Texte établi par Montréal Impr. populaire, Édouard Garant (p. 162-168).

XXII

EN ROUTE

L’aurore commençait tout juste à teindre la cime des arbres en rose, quand Le Suisse ouvrit les yeux, le lendemain matin. Il avait d’abord remué un bras, puis une jambe, puis les deux bras et les deux jambes. Quand il eut les yeux ouverts, il bâilla bruyamment et se mit sur son séant ; après quoi il regarda autour de lui, poussa Roger qui dormait encore et lui dit d’une voix joyeuse :

— Holà ! mon ami !… Debout !… Il est jour et nous avons huit bonnes lieues à ramer aujourd’hui ! Vite, il ne nous faut pas perdre de temps !

Roger se leva à son tour et, ensemble, ils se dirigèrent vers le canot. Ils y mirent tout en ordre et le tirèrent jusqu’au banc de gravier où étaient enterrées les perdrix. Après avoir déterré ces dernières, ils les placèrent soigneusement au fond du canot, en ayant bien soin de ne pas briser les enveloppes de glaise dont elles étaient entourées et qui, maintenant qu’elles étaient un peu refroidies, étaient dures comme de la brique. Puis ils s’installèrent, Roger à l’avant, Le Suisse à l’arrière, et, d’un même mouvement, ils repoussèrent leur embarcation vers le milieu de la rivière et plongèrent leurs avirons dans l’onde claire.

Le soleil se levait comme ils se mettaient en route. De chaque côté de la rivière, de nombreuses alouettes parcouraient la grève en sautillant. À l’approche du canot, elles s’élevaient au-dessus des arbres en lançant leur note claire au jour naissant. De temps à autre, un martin-pêcheur, effrayé par leur approche, s’enfuyait à tire d’aile en rasant l’eau. À un coude de la rivière, ils aperçurent un chevreuil en train de s’abreuver à l’eau courante. Au bruit que faisaient les avirons, il releva brusquement la tête, faisant jaillir l’eau en gouttes limpides qui brillèrent au soleil comme autant de diamants, regarda fixement les deux hommes l’espace de deux ou trois secondes, puis, d’un seul bond, il disparut parmi les arbres de la rive.

À chaque détour de la rivière, ils découvraient une merveilleuse perspective d’eau limpide et à la surface polie comme un miroir, s’étendant entre deux bordures de feuillage allant du vert tendre au vert foncé. Chacune de ces nappes d’eau tranquille apparaissait aux regards charmés des deux voyageurs comme une glace immense encadrée de verdure.

De leurs bras vigoureux, nos deux compagnons manièrent l’aviron toute la journée, n’arrêtant, vers midi, que juste le temps de dévorer chacun une perdrix. Ils n’atterrirent pour la nuit qu’environ une demi-heure avant le coucher du soleil. Ils auraient bien remonté la rivière plus haut avant de prendre terre, mais ils étaient arrivés au pied d’un courant beaucoup trop rapide pour qu’ils entreprissent de le remonter dans leur canot.

Des voyageurs qui feraient le même trajet de nos jours rencontreraient, dans les huit ou neuf lieues que Le Suisse et Roger avaient parcourues depuis le matin, plusieurs de ces courants trop rapides pour être remontés en canot.

Mais, à cette époque, tout le bassin de la rivière Saint-François était encore couvert d’épaisses forêts ; ce qui retardait l’écoulement des eaux provenant de la fonte des neiges et maintenait, tout l’été, le niveau de l’eau à la même hauteur qu’il est maintenant à la fin d’avril. De sorte que nos voyageurs avaient pu avancer toute la journée sans quitter leur embarcation.

Mais le rapide qui venait de les forcer à atterrir était beaucoup trop long et, surtout, beaucoup trop accidenté pour qu’ils essayassent de le remonter autrement qu’en transportant leur canot, aussi bien que leur bagage, sur leur dos et à travers les bois, jusqu’au dessus du rapide. C’était cette opération que les coureurs de bois appelaient, et que tous ceux qui fréquentent la forêt de nos jours appellent encore : « Faire un portage. »

Sur une distance de près d’un mille, immédiatement au dessus de l’endroit où les deux compagnons venaient d’atterrir, l’eau coulait sur un fond rocailleux, mais assez uni ; et la rivière n’offrait d’autre obstacle à la navigation que la rapidité du courant. Mais, plus haut et sur une distance d’un bon demi-mille, le lit de la rivière, formé de roc solide, était sillonné de profondes crevasses, variant de deux ou trois à quinze ou vingt pieds de largeur, et de un ou deux à huit ou dix pieds de profondeur. Ces crevasses s’étendaient dans toutes les directions, coupant le lit de la rivière de multiples zigzags et présentant parfois les dessins les plus fantastiques. Les neuf dixièmes, environ, du volume des eaux s’engouffraient dans ces crevasses, bouillonnant, tourbillonnant et mugissant. Il n’y en avait qu’une infime partie qui, passant par dessus les rochers séparant les crevasses entre elles, descendaient le rapide en ligne directe. De plus, en une couple d’endroits, le lit de la rivière s’abaissait brusquement de plusieurs pieds, formant, à chaque fois, une cataracte dont le grondement faisait continuellement résonner les échos des forêts environnantes.

Comme ils atterrissaient, Le Suisse, tout en aidant Roger à tirer le canot sur la grève, dit :

— Il est temps, je crois, que nous mangions un peu de farine. Fais du feu, pendant que je vais détremper la galette.

Une demi-heure plus tard et comme le soleil se couchait, ils étaient en train de souper d’un peu de galette cuite au feu, ainsi que de quelques restes de poisson et de perdrix. Le repas fini et comme ils se hâtaient d’entasser de la mousse et des feuilles, puis d’ériger, au-dessus de cette couche sommaire, un toit de branchages, Le Suisse dit à Roger :

— Dors comme il faut, mon petit ! car nous avons une rude journée d’ouvrage qui nous attend. Ce rapide a une grande demi-lieue de long, et il va nous falloir, afin de le contourner, transporter notre bagage sur notre dos, comme si nous étions des bêtes de somme. En comptant un voyage pour le canot et quatre voyages pour le bagage, cela fait cinq voyages. Et puis le chemin n’est pas facile ! Si nous sommes rendus, armes et bagage, à la tête du rapide avant la nuit, demain soir, nous serons bien aises de nous reposer le reste de la journée.

Aussitôt couchés, ils s’endormirent du bon sommeil de la fatigue et, aux premières lueurs du jour, ils étaient debout et à l’ouvrage.

Malgré le pessimisme de Le Suisse, ils furent rendus à la tête du rapide, armes et bagages comme il l’avait dit, deux heures avant le coucher du soleil.

Le long de la route qu’ils avaient suivie pour faire le « portage » de leur équipement, ils avaient découvert une clairière dont le tour était garni de framboisiers chargés de fruits. Ils y retournèrent une fois leur portage fini, et la quantité de framboises qu’ils mangèrent leur tint lieu de souper.

Le lendemain, au point du jour, ils se remettaient en marche et, le soir, ils campaient au pied d’un autre rapide, qu’ils contournèrent le jour suivant, de la même manière qu’ils avaient contourné le premier. Les jours qui suivirent, ils continuèrent leur route, tantôt ramant, tantôt portageant.

Le sixième jour après leur départ de la source, vers le milieu de l’après-midi et comme ils venaient de dépasser un coude de la rivière, Roger, qui était toujours à l’avant du canot, dit à son compagnon :

— Voyez donc, au beau milieu de la rivière, ce rocher de quelques verges seulement d’étendue et qui, bien que paraissant absolument nu, n’en supporte pas moins un pin d’une assez grande hauteur.

— Nous sommes arrivés au rocher que j’ai nommé le Rocher du Pin Solitaire, répondit Le Suisse. Avant une demi-heure, nous dépasserons l’embouchure d’une rivière assez considérable qui descend des hauteurs, sur notre droite. Nous entendons déjà le bruit qu’elle fait en dégringolant la pente.

En effet, en prêtant l’oreille, Roger perçut un grondement sourd et continu qui, à peine perceptible d’abord, allait toujours en grandissant à mesure que le canot approchait de l’endroit où cette rivière se jette dans celle qu’ils remontaient. Nos voyageurs approchaient de l’embouchure de la rivière Magog, qui conduit les eaux du lac Memphrémagog à la rivière Saint-François. De nos jours, ces deux rivières se réunissent en pleine ville de Sherbrooke,

Encore un peu plus d’une lieue, continua Le Suisse, et nous laisserons le Saint-François pour entrer dans une rivière que les sauvages appellent : « Massawipi. » Nous remonterons cette rivière la distance d’une petite lieue, puis nous la laisserons aussi pour entrer dans la petite rivière qui est le but de notre voyage, et qu’il nous faudra remonter sur une distance de sept ou huit lieues. Les sauvages appellent cette petite rivière : « Couactacouac. »

— Couactacouac ?… Dans quelle langue est donc ce mot que vous venez d’employer ? interrompit Roger.

— Je crois que c’est de l’iroquois. Il se peut, cependant, que ma prononciation ne soit pas parfaite.

Après avoir réfléchi pendant quelques minutes et avoir répété le mot « Couactacouac » plusieurs fois et de différentes manières, Roger reprit :

— Il y a une expression iroquoise qui veut dire, en français : « Quelque-chose-de-croche-qui-se-redresse, » et qui se prononce : « Kkwaktakwak. »

— Ce doit être justement cela ! s’exclama Le Suisse. Cette petite rivière, qui est très croche et qui, d’ordinaire, coule paisiblement, devient torrentueuse au printemps, à l’époque de la fonte des neiges, et à l’automne, à l’époque des grandes pluies. Il lui arrive alors quelques fois de passer tout droit à l’un ou à l’autre de ses nombreux tournants et, de cette manière, de redresser son cours tortueux. Ce doit être à cause de cela que les Indiens l’ont appelée… Comment dis-tu ?

— Kkwaktakwak.

— Kkwaktakwak !… Kkwaktakwak !… Quelque chose de croche qui se redresse !… Ce doit être justement cela !… Eh bien ! nous allons tâcher d’aller, dès ce soir, camper sur le bord de cette rivière. Et, demain soir si nous n’avons pas de malchance, nous serons au terme de notre voyage.