Éditions Édouard Garand (p. 34-38).


VII

L’INUTILE DÉMARCHE


À peu près à la même heure où Saint-Vallier pénétrait dans le cachot de Du Calvet, deux personnages s’entretenaient du prisonnier dans une pièce, aménagée en living-room, des casernes de la rue Champlain. L’un de ces personnages était ce Daniel Foxham, lieutenant d’infanterie, qui avait opéré l’arrestation de Du Calvet ; l’autre, grand, maigre, sec et âgé d’une cinquantaine d’années, était le colonel Sir William Buxton, l’un des conseillers et factotums du lieutenant-gouverneur. Buxton, tout comme Foxham, était un ennemi irréductible de la race française du Canada.

Le colonel disait :

— Nous avons examiné les papiers que vous avez saisis chez Du Calvet, et ces papiers nous ont fourni des renseignements très importants sur les agissements de cet homme. On peut dire qu’il est condamné !

Et le colonel esquissa de ses lèvres blêmes et pincées un sourire de cruel contentement.

— Mais tenez compte, dit Foxham, que Du Calvet se défendra… il se défendra même âprement, soyez-en sûr !

— Vous voulez dire qu’on le défendra ?…

— N’importe ! Nous savons qu’il a des amis très influents.

— Pensez-vous que ces amis pourront influencer les juges ?

— Peut-être !

— Eh bien ! non, répliqua sèchement le colonel, les amis seront muselés ! Oh ! nous sommes habiles à ce jeu, sourit avec présomption le colonel.

— Oh ! reprit Foxham avec haine, pour ma part je souhaite de tout mon cœur que cet homme soit condamné !

— Il le sera, je vous le répète, parce qu’il importe qu’il disparaisse !… Et d’autres… après ! ajouta sourdement le colonel après une courte pause.

— Oui, oui, dit Foxham, Du Calvet d’abord, les autres ensuite !

— Mais dites-moi, sourit Buxton, vous me paraissez haïr beaucoup ce français ?

— Le haïr ! ricana Foxham… il n’y a pas de mot capable d’exprimer le sentiment qui m’étreint le cœur ! Jamais je n’oublierai le hautain mépris de cet homme, quand j’allai l’arrêter, et non plus l’outrage de son fils à ma personne !

— Son fils aussi ? fit avec curiosité Buxton.

— Monsieur, prononça lentement Foxham et en accentuant chaque mot, ce jeune coq a osé me mettre sur la gorge la pointe d’une épée !

— Ho !… fit le colonel, comme s’il eût été outragé lui-même.

— Et si le général, reprit Foxham, m’avait donné cet ordre « Mort ou vivant », je lui aurais apporté un cadavre… deux cadavres.

— Le lion et le lionceau ? sourit le colonel avec sarcasme.

— Oui… je n’avais qu’un signe à faire à mes soldats… le lion et le lionceau tombaient foudroyés !

— Mon cher Foxham, c’eût été de la mauvaise politique, entre nous, vous savez ?…

— Je comprends. Mais, je me réserve un droit… à plus tard ! répliqua Foxham avec un sourire cruel et mystérieux.

— Je vous comprends également, dit Buxton : après le père…

— Mais bah ! fit Foxham avec négligence, les juges sauront peut-être me venger mieux que je ne le pourrais faire. Néanmoins, j’ai une inquiétude…

— À quel sujet ?

— Au sujet de Du Calvet. Je redoute une chose : qu’il ne réussisse à nous glisser entre les mains, c’est-à-dire que ses amis ne lui ouvrent les portes de son cabanon et ne le fassent évader.

— Quoi donc peut vous inspirer une pareille crainte ?

— Il s’est passé un événement mystérieux, dans la nuit de samedi, sur « Le Requin ».

— Le brick en lequel Du Calvet est prisonnier ?

— Oui.

— Que s’est-il passé ?

— Dans la matinée de dimanche on s’est aperçu de la disparition d’un marin ; ce marin, au cours de la nuit précédente, remplissait les fonctions de veilleur. Il est vrai de dire qu’un officier, la même nuit, en montant à bord, avait constaté l’absence du factionnaire, et il avait pensé que le pauvre diable était allé se coucher dans son hamac. Mais le lendemain l’homme demeura introuvable.

— Il demeura introuvable, dites-vous ? fit le colonel avec surprise.

— On a fouillé vainement tout le navire. Mais peu après le commandant Fordwell a conclu que cet homme avait été assassiné, puis jeté par-dessus bord.

— Ho ! ho ! comment a-t-il pu conclure ainsi ?

— Près de l’écoutille, sur le pont supérieur, on a découvert une large mare de sang qui avait été piétinée, ce qui indiquait qu’une lutte quelconque avait eu lieu à l’endroit même entre deux hommes.

— Ce factionnaire n’aurait-il pas été tué par un de ses camarades avec qui il se serait pris de querelle ?

— C’est l’hypothèse que fit Fordwell d’abord. Mais après enquête, il se convainquit du contraire.

— Mais alors ?…

— Alors, il a supposé qu’un étranger était monté à bord. On a remarqué des empreintes de doigts sanglants sur l’appui du parapet.

— Ces empreintes auraient pu être faites par le factionnaire !

— C’est possible ; mais tout porte à croire que ce factionnaire, après avoir perdu tant de sang, était inanimé et peut-être déjà cadavre quand il fut jeté à l’eau. Il n’est donc plus resté qu’une hypothèse d’admissible : celle d’un inconnu qui serait venu à bord dans la nuit de samedi à dimanche. Puis cet inconnu aurait été surpris par le veilleur, une lutte aurait suivi et avec le résultat que nous supposons.

— Je me demande, dit le colonel en réfléchissant, quelle affaire cet inconnu pouvait avoir à bord. N’y avait-il sur le navire personne autre que le factionnaire ?

— Si… les deux cuisiniers, qui n’ont eu connaissance de rien.

— Que déduisez-vous de tout cela ?

— Qu’une personne, ou que des personnes inconnues cherchent à délivrer Du Calvet !

— Oh ! si cela était, il s’agirait de prendre des précautions immédiates !

— Voilà pourquoi j’ai désiré vous voir. Si vous vouliez suivre mon avis, le commandant Fordwell aurait ordre de tenir deux sentinelles en permanence devant la porte de Du Calvet.

— Certainement, le commandant recevra cet ordre aujourd’hui même.

— Et pourtant, reprit Foxham, j’aurais mieux que cela !

— Voyons !

— S’il est vrai (naturellement c’est une supposition que je fais) que la prison de Du Calvet est connue, il importerait de le transférer dans une autre prison, mais en grand mystère, en pleine nuit, et avec toutes les précautions utiles pour que cette fois on ne puisse avoir la moindre idée de l’endroit de sa réclusion.

— Vous avez raison.

— J’ai mieux que cela encore.

— Allons, Foxham, vous m’intéressez beaucoup !

— Faites-moi confier par le général la surveillance du prisonnier !

— Vraiment ? Mais où le garderiez-vous ?

— Ici, sourit le lieutenant. Nous avons ici, juste sous nos pieds, deux excellents cachots auxquels on arrive… Tenez ! venez voir de vos yeux…

Foxham se leva et conduisit le colonel Buxton dans une petite pièce voisine aménagée en chambre à coucher.

— Ah ! ah ! fit Buxton, c’est ici votre chambre ?

— Et c’est ici l’unique entrée comme l’unique sortie des deux cachots en question.

— Est-ce par cette trappe ? interrogea Buxton.

— Précisément. Comprenez-vous ?

— Je comprends que pour délivrer Du Calvet il faudrait d’abord vous passer sur le corps !

— C’est vous qui le dites.

— Mais lorsque vous vous absentez ?…

Foxham sourit.

— Il y a, dit-il, dans mon bataillon deux hommes qui me sont dévoués corps et âme !

— Je comprends de mieux en mieux. C’est entendu, Foxham, je rapporterai au général ce que vous m’avez dit de cet incident survenu sur « Le Requin », et je lui parlerai de vos suggestions et de vos désirs. Allons ! il est déjà tard… à demain !

— À demain ! répondit Foxham.

Le colonel Buxton s’en alla.

Le lieutenant sourit avec haine et triomphe et murmura :

— Ho ! Du Calvet… tu ne m’échapperas pas, je le jure !

Une ordonnance entra et dit :

— Monsieur, la voiture que vous avez commandée attend !

— Ah ! tiens, fit avec surprise Foxham, j’avais oublié que Miss Margaret donne ce soir une petite fête intime à laquelle j’avais promis de me rendre. Quelle heure est-il, Jack ?

— La demie de minuit est sonnée, monsieur !

— Ah ! diable, je serai en retard ! N’importe ! j’aurai toujours le temps de faire une courte apparition, on ne quitte jamais Margaret avant quatre ou cinq heures du matin !

Le lieutenant pénétra dans sa chambre, arrangea rapidement sa toilette et sortit. L’instant d’après, une voiture l’emportait vers la haute-ville.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Vers les onze heures du jour suivant le colonel Buxton pénétra hâtivement dans le living-room du lieutenant Foxham. Celui-ci venait de se lever seulement, attendu qu’il n’était entré qu’aux petites heures du matin.

— Eh bien ! demanda Foxham, avez-vous parlé au général ?

— Oui… mais il y a du nouveau !

— Quoi donc ?

— Vos suppositions et celles du commandant du « Requin » n’étaient que trop justes !

— Hein ! s’écria Foxham en pâlissant, venez-vous m’apprendre que Du Calvet s’est évadé ?

— Non pas, heureusement, répliqua le colonel ; mais il est certain à présent qu’on travaille à sa délivrance !

— Et qui donc ? Le savez-vous ?

— Non, on ignore. Mais on a découvert des indices qui justifient toutes vos hypothèses.

— Parlez vite, monsieur, j’ai hâte de savoir !

— On a découvert ce matin que le cadenas qui ferme la porte de Du Calvet a été changé.

— Changé !… Foxham ouvrait des yeux effrayants.

— On y a substitué un cadenas tout semblable, mais plus neuf et de fabrique plus récente. J’ai constaté de mes propres yeux cette substitution, seulement il faut y regarder à deux fois, la différence n’est presque pas sensible. Les portes voisines sont fermées avec des cadenas en tout semblables à celui qu’on a enlevé.

— Mais comment a-t-on pu découvrir la substitution ?

— Un peu de limaille de fer au pied de la porte a attiré l’attention du cuisinier, lorsqu’il se rendit ce matin au cachot avec les aliments du prisonnier. Et puis, le matelot qui l’accompagne s’est aperçu que la clef ne tournait pas aussi facilement que la veille au soir et les jours précédents.

— Et vous avez constaté que Du Calvet est toujours dans son cabanon ?

— Toujours, soyez tranquille. Mais voyez-vous l’idée ? Celui qui a fait cette substitution voulait avoir une clef à sa disposition.

— Pourtant, murmura Foxham pensif, il me semble qu’il n’était pas nécessaire de changer le cadenas, c’est une faute grossière qu’on a commise.

— Mais non, cette faute on l’a faite malgré soi, parce que l’un des cadenas était de fabrique plus ancienne que l’autre.

— Je ne comprends pas, dit Foxham.

— C’est simple cependant : le mécanisme de ces deux cadenas doit différer quelque peu ; mais si peu que cela soit, il est arrivé — comme nous le supposons — que la clef du nouveau cadenas ne fonctionnait pas dans l’ancien, tandis que celle de l’ancien fonctionne dans le nouveau, quoique moins facilement. Comprenez-vous ?

— Oui, un peu. Oh ! j’avoue que je ne suis pas un expert dans ce genre de mécanisme.

— Eh bien ! voyez encore : si la clef du cadenas nouveau avait fonctionné dans l’ancien, l’on n’aurait pas fait la substitution qui aurait été inutile. Mais il s’est trouvé que cette clef ne travaillait pas, alors on a tout simplement crocheté le vieux cadenas pour le remplacer par le nouveau. Et cela nous explique, car l’opération était très délicate, que celui ou ceux qui s’occupent de Du Calvet sont gens du métier.

— En ce cas, on peut donc aisément expliquer la disparition du factionnaire sur « Le Requin » dans la nuit de samedi à dimanche ?

— Parfaitement. Et, comme vous le disiez hier, il est très urgent de transférer Du Calvet dans un autre cachot.

— Ici ? interrogea anxieusement Foxham.

— Oui, le général est d’accord avec nous.

— C’est bon, sourit Foxham avec haine, cela sera fait dans le cours de la nuit prochaine. Mais allons sur « Le Requin », je veux de mes yeux étudier cette affaire de cadenas. Avez-vous interrogé Du Calvet ?

— Pas moi, mais le commandant Fordwell. Le prisonnier a refusé de répondre, se contentant de dire qu’on avait la berlue.

— Oh ! sourit Foxham tandis qu’un éclair terrible illuminait rapidement ses regards, je voudrais bien trouver un indice qui me mît sur la trace de l’audacieux qui a pénétré jusqu’au cabanon de Du Calvet, car je vous jure, colonel, que cet homme n’aurait plus nulle chance de m’ôter ma vengeance !

Puis, subitement et aussi rapidement que passe la lueur d’un éclair, un nom traversa sa pensée… un nom qui le fit frissonner et de haine et d’effroi :

Saint-Vallier !…

Mais Foxham n’eut garde de faire part à Buxton du soupçon qu’il venait d’avoir, il voulait se réserver pour lui seul la solution d’un mystère dans la confiance de ses chefs et pourrait en même temps lui procurer une montée en grade.

Il esquissa un nouveau sourire, un sourire tout à fait indéchiffrable et pénétra dans sa chambre pour s’habiller.

Quelques instants après, les deux officiers anglais se rendaient à bord du « Requin ».

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À peu près à la même heure, quatre des plus gros bourgeois de la cité de Québec, et parmi eux un commerçant anglais sympathique à la race française du Canada, ayant à leur tête M. Darmontel, se présentaient devant le lieutenant-gouverneur pour lui demander la liberté de Du Calvet en attendant qu’il fut traduit devant ses juges ; ces quatre personnages se portaient garants du gentilhomme huguenot.

— Monsieur le gouverneur, avait dit Darmontel qui s’était fait le porte-parole de ses compagnons, voici un bon sujet de l’Angleterre, un citoyen intègre, un homme honorable, un père qui souffre terriblement dans sa captivité. L’âge et la constitution de ce grand travailleur, qui se voit tout à coup réduit à la plus entière oisiveté, ne pourront supporter longtemps les affreuses souffrances de la réclusion. Cet homme, qui a pour sa famille une véritable adoration, ne pourra vivre longtemps ainsi séparé de sa femme et de son fils. Vous voyez donc là un malheureux, et non un malfaiteur. Et si, monsieur le gouverneur, ce malheureux a pu commettre quelque faute que vous avez jugée répréhensible, nous vous assurons qu’il est prêt à en souffrir toute la responsabilité et à paraître devant les juges que vous lui choisirez. S’il a commis une faute, c’est donc qu’il en sait le mobile et les raisons, et ces raisons il les fera valoir devant ses juges qui pourront ensuite décider du plus ou moins de gravité de la faute. C’est un homme honnête et loyal, il dira la vérité qu’il n’oserait taire pour éviter un châtiment, et votre justice n’aura rien souffert ; au contraire, elle en sera plus honorée et respectée par la générosité que vous aurez montrée à l’égard de monsieur Du Calvet. Encore une fois, je vous déclare que nous nous rendons responsables de sa personne, et nous vous promettons solennellement qu’au jour de l’assignation devant ses pairs Du Calvet sera présent. Monsieur le gouverneur, vous connaissez assez notre dévouement à notre pays comme notre loyauté au grand pays et au grand roi que vous représentez, pour que vous soyez tout enclin à nous accorder l’immense faveur que nous venons solliciter à vos pieds, et nous sommes déjà persuadés que vous accueillerez favorablement notre humble demande.

Haldimand était demeuré froid, sévère, hautain.

Il répondit d’une voix sourde et rude :

— Messieurs, je comprends bien les sentiments qui vous ont fait entreprendre cette démarche auprès de nous. J’ai bien le regret de ne pouvoir accéder au désir que vous exprimez. Je suis forcé de me conformer aux lois qui régissent cette administration dont je ne suis que le serviteur. Et ces lois sont formelles : nul prisonnier ne pourra, durant la période, préventive, jouir d’une liberté provisoire ! C’est clair, et je ne saurais accorder à l’un une faveur que je dois refuser à l’autre.

Il se leva avec une brève inclination de la tête et un geste de la main, ce qui signifiait que ces messieurs devaient se retirer et qu’il ne servait de rien d’insister.

Les quatre personnages se retirèrent, très désappointés et fort mécontents. Toutefois, Darmontel parut se raviser et il revint de quelques pas pour faire entendre ces paroles qui pouvaient être très dangereuses pour lui et les siens :

— Monsieur le gouverneur, rappelez-vous que si l’on ne sait rendre justice à son prochain, on ne peut, son tour venu, attendre justice des autres !

Et il s’en alla, grave et solennel.

Haldimand lui lança un regard terrible.

Mais Darmontel était déjà dehors, avec ses compagnons, où, avec une sourde colère, il s’écria :

— Eh bien ! messieurs, puisque l’on ne veut pas nous donner justice, nous nous rendrons justice à nous-mêmes ! Mes amis, ajouta-t-il à voix basse et ardente, soyez tranquille, je connais un homme… je connais un brave, un audacieux qui, ce soir, cette nuit, ouvrira à Du Calvet la porte de son cachot !…

Alors sur les lèvres des trois autres personnages ce nom passa comme dans un souffle :

— Saint-Vallier ?…

— Oui… répondit Darmontel avec un sourire tranquille.