attaquer des Blancs ennemis, surtout quand ils se sentaient en nombre assez supérieur à leurs adversaires pour n’avoir rien à craindre d’eux. En apprenant qu’une couple de chasseurs blancs, qui paraissaient être des Français, se trouvaient à quelques arpents de leur campement, le chef iroquois détachait une trentaine de ses guerriers et leur donnait pour mission d’aller s’emparer des deux étrangers et de les ramener prisonniers, avec le résultat que l’on sait.

XXXV

LA MORT D’UN BRAVE

La bande de sauvages qui conduisait les prisonniers, tout en accompagnant le chef, laissant les deux autres groupes s’occuper des morts et des blessés, prit la route du campement, où ils arrivèrent au bout d’une quinzaine de minutes de marche et comme la nuit tombait.

Ce campement était situé au confluent du Saint-François et de la Massawippi, et entre les deux rivières.

En y arrivant les guerriers iroquois entassèrent du bois sur les feux, qui étaient à la veille de s’éteindre, et bientôt le sous-bois s’éclaira de lueurs dansantes et fantastiques, qui faisaient paraître se tordre les arbres et donnaient des allures de démons aux sauvages.

Juste vis-à-vis de l’endroit où les deux rivières se confondaient en tourbillonnant, à la lisière du bois, un feu plus considérable que les autres projetait, entre les troncs des arbres, sa lumière dansante sur l’eau sombre, que ces lueurs inégales marbraient de longues traînées sanglantes. Le chef, accompagné des principaux guerriers de la bande, s’était retiré auprès de ce feu, après avoir abandonné les deux prisonniers aux guerriers trop jeunes ou ne jouissant pas d’assez de considérations pour prendre part aux délibérations du conseil.

La coutume de ces tribus barbares voulait que, pendant que les anciens délibéraient sur le sort des prisonniers, les jeunes guerriers s’amusassent à les torturer. Et ceux-ci employaient, à suivre cette coutume, tous les raffinements de la pire cruauté.

En arrivant au campement, les deux captifs avaient été attachés chacun à un arbre. Et c’était là, debout, adossés à l’arbre derrière lequel leurs poignets étaient retenus par des liens d’écorce qui leur entraient dans les chairs, qu’ils allaient être soumis à tous les mauvais traitements et à toutes les insultes suggérés aux sauvages par leur imagination fertile en ces sortes d’amusements.

Nous avons dit : « Amusements ! »… Il n’y avait, en effet, du point de vue des sauvages, aucun plaisir comparable à celui de torturer des prisonniers. Et plus ces prisonniers s’étaient montrés braves dans la bataille, plus leurs bourreaux mettaient d’ardeur à leur arracher quelques plaintes avant de les faire mourir ; inventant, pour obtenir ce résultat, toutes sortes de tortures les plus effroyables.

Dans le cas de nos deux chasseurs, Roger, ayant brisé ses armes presqu’au commencement de la bataille et ayant été maîtrisé assez facilement, ne les intéressait pas autant que Le Suisse, qui avait combattu plus longtemps, avait tué ou blessé un plus grand nombre de guerriers iroquois et qui, même après qu’il se fût trouvé complètement désarmé, n’avait pu être maîtrisé qu’après qu’un des sauvages se fût cramponné à sa gorge et ne l’eût complètement étouffé.

Et puis Le Suisse, qui, comme la plupart de ses compatriotes, avait la langue bien pendue, injuriait continuellement ceux qui le torturaient, pendant que Roger, aussi brave que son compagnon mais beaucoup moins loquace et d’un caractère beaucoup plus réservé, ne disait rien.

Les deux prisonniers furent attachés chacun à un jeune érable, distant d’une dizaine de pas l’un de l’autre. Roger tournait le dos à la rivière, pendant que Le Suisse lui faisait face ; et ils étaient placés de chaque côté d’un brasier sur lequel les sauvages jetaient continuellement des branches sèches, et même des troncs d’arbres entiers.

Bientôt, la flamme monta jusqu’aux branches des arbres environnants, et la chaleur qu’elle dégageait devint insupportable aux deux malheureux qui, placés face à face et de chaque côté du brasier, n’en étaient éloignés que d’une dizaine de pas chacun. Quant à Roger, la brise qui soufflait de la rivière, bien que très faible, l’aidait à supporter cette chaleur en éloignant la flamme de lui de temps en temps. Mais pour Le Suisse, l’effet était contraire : à chaque fois que la brise éloignait la flamme de son compagnon, elle la rapprochait de lui et le rôtissait littéralement. Au premier coup de vent un peu plus fort que les autres, ses cheveux et sa barbe prirent feu et se consumèrent, lui laissant la tête et le visage dépouillés et noirs comme ceux d’un nègre. En plus de la douleur cuisante que lui causa la brûlure, il fut à demi suffoqué. Mais, dès qu’il pût prendre vent, Roger l’entendit crier à ses bourreaux :

— Tas de chiens de sauvages !… Je souhaite que le diable vous enfourche un par un et qu’il vous précipite tous au plus profond des enfers !

Les Iroquois, ne comprenant pas ce qu’il disait et croyant qu’il se plaignait, poussèrent des cris de joie et se mirent à gambader autour de lui. Après quelques tours, l’un d’eux : un grand diable dégingandé, au corps barbouillé de toutes sortes de couleurs, aux cheveux attachés en une seule touffe sur le sommet du crâne et dont les mèches éparpillées lui retombaient tout autour de la tête, se détacha de la bande dansante et hurlante et, se reculant de quelques pas, balança son tomahawk et le lança avec force. L’arme, après avoir tournoyé dans l’air en sifflant, vint enfoncer son taillant dans le tronc de l’arbre auquel Le Suisse était attaché et à deux pouces de sa tête.

Ce que voyant, tous les autres sauvages l’imitèrent. Et les tomahawks se mirent à voler dans l’espace, drus comme mouches. Dès qu’un sauvage avait lancé le sien, il courait l’enlever ; et il avait à peine le temps de se reculer de quelques pas, qu’un autre tomahawk venait s’enfoncer au même endroit.

C’était à qui lancerait son arme de manière à ce qu’elle atteignît l’arbre le plus près possible de la tête du prisonnier ; et à chaque fois que Le Suisse faisait un mouvement de la tête pour éviter un tomahawk qui paraissait devoir le frapper, ou qu’il fermait les yeux en en voyant venir un qui semblait devoir l’atteindre en plein front, c’était un concert de cris de joie et de hurlements de la part des sauvages.

— Bande de chiens !… Fils de chiens !… leur criait Le Suisse. Quand vous serez en enfer, les démons s’amuseront à vous lancer, non pas des haches, mais des fourches, tas de bourreaux enragés que vous êtes !

Les sauvages lui répondirent par de nouvelles gambades et de nouveaux hurlements. Celui qui, le premier, avait lancé son tomahawk, le lança de nouveau ; mais, cette fois, voulant sans doute le lancer trop près du prisonnier, il l’atteignit à la tête et lui fit une large entaille, d’où le sang s’échappa aussitôt avec abondance, inondant le visage et l’épaule du malheureux Français.

— Toi ! mon espèce de mal léché ! lui cria Le Suisse, dès qu’il fut revenu de l’étourdissement que lui avait causé le choc de l’arme ; si tu es trop maladroit pour jouer à ce petit jeu là sans estropier les gens, tu ferais bien mieux d’aller t’entraîner ailleurs que sur un être humain !

Peu après, la brise augmentant, la chaleur du brasier se porta avec plus de force vers Le Suisse, dont les vêtements prirent feu en plusieurs endroits à la fois. Alors on le vit faire un suprême effort. Ses yeux s’injectèrent de sang. Les muscles de son cou saillirent comme d’énormes câbles, ses épaules craquèrent, et tout son corps se tordit dans l’effort surhumain qu’il faisait pour s’arracher à l’arbre qui le retenait prisonnier.

Soudain, au craquement de ses muscles, un autre craquement, plus sec, se joignit. C’était les liens attachant ses poignets qui se rompaient. Ces liens brisés, Le Suisse se trouva libre. Saisissant le tomahawk qu’un des bourreaux venait de lancer et qu’il n’avait pas eu le temps de venir arracher à l’arbre où il s’était enfoncé, il s’élança parmi les sauvages, frappant à droite et à gauche comme un forcené.

La souffrance lui avait probablement fait perdre la raison, et il était effrayant à voir : la tête et le visage noircis par le feu qui lui avait brûlé les cheveux et la barbe, un côté du visage et une épaule couverts de sang qui ruisselait encore, ses vêtements en feu en plusieurs endroits, il brandissait le tomahawk du sauvage comme l’aurait fait un véritable maniaque.

Une mêlée effroyable suivit la libération du prisonnier. Les coups que Le Suisse distribuait à droite, à gauche, en avant et même en arrière tombaient si drus, le tomahawk qu’il maniait exécutait un si terrible moulinet, que les sauvages culbutaient à mesure qu’ils s’approchaient pour s’emparer de leur prisonnier.

Il y en avait bien une dizaine d’étendus sur le sol, morts ou sérieusement blessés, quand le sauvage qui avait si maladroitement lancé son tomahawk tout à l’heure, celui-là même qui avait été le premier à jouer à ce « petit jeu, » comme l’avait appelé Le Suisse, s’approchant de celui-ci par derrière, lui rabattit son arme sur la tête et lui ouvrit le crâne. Le Français s’affaissa dans un flot de sang et, après quelques soubresauts, resta immobile. Marcellin Grubeau, dit Le Suisse, était mort.

XXXVI

ROGER FAIT UN RÊVE

Roger avait été témoin de toute la scène qui venait d’avoir lieu. Témoin bien impuissant ! Pendant qu’il n’avait qu’à subir les insultes de trois ou quatre jeunes guerriers, trop jeunes ou trop timides pour se mêler à ceux qui torturaient Le Suisse, il avait vu cette bande de forcenés mettre tout en œuvre, mais en vain, pour arracher un cri de douleur à son compagnon. Il avait vu la brise, qui éloignait la flamme du brasier de lui et le rafraîchissait, pousser cette même flamme vers Le Suisse et, après avoir brûlé ses cheveux et sa barbe, mettre le feu à ses vêtements. Il avait vu son compagnon rompre ses liens, saisir un tomahawk et se précipiter sur ses bourreaux. Il avait bien essayé, et de toutes ses forces, d’en faire autant ; mais, soit qu’il fût moins fort que son ami, soit que ses liens eussent été plus solides, il lui avait été impossible de s’arracher de l’arbre qui le retenait prisonnier. Il lui avait donc fallu assister, sans y prendre part, à la mêlée qui s’était terminée par la mort de son malheureux associé.

Roger vit ensuite le chef des sauvages, attiré par le bruit de la bataille, accourir et, voyant encore plusieurs de ses guerriers morts ou blessés et un de ses prisonniers étendu à terre la tête ouverte, et après s’être enquis des faits, reprocher avec violence aux jeunes guerriers leur étourderie et leur manque de prudence en laissant se détacher un des prisonniers, et en étant obligés de le mettre à mort avant que son supplice ne soit terminé ; mais surtout, avant que le conseil eût décidé de son sort.

Il entendit aussi le chef ordonner aux jeunes guerriers, puisqu’ils n’étaient pas capables de s’amuser avec les prisonniers de manière à les conserver pour la décision du conseil des anciens, de laisser celui qui restait tranquille et de n’y pas toucher avant que les chefs eussent décidé du sort qui lui était réservé.

La mort de Le Suisse allait donc avoir cela de bon, qu’elle allait procurer quelques instants de répit à son compagnon. Et, dans des circonstances comme celles qui entouraient Roger en ce moment, quelques instants de répit peuvent quelquefois amener les plus grands changements dans le cours des événements.

À part d’une couple qui restèrent pour surveiller le prisonnier, tous les sauvages se retirèrent à la suite de leur chef ; et Roger, toujours attaché à son arbre, resta tranquille pour le moment. Le brasier, considérablement diminué depuis que les sauvages avaient cessé de l’alimenter, ne donnait plus qu’une chaleur suffisante pour empêcher ses membres endoloris de trop ressentir la fraîcheur de cette soirée d’automne.

Un temps assez long s’écoula. Le brasier s’en allait mourant, et ses dernières braises ne projetaient plus que des lueurs incertaines autour du prisonnier. Le chef avait repris sa place parmi les anciens qui délibéraient autour du feu du conseil, pendant que le reste des sauvages s’étaient installés pour la nuit autour d’autres feux qu’ils avaient allumés ici et là dans la forêt. Le prisonnier, les yeux fixés sur ce qui restait de flamme devant lui, songeait.

À quoi songeait Roger ?… Sa pensée se reportait-elle sur sa famille : son père, sa mère, ses frères et sœurs, dans la petite maison de Beaupré où il avait passé une enfance si heureuse ?… Pensait-il plutôt à maître Boire et à son auberge, ou à ses autres connaissances de Lachine, qu’il n’avait quittés que depuis quelques semaines ?… Ou bien comparait-il ces sauvages avec ceux en compagnie desquels il avait passé un hiver dans le haut du Saint-Maurice ?…

Ne se demandait-il pas plutôt ce qu’il allait advenir du canot chargé du fruit de ses trois mois de labeur, que lui et son malheureux compagnon avaient dû abandonner en l’exposant à la cupidité de leurs bourreaux ?

Aucun de ces sujets n’occupait l’esprit du jeune Canadien. En cet instant suprême, où il voyait la mort s’avancer à grands pas vers lui ; où il croyait déjà voir sa faulx menaçante se balancer au-dessus de sa tête et n’attendre, pour trancher le fil de sa jeune vie, que le moment où ses bourreaux auraient apaisé sur lui, en lui faisant subir les plus cruels tourments, leurs instincts sanguinaires ; en cet instant suprême de sa vie, il était tout surpris lui-même de constater qu’il n’avait qu’une seule pensée.

Depuis trois mois, surtout quand, errant seul dans la forêt, ou bien le soir quand le travail de la journée était fini et que, par exception, Le Suisse ne parlait pas, même pendant son travail, il avait passé bien des heures à caresser cette pensée qui était maintenant rendue chez lui à l’état de rêve. Mais jamais ce rêve ne s’était emparé de son imagination avec la force, l’acuité, la réalité qu’il prenait en ce moment.

Entre lui et la flamme languissante du brasier qui achevait de s’éteindre, le prisonnier croyait voir une jeune et svelte silhouette d’Indienne !… Il croyait même l’entendre parler !… Il sentait la douce chaleur de son front sur ses mains et il l’entendait, de son murmure doux et musical, lui dire qu’en reconnaissance du service qu’il lui avait rendu trois mois auparavant, elle allait essayer de le délivrer.

Tout à coup, — rêvait-il — il vit que les deux sauvages commis à sa garde étaient debout, dans une attitude de respect mêlé de surprise ; et, de l’autre côté du brasier, il crut apercevoir Ohquouéouée qui disparaissait dans les ténèbres.

Bien qu’il ne l’eût aperçue qu’un instant et de dos, il était impossible qu’il se fût trompé. C’étaient bien la démarche légère et silencieuse, la taille svelte, les épaules droites et le port de tête fier sans affectation de la jeune Indienne. C’était elle, telle que les arbres l’avaient cachée à sa vue quand elle l’avait quitté en revenant de la source, près de l’embouchure du Saint-François.

Le prisonnier tressaillit comme quelqu’un qui s’éveille en sursaut. Il voulut porter ses mains en avant, mais ne le put, car ses poignets étaient toujours attachés derrière l’arbre qui le soutenait en le retenant captif. Alors il tourna la tête de tous côtés en écarquillant les yeux ; mais il ne vit, dans le petit cercle de demi-lumière que projetaient encore les quelques tisons restants du brasier, que ses deux gardiens qui se rasseyaient et, au-delà… les ténèbres profondes !…

Alors, il se dit que ce qu’il avait cru voir avait dû être une hallucination ; car il était impossible qu’Ohquouéouée se fût trouvée là en ce moment. Et il se replongea dans ses pensées, se demandant ce qu’avait bien pu devenir la jeune Indienne, après qu’elle l’eut eu quitté, trois mois auparavant.

XXXVII

À LA RECHERCHE DU JEUNE GUERRIER BLANC

En entrant dans sa cabane, au retour des funérailles de son père, Ohquouéouée s’était laissée tomber sur une natte et, épuisée par les fatigues et les émotions qu’elle venait de traverser, elle s’était endormie. Elle dormit longtemps. Quand elle s’éveilla, la nuit était finie et le soleil était déjà haut.

Sortant à la porte de sa cabane, la jeune fille aperçut, déposé là par les femmes du village qui savaient qu’elle aurait besoin de nourriture, des grains moulus, du poisson et du gibier cuit. Machinalement, elle mangea ; l’estomac d’une jeune personne ne perd jamais ses droits, puis, de nouveau, elle se réfugia à l’intérieur de la cabane, où elle retomba dans une espèce de somnolence.

Elle vécut ainsi presqu’une semaine, ne sortant qu’une ou deux fois par jour et, le reste du temps, dormant ou songeant. L’état d’épuisement dans lequel elle se trouvait, à la suite de sa longue randonnée à travers la forêt, la maintenait dans une sorte de torpeur physique et morale qui la prédisposait au sommeil. Elle dormait de douze à quinze heures par jour.

D’un autre côté, le malheur qui l’avait frappée à son arrivée dans son village, alors qu’elle se faisait une joie de retrouver son père qui, elle n’en avait pas le moindre doute, devait l’avoir cherchée et pleurée constamment depuis près d’un an qu’elle était partie et qu’elle ne retrouvait que juste à temps pour le voir mourir, l’avait atteinte dans ses fibres les plus intimes, au point que, depuis son retour dans son village, l’on n’eut pu dire qu’elle était tout à fait consciente de son existence. Quand elle dormait, son sommeil était peuplé de rêves et, une fois éveillée, ces songes se continuaient, sans qu’elle eût pu dire lesquels elle avait eus dans son sommeil, lesquels elle avait eus éveillée. Ces songes et ces rêveries se confondaient dans l’esprit, de la jeune Indienne au point de devenir presque des réalités.

D’abord confus et embrouillés, ces rêves revêtirent bientôt des formes plus précises. Ce fut d’abord son père qu’elle vit désolé de l’avoir perdue, la cherchant partout et la demandant à tous les échos, la retrouvant pour la perdre aussitôt et se désoler encore. Puis, plus tard, une autre figure vint se joindre à celle de son père et même, quelques fois, en prendre la place. Plus tard encore, cette figure, d’abord indécise, se précisa et devint la figure dominante de tous les rêves d’Ohquouéouée. Alors elle la reconnut. C’était celle d’un jeune guerrier blanc qui, dans l’imagination de la jeune fille, prenait plutôt la forme et l’aspect d’un demi-dieu que d’un être humain, et dont le souvenir faisait battre son cœur comme elle ne l’avait jamais senti battre auparavant.

À chaque instant, elle croyait sentir sur son épaule la main du jeune Blanc la repoussant et l’envoyant rouler sur la berge de la rivière, comme le matin où Roger l’avait surprise en train de lui dérober son canot. Et ce seul souvenir lui faisait éprouver une sensation de plaisir ineffable.

Ou bien, elle voyait l’objet de son rêve, disons-le, de son amour, assis à l’avant du canot, droit et d’apparence hardie, maniant l’aviron avec une force et une adresse qui faisaient que, à chaque fois qu’il plongeait cet outil dans l’eau, on sentait le canot bondir comme un coursier que l’on éperonne. Ou bien encore, elle le revoyait nageant dans la rivière et fendant l’onde comme s’il eut été dans son élément.

Mais là où le cœur de l’Indienne se sentait submergé dans un flot d’amour et de désir de revoir le jeune Canadien, c’était quand ses rêves le lui montraient immobile au milieu des arbres, la tête inclinée sur sa poitrine, ou assis au bord de la rivière, songeant et semblant regretter son départ.

À la fin, quand, reposée de ses fatigues et réconfortée par la nourriture que les autres femmes du village lui apportaient tous les jours, avec une discrétion que l’on trouverait difficilement dans une société soi-disant civilisée, son corps eut repris sa vigueur juvénile, ses songes se changèrent en froides réflexions. Alors elle vit clair en elle-même : elle comprit qu’elle ne pourrait vivre séparée de celui que, elle en avait l’intime conviction maintenant, elle ne pourrait jamais oublier.

Si son père eût vécu, Ohquouéouée fut probablement restée près de lui ; car son esprit, occupé de ses devoirs filiaux, eut été moins pris par le souvenir du jeune Canadien. Mais son père était mort et elle était seule au monde !… Quant à remplacer le vieux chef à la tête de la tribu et commander aux guerriers les plus braves de toute la nation iroquoise, elle n’y songea pas un seul instant ; y eut-elle songé qu’elle eût préféré cent fois devenir l’esclave du jeune guerrier blanc. Et puis, qui sait ?… Roger avait abandonné les siens et avait déjà passé tout un hiver chez les Algonquins !… Il consentirait peut-être à venir habiter avec elle chez les Iroquois ?… L’Indienne sentait que si cela arrivait, elle serait au comble du bonheur ; et elle était bien certaine que sa tribu ne pourrait jamais se trouver un chef comparable à celui que, dans ce cas, elle lui aurait choisi.

« Mais advienne que pourra !… Elle ne pouvait continuer à vivre séparée du jeune guerrier blanc !… Elle sentait son cœur se remplir d’un impérieux désir de le voir, de jouir de sa présence !… Il fallait absolument qu’elle le cherche, qu’elle le trouve !… »

Ohquouéouée réfléchit encore le reste de cette journée et, le soir venu, sa résolution fut prise. Elle attendit que tout le monde fut endormi dans le village, puis, sortant sans bruit de sa cabane, elle s’enfonça dans la forêt.

Elle marcha toute la nuit, puis tout le jour suivant et, la nuit venue, elle dormit sur le bord de l’Hudson.

Quand elle avait fait à Roger le récit de sa captivité chez les Algonquins, il y avait une chose qu’Ohquouéouée ne lui avait pas dite : un missionnaire avait passé l’hiver dans la bourgade où elle était retenue, et il lui avait enseigné un peu de français ; assez pour qu’elle ait compris presque tout ce que Le Suisse et Roger s’étaient dit en sa présence. Elle savait où ils étaient allés et quelle direction il lui fallait prendre pour les retrouver.

Elle décida donc, au lieu de suivre la rive occidentale du lac Champlain comme elle l’avait fait en venant, de suivre, en retournant, la rive opposée.

Après avoir traversé la rivière Hudson, elle s’engagea dans la forêt de chênes qui couvrait le pied des montagnes dont ce pays est parsemé et, contournant les marais qui s’étendaient alors au pied de ces montagnes, elle arriva, quelques jours plus tard, en vue du lac Champlain qu’elle longea jusqu’à ce qu’elle se crut arrivée à son extrémité septentrionale.

Son plan était des plus simples : elle ne doutait pas qu’en laissant cette extrémité du lac sur sa gauche et en se dirigeant constamment vers le soleil levant, jusqu’à ce qu’elle rencontrât une rivière coulant soit vers le nord, soit vers l’est ou entre les deux, elle n’aurait qu’à descendre le cours de cette rivière pour arriver à celle que Le Suisse et Roger s’apprêtaient à remonter quand elle les avait quittés.

Elle savait que les deux Français étaient le long d’une des petites rivières qui se jettent dans le Saint-François quelque part près de sa source. Elle n’avait pas l’intention de les chercher, ni même de chercher la rivière le long de laquelle ils étaient, mais elle se proposait de les attendre le long du Saint-François, et de les prendre au passage quand ils redescendraient, la saison finie ; elle savait aussi qu’ils reviendraient avant les glaces.

Elle longea donc la rive orientale du lac Champlain jusqu’à ce qu’elle se crut arrivée à son extrémité nord, puis elle s’enfonça résolument dans la forêt, en se dirigeant vers l’est. Elle marcha bien des jours, escaladant des collines, traversant des vallées, longeant des cours d’eau, contournant des lacs.

Il lui fallut bien des fois revenir sur ses pas ou faire de grands détours, soit pour contourner des marécages ou des lacs, soit pour trouver un endroit où une rivière serait plus facile à traverser, soit pour chercher un défilé qui lui permettrait de franchir plus aisément une montagne escarpée.

Pendant tout ce dur voyage, la jeune fille se nourrit de ce qu’elle put trouver de fruits restés sur les arbres ; mais, surtout, de gibier et de poisson. Elle avait eu la précaution, en partant de Sarastau, de se munir d’un arc, de quelques flèches et d’un harpon à poisson. Ces armes lui permirent de se procurer la nourriture nécessaire plus facilement que lors de son voyage de la rivière Saint-François à Sarastau, alors qu’elle avait eu beaucoup de difficultés à se nourrir. Et c’était heureux cette fois, car si, joint aux fatigues de marcher toute la journée dans des forêts vierges, il lui avait fallu se priver souvent de nourriture, comme pendant son premier voyage, elle n’aurait certainement pas pu résister et elle serait morte avant d’atteindre le terme de son pénible voyage.

XXXVIII

DANS LES MONTAGNES VERTES

Ohquouéouée marchait du matin au soir, sans trêve, depuis au delà d’un mois qu’elle avait quitté son village pour se mettre à la recherche de celui qu’elle aimait au point de ne pouvoir vivre séparée de lui, quand elle commença à se douter qu’elle faisait fausse route. Elle avait pourtant bien fait son possible pour toujours se diriger vers le soleil levant ; mais le pays était si montagneux, si entrecoupé de vallons et de ravins, si parsemé de lacs de toutes grandeurs, ce qui l’avait obligé de faire un si grand nombre de circuits et de détours, qu’elle commençait à ne pas être certaine de toujours avoir suivi la bonne direction.

D’autant moins certaine que, depuis une semaine environ, elle n’avait pas aperçu le soleil ; car il avait plu presque tous les jours et, même quand il ne pleuvait pas, le ciel était resté couvert de nuages. Pendant tous ces jours, il lui avait fallu se guider sur l’inclinaison des arbres, ou sur la couleur de leur écorce, en se rappelant que, presque toujours, les arbres ont leur tête inclinée du côté du soleil, c’est-à-dire vers le sud, et que leur tronc, du côté nord, a toujours l’écorce plus humide, plus couverte de mousse que du côté sud.

Mais c’étaient là des signes assez difficiles à observer avec précision et, bien que dans l’estimation de la jeune fille, elle eût dû, depuis plusieurs jours, avoir rencontré quelque rivière ou cours d’eau coulant vers le nord ou vers l’est, c’est-à-dire vers le Saint-François, tous les cours d’eau qu’elle avait rencontrés jusque là coulaient, soit vers l’ouest, soit vers le sud.

La raison qui avait fait faire fausse route à Ohquouéouée était la suivante :

Quand elle était arrivée au fond de la baie de Saint-Alban, alors qu’elle longeait la rive du lac Champlain, elle s’était cru rendue à l’extrémité nord du lac et, de là, elle avait piqué droit vers l’est. Si, au lieu de prendre cette baie pour l’extrémité du lac, elle eut continué jusqu’à environ vingt-cinq milles plus au nord, c’est-à-dire jusqu’au fond de la baie de Missisquoi, avant de tourner vers l’est, la distance qu’elle avait parcourue depuis son départ du lac Champlain l’aurait conduite sur le versant nord des montagnes qui forment la ligne de démarcation entre le lac Memphrémagog et la vallée de la rivière Connecticut ; et la pente de ces montagnes l’eût maintenue dans la bonne direction. Mais étant partie de vingt-cinq milles plus au sud que l’endroit d’où elle avait cru, et d’où elle aurait dû partir, elle était arrivée sur le versant sud de ces montagnes. C’est ce qui explique que tous les cours d’eau qu’elle rencontrait coulaient vers le sud.

Heureusement qu’elle avait, depuis que le temps sombre qu’il avait fait toute la dernière semaine l’avait empêchée de s’orienter sur le soleil et l’avait fait changer de direction sans s’en apercevoir, remonté vers le nord. Ce changement de direction lui avait fait faire, bien que de trop loin pour qu’elle s’en aperçut, le tour du lac Memphrémagog ; et elle se trouvait maintenant à un point situé à une dizaine de milles de ce lac et à peu près sur la ligne frontière actuelle entre le comté de Stanstead et l’État du Vermont.

Ohquouéouée s’était aperçue, depuis quelques jours déjà, qu’elle était égarée, quand vers la fin d’un après-midi, en arrivant au sommet d’une pente assez raide, elle déboucha dans une petite clairière que deux ou trois arbres renversés par le vent avaient ouverte.

Une forte brise venait de s’élever, qui charriait les nuages dont le firmament était couvert depuis une semaine. Le soleil venait de réapparaître, inondant les monts et les vallées de sa lumière dorée, qui faisait scintiller les gouttes d’eau au bout des rares feuilles restant encore attachées aux basses branches des arbres.

Du point élevé où Ohquouéouée se trouvait, la vue, n’étant pas arrêtée par les arbres, s’étendait sur une assez grande distance. La jeune fille s’arrêta pour se reposer et, encore une fois, pour essayer de retrouver sa route, chose qu’elle avait faite toutes les fois qu’elle s’était trouvée sur une éminence qui lui avait permis d’apercevoir une étendue quelconque de pays. Mais, de cet endroit comme de tous les points élevés où elle avait essayé de s’orienter depuis son départ du lac Champlain, toutes les vallées qu’elle pouvait apercevoir semblaient pencher vers sa droite, c’est-à-dire vers le sud.

C’était toujours la même chose !… Depuis une semaine, toutes les fois qu’elle s’était arrêtée sur un point élevé pour étudier la configuration du pays, elle avait toujours constaté que la pente générale du pays était vers l’ouest ou vers le sud !

Se tournant vers sa gauche, c’est-à-dire vers le nord-est, dans l’espoir tant de fois déçu d’y découvrir un passage vers le nord ou l’est, elle aperçut une assez haute montagne, au sommet dénudé et qui devait offrir un excellent point d’observation.

Cette montagne ne paraissait pas être à plus de deux ou trois heures de marche de l’endroit où Ohquouéouée venait de s’arrêter. La jeune fille résolut de s’y rendre, afin d’essayer, une dernière fois, de retrouver son chemin. Car elle n’avait aucun doute, maintenant, qu’elle ne fût bien et dûment égarée ; et si, du haut de cette montagne, elle ne pouvait reconnaître la route qu’il lui fallait suivre pour atteindre le Saint-François, il ne lui resterait qu’une seule ressource : piquer droit vers le nord jusqu’à ce qu’elle fût arrivée à la Grande-Rivière, pour, ensuite, remonter le Saint-François à partir de son embouchure.

L’idée de rebrousser chemin et de retourner à Sarastau ne lui vint pas une minute à l’esprit. Elle était partie dans l’intention de retrouver le jeune guerrier blanc et elle le retrouverait, dût-elle marcher jusqu’au bout du monde !

Elle se remit donc résolument en marche et, quand les ténèbres vinrent l’arrêter, elle avait atteint les premières rampes de la montagne, où elle passa la nuit. Le lendemain, en s’éveillant, elle entreprit son ascension et, vers le milieu du jour, elle arrivait au sommet de la montagne.

Cette fois, Ohquouéouée allait être plus heureuse dans son étude du pays. La montagne dont elle venait de faire l’ascension est justement le point le plus élevé de tout le pays environnant. Elle se nomme, de nos jours, le Barnston Pinacle. Tout en n’étant pas une montagne d’une grande élévation — il n’y a pas de hautes montagnes dans les Cantons de l’Est — ses pentes escarpées, son sommet dénudé, tout en lui donnant un aspect des plus pittoresques, en rendent l’ascension très difficile.

Cette montagne s’élève, du côté ouest, droite et perpendiculaire jusqu’à une hauteur de plusieurs centaines de pieds ; et cette muraille de pierres grises se mire dans les eaux limpides d’un petit lac de trois quarts de lieues à peine de circonférence, qui viennent laver le pied de ce promontoire. Du côté nord, le flanc de la montagne n’est pas taillé aussi à pic que du côté ouest, mais il l’est cependant assez pour en rendre l’ascension très difficile. Sur les deux autres côtés la pente est moins raide.

Ohquouéouée était arrivée par le côté sud, de sorte qu’elle avait pu faire l’ascension de la montagne sans trop de difficultés. Parvenue au sommet qui, comme elle l’avait vu la veille, était complètement dépourvu de végétation, elle s’assit sur la pierre nue, admirant le joli lac étendu à ses pieds, et dont la surface, agitée par une brise légère, se formait en vagues minuscules qui miroitaient au soleil de l’après-midi. Ensuite elle se mit à chercher sa route à travers le fouillis de hautes collines, presque des montagnes, se superposant les unes aux autres, et le dédale de vallées se croisant dans toutes les directions, qui l’entouraient de toutes parts.

Elle regarda d’abord dans la direction d’où elle était venue : le sud et l’ouest. À l’ouest, la vue était bornée, de l’autre côté du petit lac, par une montagne presqu’aussi haute que celle sur laquelle elle se trouvait. Au sud et à l’est, cette dernière direction étant celle dans laquelle elle croyait devoir se diriger, ce n’était qu’un chaos de pics plus ou moins élevés, séparés par des ravins et des commencements de vallées qui se ramifiaient et se croisaient en tous sens.

Plus la jeune fille regardait de ce côté, plus elle comprenait qu’il lui était inutile de continuer à avancer dans cette direction.

Alors elle se tourna vers le nord.

De ce côté, le flanc de la montagne descendait en pente raide jusqu’à la rive du petit lac, qu’il longeait jusqu’à l’endroit où ses eaux s’échappaient par un mince ruisseau. Du regard, Ohquouéouée se mit à suivre ce filet d’eau.

Bien que le ruisseau même ne fût presque jamais visible, étant presque tout le temps caché par les arbres, l’Indienne pouvait facilement en deviner le cours en se guidant sur l’enfoncement de l’étroite vallée qui lui servait de lit. La direction générale de cette vallée était presque franc nord ; et, promenant son regard le long de ce qui n’était, à vrai dire, qu’un repli de terrain, Ohquouéouée vit, à deux ou trois lieues de distance, la vallée qu’elle explorait se perdre dans une sorte de grand trou gris argent.

Elle venait d’apercevoir le lac Massawippi.

Ce lac, vu du Barnston Pinacle, apparaît comme suspendu en l’air ; et le premier mouvement du voyageur qui le découvre du point où était Ohquouéouée, en est un de surprise : de ce que les eaux du lac ne se répandent pas entre les montagnes environnantes.

Ce coin des Cantons de l’Est est très peu connu des habitants de la province, et même de ceux des autres parties de la même région. Pourtant, au point de vue de la beauté du paysage, du pittoresque des sites, des nombreux lacs et rivières qu’il renferme et des attraits de toutes sortes qu’il offre aux peintres, aux chasseurs, à tous ceux qu’attirent les charmes de la nature et aux touristes en général, cette partie du pays ne le cède en rien aux Laurentides, aux Adirondacks ou aux Montagnes Vertes — lesquelles ont donné leur nom à l’État du Vermont — dont cet agglomération de hautes collines et de petites montagnes n’est que le prolongement, pas plus qu’aux autres endroits, renommés pour leurs beautés naturelles, qui attirent les visiteurs par milliers quand revient la belle saison.

On était arrivé aux premiers jours de novembre. Il faisait une de ces belles journées d’automne, comme la fin d’octobre ou le commencement de novembre nous en ramène tous les ans. Les érables, les chênes, les ormes et tous les arbres à feuillage décidu avaient perdu leurs feuilles et assumé la même teinte grisâtre ; mais les pruches, les sapins, les cèdres et tous les arbres à feuilles permanentes avaient gardé leur toilette vert sombre. Le résultat était que les montagnes et les collines, où les bois francs dominaient, étaient grises, avec, ici et là, quelques taches vertes ; pendant que les ravins et les vallées, où dominaient les conifères, étaient verts avec des taches grises. Et ces teintes douces étaient mises en relief par les zigzags, reluisant comme de l’acier poli, des ruisseaux et des rivières, ou par les grandes plaques d’un gris brillant des lacs dont cette région est parsemée.

L’atmosphère, quand on regardait un objet peu éloigné, paraissait être du plus pur cristal de roche ; mais, à mesure que la vue s’éloignait, le paysage semblait se couvrir d’une légère fumée bleuâtre. Cette fumée s’épaississait en raison de la distance où l’on regardait et, à la distance où Ohquouéouée avait aperçu le lac Massawippi, on eût dit qu’un voile tissé des plus fins fils de soie était tendu devant le paysage.

Après avoir regardé le lac Massawippi pendant longtemps et avoir suivi du regard tout ce qu’elle pouvait apercevoir de son contour, Ohquouéouée découvrit que les eaux de ce lac s’écoulaient le long d’une vallée qui, se dirigeant d’abord vers le nord, tournait un peu plus loin vers l’est. Elle n’eut alors aucun doute que cette vallée la conduirait au Saint-François.

Sans perdre plus de temps, heureuse d’avoir découvert un passage qui lui permettait d’espérer qu’elle allait atteindre son but dans un court délai, la jeune fille descendit le flanc nord de la montagne. Mais la beauté grandiose du paysage l’avait retenue sur le sommet plus longtemps qu’elle ne l’avait cru ; quand elle arriva sur le bord du petit lac, la nuit arrivait.

Après avoir passé la nuit sur le bord du premier lac, elle se remit en route et, suivant l’étroite vallée qu’elle avait explorée du regard quand elle était sur la montagne, le même soir elle atteignait le second lac, qui était le lac Massawippi. Elle le longea toute la journée du lendemain et, le troisième jour après avoir laissé le Barnston Pinacle et près de deux mois après qu’elle eut quitté son village de Sarastau, elle se mettait à descendre le long de la rive droite de la Massawippi.

XXXIX

OHQUOUÉOUÉE RETROUVE LE JEUNE GUERRIER BLANC

La troisième journée après celle où Ohquouéouée avait fait l’ascension du Barnston Pinacle s’achevait. La jeune Indienne venait de traverser à gué l’embouchure de la rivière Coaticook, et elle se reposait, assise sur la berge, quand, sur sa droite, elle aperçut un buisson de cette espèce d’aubépine que nous appelons cenelliers, dont plusieurs branches étaient fraîchement coupées.

Jetant un regard rapide autour d’elle, la jeune fille ne remarqua d’abord rien autre chose d’anormal. Elle tendit l’oreille et écouta avec attention pendant quelques secondes, mais ne perçut aucun bruit de nature à l’éclairer sur ce qui s’était passé là avant son arrivée.

Le silence était même trop complet : on n’entendait aucun des bruits ordinaires de la forêt, signe qu’il devait y avoir quelque chose d’étrange dans les environs.

Tout en écoutant, Ohquouéouée s’était mise à examiner le sol autour du buisson d’aubépines. Ce qu’elle y vit lui fit oublier tout le reste : des empreintes de pieds d’homme, chaussés de mocassins, partaient de la ligne de l’eau, traversaient le sable de la grève et allaient jusqu’à la berge, puis revenaient au bord de l’eau, où la pince d’un canot avait aussi laissé sa marque.

La jeune fille se baissa et examina soigneusement les empreintes. Son examen fini, elle fut certaine que ces empreintes avaient été faites par un Blanc ; car les pieds qui les avaient faites étaient trop étroits et trop tournés en dehors pour appartenir à un sauvage. Poursuivant ses investigations, elle constata qu’un seul homme était descendu du canot, car il n’y avait qu’une seule piste qui traversait la grève dans chaque direction ; mais, en examinant bien l’inclinaison de l’empreinte que la quille du canot avait laissée dans le sable de la grève, où elle avait glissé en s’enfonçant sur une longueur de trois ou quatre pieds, elle fut certaine qu’un autre homme, et un homme qui devait être très lourd, était resté à l’autre extrémité de l’embarcation ; car l’impression que la quille avait laissée dans le sable formait, avec la surface de l’eau, un angle d’une vingtaine de degrés.

Alors Ohquouéouée comprit ce que tout cela signifiait :

Les deux Blancs qu’elle cherchait — car ce ne pouvait être qu’eux : les empreintes étroites des pieds étaient de Roger qui, comme pendant la traversée du lac Saint-Pierre, se tenait toujours à l’avant du canot, pendant que c’était la pesanteur de Le Suisse qui, quand Roger était débarqué, avait, en enfonçant l’arrière dans l’eau fait relever l’avant du canot et lui avait donné cette inclinaison que l’empreinte dans le sable indiquait si clairement — s’étaient arrêtés un moment ici pour cueillir de ces cenelles que les premières gelées avaient attendries et adoucies.

« Ainsi, c’était le long de cette rivière que le jeune guerrier blanc et son compagnon avaient passé l’automne ! Mais ils étaient partis et descendaient la rivière en la précédant !… Pourrait-elle les rejoindre ? Oui ! Elle le pourrait ; car, à en juger par la fraîcheur des empreintes aussi bien que par la blancheur du bois exposé à chacune des branches coupées, les deux Blancs ne venaient que de quitter cet endroit quand elle y était arrivée. Et, dans ce cas, ils ne pouvaient avoir que très peu d’avance sur elle. Il ne restait plus qu’environ une couple d’heures de jour et les ténèbres allaient bientôt les obliger de s’arrêter pour la nuit ! En se hâtant et en marchant toute la nuit s’il le fallait, elle réussirait bien à les rejoindre avant qu’ils ne se remettent en route, au matin ! »

Mais un doute l’arrêta soudain :

« Si ce n’était pas ceux qu’elle cherchait qui avaient laissé ces traces de leur passage ?… Si c’étaient des étrangers, des gens qu’elle ne connaissait pas ?… Sa ligne de conduite serait alors toute tracée ! Elle s’approcherait d’eux avec précautions, pour ne pas leur donner l’éveil, puis, quand elle aurait constaté que ce n’était pas ceux qu’elle cherchait, elle continuerait sa route jusqu’à la rivière Saint-François, où elle attendrait patiemment le retour de Roger et de Le Suisse. »

Ces réflexions, l’Indienne les avait faites en moins de temps que nous n’en avons mis à les écrire. Avec une nouvelle vigueur, que lui donnait l’espoir ravivé de revoir bientôt celui que son cœur désirait tant, elle se remit en marche, longeant toujours la rive droite de la rivière Massawippi.

Elle avait repris sa marche depuis une demi-heure environ quand, soudain, une clameur retentissante vint frapper son oreille. En l’entendant, le pur sang onnontagué dont ses veines étaient remplies se mit à circuler avec une violence qui lui donnait le vertige. Ses poumons se dilatèrent et aspirèrent l’air avec force, ses lèvres s’écartèrent et sa gorge allait lancer le cri de guerre de sa nation — c’était bien ce cri qui venait de déchirer le silence de ces paisibles forêts — quand une double détonation d’armes à feu vint lui couper la respiration et la clouer sur place.

Aux premières clameurs, l’Indienne, emportée par son sang iroquois, avait fait un mouvement pour répéter le cri que les guerriers de sa tribu venaient de lancer ; car il n’y avait pas à s’y méprendre, c’était bien les guerriers de Sarastau qui venaient d’entrer en conflit avec un ennemi, et qui avaient poussé le sonore cri de guerre dont l’écho avait toujours fait bouillonner le sang de la jeune fille, à chaque fois qu’elle l’avait entendu, depuis qu’elle avait l’âge de se souvenir.

Mais, avant qu’elle eût eu le temps d’élever la voix, les deux détonations étaient venues enfoncer dans son cerveau, comme avec un fer rouge, l’idée que ses compatriotes combattaient des Blancs ; et que ces Blancs ne pouvaient être d’autres que l’homme qu’elle aimait par-dessus tout, celui qu’elle cherchait à travers les forêts interminables depuis des semaines, avec son compagnon.

À cette dernière réflexion, un conflit s’éleva, dans le cœur et le cerveau de l’Indienne, entre deux sortes d’amour : l’amour de sa race et l’amour de celui que la nature désirait lui associer dans l’œuvre de la perpétuation du genre humain. Mais la lutte fut de courte durée et l’amour de sa race eut le dessous.

« Quoi ! Le jeune guerrier blanc était en danger d’être tué par des guerriers onnontagués !… des guerriers de sa tribu, à elle !… Ah ! s’ils avaient le malheur de toucher à un cheveu de sa tête, elle saurait bien le leur faire payer ! »

Cette dernière réflexion lui rendit l’usage de ses membres et, s’élançant dans la direction d’où étaient partis les coups de feu et les clameurs, la jeune fille se mit à courir à travers le sous-bois.

Mais il lui restait encore près d’un demi-mille à parcourir, et une rivière à traverser, avant d’arriver au lieu du combat ; car c’étaient bien les clameurs de la bataille entre Le Suisse et Roger d’un côté et les Iroquois de l’autre, qu’elle avait entendues. Quand elle y arriva, elle n’y trouva que les quelques guerriers qui étaient restés pour disposer des morts. En quelques phrases brèves, elle les questionna ; et les guerriers, surmontant la stupéfaction que leur causait son arrivée inattendue, lui apprirent ce qui venait de se passer, ainsi que le lieu du campement.

Aussi rapidement que le lui permettait l’état de fatigue et de surexcitation dans lequel elle se trouvait, Ohquouéouée se mit à marcher dans la direction qui venait de lui être indiquée.

La nuit était maintenant complètement venue et, comme les ténèbres étaient très épaisses sous les arbres et qu’il n’y avait pas le moindre sentier de tracé, il lui fallut pas mal de temps pour arriver au camp.

Quand, à la fin, elle y arriva, l’échauffourée entre Le Suisse et ses bourreaux avait eu lieu. Le Français était mort, et le chef qui n’était autre qu’Oréouaré, celui qui avait tenté de s’opposer aux recommandations de Cayendenongue quand la troupe était partie de Sarastau, avait ordonné de laisser tranquille le prisonnier qui restait, après quoi il était retourné prendre sa place au feu du conseil.

Roger, la tête appuyée contre l’arbre derrière lequel ses mains étaient attachées, paraissait s’être endormi de fatigue, ou avoir perdu connaissance. Les deux sauvages commis à sa garde étaient étendus près du feu, qui allait toujours en diminuant.

Avec précaution, pour ne pas attirer l’attention de ses gardiens, Ohquouéouée s’approcha du prisonnier, en se tenant dans la traînée d’ombre que projetait l’arbre auquel il était adossé, et elle se mit à lui parler. Elle lui dit combien elle était heureuse de l’avoir retrouvé. Elle lui assura qu’en reconnaissance du service qu’il lui avait rendu, elle allait essayer de le délivrer. Puis elle fit le tour de l’arbre, s’approcha des deux sentinelles et, leur parlant à voix basse, elle acheva de se renseigner sur ce qui s’était passé.

Ensuite elle se dirigea vers le feu où les anciens, avec leur chef Oréouaré, tenaient conseil.

C’est à ce moment que Roger, croyant avoir été le jouet d’une hallucination, l’avait aperçue ; mais seulement pour un instant, car l’éloignement avait aussitôt fait disparaître la jeune fille dans les ténèbres.

Du lieu du combat au campement, Ohquouéouée avait réfléchi : cherchant par quels moyens elle déciderait ses compatriotes à laisser la vie et à rendre la liberté aux Blancs ; car, après que les premiers Iroquois qu’elle rencontra lui eurent appris qu’ils venaient de capturer deux Français, elle ne douta plus qu’il ne s’agît de Roger et de Le Suisse. De l’arbre où était attaché Roger au feu du conseil, elle continua ses réflexions ; et elle en vint à la conclusion que le meilleur moyen d’arracher Roger — elle savait maintenant que Le Suisse était mort — aux guerriers de sa nation, était de leur faire part, en plein conseil, de la mort de son père, ainsi que de ses dernières volontés, et de se servir de ces dernières volontés pour faire relâcher celui dont, pour obtenir qu’il fût libre, elle était prête aux plus grands sacrifices.

Et puis, « qui sait ?… » La fille de Cayendenongue avait bien d’autres espérances.

XL

LA POLITIQUE DES IROQUOIS

Quand Ohquouéouée arriva dans le cercle de lumière que projetait le feu autour duquel étaient assis les principaux guerriers de la bande iroquoise, elle fut tout étonnée, aux premiers mots qu’elle entendit, de constater que le sujet de la discussion, pourtant très animée, était tout autre que le sort du prisonnier resté vivant : le conseil s’était remis à discuter sur la route à suivre pour retourner à Sarastau.

Oréouaré, le chef, qui n’avait consenti à retourner dans leur pays en passant par la Connecticut qu’à contre-cœur et pour ne pas compromettre son autorité sur la bande, faisait une dernière tentative pour décider ses compagnons à revenir à la rivière Magog et à s’en retourner chez eux en passant par le lac Memphrémagog, les montagnes Vertes et la rive occidentale du lac Champlain.

En insistant pour que la bande prît le chemin le plus court, Oréouaré avait un but personnel : cet Iroquois ambitionnait depuis longtemps de devenir le chef de sa tribu. Tant qu’Ohquouéouée avait été considérée comme devant succéder à son père, il s’était contenté, pour atteindre son but, de faire tout en son possible pour lui plaire, ainsi qu’au vieux chef.

Son intention était de succéder au père en se faisant accorder la fille comme épouse. Mais Ohquouéouée, soit qu’elle fût trop jeune pour penser à l’amour, soit qu’Oréouaré lui déplût réellement, n’avait jamais répondu aux avances de l’aspirant chef ; et l’ambitieux onnontagué en avait été pour ses frais.

Après la disparition d’Ohquouéouée, l’automne précédent, Oréouaré avait changé de tactique. À partir de ce moment, il s’était appliqué à imposer son autorité dans toutes les circonstances où il avait eu l’occasion de le faire ; dans l’espoir que les autres guerriers s’habitueraient peu à peu à lui obéir et que, la mort du vieux chef survenant, il prendrait tout naturellement sa place.

Parmi ces tribus sauvages, qui n’avaient ni constitution, ni code de lois établies, le poste de chef était une situation assez précaire ; et ils étaient très rares ceux qui, comme Cayendenongue, restaient chefs toute leur vie et qui, même à leur mort, avaient encore assez d’autorité pour tenter de désigner leur successeur.

Les chefs n’étaient le plus souvent choisis que temporairement ; soit que ce fût pour une expédition de guerre, une tournée de chasse ou pour toute autre entreprise. Il arrivait aussi que la même tribu avait plusieurs chefs : un pour la guerre, un pour la chasse, un pour présider les conseils de la tribu ou pour représenter la tribu dans les conseils de la nation, ou autres circonstances solennelles.

Leur manière de se choisir des chefs était aussi des plus arbitraires. Ils ne connaissaient aucun mode de sélection, ou d’élection, mais ils faisaient leur choix selon l’impulsion du moment.

Quand un guerrier plus ambitieux que les autres voulait être chef, il n’avait qu’à réunir autant de guerriers qu’il le pouvait en un conseil, où il leur proposait une expédition ou une entreprise quelconque. Puis il se mettait en route, suivi de tous ceux qui avaient approuvé son projet et qui l’avaient accepté pour chef.

Mais il arrivait des fois que, au cours de cette même expédition ou entreprise, un autre guerrier survenait avec une autre proposition ; et ce dernier, du coup, entraînait toute la bande à sa suite. Et le premier chef, qui perdait ainsi son autorité en même temps que ses partisans, n’avait d’autre ressource que de se mettre, lui aussi, à la suite du nouveau chef, tout en guettant une occasion de ressaisir l’autorité.

Les chefs qui imposaient ainsi leur autorité à force d’énergie ou en proposant ou en mettant à exécution des entreprises qui intéressaient toute la tribu, quelquefois toute la nation, ne devaient leur élévation qu’à leurs mérites. De ceux-là avait été Cayendenongue, le père d’Ohquouéouée. Et les mérites de ce vieillard avaient été si grands, qu’il était demeuré chef incontesté jusqu’à sa mort.

Mais, à côté de ces véritables chefs, il y avait ceux qui étaient ambitieux, mais qui n’étaient pas doués d’assez de génie, ou qui n’étaient pas assez vertueux pour arriver aux honneurs par leurs seuls mérites. Ceux-là étaient les politiciens ; et, de leur nombre, était Oréouaré.

À défaut de génie, ces politiciens sauvages employaient, pour arriver à leurs fins, la ruse ; ou, en d’autres termes, le mensonge, la calomnie, la corruption, les menaces, les flatteries. C’est-à-dire que, comme les politiciens modernes le font à l’égard de leurs concitoyens, ils exploitaient sans vergogne toutes les mauvaises passions de leurs camarades.

Nous ne pouvons nous empêcher, en passant, de constater comme la politique et les politiciens n’ont pas changé depuis ces temps anciens… Tout a marché, tout s’est amélioré, tout s’est civilisé depuis deux siècles ! Il n’y a que les politiciens qui n’ont pas changé ; la seule différence qu’il peut y avoir entre les politiciens iroquois du dix-septième siècle et les politiciens canadiens du vingtième, c’est que les premiers, quand ils voulaient acheter le support de quelque guerrier influent, le faisaient avec leurs biens personnels, tandis que placés dans des circonstances analogues, les politiciens canadiens se servent des biens de la nation.

Depuis qu’Ohquouéouée était partie de Sarastau, Oréouaré n’avait pas perdu une occasion, que ce fût au moyen de présents, de flatteries, de menaces ou autrement, de se faire des partisans parmi les guerriers de la tribu de la Tortue ; et il n’attendait plus, maintenant, que la mort du vieux chef pour se déclarer ouvertement et assumer les fonctions de chef de la tribu.

Dans ces conditions, c’était la crainte d’un de ces brusques revirements d’opinion dont nous avons parlé plus haut, revirements si fréquents et qui, s’il s’en était produit un à ce moment, lui aurait fait perdre le fruit de tout le mal qu’il s’était donné pour se faire des partisans, qui avait jusque-là empêché Oréouaré de s’opposer avec trop d’obstination à la route de la Connecticut. Mais, au moment où Ohquoueouée s’approchait du feu du conseil, et bien que la crainte de se faire des ennemis empêchât le chef de trop insister pour imposer sa volonté, la hâte qu’il avait d’être de retour à Sarastau lui faisait soutenir sa cause avec plus d’âpreté qu’il n’en avait montré au cours des discussions précédentes.

Il savait dans quel état de santé ils avaient, à l’été, laissé leur vieux chef. Il se disait que le vieillard pouvait succomber à ses infirmités d’un moment à l’autre ; et il tenait grandement à être présent au milieu de la tribu quand Cayendenongue mourrait, afin de pouvoir s’emparer de l’autorité suprême avant qu’un autre pût tenter de le faire.

Le chef terminait une longue harangue, dans laquelle il avait exposé les raisons qui, selon lui, pouvaient engager ses compagnons à prendre le chemin le plus court pour regagner le pays : telles que l’approche de l’hiver, le besoin que les femmes et les enfants de la tribu avaient que les guerriers reviennent au plus tôt car, seuls, ils étaient exposés, presque sans défense, aux attaques de leurs ennemis, le désir que chaque guerrier devait avoir de revoir les siens, et toutes les autres raisons que, dans son esprit, il croyait devoir influer sur la décision de ses compagnons quand, soudain, il aperçut Ohquouéouée qui sortait de l’ombre et se rapprochait lentement du feu.

Il s’arrêta court ; et il regarda la jeune fille s’avancer vers eux, comme s’il se fut agi d’un spectre.

Les autres guerriers, suivant la direction de son regard étonné, la virent aussi ; et tous, ils la suivirent des yeux jusqu’à ce qu’elle se fut arrêtée à deux pas du cercle qu’ils formaient autour du feu. Alors les guerriers s’écartèrent, lui faisant une place parmi eux, et elle s’assit, faisant face à Oréouaré et ayant le feu entre elle et le chef.

Oréouaré, recouvrant son sang-froid, reprit son maintien de chef de guerre, que l’arrivée inattendue d’Ohquouéouée lui avait fait perdre un instant et, se rasseyant avec la plus grande impassibilité, il ramena sur ses épaules la peau qui lui servait de manteau. Puis, prenant son calumet, il retira un tison du feu l’appliqua au petun et se mit à fumer en silence.

Après avoir tiré quelques bouffées d’une légère fumée bleue, à la senteur acre, le chef passa le calumet à Ohquouéouée qui, elle aussi, se mit à aspirer la fumée, qu’elle renvoyait vers le feu.

Pendant tout ce temps, le silence n’était troublé que par le clapotement en sourdine du courant sur les cailloux de la grève, et par le bruissement du vent dans ce qui restait de feuilles aux arbres, le tout scandé à intervalles presque réguliers par l’éclatement des braises dans le feu.

Quand Ohquouéouée eut, un peu plus tard, passé le calumet à un autre guerrier, Oréouaré dit, sans se lever et en se tournant à demi vers la jeune fille :

— Nous ne nous attendions pas à rencontrer notre jeune sœur toute seule dans ce pays éloigné !

Après cette remarque, qui s’adressait bien plus aux guerriers qu’à celle qu’il avait fait mine d’interpeller, le chef fut quelques secondes silencieux ; puis, après avoir fait le tour de ses compagnons, son regard revint se fixer sur celui d’Ohquouéouée, pendant qu’il ajoutait :

Mais peut-être notre sœur n’était-elle pas seule ?… Peut-être était-elle accompagnée des deux Français qui viennent de nous tuer une dizaine de guerriers et d’en blesser autant ?…

Le rusé compère avait tout de suite prévu, en apercevant la jeune fille, qu’un conflit d’autorité allait probablement s’élever entre elle et lui ; et il prenait les devants en la compromettant aux yeux des autres guerriers. Par les deux allusions sournoises qu’il venait de faire, il la mettait aussi dans l’obligation de parler la première, et d’exposer ses projets aussi bien que la raison de sa présence en ce lieu, avant d’avoir entendu les autres guerriers et de connaître leurs dispositions à son égard.

Ohquouéouée attendit assez longtemps pour être certaine qu’Oréouaré n’avait plus rien à dire, et aussi qu’aucun autre guerrier n’avait l’intention de parler, avant de se lever. Une fois debout, elle promena un regard ferme et assuré sur le cercle de visages bronzés qui l’entouraient, et qui tous étaient tournés vers elle. Chacun de ces visages était éclairé par une paire d’yeux noirs et brillants, qui regardaient la jeune fille avec attention.

Un par un, elle plongea son regard dans celui de tous les guerriers qui, commençant à sa droite et finissant à sa gauche, formaient un cercle dont le centre était occupé par le feu. Un par un, elle étudia leur physionomie et elle chercha à lire au fond de leur cœur les sentiments qui les animaient à son égard.

C’étaient tous de vieux guerriers qui avaient, à la suite de son père, parcouru le pays en vainqueurs. Ils l’avaient tous vue grandir, et ils avaient tous été témoins du soin avec lequel son père l’avait élevée, aussi bien que de l’affection que le père et la fille avaient eue l’un pour l’autre.

Elle vit que chacun de ces vieux compagnons de son père avait un regard affectueux pour la fille de leur chef respecté ; et elle crut qu’elle n’aurait pas de peine à les gagner à sa cause, c’est-à-dire à la cause du jeune Canadien, qui était tout ce qui l’intéressait au monde.

Alors elle parla ; et, en ce moment, elle était bien la fille de sa race ! Elle était bien surtout la fille de l’un des plus grands chefs que sa race ait produits, car elle s’apprêtait à montrer qu’elle avait su profiter des enseignements que lui avait prodigués son illustre père.

XLI

LE SORT DE ROGER SE DÉCIDE

Voici comment Ohquouéouée parla aux guerriers de Sarastau réunis en conseil, au confluent du Saint-François et de la Massawippi :

— Oréouaré veut savoir comment il se fait que je sois seule dans ce pays éloigné… Vous aussi, sans doute, désirez le savoir ?… Je vais vous l’apprendre. Mais, auparavant, j’ai à vous faire part d’une nouvelle qui va remplir vos cœurs de tristesse : Cayendenongue ! votre chef, celui qui vous a tant de fois conduits à la victoire, celui qui, tant de fois, a fait honneur à notre tribu dans les conseils de la nation, aussi bien que dans ceux où toutes les tribus étaient représentées, celui dont le nom faisait trembler tous les Peaux-Rouges qui habitent le long de la Grande Rivière de Canada et de l’autre côté des Grandes Eaux Douces ! celui qui savait se faire respecter de Corlaer, (nom que les Iroquois donnaient aux gouverneurs de la Nouvelle-York) aussi bien que de notre ennemi Ononthio (nom qu’ils donnaient aux gouverneurs de la Nouvelle-France,) Mon père !… — ici Ohquouéouée s’inclina profondément et fut plusieurs minutes silencieuse — Mon père est parti pour les territoires de chasse d’où l’on ne revient jamais !

À ces paroles, les guerriers ramenèrent leurs couvertures de peaux par-dessus leurs têtes et, le visage ainsi caché, ils se tinrent immobile pendant plusieurs minutes. Ce témoignage de respect donné à la mémoire de leur chef défunt, ils reprirent leur attitude d’attention et Ohquouéouée continua :

J’étais présente aux derniers moments de mon père. C’est à moi qu’il a fait ses dernières recommandations. Voici ce qu’il m’a dit : « Ohquouéouée ! Ma fille bien-aimée ! Je m’en vais ! Je pars pour aller retrouver les anciens guerriers de notre tribu, pour leur aider à faire la Grande Chasse !… Demain, je serai parti !… Il ne te restera que ma chair, qu’il te faudra exposer aux oiseaux de l’air, pour empêcher que les bêtes des bois ne rongent mes os. J’aurais voulu rester encore… rester jusqu’à ce que nos guerriers soient revenus, afin de te choisir, parmi eux, un époux digne de me remplacer à la tête de ces braves !… Mais je ne le puis, il me faut partir maintenant !… Je te laisse le soin de faire toi-même ce choix. Si tu as bien profité de mes conseils, celui que tu choisiras sera digne de toi, de moi et de toute la tribu de la Tortue… Quand nos guerriers reviendront, fais leur part de mes paroles… Que le Grand Esprit te protège !… » Voilà les dernières paroles que m’a dites Cayendenongue, avant de partir pour la Grande Chasse.

Quand nous eûmes, le lendemain, porté son corps dans la forêt où il a passé tant de jours de sa vie, toute employée à servir sa tribu, sa nation et sa race, je me mis à la recherche de celui que je désirais avoir pour maître, de celui que je souhaite voir devenir votre chef. Car, avant que mon père mourut, avant même qu’il eût parlé, mon choix était fait.

Ohquouéouée se recueillit quelques instants, puis reprit :

Quand, avant la dernière saison des neiges, je disparus de notre pays, enlevée de force par un Algonquin, je fus emmenée dans un village de cette nation, situé à plusieurs journées de marche de l’autre côté de la Grande Rivière de Canada. Je n’aurais jamais réussi à m’échapper de ce village, et à revenir dans mon pays, sans le secours d’un jeune guerrier blanc…

— Un guerrier d’Ononthio ? interrompit un de ceux qui l’écoutaient.

— Oui ! d’Ononthio, répondit Ohquouéouée, quelque peu interdite.

Aussitôt, la physionomie de ses auditeurs changea complètement d’aspect. D’ouverte et bienveillante qu’elle avait été jusque-là, elle devint fermée et sombre chez la plupart des guerriers, pendant que, dans le regard d’Oréouaré, brillait une lueur de satisfaction.

Continuant, bien qu’avec moins d’assurance qu’au début de son discours, Ohquouéouée leur raconta sa fuite de chez les Algonquins, dans quelles circonstances elle avait rencontré Roger, comment il l’avait transportée dans son canot d’un côté à l’autre du lac Saint-Pierre, traversée qu’elle n’aurait jamais pu faire sans son secours. Elle leur fit ce récit en insistant sur le fait que, sans l’aide du jeune guerrier blanc, elle n’aurait jamais pu revenir à temps dans son pays pour recevoir les dernières volontés de son père, en même temps que son dernier soupir, mais qu’au contraire elle serait certainement retombée aux mains des Algonquins. Puis elle leur dit comme son sauveur était beau, grand et fort. Ensuite elle vanta son adresse au fusil et à l’arc. Elle n’oublia pas non plus de leur dire comme il était bon nageur et d’appuyer sur le fait qu’il parlait les deux principales langues sauvages : l’algonquin et le huron, cette dernière étant celle des Iroquois, et de leur expliquer qu’il était fait aux us et coutumes des sauvages, ayant vécu dans une bourgade d’Algonquins pendant tout un hiver.

En terminant, elle leur apprit que celui qu’elle cherchait pour en faire son époux, en même temps que leur chef, était celui qu’ils retenaient prisonnier, attaché à un arbre ; et elle prit occasion du nombre de guerriers qu’il leur avait tués ou blessés pour vanter de nouveau sa force, son adresse et ses autres qualités guerrières.

Elle avait parlé longtemps, dans le plus morne silence, comme si elle eut parlé à des statues. Elle n’avait été interrompue qu’une seule fois, par la question du vieux guerrier, laquelle constituait une dérogation aux coutumes sauvages qui voulaient qu’un orateur fut écouté en silence et sans être interrompu, et qui était due à l’émotion causée par l’arrivée inopinée d’Ohquouéouée et par l’importance du sujet en jeu.

Quand la jeune fille eut fini de parler et qu’elle se fut rassise, le silence continua de planer sur l’assemblée pendant plusieurs minutes. On sentait que ce qui allait être dit ensuite allait décider du sort de la fille de Cayendenongue, et personne ne voulait être le premier à la frapper.

À la fin, un des plus vieux parmi les guerriers présents se leva et, s’adressant aux autres guerriers demeurés assis, il parla en ces termes :

— Le grand chef de la tribu de la Tortue, de la grande nation onnontaguée, Cayendenongue ! Celui qui était considéré comme le plus sage, en même temps que le plus brave parmi tous les chefs du pays, est parti pour la Grande Chasse !… Ainsi nous l’apprend sa fille !… Nous nous attendions tous à ce qu’il ne pourrait pas rester longtemps parmi nous. Cependant, nous espérions tous qu’il serait encore là quand nous reviendrions de la présente expédition !… Quand nous arriverons à Sarastau, Cayendenongue n’y sera plus !… Sa cabane sera déserte et son feu sera éteint !… Sa fille nous rapporte ses dernières paroles. Elle dit que le désir de son père fut qu’elle devint la femme d’un homme qui serait notre chef, qui prendrait la place de Cayendenongue !… Je crois qu’elle dit la vérité. Nous savons tous que notre chef respecté, n’ayant pas eu de fils, désirait que sa fille devint l’épouse de son successeur. Mais nous savons aussi que Cayendenongue n’aurait jamais pensé que sa fille put un jour désirer se donner à un homme… non-seulement à un homme qui n’appartient pas à notre tribu ni à aucune autre tribu sauvage, mais à un Blanc !… à un guerrier d’Ononthio… la pire espèce de Blancs ! ajouta-t-il, pendant que son visage prenait une expression de souverain mépris. Et ce Blanc qu’elle veut prendre pour époux et nous donner pour chef est notre prisonnier ! Il vient de tuer ou blesser plusieurs de nos meilleurs guerriers !… Pour moi, je n’obéirai jamais à un chef qui ne sera pas de ma nation et de ma tribu !

Sur ces dernières paroles, pleines de fierté, le vieux guerrier se rassit, sans avoir eu une parole de bienvenue pour la fille de son ancien chef.

Plusieurs autres guerriers se levèrent tour à tour et parlèrent après le premier, et tous ils abondèrent dans le même sens : ils regrettaient tous la mort de leur vieux chef, ils approuvaient tous son désir de voir sa fille unique devenir l’épouse de son successeur ; mais ils abhorraient tous l’idée d’obéir à un chef qui ne fut pas de leur tribu ou, au moins, de race sauvage. Il n’y en eut qu’une couple qui pensèrent à féliciter Ohquouéouée de son retour et à lui souhaiter la bienvenue parmi eux.

Quand tous ceux qui désiraient exprimer leur opinion l’eurent fait, Oréouaré, qui, jusque-là, était demeuré silencieux, se leva. Pendant que les autres parlaient, lui, avait mûri son plan. Il avait remarqué le changement d’attitude des guerriers à l’égard d’Ohquouéouée quand celle-ci avait parlé de son amour pour le jeune guerrier blanc, qu’elle désirait leur donner pour chef. Il avait aussi remarqué que seulement deux orateurs, juste assez pour souligner l’oubli, volontaire ou non, des autres, avaient souhaité la bienvenue à la jeune fille.

Non pas qu’il attachât une bien grande signification à cet incident : il connaissait assez ses compagnons pour savoir qu’au premier geste qu’Ohquouéouée ferait pour montrer qu’elle cédait aux instances de ses guerriers, ils se jetteraient tous à ses pieds, quittes à lui tourner de nouveau le dos à la première occasion.

Mais la conduite des orateurs montrait au chef qu’il était temps pour lui d’agir, s’il voulait réussir dans ses projets. Alors, se rappelant les efforts inutiles qu’il avait déjà faits pour gagner l’amitié d’Ohquouéouée quand celle-ci habitait avec son père au village de Sarastau, le mépris avec lequel elle avait repoussé toutes ses avances, les projets de vengeance qu’il avait souvent formés contre elle et son père — il n’avait jamais éprouvé d’amour pour Ohquouéouée ; le seul mobile qui l’avait guidé avait toujours été l’ambition — il se dit que le moment de se débarrasser pour tout de bon de la jeune fille, tout en s’emparant de l’autorité suprême dans sa tribu, était arrivé.

Mais, pour réussir dans l’exécution du projet de vengeance qu’il venait d’élaborer, il lui fallait tenir compte des différents aspects de la situation, dont le plus sérieux était celui-ci :

Essayer de se faire nommer chef suprême de la tribu sans avoir d’abord écarté définitivement Ohquouéouée de son chemin, était une chose risquée. Et voici pourquoi : Oréouaré, bien mieux que nos lecteurs, savait à quoi s’en tenir sur la fidélité des guerriers de sa race dans leur allégeance, surtout quand cette allégeance était donnée à des chefs de son espèce. De plus, se basant sur ses expériences passées, il croyait savoir qu’il ne fallait pas trop se fier à la constance des femmes en amour. Dans ces conditions, il craignait que la jeune fille, soit qu’elle se lassa de son guerrier blanc, soit que, ayant à choisir entre l’amour et le pouvoir elle choisit le dernier et, prenant pour époux un des jeunes guerriers de la tribu elle voulut le faire reconnaître pour chef, lui opposant ainsi un adversaire redoutable ; car l’époux d’Ohquouéouée serait supporté par l’affection que tout le monde avait pour la jeune fille aussi bien que par les dernières recommandations du vieux chef.

D’un autre côté, il lui serait bien facile de se débarrasser d’Ohquouéouée en la faisant mourir, et cela sans lui toucher lui-même ; l’amitié qu’elle venait de témoigner à un des pires ennemis de sa nation était une raison plus que suffisante pour qu’il pût, avec un peu de persuasion et dans l’état d’esprit où se trouvaient les guerriers en ce moment, la faire condamner à mort. Mais à cela, il ne fallait pas songer ; l’affection que tous ces vieux guerriers avaient pour la fille de leur défunt chef ferait que, tout en la trouvant coupable et en l’exécutant, ils en voudraient toujours à celui qui aurait été son dénonciateur.

Après avoir repassé tous ces différents aspects de la question dans son esprit, l’astucieux sauvage en vint à la conclusion que ce qu’il lui fallait, c’était un moyen de décider la jeune fille à quitter les siens et à s’expatrier d’elle-même. Et, ce moyen, il croyait l’avoir trouvé. Une très ancienne coutume de ces sauvages voulait que, quand un prisonnier était condamné à mort, une femme de la tribu pouvait lui sauver la vie en l’adoptant pour remplacer un membre de sa famille mort ; et c’était dans cette coutume qu’Oréouaré croyait avoir trouvé ce qu’il cherchait.

Quand il vit que tous ceux qui voulaient parler l’avaient fait, le chef se leva donc et parla lui-même en ces termes :

— Ohquouéouée, notre jeune sœur bien-aimée, que, chacun de nous, nous sommes heureux de voir revenue parmi les siens, vient de nous faire part de la grande perte que notre tribu, ainsi que toute la nation onnontaguée, vient de subir en perdant le chef qui nous conduisait depuis un si grand nombre d’années. Vous avez exprimé, bien mieux que je ne pourrais le faire moi-même, les regrets que nous éprouvons tous en perdant un chef si brave, si éclairé et si respecté de tous ceux qui ont eu le bonheur de le connaître. Vous vous êtes tous déclarés prêts à reporter sur celui que notre sœur bien-aimée choisirait pour époux, l’affection et l’obéissance que vous avez eues pour son père… Mais à une condition ; c’est que celui qu’elle choisirait serait de notre sang et de notre couleur, sinon de notre tribu… Un tel projet aurait pu se réaliser si Ohquouéouée n’avait pas toujours méprisé les guerriers de son sang… Vous savez tous que, depuis longtemps, j’ai désiré prendre pour épouse celle qui vient de vous parler. J’aurais été heureux de la prendre dans ma cabane, même si elle n’eût pas été la fille de notre chef !… Mais vous savez tous qu’elle a toujours refusé de venir dans ma cabane, qu’elle n’a jamais voulu, non plus, aller dans la cabane d’aucun autre guerrier de sa nation… Vous vous êtes, sans aucun doute, souvent demandé pourquoi elle refusait les offres de vos fils, les plus beaux et les plus braves guerriers de toute la nation onnontaguée ?… Vous le voyez maintenant !… Si elle refusait les offres des guerriers qu’elle avait vus grandir à ses côtés, c’était pour attendre, qui ?… Non pas un guerrier d’une tribu voisine !… Non pas un guerrier d’une autre nation sauvage !… Non pas, ce qui eût déjà été un affront pour toute la race sauvage, un guerrier yanguise, (les Iroquois prononçaient ainsi le mot « english ») mais un des pires ennemis de notre race ; un guerrier d’Ononthio, un de ceux qui accompagnaient les Algonquins quand ils vinrent attaquer notre village et amenèrent celle même qui les préfère à nous, prisonnière dans leur pays.

Dans cette partie de son discours, la voix d’Oréouaré, excité par les diverses passions qui l’agitaient, s’était élevée. Son regard s’était enflammé. Son geste avait pris de la force et de l’ampleur, et il avait vraiment l’attitude d’un grand orateur. Ceux qui l’écoutaient avaient subi l’influence de cette éloquence passionnée et, suspendus à ses lèvres, ils se laissaient, sans la moindre résistance, convaincre par ses raisonnements.

Le chef continua :

Vous le voyez comme moi, elle préfère les Blancs aux sauvages et, parmi les Blancs, les guerriers d’Ononthio aux guerriers yanguises ! Elle mériterait, pour cette offense, que nous la jetions dans la rivière avec une pierre attachée au cou… Mais, je vous en prie, — ici, sa voix devint douce et suppliante — soyez indulgents pour elle. Elle a vécu tout un long hiver chez les Algonquins et les Français. Elle a, à leur contact, oublié les traditions de sa race. Elle a appris la langue de ses ravisseurs, adopté leurs coutumes, et peut-être quelque robe noire l’a-t-elle convertie à leur religion ?…

En disant ces derniers mots, l’orateur se tourna vers Ohquouéouée et sembla attendre une réponse qui ne vint pas. Alors, se retournant vers ses autres auditeurs, il reprit :

D’un autre côté, vous savez tous que depuis longtemps je désire devenir votre chef. Que rien ne me rendrait aussi heureux et aussi fier que de commander à une tribu qui compte des guerriers aussi braves et adroits à la guerre, aussi sages et écoutés dans les conseils, que le sont les guerriers de la tribu de la Tortue, de la grande nation onnontaguée !… Voici donc ce que je propose : qu’Ohquouéouée prenne notre prisonnier, comme notre vieille coutume lui donne droit de le faire, mais, puisqu’elle préfère les guerriers blancs à ceux de sa race, qu’elle s’en aille avec lui au pays des Blancs, qu’elle préfère aussi aux Onnontagués, pendant que moi, Oréouaré, je ferai mon possible pour être digne de commander à la bande de braves que vous êtes !

Et Oréouaré se rassit, au milieu du plus grand silence.

Tous les regards s’étaient tournés vers Ohquouéouée qui, assise sur le sol, les jambes croisées devant elle, les mains jointes et les coudes appuyés sur les genoux, le menton appuyé sur sa poitrine et le regard fixé devant elle, réfléchissait à ce qui venait de se passer.

La nuit était déjà passablement avancée. Les ténèbres épaisses de la forêt étaient violemment déchirées en longues traînées séparées par les ombres que projetaient les arbres, causées par les reflets du brasier que les sauvages entretenaient au centre du cercle que formait le conseil. Une brise légère s’était élevée qui mêlait le mystère de ses murmures assourdis au crépitement du brasier et au clapotement des vagues minuscules du Saint-François venant mourir sur la grève.

Ohquouéouée réfléchissait et les guerriers respectaient son silence.

Bien qu’Oréouaré ne se fut basé que sur des suppositions quand il avait parlé des sentiments d’Ohquouéouée à l’égard des Blancs, il avait frappé juste.

Pendant les deux ou trois semaines que la jeune Indienne avait passées à rôder autour des Trois-Rivières, elle avait été à même d’observer, bien que de loin et en se tenant tout le temps cachée, les us et coutumes des habitants de la Nouvelle-France. Elle avait pu constater la différence qui existait entre le genre de vie des Français et celui des sauvages, et elle s’était éloignée de ces environs convaincue que les femmes des Blancs étaient mieux logées, mieux vêtues, mieux nourries et, d’une manière générale, mieux traitées que les femmes de sa nation.

De plus, chez elle, le terrain était préparé pour que ces constatations produisissent tout leur effet : le missionnaire qui avait passé l’hiver dans la même bourgade algonquine que la jeune Iroquoise, tout en lui enseignant un peu de français, lui avait aussi inculqué autant des principes de la religion catholique qu’il lui avait été possible de le faire en cinq ou six mois. Ohquouéouée avait été émerveillée des beautés de cette religion, nouvelle pour elle, dont les doctrines et, surtout, les quelques cérémonies, bien simples pourtant, auxquelles elle avait pu assister chez les Algonquins, comblaient, dans son esprit, un vide qu’y avaient toujours laissé les simagrées et les contorsions des jongleurs de sa tribu.

Tous ces souvenirs et toutes ces réflexions s’étaient bousculés dans son cerveau, pendant que les orateurs onnontagués avaient parlé. Mais, maintenant que le silence glacial qui régnait depuis qu’Oréouaré s’était tu la pressait de prendre un parti et d’en informer ceux qui attendaient sa réponse, une raison semblait s’être détachée de la masse confuse qui bouillonnait dans son cerveau et planer au-dessus de sa pensée. Et cette raison, qui allait influer le plus sur la décision qu’il lui fallait prendre sans retard, était celle-ci :

Il était certain, elle l’avait bien vu, non-seulement par les paroles des guerriers mais surtout à leur attitude pendant son discours et pendant celui d’Oréouaré, que jamais on ne lui permettrait de rester dans la tribu avec Wabonimiki — en elle-même elle lui donnait toujours son nom algonquin — comme époux. Alors, adieu à son beau rêve de retourner à Sarastau avec les guerriers de sa tribu qui auraient accepté Roger, son époux, pour chef.

Elle voyait bien, aussi, que pour accomplir les dernières volontés de son père, c’est-à-dire pour devenir l’épouse du chef de la tribu, il lui faudrait se donner à Oréouaré ; et, à cela, elle sentait qu’elle ne pourrait jamais se résoudre.

Mais ce qui, à ses yeux, apparaissait comme la chose la plus certaine, qui, pour elle, ne faisait pas le moindre doute, c’était qu’il ne pouvait y avoir qu’un seul moyen de sauver la vie de celui pour qui elle eût joyeusement donné la sienne. Et ce moyen, c’était de faire comme Oréouaré l’avait proposé : Abandonner sa tribu pour toujours et, en compagnie de l’homme qu’elle aimait, s’en aller habiter au pays des Blancs.

Alors sa résolution fut prise. Sans gestes, sans paroles, sans non plus, qu’un seul de tous les guerriers qui la regardaient avec des yeux pleins de tristesse eût bougé ou dit un mot, elle se leva et, d’un pas lent mais assuré, elle se dirigea vers l’arbre où était attaché Roger.

Arrivée là, elle prit le tomahawk des mains d’une des deux sentinelles qui, reconnaissant la fille de leur vieux chef, ne firent aucune objection, trancha les liens qui retenaient le prisonnier à l’arbre contre lequel il s’appuyait, à moitié inconscient, puis s’entourant le cou d’un des bras du jeune homme et lui faisant une ceinture d’un des siens, car il pouvait à peine se soutenir, elle l’entraîna vers les profondeurs sombres de la forêt.

Quelques instants plus tard, un feu éclaira le sous-bois, à courte distance du campement des Iroquois. Dans le cercle de lumière qu’il projetait, on pouvait voir Ohquouéouée arrangeant un lit de mousse et de feuilles sèches sur lequel elle aidait Roger à s’étendre pour la nuit, pendant qu’elle-même s’installait pour le veiller.

XLII

DERNIÈRE DEMEURE DE LE SUISSE

S’éveillant aux premières lueurs du jour suivant les événements que nous avons racontés dans le chapitre qui précède, Roger se mit sur son séant et regarda autour de lui. Il vit d’abord Ohquouéouée assise près de lui et qui lui souriait. Il lui rendit son sourire, mais il ne se rendait pas bien compte de ce qui lui arrivait, ni de l’endroit où il se trouvait.

Ses souvenirs cessaient au moment où Le Suisse, brisant ses liens, s’était emparé d’un tomahawk et, s’élançant sur les Iroquois avec la furie du désespoir, avait fini par succomber, la tête ouverte par un coup de tomahawk qu’un sauvage lui avait asséné par derrière. Ce qui était arrivé ensuite n’était qu’un rêve confus, où le jeune homme croyait voir Ohquouéouée s’éloigner de lui, puis revenir et le délivrer de l’arbre où il était retenu par des liens qui, en lui comprimant les poignets, le faisaient horriblement souffrir. Puis il s’était senti entraîné vers une couche où il s’était étendu avec délices.

Mais, dans son esprit encore embrouillé, tous ces événements se confondaient les uns avec les autres et, malgré qu’il fit de violents efforts de mémoire, il ne pouvait arriver à découvrir si tout cela était bien la réalité, ou s’il n’avait pas été le jouet d’un rêve.

Peu à peu, cependant, ses idées s’éclaircirent. Il se rappela distinctement la rencontre du canot sauvage sur la rivière Massawippi, l’attaque dans le bois, leur capture par les Iroquois et les tourments que ceux-ci avaient fait subir à son malheureux compagnon avant que celui-ci, rendu furieux par la souffrance, ne se fût délivré et n’eût obligé ses bourreaux de le mettre à mort.

Alors il se dit que des tourments semblables à ceux que les Iroquois avaient infligés à Le Suisse devaient lui avoir été réservés, et il comprit qu’il ne devait d’y avoir échappé qu’à l’intervention providentielle d’Ohquouéouée.

Mais comment Ohquouéouée se trouvait-elle là ?

Continuant ses réflexions à voix haute et s’adressant à l’Indienne, il demanda :

— Comment se fait-il que, après t’avoir quittée à l’embouchure du Saint-François à la fin de juillet, je te retrouve dans cette partie du pays, au mois de novembre, et en compagnie de ces sauvages ? Et comment se fait-il que tu aies assez d’autorité sur eux pour leur faire relâcher un prisonnier, surtout un prisonnier comme moi, qui ai aidé à leur tuer ou blesser une douzaine de guerriers avant de succomber ?

Alors Ohquouéouée, lui prenant la main et le regardant avec amour, l’amour que le sacrifice accompli met toujours dans les yeux d’une femme, se mit à lui raconter comment, lorsqu’elle était arrivée dans son village, un mois après avoir quitté les deux compagnons à l’embouchure du Saint-François, elle avait trouvé son père mourant et tous les guerriers de la tribu absents à la guerre. Comment, après la mort de son père, ne pouvant rester seule dans son village, elle s’était mise à la recherche de celui qui lui avait rendu service dans son malheur. Comment elle l’avait trouvé prisonnier des guerriers de Sarastau, sa tribu, et les moyens qu’elle avait pris pour le délivrer.

Il lui fallut, pour rendre son récit intelligible au jeune homme, lui faire part des recommandations de son père mourant, lui donner la substance du discours qu’elle avait fait aux guerriers réunis la veille au soir en conseil, ainsi que de la réponse d’Oréouaré. Elle dut aussi lui montrer l’alternative où elle s’était trouvée : de garder la considération des siens en leur abandonnant le prisonnier, ou de sauver celui-ci en quittant sa nation pour toujours et en s’en allant vivre chez les Blancs.

Il y avait, dans ce récit, une foule de choses qu’une jeune fille imbue des préjugés et habituée à toutes les cachoteries, à toutes les hypocrisies, disons le mot, que leur inculque la fausse éducation que nous donnons à nos enfants, n’aurait pas dites. Mais Ohquouéouée, pure et candide comme tout ce qui sort des mains de la nature, n’hésita pas à raconter au jeune homme tout ce qui s’était passé, sans même chercher à déguiser les sentiments qu’elle éprouvait à son égard.

Quand elle eut fini de tout lui raconter, Roger, qui l’avait écoutée sans l’interrompre une seule fois, la considéra quelques instants avec des yeux remplis d’affectueuse admiration. Puis, se rapprochant d’elle, il lui entoura les épaules de son bras et l’attira à lui en disant :

— Oréouaré disait-il vrai quand il prétendait que tu avais appris la langue et adopté la religion des Français ?

— Moi désire être chrétienne !… répondit Ohquouéouée en assez bon français.

Alors le jeune homme, au comble de la joie, serra la jeune fille sur son cœur et l’embrassa avec transports en disant :

— Chère Ohquouéouée !… Tu m’as sauvé la vie, au prix de ce que tu avais de plus cher, et maintenant les tiens te chassent et t’abandonnent dans ce pays éloigné !… Viens avec moi dans mon pays ! Je te promets que, aussitôt que ce sera possible, je te prendrai pour épouse !… Et, dès maintenant, je te jure de ne jamais aimer une autre femme que toi !

Il allait continuer sur le même ton, quand Ohquouéouée, se dégageant doucement, lui montra Oréouaré qui s’en venait vers eux.

Le chef iroquois, en s’approchant des deux jeunes gens, avait deux choses en vue : il voulait d’abord s’assurer qu’Ohquouéouée était toujours décidée de s’en aller chez les Blancs avec le jeune chasseur de noix ; mais, surtout, il voulait empêcher la jeune fille de communiquer avec les guerriers de Sarastau, afin d’éviter un rapprochement toujours possible entre les deux camps.

Le soir précédent, après qu’Ohquouéouée se fut retirée du conseil et qu’elle fut partie en emmenant Roger, tout le monde s’était installé pour dormir, car la nuit était avancée. Mais le matin venu, la discussion avait repris au sujet de la route à suivre pour retourner à Sarastau.

À présent qu’Oréouaré savait le vieux chef mort et sa fille écartée du chemin de son ambition, il n’avait plus la même hâte de retourner dans son village. Au contraire : il se disait que, comme il était le chef reconnu de la bande pour tout le temps que durerait la présente expédition, plus le voyage serait long, plus il aurait le temps d’affermir son autorité sur les guerriers qui l’accompagnaient, et plus il lui serait facile, à leur retour à Sarastau, d’étendre cette autorité sur toute la tribu.

La discussion ne fut donc pas de longue durée, et le rusé compère se rangea bientôt à l’avis de ceux qui voulaient passer par la Connecticut, tout en affectant d’agir ainsi par considération pour ceux de ses compagnons qui avaient d’abord suggéré cette route, et de n’être mû, en cédant à leurs instances, que par le désir de leur plaire. Puis il les avait quittés en leur disant qu’il allait voir Ohquouéouée et le Canadien, afin de se renseigner sur la meilleure route à suivre pour atteindre la rivière Connecticut, et en leur recommandant de hâter leurs préparatifs pour un prochain départ.

En arrivant auprès des deux jeunes gens, le chef s’adressa à Ohquouéouée et lui demanda par quelle direction elle était arrivée à cet endroit, et si elle n’avait pas eu connaissance d’un affluent de la Massawippi qui les conduirait, lui et ses compagnons, vers la rivière qu’ils voulaient atteindre.

Mais nous savons que ceci n’était qu’un prétexte : l’Iroquois voulait surtout amuser la jeune fille en causant, ainsi que son compagnon, et les empêcher de se remettre en communication avec les guerriers de sa bande ; il craignait toujours que ces derniers, changeant d’idée comme c’était leur coutume de le faire à tous propos et hors de propos, ne renouassent leur amitié avec la fille de leur ancien chef et ne détruisissent, de cette manière, l’échafaudage de diplomatie qui était en train de le porter au faîte des honneurs.

Après quelques minutes de conversation, au cours desquelles Roger crut devoir, par mesure de prudence, traiter le chef iroquois aussi amicalement que le permettaient les circonstances, Ohquouéouée se rappela le petit lac au pied de la montagne sur laquelle elle était montée pour retrouver sa route. Alors elle expliqua au chef qu’il n’avait qu’à remonter la Massawippi jusqu’au lac qui en est la source, à s’engager dans la première rivière qu’il rencontrerait en suivant la rive méridionale du lac, puis à remonter cette dernière rivière jusqu’au petit lac dont elle tire ses eaux. Alors, en faisant l’ascension de la montagne qui surplombe ce petit lac et en regardant dans la direction du soleil de midi, il découvrirait un autre petit lac, lequel, elle n’en avait aucun doute, devait déverser ses eaux vers la Connecticut.

À ceux de nos lecteurs qui seraient tentés de sourire en lisant les indications qu’Ohquouéouée venait de donner à Oréouaré, nous conseillons d’aller s’égarer dans quelque partie du pays où il y a encore des sauvages. Puis, au premier de ces grands enfants que sont les habitants de la forêt qu’ils rencontreront, de demander leur chemin ; et ils verront si ce n’est pas là leur manière de donner des indications.

Quand Oréouaré se trouva assez renseigné sur la route à suivre, il revint au principal motif de sa visite, et conseilla aux jeunes gens de ne pas se rapprocher du camp, de crainte que ses guerriers, se ravisant et revenant sur leur décision de la veille, ne fissent un mauvais parti au Français. Puis, convaincu qu’il avait réussi à empêcher les deux jeunes gens de communiquer avec les Iroquois, il se retira en les assurant que lui et sa bande allaient se mettre en route sans plus tarder.

En effet, une demi-heure plus tard, les Iroquois étaient disparus derrière un tournant de la rivière Massawippi.

Pendant que les Iroquois faisaient leurs préparatifs de départ, Roger et Ohquouéouée étaient allés à la recherche du canot que les deux chasseurs avaient abandonné parmi les broussailles de la petite rivière au Saumon quand, la veille, ils avaient aperçu le canot sauvage qui venait à leur rencontre.

Ils le retrouvèrent intact ; les sauvages n’y ayant pas touché.

Les deux jeunes gens étaient cachés près du canot, lequel était maintenant leur propriété, car Le Suisse n’avait aucun parent dans la colonie qui pût réclamer sa part du produit de l’expédition, quand les Iroquois dépassèrent l’embouchure de la rivière, remontant la Massawippi de toute la force de leurs avirons.

Roger les suivit de loin, jusqu’à ce qu’ils eussent dépassé l’embouchure de la Coaticook, afin d’être certain qu’ils ne s’engageaient pas dans cette dernière rivière ; car, dans ce cas, il lui eût fallu dire adieu au miel et aux peaux d’ours que Le Suisse et lui avaient amassés, et qu’ils avaient laissés dans leur hutte, au pied du rapide. Puis, quand il fut certain que les sauvages continuaient leur route par la Massawippi, il revint au canot, dans lequel il s’embarqua en compagnie de la jeune Indienne.

Ils descendirent la Massawippi jusqu’au campement, maintenant désert, des Iroquois. Et là, mettant pied à terre, Roger s’arma de l’instrument qui leur avait servi de bêche et de tisonnier pendant tout le cours de l’expédition, puis il se mit à la recherche d’un endroit où le sol serait assez élevé et assez sec pour y creuser une fosse.

Cette recherche le ramena jusqu’au renflement de terrain dont nous avons déjà parlé, entre la vallée de la rivière Saint-François et celle de la rivière au Saumon. Arrivé là, il enleva sa tunique et se mit à creuser la terre.

Quand la fosse fut assez profonde, il y transporta, avec l’aide d’Ohquouéouée, le corps de Le Suisse. Avec précautions, ils le déposèrent au fond de la fosse, où ils le couchèrent sur un lit de mousse. Puis Roger le recouvrit de grands morceaux d’écorce et remplit la fosse de terre.

Ensuite, encore aidé d’Ohquouéouée, il érigea, sur la fosse comblée, un monticule de cailloux qu’ils ramassèrent sur la grève. Puis ils surmontèrent le tout d’une croix, que le jeune homme façonna de deux branches d’arbre.

Ce travail achevé, et après avoir récité une prière sur la tombe de celui qui lui avait par deux fois sauvé la vie, qui avait été son compagnon fidèle depuis bientôt quatre mois ; de celui que les centres importants de la colonie ne verraient plus revenir, à l’approche de l’hiver, pilotant un canot chargé de noisettes, de faînes, de miel et de peaux d’ours : douceurs toujours bienvenues des habitants de la Nouvelle-France, et qui passait l’hiver et le printemps à faire, pour tous ceux qui voulaient l’employer, les commissions entre Québec, les Trois-Rivières, Montréal et les environs, comme très souvent, à de bien plus grandes distances, le Canadien entraîna l’Iroquoise vers le canot, dans lequel ils se rembarquèrent.

Après avoir manié l’aviron tout le reste de la journée, Roger et celle qu’il considérait, maintenant, comme sa fiancée, venaient, à la tombée de la nuit, camper à la tête du premier rapide qu’il leur fallait dépasser en descendant le Saint-François.

XLIII

RETOUR PÉNIBLE

Avec la nuit, la pluie était venue. Une pluie glacée d’automne, tantôt fine comme un brouillard, tantôt s’étalant en larges gouttes, qui tomba toute la nuit, sans interruption. Au matin, Roger et Ohquouéouée, qui étaient arrivés à la tête du rapide à la nuit tombante et qui avaient dû coucher sans autre abri que les arbres, étaient trempés jusqu’aux os.

C’était un mauvais commencement à leur voyage ; car, en plus de la pluie, la température, jusque là douce et clémente, s’était considérablement refroidie. Mais, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, le matin venu, après une nuit de misères qu’ils avaient passée à essayer de se garantir contre la pluie qui s’infiltrait partout, le Canadien et l’Indienne se mirent à l’ouvrage pour transporter leur bagage au pied du rapide.

Ce n’était pas une mince besogne que de transporter une quarantaine de sacs d’amandes, à part de tout leur autre bagage et du canot, sur une distance de près d’un mille, à travers des bois enchevêtrés et sur un sol détrempé par une pluie qui ne voulait pas finir. Ce travail, qui se serait fait en deux petites journées si Le Suisse eût été là, Roger et l’Indienne en mirent quatre à l’accomplir ; et encore, il faisait nuit noire quand, le quatrième jour, le canot fut rechargé et prêt pour le départ.

Il leur fallut donc passer encore une nuit en cet endroit. La pluie, qui avait cessé pendant la troisième journée, recommença de plus belle avec cette nuit et dura jusqu’au matin, sans relâche.

Roger entendit tousser Ohquouéouée pendant toute la durée de la nuit. Au matin, quand le jour reparut, il fut douloureusement frappé de l’altération qu’avaient subie les traits de la jeune fille. Ses jeux étaient brillants de fièvre. À tout instant, une toux opiniâtre, dont, à chaque quinte, les échos avaient retenti dans le cœur du jeune homme pendant tout le temps que les ténèbres l’avaient empêché de la voir, venait la courber en deux et lui déchirer la poitrine.

Ils se mirent cependant en route sous la pluie froide qui durait toujours, et ils ramèrent de toutes leurs forces pendant toute la journée.

Roger avait peine à reconnaître le pays qu’ils traversaient. Au lieu des belles teintes douces mais accentuées par un soleil d’été, qui embellissaient le paysage quand il avait remonté la rivière en compagnie de Le Suisse, trois mois plus tôt, tout était maintenant gris et terne. Les arbres avaient perdu leurs feuilles, et ils tendaient vers eux leurs branches nues, comme autant de bras décharnés qui auraient imploré la pitié. La nudité des arbres leur découvrait, sur une grande distance de chaque côté de la rivière, le sol jonché de feuilles jaunies, lesquelles, amollies par les pluies des derniers jours, gisaient éparses, comme des loques abandonnées.

Au lieu des chansons des oiseaux cachés dans la verdure, les deux voyageurs n’entendaient que le lugubre croassement des corneilles, dont le vol pesant traversait, à de courts intervalles, le gris du firmament au-dessus de la rivière.

Le jeune Canadien occupait maintenant l’arrière du canot, pendant qu’Ohquouéouée l’avait remplacé à l’avant. Celle-ci, après que l’exercice de l’aviron l’eut réchauffée, en activant sa circulation, avait presque complètement cessé de tousser. Mais quand vint le soir et que, descendue à terre, elle sentit le froid de la nuit lui glacer les épaules, sa toux reprit avec une violence nouvelle, et elle se mit à grelotter de la fièvre.

La jeune fille passa toute cette nuit assise à côté du feu que Roger entretenait, et en s’en approchant aussi près qu’elle pouvait le faire sans mettre le feu à ses vêtements.

Les deux voyageurs étaient campés, comme la nuit de leur départ, à la tête d’un rapide ; ce qui voulait dire un nouveau portage pour le lendemain.

Quand, après une autre longue nuit de souffrances, le jour parut enfin et qu’il fut l’heure de se mettre au travail, Ohquouéouée essaya d’aider Roger à transporter le bagage au pied du rapide ; mais elle dut y renoncer, et ce ne fut qu’à grand peine qu’elle s’y transporta elle-même.

Quand elle se fut traînée jusqu’au pied du portage, Roger y choisit un endroit où le terrain n’était pas trop humide, y alluma un grand feu, fit une bonne provision de bois afin que la jeune fille pût l’entretenir, puis il se mit à l’ouvrage afin de transporter le bagage à lui seul.

Ce portage n’était pas aussi long que le premier. En deux jours il fut franchi.

Quand les voyageurs se remirent en route, le troisième jour, la pluie avait cessé ; mais il faisait très froid. Quant à Ohquouéouée, elle était bien malade. Elle essaya bien, en partant, de prendre son aviron et d’aider Roger à ramer, mais, au bout d’une heure environ, il lui fallut abandonner la partie : elle grelottait au point que Roger entendait ses dents s’entrechoquer dans sa bouche, sa tête vacillait sur ses épaules et il lui semblait voir les objets environnants danser devant ses yeux qui, bien qu’ils fussent extrêmement brillants, ne voyaient presque plus.

Découragée, la jeune fille s’affaissa au fond du canot et, appuyant sa tête contre un sac de noix, elle resta immobile ; pendant que Roger, les traits tirés et le regard rempli d’inquiétude tendrement dirigé vers elle, continuait de ramer seul.

La journée se passa ainsi, dans un silence presqu’ininterrompu. De temps en temps, Roger s’informait affectueusement de l’état de la malade. Celle-ci ne lui répondait, le plus souvent, que par une légère plainte, et ils retombaient dans un lourd silence, troublé seulement par le bruit cadencé et monotone fait par l’aviron que maniait le jeune homme en s’enfonçant dans l’eau.

Ce soir là, Roger atterrit plus à bonne heure que d’habitude. Aussitôt à terre, il se mit au travail et construisit un abri composé de trois pans et d’une toiture. Bien que formé uniquement de branches d’arbres et d’écorces, cet abri était suffisant pour les garantir du vent et de la pluie. Du côté resté ouvert, le jeune homme alluma un grand feu, qu’il entretint toute la nuit.

Avant que les ténèbres ne fussent complètes, il avait enlevé l’écorce d’un gros bouleau qui croissait non loin de là et, avec cette écorce, il confectionna, à la lueur du brasier, cinq récipients en forme de paniers, — casseaux ou cassots, comme on les appelait alors — dans lesquels il vida autant de sacs de noix. Avec la toile de ces sacs, il confectionna une couverture dans laquelle il enveloppa la jeune fille. Il y avait longtemps qu’il s’était défait de sa tunique de peau, pour la lui faire revêtir presque de force.

Il avait aussi ramassé une bonne brassée de mousse, qu’il avait mis sécher devant le feu. Le matin venu, il arrangea, avec cette mousse, un lit au fond du canot, y coucha Ohquouéouée et la couvrit soigneusement avec la couverture qu’il avait confectionnée la veille de la toile de ses sacs. Puis il se remit en route.

Mais il n’avançait pas vite. Un canot ne va pas aussi vite poussé par un seul aviron que s’il l’était par deux ; même si le deuxième est tenu par une femme. Et puis, il y avait les portages, assez nombreux ; à chacun il lui fallait tout transporter seul, et même, le plus souvent, aider la jeune fille à franchir la distance qui séparait la tête du pied du rapide.

Au dernier rapide, il fut obligé de la porter dans ses bras, car elle ne pouvait plus marcher.

En la soulevant, il fut tout surpris de la trouver si légère ; il comprit qu’elle avait dû, depuis qu’elle était malade, dépérir de moitié. Quant à Ohquouéouée, elle entoura le cou du jeune homme de ses deux bras et ferma les yeux, paraissant trouver un grand bonheur à être portée par lui.

Chaque soir, Roger était obligé d’atterrir au moins une demi-heure avant la nuit, pour se donner le temps d’ériger un abri et de faire une provision de bois suffisante pour entretenir le feu jusqu’au matin. Avec tous ces retards, joints au temps qu’il lui fallait employer à trouver la nourriture nécessaire, les portages qui leur avaient pris une demi-journée quand il avait remonté la rivière, avec Le Suisse, lequel transportait, à lui seul, des charges suffisantes pour trois hommes ordinaires, lui prenaient maintenant une journée et demie ou deux jours, et les portages qui avaient pris une journée en montant en prenaient maintenant trois ou quatre.

Ces retards firent que les deux voyageurs n’arrivèrent au lac Saint-Pierre que dans la première semaine de décembre : environ quatre semaines après avoir laissé la Massawippi. Pendant le voyage, les deux jeunes gens ne s’étaient presque pas parlés. Roger qui avait tant à faire, tant de fatigues à supporter pour conduire seul le canot quand ils étaient en route, transporter la cargaison aux portages, construire un nouvel abri presque chaque soir et faire une provision de bois suffisante pour entretenir le feu toute la nuit ; et, en plus de cela, prendre soin de la jeune fille, était dans un état constant de fatigue qui faisait qu’il ne pouvait s’asseoir sans s’endormir aussitôt. Quant à Ohquouéouée, elle était trop malade pour s’intéresser à quoi que ce fût. Leurs conversations s’étaient donc bornées à quelques questions que Roger adressait de temps à autre à l’Indienne pour s’informer de son état, et aux réponses de celle-ci qui remerciait le jeune homme et le priait de ne pas se donner tant de fatigues pour elle.

Le dernier jour qu’ils descendirent le Saint-François, il neigea presque toute la journée. Le temps s’éclaircit cependant vers la fin de l’après-midi ; mais, au coucher du soleil, le froid devint si vif que Roger, craignant que la glace ne se formât sur la rivière avant le matin et ne les empêchât de continuer leur route, n’osa s’arrêter pour la nuit. Il continua donc de ramer de toutes ses forces, jusqu’au matin ; et quand le jour parut, le canot qui portait Ohquouéouée malade et Roger exténué débouchait dans le lac Saint-Pierre.

La clarté était revenue ; mais, avec le jour, le temps s’était de nouveau couvert et il faisait une forte brise du nord-est. Roger n’en continua pas moins de s’avancer sur le lac, ayant hâte d’arriver aux Trois-Rivières pour y faire soigner Ohquouéouée, dont l’état devenait inquiétant. Mais le vent augmentant continuellement de violence, la houle devint trop grosse pour qu’il fût sage de demeurer sur le lac dans un canot d’écorce ; surtout un canot chargé comme l’était le leur et n’ayant qu’un seul aviron pour le guider. Le jeune homme se crut donc obligé d’atterrir dans une petite île, en plein milieu du lac.

En mettant pied à terre, Roger se mit à chercher un moyen quelconque de construire un abri, afin de protéger Obquouéouée contre le vent, et de faire du feu pour la réchauffer, car le froid était intense.

Mais l’île était nue : pas le moindre bouquet d’arbres ni le plus petit arbrisseau.

Alors, rempli d’anxiété à la pensée d’Ohquouéouée restée étendue au fond du canot, entre les sacs de noix, et que le froid commençait à engourdir, le jeune homme se mit à parcourir la grève en tous sens, dans l’espoir d’y trouver du bois mort que le flot y aurait déposé. Mais le vent soulevait les vagues qui, refoulant le courant, balayaient la grève et ne laissaient rien s’y arrêter.

Désespéré, il dut revenir à l’Indienne, qu’il trouva aux trois quarts engourdie par le froid sous sa couverture de toile, et, pour l’empêcher de geler à mort, il n’eut d’autre ressource que de se coucher à côté d’elle, de la prendre dans ses bras et de tâcher de la réchauffer à son contact.

Ils passèrent une partie de la matinée dans cette position. De temps à autre Roger levait la tête au-dessus du bord du canot, pour voir si la tempête se calmait ; mais la surface du lac offrait toujours l’aspect d’une mer démontée. Ce ne fut que tard dans la matinée que, le vent étant devenu moins violent, Roger jugea qu’il pouvait risquer de se mettre en route. Il repartit donc et, en ramant avec tout ce qui lui restait de vigueur, il atteignit les premières habitations de colons, en amont des Trois-Rivières, à la nuit noire.

À la première porte qu’il frappa, il trouva une brave famille qui consentit de grand cœur à recevoir la jeune Indienne et à lui donner les soins que nécessitait son état.

Le lendemain, Roger se rendit aux Trois-Rivières où il réussit à vendre une partie de sa cargaison, ce qui lui permit de se procurer des vêtements plus chauds et une bonne couverture de laine pour son amie malade. Il voulait continuer son voyage aussitôt que possible, afin d’arriver à Québec avant que l’hiver ne se soit définitivement déclaré. Son but était, aussitôt rendu dans cette ville, de confier Ohquouéouée aux religieuses qui, tout en guérissant son corps, achèveraient de l’instruire des préceptes de la religion catholique, qu’elles lui feraient embrasser ; après quoi, il pourrait l’épouser et l’amener chez son père.

Notre aventurier ne se troublait pas de se demander si son père approuverait ou n’approuverait pas le choix qu’il faisait d’une épouse. Au dix-septième siècle, le nombre des femmes qui habitaient la colonie étant beaucoup moins élevé que celui des hommes, les parents étaient beaucoup plus difficiles quand il s’agissait de choisir un époux à leur fille que quand il s’agissait de choisir une épouse à leur fils ; et, bien que les premiers colons ne vissent ordinairement pas d’un bon œil les alliances contractées entre leurs fils et les femmes du pays, Roger n’en espérait pas moins que le père Chabroud ne ferait pas trop de difficultés pour recevoir son fils avec une femme sauvage.

Et puis, si son père lui faisait trop d’embarras quand il le verrait revenir avec une sauvagesse pour épouse, il retournerait, avec sa femme, chercher les peaux d’ours et le miel restés sur le bord de la rivière Coaticook, puis il irait vendre ces marchandises à Montréal ; et il resterait là, à vivre tranquillement avec celle qui lui avait sauvé la vie et que lui, maintenant, il essayait d’arracher à la mort.

Comme on le voit, les idées d’indépendance, malgré toutes les vicissitudes qu’il avait traversées au cours des trois années de vie libre qu’il avait vécues depuis son départ de la maison paternelle, avaient fait du chemin dans le cerveau de notre héros.

Le quatrième jour après leur arrivée aux Trois-Rivières, l’état d’Ohquouéouée s’étant sensiblement amélioré, grâce aux tisanes et aux potions chaudes que les généreux colons chez qui ils s’étaient réfugiés lui avaient prodiguées, les deux jeunes gens se remirent en route.

Quand ils se rembarquèrent, le matin, le temps était beau et doux. Ohquouéouée, sans être tout à fait rétablie, avait retrouvé un peu d’entrain, et elle aurait pris un aviron si Roger l’eût permis. Mais il ne le lui permit pas. Le canot, considérablement allégé depuis que Roger avait disposé d’une partie de sa charge, était beaucoup plus facile à manœuvrer et le jeune homme, se sentant capable de le conduire seul, voulait éviter toute fatigue à sa compagne. Tout promettait que la dernière partie de leur voyage serait beaucoup plus heureuse que la première. En effet, le même soir, ayant été aidés dans leur descente du fleuve par le courant de la mer baissante qu’ils avaient rejoint un peu après midi, ils avaient parcouru un bon tiers de la distance qui sépare les Trois-Rivières de Québec.

Mais, comme ils atterrissaient et s’installaient pour la nuit, le mauvais temps reprit. Toute la nuit, une pluie mêlée de neige et poussée par un vent du nord-est qui soufflait en bourrasques, les inonda. Le lendemain, la pluie, moins abondante, ne tomba que par intermittences ; mais il venta si fort toute la journée qu’il leur fut impossible de se mettre en route.

Ils durent rester là trois jours ; et, pendant ces trois jours et ces quatre nuits, le vent ne cessa de souffler en tempête, pendant que la terre se couvrait d’une mince couche de neige.

Le quatrième jour, le vent étant tombé, la température se radoucit et la neige se mit à fondre. Roger aida Ohquouéouée à reprendre sa place au fond du canot, et ils se remirent encore une fois en route.

Deux jours plus tard, ils arrivaient à Québec.

Le peu de mieux qui s’était montré dans l’état d’Ohquouéouée à leur départ des Trois-Rivières, avait complètement disparu. Elle était même beaucoup plus malade qu’à son arrivée en cet endroit. La pauvre enfant gisait au fond du canot, à demi inconsciente, les yeux caves et brillants, tout son corps secoué par le frisson et la poitrine déchirée par une toux continuelle. Roger dut la laisser dans cette position pendant qu’il se mettait à la recherche d’un endroit où il pourrait la mettre à l’abri, en attendant qu’il eut obtenu son admission à l’Hôtel-Dieu.

Le jeune homme avait accosté son canot au pied de la Côte-de-la-Montagne. Il n’avait pas fait dix pas sur la terre ferme qu’il rencontrait un marchand généreux, dont la demeure était située près du fleuve et qui, sentant une bonne affaire à conclure avec Roger, voulut bien recevoir temporairement la malade. Roger s’empressa de l’y transporter.

Quand il se fut assuré qu’Ohquouéouée serait au moins à l’abri des éléments, il courut à l’Hôtel-Dieu, afin d’obtenir que les religieuses consentent à la recevoir et à en prendre soin. Une demi-heure plus tard, Ohquouéouée était confortablement installée dans un lit d’hôpital.

Mais, malgré tous les soins dont elle fut entourée, au lieu de prendre du mieux, sa maladie ne fit que s’aggraver. Le troisième jour de son arrivée à l’Hôtel-Dieu, il devint évident à celles qui la soignaient qu’il leur serait impossible de ramener la jeune Iroquoise à la santé. Bien qu’elle ait été d’une constitution beaucoup plus forte que la moyenne, son corps n’avait pu résister au surmenage auquel elle l’avait soumis depuis un an.

En effet, que l’on songe à l’hiver qu’elle avait passé dans une bourgade ennemie, où les autres femmes étaient loin de lui être sympathiques, et où, étant gardée prisonnière, elle manquait à peu près de tout en ce qui concerne le vêtement et la nourriture, sous un climat infiniment plus rigoureux que celui sous lequel elle était habituée de vivre ; puis, que l’on songe aux misères et aux fatigues qu’il lui avait fallu surmonter au cours de son voyage du confluent de la Mattawin et du Saint-Maurice au lac Saint-Pierre, ainsi que les six ou sept semaines pendant lesquelles elle avait erré aux environs des Trois-Rivières, cherchant un moyen de traverser le Saint-Laurent ; ensuite sa longue et pénible randonnée du lac Saint-Pierre au village de Saratoga dans l’État de New-York, et de là, au confluent de la Massawippi et du Saint-François ; que l’on ajoute à toutes ces fatigues physiques les douloureuses émotions qu’elle avait dû éprouver lors de la mort de son père, et aussi quand elle découvrit l’homme qu’elle aimait par-dessus tout, prisonnier des guerriers de sa tribu ; et, en dernier lieu, le voyage qu’elle avait fait en compagnie de celui qu’elle venait de délivrer au prix de tout ce qu’elle avait de plus cher avant de l’avoir connu, et l’on se demandera comment il se faisait qu’elle fût encore au nombre des vivants.

Il avait fallu, pour qu’elle ne fût pas morte depuis longtemps, qu’elle joignait une constitution de fer dans un corps parfaitement sain, à toutes les ressources vitales de la jeunesse. Et il n’est pas surprenant que les religieuses de l’Hôtel-Dieu de Québec, malgré tous les bons soins qu’elles lui avaient prodigués depuis son arrivée dans leur institution, eussent perdu tout espoir de ramener Ohquouéouée à la santé.

XLIV

ROGER PERD OHQUOUÉOUÉE

Pendant qu’Ohquouéouée se mourait à l’hôpital, Roger s’occupait de mettre ordre à ses affaires. Il s’était défait de ce qui lui restait de sa cargaison de noix, qu’il avait vendue en bloc au marchand de la basse-ville chez lequel il avait laissé Ohquouéouée pendant qu’il était allé demander son admission à l’Hôtel-Dieu.

Quand la jeune fille eut été admise à l’hôpital, le jeune homme était revenu chez son marchand, qui lui avait offert de l’héberger pendant son séjour à Québec. Roger avait accepté avec reconnaissance et depuis, il s’était retiré dans cette demeure hospitalière, ne sortant que pour aller prendre des nouvelles de celle qui lui était de plus en plus chère, à mesure qu’elle devenait plus malade, et ne vivant que dans une seule pensée, un seul espoir !

Deux ou trois fois par jour, il se présentait à la porte de l’hôpital et s’informait de l’état de la jeune fille ; et, en une couple d’occasions, on lui avait permis de la voir. Alors il s’était avancé jusqu’auprès du lit où gisait la jeune Iroquoise. Puis, de l’allure impressionnée que prend un homme qui entre dans un temple d’une croyance autre que la sienne, il s’était assis sur la chaise qu’une religieuse lui avait avancée.

Quand il était assis, Ohquouéouée prenait une de ses mains dans les deux siennes, puis elle se l’appuyait sur le front pendant que des larmes silencieuses, qu’on eût dit être des larmes de bonheur, brillaient au bord de ses paupières à demi-fermées.

Roger, de son côté, ne pouvait qu’à grand peine retenir ses larmes prêtes à couler. Et ils restaient dans cette position de longs moments, ne se parlant que très peu : ils avaient tant de choses à se dire, leurs cœurs étaient si pleins, qu’ils ne pouvaient trouver de mots pour exprimer leurs pensées tumultueuses.

À voix basse et gênée, le jeune homme essayait de rassurer la malade sur son état et de lui inspirer confiance en sa guérison prochaine. Ohquouéouée l’écoutait en le regardant avec ses grands yeux noirs, maintenus brillants par la fièvre, et, le plus souvent, ne répondait pas. Quand elle parlait, c’était pour rappeler au jeune Canadien comme il avait été bon pour elle, et pour lui dire combien elle était heureuse d’avoir pu l’arracher aux tortures que lui réservaient les guerriers de son sang.

Quand, pour la troisième fois, on le laissa pénétrer auprès d’Ohquouéouée, Roger vit que la table placée à la tête du lit de la malade était ornée comme un autel ; un prêtre était venu visiter Ohquouéouée, il l’avait trouvée suffisamment instruite des principaux préceptes de la religion et si remplie de ferveur et de foi, qu’il avait décidé, vu son état critique, de l’admettre sans retard au nombre des communiants.

Le prêtre entra presque en même temps que Roger et la cérémonie, on ne peut plus touchante, commença aussitôt. Ohquouéouée, animée de la plus grande ferveur et de la plus grande piété, fut baptisée et communia.

Aussitôt la cérémonie achevée, Roger se retira ; craignant, en restant plus longtemps, d’être une cause de distractions pour la jeune fille et de la déranger dans ses dévotions. Il descendit à la basse-ville et s’enferma dans sa chambre, où il passa le reste de l’après-midi et une partie de la nuit en prières et en méditations.

Ces méditations remplissaient son cœur d’amertume. Bien que les religieuses ne lui eussent pas dit grand chose de l’état désespéré d’Ohquouéouée, il avait bien vu, par leur manière de la traiter, qu’elles la considéraient comme étant condamnée à mourir. Et il ne pouvait s’empêcher de faire un rapprochement entre la jeune Iroquoise et Le Suisse : les deux seuls êtres auxquels il s’était attaché depuis son départ de Beaupré, et que la mort venait, l’une après l’autre, enlever à son affection.

« Était-il donc destiné à toujours perdre ceux qu’il aimait ?… Était-ce lui qui leur portait malheur ?… »

Roger ne s’endormit que fort tard dans la nuit, le cœur noyé dans ces sombres pensées.

Le lendemain, qui était un samedi, dans l’après-midi, Roger s’apprêtait à sortir de la maison du marchand où il demeurait, quand on vint le prévenir de bien vouloir, sans retard, se rendre à l’Hôtel-Dieu. Assailli par les plus sombres pressentiments, il courut plutôt qu’il ne marcha et, au bout de cinq minutes, il pénétrait dans la salle où était Ohquouéouée.

En s’approchant du lit de la malade, le jeune homme fut douloureusement frappé du changement qui s’était opéré, depuis la veille, dans l’apparence d’Ohquouéouée. Ses yeux étaient enfoncés dans leur orbite, au point qu’on eût dit que ceux-ci s’étaient vidés. Ses narines pincées donnaient à son nez, naturellement aquilin, plutôt l’apparence d’un bec d’aigle que d’un nez humain ; et ses lèvres, tirées sur les dents, plissaient sa bouche en un rictus qui faisait mal à voir.

Roger, les traits gonflés et prêt à éclater en sanglots, s’avança doucement et s’assit à sa place accoutumée, près de la tête du lit. Puis, retenant son souffle, sans cependant qu’il sût pourquoi, il se mit à considérer Ohquouéouée, pendant qu’il sentait son cœur se fondre de douleur.

Tout à coup, la mourante fit un léger mouvement. Ses paupières se relevèrent lentement, pendant que ses mains remuaient faiblement, essayant de se soulever. Le jeune homme, devinant son désir, avança sa main et l’appuya sur le front de la moribonde. Alors, lentement, comme elles s’étaient relevées, ses paupières retombèrent, quelques larmes filtrèrent le long de ses longs cils et coulèrent sur ses joues émaciées ; elle poussa un long soupir, suivi d’un léger hoquet ; son corps tressaillit faiblement, puis son masque reprit l’apparence d’une douce tranquillité.

Ohquouéouée, l’Iroquoise, avait rendu son dernier soupir.

À cette vue, Roger ne put maîtriser plus longtemps son émotion. Les sanglots que, au risque d’étouffer, il refoulait depuis son arrivée dans la salle où venait de mourir celle qui était sa protégée, sa fiancée et que, lui, il considérait comme son épouse, éclatèrent malgré lui. Il se laissa tomber à genoux et, enfonçant sa tête et cachant son visage dans les draps de la morte, il pleura longtemps avant que personne osa le déranger.

À la fin, une religieuse s’approcha de lui, le toucha à l’épaule puis, comme il relevait la tête et la regardait d’un air égaré, elle lui montra, à travers les hautes fenêtres garnies de rideaux blancs, le jour qui commençait à baisser.

Roger se releva, attacha un dernier et long regard sur celle qu’il perdait avant de l’avoir possédée, sortit de l’hôpital et s’en retourna tristement à la basse-ville, où il s’enferma encore une fois dans la chambre que le marchand hospitalier avait mise à sa disposition.

XLV

CŒUR BRISÉ

Le lundi suivant, aux premières heures de la matinée, un cercueil formé de planches grossièrement assemblées, sortait de l’Hôtel-Dieu, porté sur les épaules de quatre Hurons. Une seule personne accompagnait les restes d’Ohquouéouée : un grand jeune homme aux cheveux blonds et bouclés, aux traits fatigués, sa tête nue inclinée sur sa poitrine, marchait derrière le cercueil.

Les Hurons descendirent la pente conduisant au fleuve, puis ils s’engagèrent dans le chemin qui longeait la grève et conduisait au village de Sillery, pittoresquement situé sur une hauteur, près du fleuve, à une couple de lieues en amont de Québec.

Le temps était sombre et pas un souffle de vent n’agitait l’atmosphère. On eût dit que la nature se reposait un moment et prenait une attitude recueillie pour laisser passer la dépouille de la jeune Iroquoise.

Il faisait très froid et le sol, gelé, était dur comme de la pierre. Cependant le cortège s’avançait sans bruit, les quatre porteurs ainsi que celui qui les suivait étant tous chaussés de mocassins.

Les Hurons s’avançaient à petits pas lents et solennels, le long du grand fleuve dont les flots se taisaient, et la matinée était à moitié écoulée quand le cortège funèbre arriva à la pauvre chapelle, perdue parmi les sapins verts. À leur approche, la petite cloche s’était mise à tinter doucement, d’une petite voix grêle et plaintive, qui paraissait craindre de trop ébranler l’atmosphère immobile. Puis l’église s’était remplie d’hommes et de femmes sauvages, qui s’empressaient de venir rendre un dernier hommage à celle qui, ils l’avaient appris, venait d’embrasser la même croyance qu’eux.

Les porteurs pénétrèrent dans l’église, marchant toujours de leur pas grave et solennel, puis ils déposèrent la bière sur des tréteaux de bois noir, devant le chœur. Un missionnaire entra par une porte à côté de l’autel, et se mit à réciter les prières des morts en langue sauvage.

Quand la cérémonie fut terminée, et que le prêtre eut aspergé le cercueil d’eau bénite, les quatre sauvages reprirent leur fardeau et, sortant de l’église, ils se dirigèrent vers le cimetière situé tout à côté.

Rendus presqu’au centre du champ des morts, à deux pas de la grande croix de bois noir, ils déposèrent le cercueil au bord de la fosse fraîchement creusée et qui paraissait impatiente d’embrasser son dépôt. Le missionnaire, qui avait suivi depuis la chapelle, récita encore quelques prières, aspergea une dernière fois la bière et la fosse d’eau bénite et se retira, pendant que les quatre Hurons descendaient les restes d’Ohquouéouée dans le trou profond, qu’ils se mirent aussitôt à remplir.

Quand ils eurent terminé leur ouvrage, ils se retirèrent à la suite de la foule qui s’était écoulée lentement pendant qu’ils travaillaient ; et il ne resta qu’une seule personne dans le petit cimetière, tout parsemé de croix de bois et entouré, sur trois de ses côtés, de hauts et noirs sapins. Ces sapins, qui paraissaient plus noirs encore par ce temps sombre, donnaient à l’enclos tout entier l’aspect d’une fosse immense.

Roger, nos lecteurs l’ont certainement reconnu dans le personnage qui a suivi le cercueil depuis son départ de l’Hôtel-Dieu, se voyant seul, s’assit, ou plutôt se laissa tomber sur un tertre voisin de celui qui venait d’être formé et, indifférent aux choses environnantes, il se mit à songer.

Il commençait à neiger. Semblables à du duvet que des cygnes auraient perdu, de légers flocons, transportés sur l’aile d’une brise capricieuse, descendaient mollement et en tourbillonnant jusqu’à quelques pouces du sol ; et là, comme s’ils eussent craint de toucher à cette terre fraîchement remuée, ils remontaient brusquement à de grandes hauteurs et se remettaient à tourbillonner en descendant, jusqu’à ce qu’enfin ils s’accrochassent aux branches de quelque sapin, pour y rester suspendus, comme si ce sapin eut tout à coup fleuri.

Immobile, Roger songeait toujours : il revoyait la jeune Indienne, assise sur la berge de la rivière du Loup, lui racontant sa jeunesse, sa captivité, et l’implorant pour qu’il lui aidât à traverser la Grande-Rivière de Canada, le plus formidable des obstacles qui s’opposât à son retour dans le pays de ses pères. Il la revoyait, un peu plus tard sur le bord de la source Saint-Léon, le regardant de ses grands yeux sombres et profonds, remplis d’admiration et, il le voyait bien maintenant, d’amour naissant, pendant qu’à son tour il lui racontait son enfance, sa randonnée avec les Algonquins, et qu’il lui parlait du voyage que, en compagnie de Le Suisse, il était sur le point d’entreprendre.

Puis il lui semblait la voir, sur le bord de la rivière Saint-François, s’éloigner rapidement à travers les arbres et disparaître, cachée par le feuillage sombre. À ce souvenir, son esprit se reporta immédiatement à la nuit où, au moment où il croyait sa dernière heure arrivée, il l’avait vue, sans cependant en être sûr, s’enfoncer dans la nuit et disparaître, cachée par les ténèbres épaisses.

Cette dernière pensée lui causa une douleur encore plus vive que les premières.

Ces ténèbres n’étaient rien cependant, comparées à celles qui la lui cachaient maintenant !… Elle était disparue à jamais !… Et lui, qui s’était juré de lui rendre la vie aussi heureuse qu’il serait en son pouvoir de le faire, en reconnaissance du service qu’elle lui avait rendu, il ne pourrait plus, désormais, que chérir sa mémoire !… Mais cela, il se le promettait sur la tombe de celle qu’il pleurait, il y consacrerait toute sa vie !…

Il neigeait toujours. Un blanc manteau recouvrait maintenant la terre et rendait le monticule qui marquait le lieu où reposait Ohquouéouée en tous points pareil aux autres du cimetière.

Le vent s’élevait. Tout à coup une brise plus forte que les autres souleva ce manteau de neige et en fit un nuage. Puis, pulvérisant la neige dont était formé ce blanc nuage et en faisant une froide poussière, elle en cingla le visage du jeune homme.

Celui-ci tressaillit et, arraché à sa triste rêverie, releva la tête et regarda autour de lui. Il se vit seul dans le petit cimetière, maintenant tout blanc ; jusqu’au manteau vert sombre des sapins qui disparaissait presque tout entier sous cette blanche parure. Et cette blancheur virginale, couvrant l’objet de son amour, lui enfonça une nouvelle douleur dans l’âme !…

Roger se releva avec effort et, comme la première fois qu’il s’était séparé d’Ohquouéouée sur le bord de la rivière Saint-François, il reprit, lentement et la tête basse, le chemin de la basse-ville de Québec.

Vers la fin de ce même jour, deux pêcheurs descendaient la côte qui conduisait à la Pointe-à-Garcy tout à fait à l’extrémité de la langue de terre qui s’étend au pied du cap Diamant, et sur laquelle est maintenant bâtie la basse-ville de Québec.

Ils s’en venaient tirer leurs embarcations hors de l’eau et les hisser aussi haut que possible sur la grève, afin de les mettre hors d’atteinte de la vague qui commençait à se faire grosse.

Depuis le matin, la neige avait cessé et le temps s’était éclairci. Le soleil avait même paru quelques instants, au cours de l’après-midi, mais il était maintenant couché.

Comme les deux pêcheurs se redressaient, leur travail achevé, ils virent un homme qui descendait rapidement la pente conduisant au fleuve. Cet homme était chargé d’un canot d’écorce, qu’il portait renversé sur ses épaules, et un long aviron qu’il tenait à la main, indiquait son intention de s’aventurer sur le fleuve dans la frêle embarcation qu’il portait, et cela malgré la tempête qui commençait.

À cette vue, les deux pêcheurs promenèrent des regards étonnés, qui embrassèrent le ciel et l’eau ; puis, leurs yeux se rencontrant, ils haussèrent simultanément les épaules sans rien dire. Mais leurs regards intrigués se tournèrent de nouveau vers l’homme qui portait le canot, et ils le virent, rendu au bord de l’eau, y lancer son embarcation, s’accroupir au milieu et, s’armant de son long aviron, se mettre à ramer avec vigueur, en tenant la proue de son canot tournée vers le chenal qui sépare l’île d’Orléans de la côte nord du fleuve.

La nuit venait.

Après avoir regardé s’éloigner pendant quelques minutes l’homme et le canot, un des pêcheurs dit à son compagnon :

— Vraiment, il faut que celui qui s’aventure ainsi en canot d’écorce sur cette mer démontée aime mieux être mort que vivant !

— Ce doit être un de ces coureurs de bois ; de ces gens qui n’ont peur de rien, répondit l’autre. L’as-tu regardé ?

— Un peu. C’est un grand jeune homme maigre. Ses cheveux sont blonds et il est entièrement vêtu de peaux.

— C’est justement cela ! C’est un coureur de bois ! Mais, coureur de bois tant que tu voudras, il faut qu’il soit fou pour risquer sa peau sur le fleuve par un temps pareil, et dans un canot d’écorce, encore !

— Ou bien, comme je le disais tantôt, repartit celui qui avait parlé le premier, qu’il aime mieux être mort qu’en vie.

Le jour baissait rapidement. Le canot, poussé par un bras vigoureux, achevait de traverser l’estuaire de la rivière Saint-Charles. Tantôt porté au sommet de quelque vague énorme, l’instant d’après il disparaissait derrière cette même vague ; et les deux pêcheurs ne le revoyaient que quelques centaines de brasses plus loin, soulevé par une autre vague, encore plus grosse que la première.

Au bout de quelques instants, la nuit fut presque complète. Le canot était déjà rendu si loin, que les pêcheurs, intéressés et émus par cette lutte entre un homme seul et l’onde en furie, ne l’apercevaient que confusément et par intervalles.

À la fin, il disparut complètement ; sans que les deux pêcheurs, rivés à leur place sur la grève et qui essayaient de tous leurs yeux de percer les ténèbres grandissantes, puissent dire s’il avait été englouti par les flots… ou par la nuit.


FIN


TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)