Les aventures extraordinaires de deux canayens/Texte entier

  Table des Matières  
Imprimerie A.-P. Pigeon (p. ).

JULES JEHIN


LES AVENTURES
EXTRAORDINAIRES

DE

DEUX CANAYENS
Charivari Littéraire
et Scientifique


Titoine Pelquier. Baptiste Courtemanche.


(Tous droits réservés.)

Imprimerie A.-P. Pigeon. Limitée. Montréal. P.Q.

Copyrighted at the Ministery of Agriculture, Ottawa.

Copyrighted in 1918 by Jules Jehin, at Washington International Copyright Secured.


Les Aventures Extraordinaires
de Deux Canayens

Par JULES JEHIN


I

COMMENT TITOINE PELQUIER CHERCHANT UNE SITUATION SOCIALE FIT LA RENCONTRE INATTENDUE DE SON VIEIL AMI BAPTISTE COURTEMANCHE.


C’est tout de même une singulière chose que l’existence, se disait Titoine Pelquier (Antoine Pelletier) en mettant les pieds sur le débarcadère du « Grand Central Terminal Station » à New-York.

Il promena tout d’abord un regard circulaire autour de lui, considéra la foule énorme qui l’environnait de toutes parts, et se laissant pousser par la cohue il parvint à une des portes donnant sur la quarante-deuxième rue.

Une fois sur le trottoir il jeta un œil indécis sur ce qui l’entourait, puis ne put s’empêcher d’admirer les flots de lumières étincelantes s’échappant des enseignes électriques, il considéra avec un intérêt mitigé de terreur le va-et-vient des automobiles et des tramways et se demanda comment il allait sortir de ce tumulte.

« Tout cela c’est bien beau, se disait-il, c’est comme on dirait en grand ce que l’on voit sur le boulevard St-Laurent. Mais il va me falloir trouver un hôtel. Je me suis laissé dire qu’à New-York il y en avait pour tous les goûts. Cependant il ne faut pas que j’oublie que ma bourse n’est pas illimitée, que mes économies, quoique grassouillettes, ne peuvent durer éternellement, et il me faut songer aux jours futurs. »

Se souvenant des conseils d’un ami qui, lui, avait vécu à New York, il avisa un agent de police et dans un anglais qui eût fait frémir un linguiste même indulgent, il lui demanda ce qu’il désirait.

Le policeman y mettant beaucoup de bonne volonté finit par comprendre et lui indiqua un hôtel situé troisième avenue, non loin de la station du chemin de fer élevé.

Titoine se rendit sans encombre à l’endroit indiqué et retint dans un hôtel du trente-sixième ordre une chambre convenable à raison d’un dollar par jour ou six en la prenant à la semaine.

Notre ami paya une semaine d’avance, donna son billet de bagage au bureau de l’hôtel pour qu’on fit venir sa malle, puis sentant la faim aiguillonner son estomac, il s’en fut dans un restaurant des environs où il se fit servir à dîner.

Lesté, mais très fatigué, il remit toute idée de promenade pour le lendemain, et s’en revint tout simplement à l’hôtel où il se coucha et s’endormit du sommeil du juste.

Titoine Pelquier, ou plutôt le docteur Antoine Pelletier, pouvait avoir de trente à trente-cinq ans, de taille moyenne, assez bien découpé. Il était très brun avec une barbe taillée à la française, une chevelure abondante qu’il rejetait artistiquement en arrière, il possédait de grands yeux noirs qui ne manquaient pas d’une certaine expression.

Pelquier — pardonnez-moi cette dénomination toute terroire — venait directement de Montréal, où depuis plusieurs années il exerçait la profession de chirurgien dentiste dans le quartier de Ste-Cunégonde.

Au bonheur d’extraire incisives et molaires, Titoine unissait les délices incontestables d’être le légitime époux de la gente Madame Pelletier, née Philomène Tranchemontagne, de Shawinigan.

Notre ami n’était pas ce qu’il serait convenu d’appeler un mauvais « gars », il n’était pas joueur, avait, il est vrai, un petit faible pour la pipe et… son mélange de tabac rouge et de quesnel, était connu de ses amis — eux aussi amateurs de vrais tabacs canadiens — de la Pointe St-Charles à St-Henri des Tanneries. Il ne crachait pas dans le « petit blanc », mais comme il en fallait gros pour le « mettre en brosse », on n’y faisait pas trop attention.

Cependant, et cela comme pour justifier le proverbe qui dit : « Le bonheur parfait n’existe pas en ce monde », Titoine Pelquier, quoique tout semblait bien marcher pour lui, la clientèle était bonne et en plus il venait d’hériter d’une tante de Trois-Rivières, découvrit un jour (cela, hélas ! arrive dans les meilleures familles) qu’il existait une pierre d’achoppement pour son bonheur et cela lorsque, oh ! ironie du sort ! il eut la certitude que sa douce épouse (née Philomène Tranchemontagne de Shawinigan) ne se contentait pas de le cribler de dettes mais aussi ornementait son crane de la plus phénoménale paire de cornes qu’on puisse souhaiter à un mari, celui-ci fût-il même de Corneville.

Philomène Tranchemontagne

Or, Titoine, de sa nature, n’aimait pas les dettes, il savait qu’il existe des moyens pour parer à cet inconvénient, mais ce qui le chatouilla fort désagréablement fut la question des cornes. Après avoir bien réfléchi, pesé et repesé les moindres détails de la situation, il décida de mettre entre lui et sa suave moitié (née Philomène Tranchemontagne de Shawinigan) la ligne 45ième. Il se rendit donc chez son notaire, liquida en sourdine son capital et prenant un bon soir le train, il partit à la recherche de la liberté et du bonheur.

Voici donc en quelques mots par quelle suite de circonstances nous trouvons Titoine Pelquier à New-York.

Le lendemain du jour où commence notre récit, Titoine, reposé, après avoir déjeuné, l’esprit libre, le cœur plein des plus hautes aspirations, se rendit à la gare du « Grand Central », non pas dans l’intention de s’informer de l’heure des trains en partance pour Montréal, mais simplement pour y acheter un journal et s’asseoir confortablement dans la salle d’attente et lire tout à son aise dans les journaux du matin les colonnes des « Help Wanted ».

Après avoir lu et relu ce qui l’intéressait, il s’arrêta à une annonce, tira un guide de New-York qu’il avait avec lui et après l’avoir consulté il se dit à demi-voix :

« Diable, c’est rudement loin la Place de la Batterie, c’est presqu’aussi quasiment loin que d’aller du Mile-End au Sault-au-Récollet. »

Ces paroles, que cependant il avait prononcées fort bas, ne le furent pas assez pour ne pas être entendues d’un individu qui semblait sommeiller sur le même banc. Cet individu se leva, se frotta les yeux, et se tournant vers Pelquier il s’écria :

« Est-ce vous, monsieur, qui venez de prononcer le nom béni de ma paroisse natale ? »

Pelquier, des plus étonné de s’entendre interpeller en français par un inconnu, se retourna et lui répondit :

« Veuillez vous expliquer !

« Ai-je rêvé, mais il me semble que vous avez parlé du Sault-au-Récollet ? » dit l’étranger.

« C’est bien possible que j’ai prononcé le nom du Sault-au-Récollet, je connais bien cette place-là.

« Alors, dit l’individu, si vous connaissez le Sault-au-Récollet, vous venez de Montréal, vous êtes un Canayen, ou que le Cric-me-Croque, comme disait mon ami Alphonse Christin.

« Cette histoire, dit notre ami, en se rengorgeant, si je suis canayen, j’vous cré, pour vous servir. Je suis le docteur Antoine Pelletier de Ste-Cunégonde.

« C’est pas à croire, dit l’inconnu dont les yeux se remplirent de larmes. Titoine Pelquier, c’est-y Dieu vrai ! Et lui prenant les mains il les serra à les broyer.

Titoine dégagea sa main en faisant une grimace. « Je vous jure, monsieur, dit-il, que c’est bien là le nom qui m’a été donné au baptême de mon défunt père.

« Alors, dites-moi, fit l’inconnu d’une voix de plus en plus émue, n’auriez-vous pas fait vos études au collège de l’Assomption ?

« En effet, répondit Pelquier, j’y étais dans la classe de M. Latulippe.

Et tu ne me reconnais pas ?

« Et tu ne me reconnais pas, ingrat, fit l’inconnu, moi, ton ancien condisciple, celui qui t’aidait à faire tes versions grecques lorsque nous étions en rhétorique.

« Je vous avoue en toute sincérité que je ne me remets pas votre physionomie, dit Titoine de plus en plus intrigué.

« Oh ! les hommes, chefs-d’œuvre d’ingratitude, dit l’inconnu en faisant un geste magistral, regarde-moi bien en face, Titoine Pelquier, et ose dire que tu ne reconnais pas ton vieux camarade, Baptiste Courtemanche.

« Pas possible, s’écria Pelquier, en lui serrant la main, vrai, là, mon pauvre ami, t’es légèrement changé, car il faut dire qu’il y a quelque chose comme vingt ans que nous nous sommes vus.

« Ceci est vrai, dit Baptiste en soupirant, nous avons sensiblement vieilli l’un et l’autre, en vingt ans, vois-tu, bien des choses changent. Alors, tu es devenu docteur et tu restes à New-York ?

« Je suis nouvellement arrivé ici, dit Pelquier, depuis hier. Je suis docteur, c’est-à-dire, en chirurgie dentaire.

« Tu es dentiste, pas mal, tu voyages, c’est beau, es-tu marié ? demanda Baptiste.

« Hélas ! soupira Titoine.

« Je comprends, dit Baptiste Courtemanche en devenant sérieux à son tour, tu as peut-être pincé un mauvais numéro à la grande loterie du mariage, tu es dans le cas de ce pêcheur qui croyait pêcher un maskinongé et qui attrape une barbotte. C’est parfois dur, mon pauvre vieux, mais il faut en prendre son parti.

« C’est ce que je suis en train de faire, répondit Titoine, mais assez parlé de moi, dis-moi ce que tu as fait depuis notre sortie du collège ?

« Voici, dit Courtemanche :

« Je me suis rendu à Montréal, où j’étudiais le génie civil à l’École Polytechnique. Au bout de quatre ans, j’obtenais mes diplômes et me lançais dans la vie active. Un diplôme, vois-tu, c’est très beau à faire encadrer et à accrocher au mur, mais au point de vue pratique ce n’est encore que le premier pas vers l’Inconnu. C’est souvent un diplôme d’illusions dont le réveil est l’acheminement vers la réalité. Comme bien des jeunes, je crus que le fait d’avoir passé mes examens c’était la porte du succès qui était devant moi toute grande ouverte. Hélas ! lorsque je fus livré à moi-même, je m’aperçus que j’étais bien peu de chose et que j’avais, avant de connaître ce qu’il faut réellement savoir, beaucoup à travailler.

À force de ténacité, j’obtins quelques travaux d’arpentage, puis quelques amis influents me procurèrent un emploi dans une compagnie minière. Je fis alors assez d’argent pour pouvoir enfin réaliser mon ambition, c’est-à-dire, je pus partir pour les États-Unis et de là je m’en fus en Europe où j’obtenais successivement mes diplômes de docteur en sciences chimiques et d’expert ingénieur électricien.

« Superbe ! s’écria Pelquier, et avec cela tu as enfin réussi !

« Superbement, fit Baptiste en faisant un geste à la Don César de Bazan et jetant un regard sur ses habits délabrés. Je n’en ai peut-être pas l’air, mais le hasard secondant mes recherches a placé en mes mains les moyens d’arriver à une fortune fantastique.

« Ah ! bah ! fit Titoine stupéfait.

« Il en est pourtant ainsi, cher ami, oui, d’une fortune qui saura me placer aussi haut que l’ambition d’un homme peut prétendre, continua Baptiste Courtemanche.

Et voyant que la physionomie de son ami avait des airs de doutes :

« Tu vois mon apparence, continua l’ingénieur, mes vêtements délabrés, rien n’est là pour appuyer mes dires et cependant cette fortune je n’ai qu’à tendre la main pour la saisir.

« Qui t’en empêche ? dit Pelquier.

« Le levier indispensable à la réalisation de toutes les œuvres humaines.

« Il te faut un levier ? Voyons, conte-moi cela, dit Pelquier.

« Alors viens, dit l’ingénieur en prenant le bras de son ami, je vais te dire tout.

Et les deux amis, bras dessus bras dessous, sortirent de la gare et se dirigèrent vers la Sixième Avenue.


II

COMME QUOI BAPTISTE COURTEMANCHE ÉTAIT PEUT-ÊTRE PLUS RICHE QU’IL N’EN AVAIT L’AIR.


Nos deux amis, bras dessus bras dessous, avaient donc quitté la gare du Grand Central et remontaient tranquillement la 42ième Rue en causant, Courtemanche conduisant son ancien condisciple vers la Sixième Avenue.

Pelquier admirait les monuments, la Bibliothèque Municipale, l’Eolian Hall et les superbes magasins qui se trouvaient sur leur passage. L’époux de Philomène Tranchemontagne (de Shawinigan) ne se lassait de contempler toutes ces merveilles avec un provincial ébahissement.

« New-York, disait-il à Baptiste, c’est tout de même ce qu’il est convenu d’appeler une grosse paroisse. Les bâtisses y sont d’une hauteur à vous donner le vertige, leur construction ne manque pas d’une certaine originalité et de grandeur, et si les Américains continuent, on ne sait où ils s’arrêteront, et on frémit en songeant aux cités fabuleuses qu’habiteront nos arrières-petits neveux. Vois ces automobiles qui sillonnent en tous sens les avenues et les rues. Les voitures à chevaux deviennent de plus en plus rares, et si cela continue, nos fiers coursiers ne se verront plus que comme curiosités dans les jardins zoologiques.

Tout ce que tu me dis là c’est pas « battable ».

« C’est le progrès, mon cher ami, dit Baptiste en souriant, et nous sommes encore qu’à la genèse du grand bouleversement scientifique qui va bouleverser le monde. La guerre actuelle aura été la source d’un grand nombre de découvertes et de perfectionnements qui n’auraient sans elle jamais vu le jour ou du moins n’auraient été étudiés et mis en pratique qu’à une époque beaucoup plus tardive. Vois ce qui se passe en ce moment dans la vieille Europe, tout est mis en mouvement pour perpétrer le crime, assouvir les passions destructives les plus subtiles, employer la science pour accomplir la destruction et faire servir le mot civilisation comme camouflage de la haine et de l’hypocrisie. Rien n’a été négligé, l’éther, le sol et les ondes. L’homme aujourd’hui ne se contente plus de s’entregorger sur la terre, mais comme des taupes se fraient des voies souterraines pour mieux frapper leurs victimes. Le ciel est sillonné d’aéroplanes et de zeppelins qui planent dans les airs, vont scruter les positions ennemies et porter la mort. L’océan est envahi par des sous-marins qui traîtreusement ne se contentent pas de couler les navires de guerre, mais frappent aveuglément ceux portant les femmes, les enfants et les pauvres blessés, ceci en se servant du mot « Kultur » pour cacher celui de férocité.

Pelquier écoutait toutes ces belles paroles d’une oreille distraite et lorsqu’ils furent arrivés au niveau de la vingt-huitième rue il dit à son ami :

« Tout ce que tu me dis là c’est pas « battable », mais je n’en commence pas moins à sentir mon estomac qui me dit que l’heure du « lunch » ne doit pas être éloignée.

Courtemanche qui lui aussi avait faim, conduisit son ami dans un restaurant français où tous deux s’apprêtèrent à faire honneur au repas.

« Alors, fit Pelquier en attaquant une excellente côtelette aux petits pois, tu me disais donc que tu n’avais qu’à tendre la main pour saisir cette bonne dame Fortune.

« Il en est pourtant ainsi, répondit Baptiste, et je désire te convaincre par d’autres arguments que de vaines paroles, mais par des documents et des chiffres.

« Diable, fit Pelquier, cela devient sérieux.

« D’autant plus, continua Courtemanche, que ces chiffres et documents sont à même de convaincre les plus incrédules.

« Et ces documents, tu les as avec toi ? demanda Pelquier.

« Non, je les ai chez moi, dit Baptiste. Nous irons tantôt les chercher et je te les lirai ce soir à tête reposée.

« En attendant, fit Titoine, dis-moi un mot de tes voyages en Europe, surtout sur ton séjour à Paris, ville que j’ai toujours rêvé de visiter.

« Paris, mon cher ami, dit Baptiste Courtemanche, voici la ville par excellence que tout homme intelligent doit connaître. C’est le centre incomparable dans lequel se concentrent toutes les grandeurs de la pensée humaine et comme disait si bien notre grand poète Louis Fréchette :

Paris, ce boulevard de dix siècles de gloire,
Orgueil et désespoir des rois et des césars,
Foyer de la science et temple des beaux-arts,
Folle comme Babel, sainte comme Solime.

Oui, mon vieux, dans cette ville-là, vois-tu, il y en a pour tous les goûts. Veux-tu travailler la musique, la peinture, la littérature, tu y trouves tout ce que tu peux désirer. As-tu des velléités pour les sciences, tu y seras chez toi. Désires-tu devenir un Esculape, artiste du bistouri ou du stéthoscope, tu ne saurais trouver mieux. Enfin, pour tout ce qui concerne les hautes études, et non seulement au point de vue théorique, mais à celui de la grande pratique. Veux-tu faire une rigolade, comme ils disent, alors ça y est, tu ne trouveras nulle part rien de semblable, tout est ouvert, pas d’hypocrisie, pas de ces écrans qui cachent le vice, mais le plein jour que les esprits francs et ouverts ne craignent pas.

« Tout cela c’est fort beau, dit Pelquier ; mais, dis-moi, lorsque tu étais là, y as-tu rencontré beaucoup de Canayens ?

« J’te “cré”, dit Baptiste, et des quantités, mais il ne faut pas croire que tous ceux qui vont là y sont que pour s’amuser. La grande majorité y sont pour étudier et rapporter à leurs concitoyens le fruit de leurs études et les faire bénéficier des connaissances qu’ils y ont acquises.

« Et au nombre de ceux que tu as vus là-bas, y avait-il d’assez intéressants ? demanda Pelquier.

« Pour ça, oui, même certains d’entre eux m’ont vivement amusés, mais j’en ai rencontré un surtout qui valait son pesant d’or, un drôle de coco, bon garçon, naïf au possible et dont tu vas prendre d’autant plus d’intérêt qu’il jouera, je n’en doute pas, un assez grand rôle dans les projets d’avenir dont je t’ai parlé.

« Et qu’avait-il de si particulier, ce brave homme ? demanda Pelquier.

« Particulier ! dit Courtemanche en éclatant de rire, écoute et tu vas juger par toi-même.[1]

« J’habitais à cette époque un hôtel de famille situé au No 49 de la rue Bonaparte et s’appelant l’Hôtel St-Georges. Ce n’était certes pas l’Hôtel Continental ni le Grand Hôtel, mais plutôt une hôtellerie de famille où l’on trouvait bon gîte et bonne table. L’on y rencontrait beaucoup d’étudiants à l’aise et à cette époque était très fréquentée par les Canadiens-français.

« Un matin que je revenais d’une promenade matinale dans les jardins du Luxembourg, mon attention fut attirée — ceci en face de mon hôtel — par un individu qui s’était posé comme un piquet juste au coin de la rue Bonaparte et de la rue du Four.

« Cet individu avait une apparence si cocasse que je ne pus m’empêcher de l’observer. Figure-toi un bonhomme petit, ventru, court sur jambes, une figure patibulaire avec un nez trompette, des yeux en trous de vrille et la lèvre supérieure surmontée d’une moustache rousse en broussailles.

« Comme vêtements, un complet jaune foncé quadrillé de rouge, des pantalons venant un peu plus haut que les chevilles, un melon à rebord plat et d’une couleur indescriptible était posé sur sa tête ; il portait à la main un parapluie roux, jadis noir, terminé par un pommeau en tête de canard.

« Voici un modèle, pensai-je, que si mon ami Suzor Côté voyait, il brûlerait de l’envie de l’esquisser.

« Que diable, qu’est-ce ? D’où vient-il ? Que cherche-t-il ? Intrigué je m’approchais de lui et lui demandais :

« Monsieur, cherchez-vous quelque chose ?

« Il me considéra pendant quelques secondes, puis probablement rassuré par mon sourire engageant il me demanda :

« C’est-y loin d’icitte éiousque se trouve l’Hôtel St-Georges ?

Stupéfait, je reculais surpris et lui dis :

« Vous êtes canayen, vous ?

« Comment que vous voyez ça ? me demanda-t-il étonné.

« C’est pas tant que ça se voit, lui dis-je, mais ça s’entend.

C’est-y loin d’icitte éiousque se trouve l’Hôtel St-Georges ?

« C’est pas créyable, me dit-il, mais vrai, là, vous avez la devinette bien placée.

« Alors vous cherchez l’Hôtel St-Georges ? lui demandai-je.

« C’est ben de même, me répondit-il.

« Alors, venez avec moi, lui dis-je, c’est justement là que j’habite.

« Si vous demeurez là, fit-il, vous connaissez peut-être l’homme que je veux voir, un Canayen lui itou, qui répond au nom de Baptiste Courtemanche.

« Mais c’est moi ! dis-je plus étonné que jamais, qui êtes-vous ?

« Je me nomme Philias Duval, dit-il, j’arrive de Montréal et ce matin m’étant rendu au Bureau Canadien on m’a donné votre adresse comme étant celui le plus à même de me faire visiter Paris.

« En voilà une bonne, pensai-je, balader ce brave homme à travers Paris, ceci n’est pas exactement une sinécure, ils en ont des drôles d’idées au bureau canadien, enfin, exécutons-nous.

« Enchanté de vous connaître, M. Duval, veuillez me suivre, je vais vous conduire à ma chambre.

« Le bonhomme s’installa dans la meilleure chaise que Madame Lenflé, la propriétaire, avait mise à ma disposition, et commença son récit.


III

UN VOYAGEUR PEU ORDINAIRE.


« Comme je viens d’avoir l’honneur de vous le dire, me dit Duval, je ne suis à Paris que depuis quelques jours et très embarrassé de me trouver dans une aussi grande ville, ne sachant où diriger mes pas et ne connaissant personne.

« Vous vous demandez sans doute comment il se fait que je sois rendu icitte et par quelle suite de circonstances je me suis décidé à laisser ma famille, mon intérieur, pour courir le monde.

« Je vous dois, pour votre gouverne, quelques mots d’explications.

« Comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, je me nomme Philias Duval, j’habite à Montréal une maison que j’ai fait bâtir non loin des anciens terrains des exhibitions », avenue Bloomfield, si vous connaissez ça ? De mon métier je fais dans la bâtisse (sic). J’suis « enteurpreneur ».

« Je suis né quelque part dans le Grand-Nord, près des Isles de Sorel. Mon père qui était fermier en service d’un « gros habitant » m’envoya après que j’eusse fait ma première communion chez un de mes parents qui était lui-même fermier au service d’un seigneur, non loin de Berthier. Après trois ans d’apprentissage, mon père m’envoya aux Trois-Rivières chez un de mes cousins qui m’employa d’abord pour la brique puis ensuite qui me fit faire dans la pierre. Ah ! Monsieur Courtemanche, la pierre c’est de l’or en barre. D’ouvrier je devins foreman, puis je fis à mon compte et je devins « enteurpreneur ». C’est alors que j’é- pousais ma Délima qui me donna trois beaux enfants et je fis bâtir ma maison.

« Tout ceci est fort beau mais ne m’explique pas encore votre voyage dans les vieux pays, lui dis-je.

« J’arrive au point, continua Duval. Un jour, le cousin de la cousine de la femme de journée de ma femme, qui était conducteur sur les p’tits chars, me donna un livre sur la vie de Napoléon, l’empereur des Français, qui avait été publié en gravures par le journal « The Star ».

« Publié en gravures, que voulez-vous dire ? lui dis-je.

« Quelque chose comme une espèce d’album représentant le grand empereur depuis son enfance au collège jusqu’à sa mort sur l’Île Ste-Hélène, qu’on est prié de ne pas confondre avec celle qui se trouve en face de Montréal.

« Donc, mon bon Monsieur Courtemanche, j’ai regardé cet album page par page avec le plus grand intérêt, et quoique je ne suis pas un homme « instruite », ce dont vous vous êtes peut-être aperçu, je me suis dit : Philias Duval, maintenant que t’as de l’argent et que tu peux faire comme les vrais monsieurs, t’es pas pour mourir avant d’aller voir la vieille mère-patrie et les endroits « éiousqu’il » a vécu le grand Napoléon.

« Voyager, c’est « ben » simple, cela est vrai, pour un homme « d’inducation », mais pour un Canayen qui a passé la plus grande partie de sa vie à faire dans la pierre, c’est pas si commode, aussi je m’en suis allé trouver une de mes connaissances qui a fait son cours au Collège de Ste-Thérèse, et je lui ai demandé ses avis. J’ai lu quelque part, lui dis-je, qu’il y avait des gens qui voyageaient incognito ou quelque chose de même, comment faut-il faire ?

Après m’avoir considéré, il me répondit :

« Mon vieux, voyage comme t’es !

« Vous voyez que j’ai suivi son conseil et me voici.

« Je considérais Philias Duval avec intérêt, poursuivit Baptiste Courtemanche, et je lui répondis :

« Monsieur Duval, vous avez agi en vrai patriote et en homme bien pensant, aussi quoique mon temps soit très limité, veuillez me dire en quoi je puis vous être utile.

« Eh bien, Monsieur, dit Duval, j’aimerais que vous me pilotiez un peu à travers la ville, car je vous avoue que je m’y sens complètement perdu.

« Ouf ! pensais-je, comment vais-je faire pour me débarrasser de cet estimable crampon ? Je ne puis non plus l’évincer, c’est un compatriote après tout, un Canayen comme moi.

« Alors je lui donnais une foule d’indications et de détails sur la façon dont il devait s’y prendre pour visiter Paris. Je lui donnais des notes, un plan de la ville, et je lui dis de venir régulièrement me voir s’il était embarrassé, que je lui donnerais tous les renseignements nécessaires, mais que pour le moment mes occupations ne me permettaient pas de l’accompagner.

« Philias Duval fut bien un peu désappointé, mais il lui fallut faire contre mauvaise fortune bon cœur, et il me laissa en m’assurant qu’il reviendrait sous peu.

« En effet, deux jours plus tard, le brave homme revenait et je crus remarquer comme un nuage qui le troublait.

« Eh bien, Monsieur Duval, êtes-vous satisfait de vos excursions à travers la bonne ville de Paris ? Est-ce tel que vous vous la figuriez ? lui dis-je.

« Oui et non, fit-il en faisant une moue. Pour être une grosse place, c’est sans contredit une grosse place, les distances sont fort grandes, les coutumes un peu différentes de celles de chez nous, et les gens parfois singuliers.

« Ah ! vous trouvez ? lui dis-je. Voyons, contez-moi cela.

« Jugez par vous-même, dit Philias en s’asseyant et bourrant sa pipe. Figurez-vous qu’hier, fatigué, m’ayant été promener dans un parc qu’ils appellent le Bois de Boulogne, j’étais entré dans une espèce de jardin planté d’arbres, situé au bout d’une interminable avenue, et qu’ils nomment, je me suis laissé dire, les Champs Élysées ou quelque chose « de même ». Fatigué comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, je regardais autour de moi pour voir s’il n’y avait un banc ou quelque chose pour « massire » il y avait « ben » des bancs mais ils étaient tous occupés. Ce voyant, j’aperçus des chaises, il y en avait des « masses », et, chose singulière, il y en avait rien que quelques-unes d’occupées. Il paraît, que je me dis, que les gens de « par icitte » aiment mieux de « s’assire » sur les bancs que sur les chaises. Alors je pris une des chaises, je m’assis dessus et m’apprêtais à prendre ma pipe pour « tirer une touche », lorsqu’une grosse bonne femme vint à moi et me demanda deux cents.

« Deux cents ! que je lui dis. Pourquoi voulez-vous deux cents ?

« Pour votre chaise, « qu’elle » me répond.

« Comment pour « vot » chaise, vous ne me ferez pas « acrère » que par « icitte » on doit payer dans les parcs pour « s’assire ».

« Pour votre chaise. « qu’elle » me répond. « L’homme me regarda comme on fait pour une bête curieuse.

« C’est le règlement, qu’elle me dit.

« Le règlement ? que je lui dis.

« Oui, le règlement, me dit-elle en me faisant signe de payer ou de m’en aller. Je partis, vous comprenez, et je compris pourquoi les gens « s’assisaient » sur les bancs plutôt que sur les chaises, c’était pour rien débourser.

Dégoûté, je continuai ma promenade et après avoir traversé un pont, je me trouvais sur un grand carré dans le fond duquel il y avait une grosse bâtisse au centre de laquelle je pus voir comme une espèce d’église.

« Je vais aller dans c’t’église-là, que » je me dis, si c’est comme par « cheu » nous il y aura moyen de « s’assire » sans être incommodé. J’avisais un policeman qui était justement là et je lui demandais ce que c’était que cette bâtisse et l’église qui en faisait le centre.

« L’homme me regarda comme on fait pour une bête curieuse et me dit :

« Ce sont les Invalides, qu’il me répond, et dans le centre c’est la chapelle dans laquelle se trouve le tombeau de l’empereur Napoléon Premier.

« Vous avez dit Napoléon ! m’écriais-je en bondissant, le vrai, le grand, le…

« Oui, me dit le policeman, étonné lui-même de ma stupéfaction, le tombeau de Napoléon 1er, Empereur des Français.

« Sans en écouter davantage, je partis comme une flèche, vous n’y pensez pas, Monsieur Courtemanche, j’allais entrer dans la chapelle « éiousque » se trouvait les restes de « Poléon », oui, l’homme pour qui j’avais traversé le péril des mers.

« Cette chapelle, Monsieur, est merveilleusement bâtie en belle pierre et en marbre, et vous le savez, la pierre ça me connaît. Dans le fond d’un enfoncement entouré d’une « balustre » se trouve « l’entrepophage » dans lequel se trouve le corps du grand capitaine. À cette vue je me suis senti ému, mon sang n’a fait qu’un tour, et je pensais… là repose ce qui fut gloire et génie… N’écoutant que le sentiment de patriotique piété qui agitait mon âme, je m’agenouillais à « la balustre » et après avoir fait un signe de croix je fis une prière pour l’âme du grand homme. J’étais plongé dans ma méditation lorsque je sentis une main s’appesantir sur mon épaule et j’entendis une voix qui me disait :

« Monsieur, vous êtes prié de circuler.

« Je restais stupéfait et me levant je jetais un regard sur cet individu qui n’était autre qu’un des gardiens. J’eus l’intention de protester, mais devant l’intensité de son regard je ne trouvais rien de mieux que de me retirer. Oui, Monsieur Courtemanche, je me retirais en protestant, mais cela qu’en moi-même, car je ne voulais pas troubler le repos du héros d’Austerlitz en élevant la voix.

« C’est fâcheux, lui dis-je, mais sache, mon brave M. Duval, que le tombeau de Napoléon n’est pas une église ordinaire, et que la prière que l’on y fait doit rester muette dans le fond de la pensée. Pour ne pas vous fatiguer inutilement dans vos promenades, prenez les omnibus et ainsi pour quelques sous vous pourrez aller dans les différents quartiers de la ville et en suivant le plan que je vous ai donné vous pourrez connaître les noms des principaux monuments.

« Vous avez raison me dit Duval, et dès demain matin je vais mettre vos conseils en pratique.

« Et que fit-il ? demanda Pelquier fort amusé.

« Tu vas voir, dit Baptiste en rebourrant sa pipe, viens avec moi et en nous dirigeant vers ma demeure je te dirai la fin de mon histoire.

Pelquier, après avoir payé la note du déjeuner, prit le bras de son ami et tous deux descendirent la Sixième Avenue.


IV

OÙ IL SERA QUESTION DE PHILIAS DUVAL EXPLORATEUR


Titoine Pelquier et son ami Baptiste Courtemanche descendirent donc la Sixième Avenue et tournant la rue Christopher, non loin de l’endroit où se trouve le « Jefferson Market », ils débouchèrent au petit square Christopher, si toutefois ce « square » qui est triangulaire mérite ce nom. Alors ils prirent place sur un des trois bancs, juste au-dessous de l’unique arbre qui ombrage ce lieu. Comme le square était désert, ils purent s’y installer tout à leur aise, allumer leur bouffarde et continuer la conversation de la façon la plus paisible.

« Donc, continua Baptiste Courtemanche, trois jours plus tard, il pouvait être environ huit heures du soir, ou frappa à ma porte. J’allais ouvrir et à ma surprise j’aperçus Philias Duval. Non le Duval de l’autre jour, convenable malgré sa tenue étriquée, mais un Duval si lamentablement délabré, sale, méconnaissable, qu’au premier abord j’eus toutes les peines du monde à le reconnaître.

Il s’arrêta devant moi, une main derrière le dos, l’autre entre deux boutons de son gilet, affectant une pose napoléonienne. Il me dit d’une voix grave :

« Pour un Canayen vous êtes pas « créquien » !

Il avait l’apparence d’un charbonnier.

« Je reculais stupéfait, il avait une mine tellement déconfite, ses mains et sa figure noirs de fumée de charbon lui donnaient assez bien l’apparence d’un charbonnier et il ne présentait rien qui eut pu faire reconnaître l’entrepreneur.

« Oui, continua-t-il furieux, je vous remercie de vos avis, de vos plans, tout ce que je vois c’est que vous avez voulu vous payer de ce qui me sert de tête.

« Enfin ! mon cher M. Duval, dis-je stupéfait, que voulez-vous dire ?

« Ce que j’veux dire, tout simplement que je les ai suivis vos « toryeux » de conseils, que vous avez failli me faire crever, que vous vous êtes moqué de moi en « pépère », et que c’est pas correct « entoute » de la part, d’un compatriote.

« Je ne vous comprends pas, dis-je. Veuillez m’expliquer ce qui vous est arrivé.

« Simplement que vous m’avez dit de monter sur les Impérials des omnibus pour mieux voir la ville. Arrivé près « d’icitte » à la gare Montparnasse, j’ai demandé à un gamin qui m’a dit de prendre le chemin de fer de ceinture et que de cette façon en montant sur l’impérial je ferais le tour de la ville.

« Je grimpais donc sur cet Impérial… « tut-tut » et voilà le train en route, d’abord je fus dans un couloir puis j’entrais dans un « tinel éiousqu’il faisait noir, il y avait une fumée du diable, de la poussière à ne pouvoir respirer et cela dura deux heures sans que je pus descendre. Et vous trouvez cela, Monsieur, « ben » correct « d’emmencher » un homme « de même » ? Que voulez-vous que je fasse maintenant, je ne puis retourner chez moi tel que je suis, sale comme un « pion ».

« Alors je dus faire préparer un bain pour le pauvre Duval, et lorsqu’il fut à peu près présentable, je le fis souper et je le reconduisis jusque chez lui.

« À toutes les rues, à tous les carrefours il s’arrêtait et disait d’une voix émue :

« C’est ben « maudit », ou bien, « ça » parle au « yable ».

Et comme je lui demandais la raison de ces exclamations, il me répondit :

« Dire qu’il s’est promené par « icitte », que son regard a vu toutes ces choses !

« Et comme je lui demandais qui, il me répondit superbe de conviction :

« C’t’histoire", Poléon, parbleu’.

« Harassé d’avoir ce bonhomme toujours à mes trousses, je résolus de m’en débarrasser… mais comment ?

« La nuit porte conseil, dit-on, et le lendemain, lorsqu’il revint, je lui tins ce langage :

« Monsieur Duval, l’air de Paris ne doit pas être salutaire pour vous, pourquoi ne voyageriez-vous un peu, visiter par exemple le beau pays de France… ?

« J’y ai pensé, Monsieur, je suis chaque jour dégoûté davantage de la vie parisienne et j’ai résolu de me rendre en Égypte.

« En Égypte ? malheureux ! lui dis-je, mais nous sommes au mois d’août et c’est en Afrique, vous comprenez, en Afrique…

« Parfaitement, hier au soir j’ai été à la « Boucane » et j’ai rencontré là une « barge » de Canayens, y avait entre eux un docteur de Lowell, dans les « States », un nommé Brindavoine, nous avons causé d’un tas d’affaires pas pareilles et je lui ai ouvert mon cœur et conté mes aventures. C’est alors qu’il m’a emmanché le conseil dont à laquelle je viens d’avoir l’honneur de vous entretenir, et tous les autres présents ont secondé son avis avec enthousiasme.

« J’eus beau lui dire que l’Égypte étant en Afrique, qu’il n’était pas logique d’y aller en plein mois d’août, et que s’il voulait y aller, d’attendre à l’automne ou à l’hiver, et j’appuyais mes arguments d’une carte de géographie dont je lui donnais toutes les explications compréhensibles à un homme de son intelligence.

« Duval me laissa me disant que le soir même il irait à la « Boucane » et qu’il demanderait à Brindavoine et aux autres si on se moquait de lui.

« Et suivit-il ton conseil ? demanda Pelquier, très amusé de l’histoire.

« Tu vas voir, dit Baptiste, l’aventure ne faisait que commencer. Le lendemain matin, vers les sept heures, Duval se présentait chez moi.

« L’excellent homme était pâle et avait toutes les apparences d’un individu n’ayant pas fermé l’œil de toute la nuit.

« Et bien, Monsieur Duval, qu’est-ce qui me vaut l’honneur de votre visite à une heure si matinale ? lui dis-je.

« Monsieur Courtemanche, me répondit-il, la gravité des circonstances en sont la cause.

« Monsieur Duval, m’écriais-je, vous m’effrayez.

« Voudriez-vous être mon témoin, me dit-il d’un air solennel.

Diable, fis-je, je croyais que Madame Duval était toujours de ce monde et qu’à moins d’être bigame…

« Je dois me battre en duel, dit Philias Duval en se laissant choir sur une chaise.

« Vous battre en duel ! m’écriais-je en bondissant.

« Il en est de même, fit Duval, en remuant la tête d’un air désespéré.

« Enfin, lui dis-je, en approchant ma chaise de la sienne, contez-moi cela, vous m’étonnez au dernier point.

« Hier au soir, comme je vous le disais, je me suis rendu à la Boucane, dit Duval, sans hésitation je me suis rendu auprès du docteur Brindavoine et je l’ai harangué en ces termes :

« Je ne comprends pas, Monsieur le Docteur, vous qui avez de « l’inducation », de vous moquer de telle façon d’un compatriote qui pour la première fois dans son existence vient dans les vieux pays.

Il me considéra un instant, puis me dit : Où voulez-vous en venir, Monsieur Duval ?

« Je veux en venir à ceci, c’est que c’est pas “chréquien” de vouloir persuader à un homme pour lequel on devrait avoir une certaine considération d’aller au mois d’août sur la terre de l’Égypte qui se trouve, comme vous le savez, en Afrique, comme je me le suis laissé dire.

« Mais, Monsieur, me dit un « p’tit Françâ » qui avait une lunette dans un œil et qui s’était approché, effectivement que l’Égypte est située en Afrique, mais dans le nord de ce continent.

« Y serait même situé dans le Nord-Ouest, que je lui réponds, que c’est pas un climat qui doit être considéré par un Canayen qui a femme et enfants et qui prend soin de sa santé aussi bien pour le chaud que pour le froid.

« Alors, s’écria le « Françâ », tous ici nous vous prenions pour un héros intrépide prêt à affronter les climats les plus sévères sans la moindre hésitation, et vous semblez avoir peur d’affronter les rigueurs de l’Afrique et comme le grand Napoléon dont vous ne faites que parler, vous, Monsieur Philias Duval, qui faites dans la pierre, hésiteriez-vous à vous faire, comme il le fit, contempler par les Pyramides ?

« Monsieur, lui dis-je suffocant, s’il y a quelqu’un ici qui a peur, ce n’est certainement pas moi.

Alors… s’écria le « Françâ… »

« Monsieur, dis-je, je…

« Il n’y a pas de « je », fit le Français en me tendant une carte de visite. Voici ma carte, vous devez savoir ce que cela veut dire, et si vous ne le savez pas demandez-le à vos témoins.

« Abasourdi, je me tournais vers le docteur Brindavoine qui me dit :

« Vous vous êtes mis là une belle chose sur les bras !

« Quoique je me suis mis ? lui dis-je de plus en plus étonné.

« Vous lui avez dit, ou du moins vous avez insinué qu’il était un peureux, un poltron si vous préférez.

« Moi ! m’écriais-je, mais je ne lui ai rien dit du tout.

« Nous en sommes témoins, firent les autres comme un seul homme.

« Vous devez accepter et vous battre, dit Brindavoine, ou il en sera de la réputation de l’estimable corporation de ceux qui comme vous font dans la pierre.

« Je ne répondis pas, me dit Duval, je restais digne et je sortis gravement au milieu du silence général. Ce matin je viens vous trouver et vous demander conseil.

« Monsieur Duval, lui dis-je vous me placez en face d’un problème peut-être plus difficile que vous ne le pensez vous-même. D’abord, connaissez-vous l’adresse de votre adversaire ?

« Voici sa carte, dit Duval en me présentant un bristol d’une propreté douteuse.

« Je pus lire : Vicomte Raoul de Sérac, maître d’armes breveté, 55 rue du Dragon.

« Diable, lui dis-je, après avoir lu, vous me semblez un homme bien malade.

« Vous croyez ? me dit Philias Duval d’un air inquiet.

« Allons, mon pauvre ami, je vais arranger, du moins je vais essayer de régler à l’amiable toute cette affaire. Donnez-moi l’adresse du docteur Brindavoine et je cours chez lui prendre des renseignements.

« Philias Duval étant parti, je terminais ma toilette et me rendis rue Monsieur le Prince où restait le docteur Brindavoine.


V

RES NON VERBA.


Le docteur Brindavoine habitait, venons-nous de dire, un hôtel meublé de la rue Monsieur le Prince. Cette rue est fort connue de tous ceux qui ont habité le Quartier Latin, étudiants en droit ou en médecine, et beaucoup surtout des disciples de l’École des Beaux-Arts. L’appartement de Brindavoine n’était pas luxueux, une chambre à coucher avec un petit cabinet de toilette adjacent.

Brindavoine lui aussi était canadien, de Sorel, avait étudié la médecine à l’Université Laval, puis était allé professer à Lowell, aux États-Unis. C’était un beau gaillard d’environ vingt-sept à vingt-huit ans, bien découpé, bon enfant, joyeux compagnon qui tout en aimant bien s’amuser ne négligeait pas ses études et savait comme bien d’autres de ses compatriotes alors à Paris unir le plaisir à un travail scientifique des plus sérieux.

« Diable ! s’écria-t-il en m’apercevant, quel bon vent vous emmène ?

« Voici, lui dis-je en m’asseyant sur le siège qu’il m’offrait, je viens vous causer de l’inénarrable Monsieur Philias Duval.

« En entendant prononcer le nom de l’entrepreneur, Brindavoine partit d’un rire homérique et fut pendant quelques minutes avant de pouvoir reprendre sa respiration normale.

« Parlez, me dit-il, lorsqu’il fut remis, il me tarde de vous entendre.

« Je lui contais alors la visite de Duval, son histoire de provocation, et lui donnais tous les détails que nous connaissons.

« Mon cher ami, dit Brindavoine, l’histoire est plus comique encore que vous ne pouvez vous le figurer. Vous connaissez aussi bien que moi le brave Duval, c’est dans le fond le meilleur homme que l’on puisse trouver, mais avec cela la poire la plus phénoménale que l’on puisse rencontrer. La première chose que les membres de la « Boucane » virent, ce fut l’occasion de profiter de la naïveté de Duval pour s’en amuser, et lorsqu’ils surent que l’entrepreneur était possesseur d’un joli montant en poche, non pas de s’en emparer d’une façon illicite, mais de se faire payer un bon dîner par un moyen quelconque.

« Or Serac, un charmant garçon qui est peintre mais aussi maître d’armes, inventa le « truc » du duel, le tour fut joué, la scène préparée et notre jobard tomba dans le filet sans se douter de rien.

« Mais le duel ? dis-je.

« Aura lieu, dit Brindavoine.

« Je ne vois pas du tout Philias Duval, se battant en duel, lui dis-je en riant.

« Parfaitement, nous aurons même un artiste photographe qui reproduira la scène qui ne manquera pas d’avoir un assez grand succès au cinéma.

« Mais les suites ? fis-je.

« Le tout ne sera qu’un simulacre des mieux organisés, fiez-vous à moi, Duval n’aura pas une égratignure, ni son adversaire non plus, au contraire il sera le héros et tenu comme tel à payer un formidable déjeuner.

« Alors vous êtes sérieux ? lui dis-je.

« Des plus sérieux, me répondit-il, vous serez le témoin de Duval, trouvez-en un autre. De son côté Sérac a les siens et l’affaire aura lieu demain au petit jour dans un coin reculé du bois de Saint-Cloud.

« Et l’arme ? demandai-je.

« Des pistolets de Liège avec des balles du même métal.

« Compris, lui dis-je, je vais chercher un copain comme second témoin et je vais retrouver Duval qui m’attend dans les galeries de l’Odéon.

« Comme de fait je me rendis chez un camarade, un artiste du Gymnase, à qui je contais l’histoire et qui accepta tout ce que je voulus.

Philias Duval m’attendait depuis assez longtemps dans une des galeries de l’Odéon et regardait d’un air distrait les volumes qui encombraient les rayons des libraires.

« Eh bien ! dit-il en m’apercevant, avez-vous arrangé quelque chose ?

« Oui, fis-je d’un air macabre, cela sera pour demain matin dans le bois de Saint-Cloud.

« Alors, je dois me battre ! s’écria-t-il en devenant tout pâle.

« Oui, dis-je d’une voix émue en lui serrant la main, l’honneur de la corporation de ceux qui font dans la pierre l’exige, Philias, vous ne pouvez reculer.

« Que l’yable la mène, la maudite corporation, j’vas pas m’faire démolir la bobine par c’t’esquimeau-là pour leur faire plaisir, « stacrêre » que j’suis pas fou pour me laisser « emmencher de même ».

« Cependant, lui dis-je, le monde a l’œil sur vous, toute la « Boucane » croira que vous avez eu peur et que votre courage recule par crainte de ce Sérac.

« Peur de ce freluquet-là, vous n’y pensez pas, s’écria Duval au comble de l’indignation.

« C’est ce que tous vont croire. Je sais, quant à moi, que vous ne craignez rien, que votre bravoure est à toute épreuve, mais je ne suis pas seul, hélas ! pas seul mêlé à cette affaire. Dans la « Boucane », Monsieur Duval, il y a des journalistes, des correspondants de grands journaux de Montréal et de Québec, et que penserait-on là-bas si on publiait que vous, Philias Duval, avez perdu l’esprit chevaleresque de vos ancêtres et n’êtes plus un vrai Canayen.

« Cela serait vrai, Monsieur Courtemanche, on penserait que je suis un Canayen de seconde main. Eh bien alors, on va voir, je vais lui conter cela, à la maudite petite chenille à poil, je vais l’écraser comme une punaise.

« Souvenez-vous, lui dis-je, que se croyant l’offensé il a le choix des armes.

« Ça, j’m’en moque par exemple, qu’il prenne « hanne hache », un tomahawk, un canon, du gaz asphyxiant comme les cochons de Prussiens, je lui montrerai tout de même ce que c’est qu’un p’tit Canayen-français.

« Je regardais Duval, continua Courtemanche, et je me demandais comment cela allait finir. Tu connais les Canayens aussi bien que moi, ami Pelquier, tu sais que souvent sous une rustique écorce, comme disait si bien Louis Fréchette, ils ont l’âme d’un héros. Duval était piqué dans son honneur, et jamais que je sache, un vrai Canayen-français a faibli sur ce terrain-là.

« Or, continua Courtemanche, j’avais choisi comme second témoin un comédien, et tous deux nous allâmes à la « Boucane » régler les préliminaires de la rencontre. Tout avait été prévu et il fut décidé que l’on se rencontrerait le lendemain à neuf heures (ce qui était plus convenable pour tout le monde) et que l’arme de combat serait le pistolet.

« Philias Duval s’en était retourné chez lui et je ne le revis que le lendemain matin à sept heures lorsqu’il se présenta chez moi.

« Vous êtes prêt ? lui dis-je.

« Oui, je suis prêt, me répondit-il. Je suis cependant, je vous avoue, assez fatigué car j’ai veillé une partie de la nuit.

« Vous ne pouviez dormir, étant nerveux sans doute, l’idée de ce combat vous aura enlevé le sommeil, lui demandai-je.

« Non, répondit-il en secouant la tête, ce n’est pas cela, mais ayant réfléchi je me suis dit qu’on ne savait jamais comment des rencontres de ce genre pouvaient se terminer et…

« Et ?… fis-je en le regardant.

« J’ai fait de l’écriture et préparé un document que je vous apporte, si toutefois l’aventure se terminait à mon désavantage, je vous serais reconnaissant de le faire parvenir à mon notaire à Montréal.

« Et tirant une grande enveloppe de sa poche il me la tendit.

« Vous pouvez lire l’adresse de celui à qui je la destine, me dit Duval.

« En effet, je pus lire le nom d’un de nos notaires les plus en vue de Montréal, et je pensais que ce diable de Duval avait le jugement mieux placé qu’il n’en avait l’air.

« Une fois habillé, je conduis Duval à la salle à manger et je l’invitais à prendre le déjeuner avec moi.

« Le repas fut vite expédié et lorsque nous sortîmes, j’aperçus le second témoin qui venait, ayant pour la circonstance revêtu une redingote noire style 1830, ce qui lui donnait assez bien une allure de croque-mort.

« Maintenant que nous voici tous réunis, partons si nous ne voulons pas être en retard, lui dis-je.

« Je les conduisis prendre le bateau-mouche et nous remontâmes la Seine jusqu’au débarcadère de Saint-Cloud.

« Le voyage se fit sans que personne songea à plaisanter, tous étaient sérieux tel qu’il le convient dans des circonstances de ce genre.

Sur le débarcadère un groupe nous attendait, c’était de Sérac, le docteur Brindavoine et une autre personne que je ne connaissais pas et qui portait une boîte dont il tenait la poignée.

Le docteur Brindavoine. Monsieur Sérac.

« Tous nous nous découvrîmes et suivant le docteur qui ouvrait la marche, nous nous enfonçâmes dans les profondeurs de la célèbre forêt.


VI

COMMENT PHILIAS DUVAL PROUVA QU’IL N’ÉTAIT PAS UN CANAYEN DE SECONDE MAIN.


« Nous gravissions lentement la côte longeant la cascade. Duval causait avec le comédien. Moi, je profitais d’un moment d’inattention de l’entrepreneur pour me rapprocher du docteur Brindavoine.

« Eh bien ? lui dis-je.

« Tout va pour le mieux, me répondit le médecin, toute la bande nous attend là-haut, la mise en scène sera parfaite, nous allons rire.

« Au bout de quinze à vingt minutes nous débouchions dans une petite clairière entourée de massifs touffus. Je ne vis per- sonne, mais je me doutais que derrière cette verdure on nous observait. Je crus du reste entendre comme le bruit d’une manivelle que quelqu’un tournait.

« Celui qui portait la boîte, un individu qui avait des airs d’ancien officier, nous dit en saluant :

« Messieurs, cet endroit me paraît favorable, nous pouvons nous préparer.

« Le docteur Brindavoine me fit signe de m’approcher de lui et me présenta celui qui venait de parler.

« Monsieur le Capitaine Raison, dit-il.

« Je saluais le capitaine, nous échangeâmes une vigoureuse poignée de mains, le capitaine me faisant un salut et sourire entendus.

« Alors il me prit par la main, fit un geste de la main à l’autre témoin et nous fit placer au centre de la clairière. Puis nous plaçant dos à dos il nous fit avancer chacun de quinze pas égaux.

« Ce qui fera, dit-il, trente pas entre les combattants.

« Autour de nous tout semblait désert, on ne voyait que ceux qui devaient prendre part au combat, et j’observais du coin de l’œil le pauvre Duval qui était, il est vrai, bien un peu pâle, mais qui cependant faisait bonne figure, redressant sa petite taille et regardant son adversaire de l’air d’un homme qui n’a pas froid aux yeux.

« Je lui fis signe de venir se mettre à la place que j’occupais, et l’autre témoin en fit tout autant à Sérac qui vint occuper la sienne.

Vous sentez-vous nerveux ?

Le capitaine ouvrit la boîte et en tira deux pistolets de combat, prenant les armes il nous les montra et les fit examiner par les témoins.

« Messieurs, il a été décidé, dit le capitaine qui prenait la direction du combat, que deux balles seulement seraient échangées au cri de « feu ». Je prierais ces messieurs d’enlever leur chapeau et de relever le col de leur habit.

« Alors je m’approchais de Duval, prit son chapeau et l’aidais à arranger son col. Pas un muscle de sa figure ne bougeait.

« Vous sentez-vous nerveux ? lui murmurai-je.

« Je voudrais que « Poléon » me voit, me dit-il crânement, il a dû venir « icitte lui itou ».

« À vos places, Messieurs, dit le capitaine, puis s’avançant vers chacun des combattants il leur présenta, commençant par Sérac, le pistolet de combat, puis se reculant :

« Avez-vous quelque chose à dire ? fit-il gravement.

Sérac secoua la tête et Duval d’une voix de tonnerre s’écria :

« Pas une sapré miette !

« Étonné nous nous regardions, et si j’ai bonne souvenance, des deux combattants ce n’était pas Philias Duval qui faisait la plus mauvaise mine.

« L’arme prête, Messieurs, en joue… puis abaissant sa canne qu’il tenait levée :

« Feu ! »

« Deux détonations se succédèrent. Duval que j’avais instruit sur la manière de faire, resta debout après avoir abaissé son arme. Sérac recula d’un pas, laissa tomber son pistolet et chancelant fut soutenu par le docteur Brindavoine qui s’était vivement avancé.

« J’allais à Duval à qui je pris le pistolet en lui demandant s’il était blessé.

« Non, dit-il, mais je pense que l’autre a reçu son compte, voyez s’il est fort mal ?

« J’allais au groupe Sérac, ce dernier renversé sur le sol était soutenu par le capitaine, le docteur Brindavoine ayant écarté le gilet du blessé fit voir que la chemise était teintée de sang. Le médecin examina la blessure puis se relevant il dit :

« Cela ne sera rien, la balle a glissé sur une côte ne laissant qu’une blessure insignifiante.

Le capitaine Raison, toujours solennel, dit :

« Messieurs, l’honneur est satisfait.

« Je fis signe à Duval qui s’avança vers Sérac qui lui tendit la main.

Monsieur, dit le blessé, que tout ceci ne soit considéré que comme un simple malentendu, donnez-moi la main.

« Philias Duval serra la main de son adversaire et voulut même l’aider à marcher.

Que pensez-vous de mon Iroquois ?

« Que pensez-vous de mon Iroquois ? demandais-je au capitaine.

« Tout simplement qu’il s’est admirablement conduit pour un amateur et que bien des habitués de la pelouse ne font pas plus belle figure. Votre Iroquois, comme vous dites, vient de nous prouver que malgré qu’il ait le corps d’un avorton il possède l’âme d’un brave.

Le déjeuner fut servi dans un des chalets-restaurants, là nous attendaient une dizaine des membres de la « Boucane ». Ce chalet bien connu des visiteurs de Saint-Cloud possède une terrasse de laquelle on aperçoit la Seine et où l’on a vue sur le va-et-vient des bateaux-mouches et embarcations de toutes sortes qui sillonnent le fleuve.

« C’est là que fut servi le déjeuner et Philias Duval devenu le héros de la fête fut l’objet d’un véritable triomphe. On le fit causer, il chanta même des chansons des chantiers dont une : « La Fille du Tailleur » eut un succès énorme.

« Le brave Duval paya tout ce que l’on voulut et ce duel lui coûta environ six cents francs.

« Et que penses-tu de cela, ami Pelquier ? dit Courtemanche. Cette histoire mérite-t-elle d’être contée ?

« Et qu’advint-il de ce brave Philias, après son duel devint-il un des fidèles de la Boucane ou continua-t-il son voyage ? demanda Titoine.

« Il quitta Paris quelques jours après et je ne le revis qu’il y a trois mois lorsque par hasard je le rencontrais à cette même station où nous nous sommes vus ce matin. Je lui fis part de ma découverte et il fut si intéressé de la chose que depuis je suis en correspondance avec lui et que j’attends d’un jour à l’autre une lettre de lui m’annonçant son arrivée à New-York, ceci pour mettre par écrit les bases de notre acte d’association.

« Et tu crois que réellement ta découverte est si extraordinaire que cela ? demanda Pelquier vivement intéressé.

« Tu vas en juger par toi-même, dit Courtemanche en se levant. Je reste à deux pas d’ici, rue Grove, viens avec moi, je vais te montrer mes documents et en même temps voir si Philias Duval ne m’a pas écrit.


VII

POURQUOI IL NE FAUT PAS TOUJOURS JUGER L’OISEAU PAR SA CAGE.


Cette partie de New-York où habitait l’ingénieur Baptiste Courtemanche n’était pas à cette époque, pas plus qu’elle ne l’est aujourd’hui, une des portions sélects du « Greater New-York », mais au contraire un quartier populeux bouleversé par la prolongation des grandes avenues et composé de maisons petites, laides, de proportions et de style disparates.

C’est la continuation du vieux Manhattan aux rues sinueuses et étroites. Mais cependant, pour l’observateur il est facile de se rendre compte aux vestiges de quelques résidences encore belles et spacieuses, que ce quartier aujourd’hui peuplé par une populace juive et italienne, fut autrefois un des plus riches et fashionables de la ville.

La ville a grandi du Parc de la Batterie, de l’Hudson à la rivière de l’Est montant systématiquement vers la rivière du Nord pour se déverser bien au-delà et envahir le Bronx et les campagnes environnantes, ceci avec une prodigieuse rapidité.

J’ai connu et causé avec plus d’un vieil habitant de New-York me disant qu’au temps de leur jeunesse les limites de la ville étaient situées non loin de Madison Square et que par les beaux jours d’été on allait faire des excursions et pique-niques dans les bois et buissons incultes qui sont maintenant le Parc Central.

Autrefois le peuple et la masse des électeurs le soir des élections se pressaient dans les environs du City Hall, puis ce fut Union Square. Je me souviens fort bien que la première élection présidentielle à laquelle je fus témoin, on allait le soir chercher le résultat des élections à l’Union Square, la seconde fois c’était au Square Madison, puis lors de la première nomination du Président Woodrow Wilson la foule se ruait au Herald Square tandis qu’à la dernière tout était monté au Times Square. Ceci porte à croire que la 125ième rue deviendra avant que de nombreuses années se soient écoulées le centre de la ville monstre.

L’habitation qu’habitait Courtemanche, rue Grove, était d’une apparence plutôt maussade. On grimpait à son quatrième par un escalier de pierre, véritable casse-cou sombre et glissant.

La chambre qu’il habitait était en son genre tout un poème, non pas un de ceux respirant la fraîcheur et embaumant d’un
La chambre qu’il habitait
parfum exquis, mais au contraire un cloaque infecte et noir. Cette pièce était tout à la fois chambre à coucher, cuisine et laboratoire. Un lit, s’il est possible de donner ce nom à l’agglomération de draps sales et couvertures malpropres. Deux tables, une servant pour écrire, l’autre un peu plus grande portant un réchaud à pétrole et des ustensiles de cuisine. Dans un coin un évier plein d’eau stagnante et répandant une odeur « sui generis » Comme siège une caisse à savon renversée.

Pelquier après avoir jeté un coup d’œil sur l’ameublement, recula instinctivement et fut saisi à la gorge par l’âcreté des émanations s’échappant des choses qui l’entouraient et fut pris d’une quinte de toux qui le secoua fortement.

Pauvre Titoine, en voyant le taudis qu’habitait son ancien condisciple, il se prit à regretter son confortable appartement de la rue Vinet à Montréal et y aurait arrêté sa pensée si l’image de sa suave moitié (née Philomène Tranchemontagne de Shawinigan) ne se fut présentée à sa pensée, il surmonta son dégoût et s’avança avec précaution dans l’intérieur de la pièce.

« Tu dois constater qu’il sent ici fortement le renfermé et qu’il manque d’oxygène, dit Baptiste.

« En effet, fit Pelquier en se bouchant le nez, il serait bon d’ouvrir la fenêtre.

« En fait de fenêtre, je n’ai que cette ouverture donnant sur un ventilateur, mais comme il est très étroit, dit Courtemanche en indiquant l’ouverture, l’air qu’il donne est loin d’être suffisant.

« Alors dépêchons-nous, dit Titoine. Prends tes documents et allons dans un endroit où l’on puisse respirer.

Courtemanche ne se fit pas prier et ouvrant un coffre qui se trouvait près du lit il en tira des documents assez volumineux qu’il prit avec lui, puis fermant à clef le coffre il dit à son ami :

« Viens, j’ai en mains des documents qui vont t’émerveiller, sortons.

« Oui, sortons, dit Titoine en bondissant vers la porte, mais conduis-moi là où je puisse avoir de l’air. Lorsqu’il fut sur le seuil, le dentiste respirant à pleins poumons s’écria :

« Comment diable peux-tu vivre dans cette boîte ?

« Bah ! fit Courtemanche en secouant tristement la tête, j’y vis avec l’espérance de bientôt en sortir. C’est dur pour commencer mais quand on ne peut faire autrement on finit par s’y habituer.

« Pour moi, mon vieux, dit Pelquier, je pourrais jamais m’y faire. Pouah ! viens qu’on prenne un coup de n’importe quoi afin de chasser cette maudite odeur, j’en ai plein le nez et la gorge.

« Ils se rendirent dans un bar faisant le coin de la rue Christopher et y avalèrent plutôt qu’ils ne burent deux ou trois verres de bière.

« Maintenant remontons vers mon quartier et là nous trouverons bien un endroit où nous pourrons causer tout à notre aise, dit Pelquier.

Les deux amis remontèrent tout en causant la sixième avenue, entrèrent se reposer environ une heure dans un cinéma, puis après avoir pris un excellent dîner dans un restaurant de la quarante-deuxième rue, Titoine conduisit son ami à son hôtel.

« Ici au moins, dit-il, nous ne serons pas dérangés, viens dans ma chambre, je vais y faire monter une bouteille de whiskey et des cigares, et nous pourrons causer aussi longtemps que nous désirons, et cela sans être importunés.

« Tu ne peux te faire une idée, continua le dentiste, de l’intérêt que je porte à ta découverte, même avant de savoir ce dont il retourne. Au collège de l’Assomption tu étais toujours le premier en mathématiques et combien de fois j’ai entendu M. Latulippe dire en parlant de toi :

« Il fera son chemin ce garçon-là ! »

Les deux amis se mirent à leur aise, enlevèrent leur habit, dégrafèrent leur col pour donner plus d’aise à la respiration, enfin lorsqu’ils eurent allumé leur bouffarde, Courtemanche ayant déballé ses manuscrits qu’il plaça sur la table, il commença les préliminaires de son récit.

« La science, dit-il, qui cependant semble si avancée, est au point de vue de certaines de ses branches encore à la genèse. Chaque jour l’horizon scientifique s’agrandit et des choses qui semblaient être fabuleuses, fantastiques, se sont réalisées et tous les jours parviennent à un degré supérieur de perfectionnement sans toutefois être arrivées à leur apogée.

« Nous voyons des minéraux qui existaient, soit à l’état de pureté ou alliés à d’autres éléments, se faire découvrir, isoler et appliquer, augmentant de ce fait la richesse de l’industrie, le progrès de la science.

« Des inventions que nous croyons dues à l’imagination d’un cerveau surexcité, devenir à la suite, non plus des chimères mais des réalités.

« Combien de fois étant au collège je me plaisais à lire les livres de Jules Verne, les voyages du « Nautilus » sous les mers. « Robur le Conquérant », les « Aventures d’un Chinois en Chine », et cependant ces livres faisaient entrevoir des possibilités puisqu’aujourd’hui nous avons les sous-marins, les aéroplanes, le phonographe.

« L’électricité, nous savons qu’elle existe, nous l’employons. nous en faisons presque notre esclave, sans cependant savoir ce que c’est.

« Tous les jours se créent des choses auxquelles nos pères étaient bien loin même de penser, et nous les considérons comme étant toutes naturelles. Ils se croyaient cependant bien en droit de croire être arrivés au « nec plus ultra », alors nous qui voyons que nous sommes encore loin de la réalisation complète, quelle idée pouvons-nous faire des choses de l’avenir, lorsque nous considérons froidement ce que nous sommes par rapport à ce qu’étaient nos ancêtres.

« Arrête là, mon vieux, fit Pelquier, nous savons ce que c’est que la vapeur, nous nous servons de l’électricité, comme tu dis fort bien, mais nos ancêtres n’étaient pas non plus des chenilles, quoique nous autres, Canayens, nous n’avons pas la prétention de descendre des Égyptiens, explique-moi comment il se fait qu’ils construisaient des pyramides de pierres à faire frémir ton ami Philias Duval et sans aucun autre moteur que la force des bras ?

« C’est vrai, dit Baptiste songeur, cela porte à dire, mon cher, et souviens-toi bien de mes paroles : « Avec l’aide de Dieu il n’est rien qui soit impossible au génie de l’homme ».

« Ça c’est ben beau, dit Pelquier, mais tu ne me parles pas de ton invention.

« Nous y voici, répondit Baptiste Courtemanche en versant du « Canadian Club Rye » dans son verre et celui de son ami, écoute quelque chose qui va te faire rêver.


VIII

LA PLUS GRANDE DÉCOUVERTE DU SIÈCLE.


« La science qui nous paraît être arrivée non loin de son apogée, comme je viens de te le dire, continua Baptiste Courtemanche, nous réserve les surprises qui semblent sortir du domaine de la fantasmagorie.

« Au nombre des études pour lesquelles j’ai toujours eu de la prédilection et qui suscitèrent tout particulièrement mon attention est l’aérologie. J’ai lu et étudié à peu près tout ce qui a été écrit et fait en ce qui concerne cette science, depuis les travaux des Frères Montgolfier jusqu’aux aéroplanes et dirigeables les plus perfectionnés de nos jours.

« La conclusion de mes études et de mes observations fut que l’on ne deviendrait jamais réellement et complètement les maîtres de l’air avec des machines plus légères que cet élément, ou, ne pouvant suivant les théories et procédés actuels, lutter en maîtres contre les courants atmosphériques et les caprices météréologiques.

« Mais comment ? me disais-je…, et j’en étais arrivé là, lorsqu’un jour, et ceci par le plus grand des hasards, je découvris ce que mon imagination m’avait fait entrevoir, la réalisation de mes rêves les plus chimériques.

« J’avais osé croire à un élément plus léger que l’air. Pourquoi pas ? Ne connaissons-nous pas des métaux qui existaient mais que nous ignorions, le « radium » par exemple, l’« uranium ». Il n’y a pas si longtemps qu’un savant découvrit que l’« hydrogène » se solidifiait et était de nature métallique. Nous avons le « mercure » par exemple qui est un métal liquide, si cette dénomination peut être considérée exacte. Tout ceci me torturait si bien l’esprit que je crus que je devenais fou et que si je ne mettais un terme aux fougues de mon imagination, je finirais par aller habiter une des cellules de l’Asile de la Longue-Pointe.

« J’en étais donc là dans mes vagues hypothèses, lorsqu’un beau jour il m’arriva l’étrange aventure qui devait bouleverser mon existence toute entière.

« J’étais depuis quelques mois de retour de mon voyage d’Europe et j’avais accepté — ceci pour remettre à flot mes finances ébréchées — une position en qualité d’ingénieur dans une compagnie opérant des tracés dans l’Ouest canadien, ceci pour le compte d’une compagnie de chemin de fer voulant établir une ligne jusqu’au Yukon.

« Tu me vois d’ici, moi venant tout droit de Paris, tomber dans la solitude la plus absolue, car à part une trentaine d’hommes qui étaient sous mes ordres, je ne voyais âme qui vive. Des montagnes, des vallées, des précipices, d’interminables forêts de sapins, rien que ronces et rochers, pas la moindre distraction que celle de travailler à relever des plans et étudier des chemins praticables.

Il faut avoir besoin de gagner sa croûte de pain pour se livrer à une vie semblable.

Il faut avoir besoin de gagner sa croûte de pain pour se livrer à une vie semblable. C’était parfois d’une monotonie écrasante, surtout l’hiver, lorsque terrés dans des grottes comme des bêtes fauves, ou vivant dans des huttes comme les hommes des chantiers, n’ayant le soir qu’une lanterne pour nous éclairer, nous ne savions parfois comment tuer le temps et la température s’en mêlant, nous ne pouvions sortir travailler au dehors.

« Ah ! mon bon ami, je regrettais bien alors les beaux jours d’autrefois, les heures d’études passées auprès d’un bon feu et les bibliothèques dans lesquelles je faisais mes recherches. J’avais bien avec moi un petit matériel chimique pour faire des recherches, mais le laboratoire rudimentaire que je m’étais construit était insuffisant et c’était tout juste assez pour procéder à de simples analyses.

« Or j’étais cette fois-là à la tête d’une équipe d’ingénieurs et d’ouvriers. Depuis huit longs jours nous avions eu un temps épouvantable, d’abord de la pluie, puis de la neige et un vent à ne pouvoir se tenir debout.

Profitant d’un jour que le temps semblait d’avoir des intentions de se mettre au beau, je voulus en profiter afin de prendre un peu d’exercice et donner à mes membres le mouvement qu’ils réclamaient. Je dis à mes hommes que j’allais voir dans les environs si je ne trouverais pas du gibier, car nous étions à court de viande fraîche.

Je saisis donc mon fusil et allègrement je prenais le chemin de la montagne.

Le gibier qui généralement était très abondant en cet endroit, ce matin-là était d’une rareté désespérante. Ne voulant cependant pas revenir bredouille au camp et croyant que je trouverais ce que je cherchais sur les crêtes escarpées qui étaient au-dessus de moi, je m’élançais dans un sentier débouchant à un endroit où j’avais d’un côté un mur de pierre coupé presqu’à pic et de l’autre un précipice. Devant mes yeux se déroulait un panorama de toute beauté. À mes pieds, mais à une hauteur vertigineuse, je pouvais voir notre campement et mes compagnons qui m’apparurent comme des pygmées. Au loin et bordant l’horizon, des montagnes immenses qui, se découpant dans l’azur du ciel, toutes blanches de neige, leurs glaciers miroitant aux rayons du soleil, prenaient un aspect vraiment féérique que le pinceau d’un peintre — même très habile — aurait eu de la difficulté à reproduire.

« Je marchais donc sur le bord du précipice et quoique j’eusse fait bien attention où je mettais mon pied, je glissais tout à coup et tombais sur le sol, la pente était assez forte et j’aurais été entraîné vers le gouffre lorsque, l’instinct de la conservation l’emportant, je saisis le rocher et pus enfin après un effort désespéré me remettre en sûreté.

« J’étais là-haut frémissant cramponné à l’aspérité d’un roc, et lorsque je revins de mon émoi je m’aperçus que dans ma main je tenais une parcelle de pierre qui dans les efforts que j’avais faits pour ne pas tomber dans l’abîme s’était détachée du rocher. Je jetai tout d’abord sur ce caillou un coup d’œil distrait et le laissai tomber à mes pieds, lorsque je m’aperçus, oh ! prodige ! qu’au lieu de tomber lourdement comme toute autre pierre aurait fait, elle tombait lentement comme si une force surnaturelle la retenait en l’air.

« Très étonné, du pied je l’empêchai de rouler dans l’abîme, et me baissant je la pris et la mis dans ma poche. Un peu plus loin et me trouvant en un endroit où je pouvais circuler plus à mon aise et sans danger, je renouvelai avec cette même pierre l’expérience et à plusieurs reprises le caillou retomba avec une lenteur extrême. De plus en plus étonné j’examinai cette pierre qui, dans l’ordre naturel des choses, aurait dû peser près d’une livre n’en avait à peine un once.

« Décidément, me dis-je, voici une particularité qui mérite d’être éclairée, et je glissai la pierre dans ma poche, cette fois dans l’intention de l’emporter au camp et tirer au clair l’étrange phénomène que j’avais observé.

« De retour au camp, sans rien dire de mon aventure à mes compagnons, je plaçai le minerai dans mon coffre remettant au lendemain le soin de l’examiner attentivement.

« Et qu’en advint-il ? demanda Titoine Pelquier, qui écoutait l’histoire avec intérêt tout en lançant au plafond des nuages de fumée.

« Tu vas voir, dit Baptiste Courtemanche en se versant à boire :

« Le lendemain, comme le beau temps continuait et cette fois-là probablement pour un certain temps, mes compagnons partirent continuer leurs travaux d’arpentage et je leur donnai — ceci dans le but de rester au camp — une raison qui leur parut logique.

« Lorsque je fus seul, j’allai à mon coffre, y prit le caillou et encore à plusieurs reprises je renouvelai l’expérience et ceci avec toujours le même résultat.

« Voyons, me dis-je, il n’est pas naturel que cette pierre, à l’encontre de ce que feraient ses congénères, tombe sur le sol comme une plume, lorsqu’elle devrait tomber comme du plomb.

« Et me souvenant de ce que nous disait notre professeur, M. Latulippe, au collège de l’Assomption : « Il n’est pas d’effet sans cause », je constatais l’effet, mais la coquine de cause, que pouvait-elle bien être ?

« Je me mis de suite à l’œuvre et après bien des tâtonnements, bien des recherches, je finis par isoler deux éléments distincts, nouveaux pour moi, mais dont je ne pouvais poursuivre l’étude n’ayant pas sous la main le matériel ni le laboratoire voulu.

« Je me souvenais bien de l’endroit exact où j’avais trouvé cette pierre, j’y retournais les jours suivants et je fus assez heureux pour en trouver de semblables incrustées au rocher, mais je remarquais qu’en cet endroit seulement ce minerai existait et constatais en plus qu’on ne l’y trouvait qu’en très petite quantité. J’en pris quelques échantillons que j’emportais avec moi et je plaçais le tout en sûreté, remettant mes recherches au jour où je serais en position de les examiner comme je le désirais.

« En effet, un mois plus tard, nous plions bagage et au printemps je revenais à Montréal après avoir touché un montant assez respectable, fruit de mon labeur.

« Une des premières choses que je fis fut, comme bien tu t’en doutes, de me monter un laboratoire et continuer mes recherches sur mon précieux minerai.

« Ceux qui ont fait de la chimie savent aussi bien que moi les difficultés sans nombre qui existent pour arriver à isoler des éléments. Il faut des soins minutieux, constants, une attention infinie aux moindres détails, ceci d’autant plus que je n’avais pas à traiter des éléments connus, mais au contraire des substances inconnues. Il me fallait les isoler et prendre en considération toutes leurs propriétés physiques et chimiques.

« Je n’avais à ma disposition qu’une petite quantité de minerai, car je n’avais pu en emporter avec moi plus de cent livres.

« Après cinq mois d’un travail incessant, je finis par obtenir — et ceci grâce à la richesse extraordinaire du minerai que je possédais — un gramme de deux éléments dont je dus étudier les propriétés et les affinités.

« Je n’entrerai pas dans des détails techniques qu’un homme du métier seul pourrait comprendre ; mais sache qu’un de ces nouveaux métaux était plus léger que l’air atmosphérique et que l’autre possédait une force électro-magnétique d’une puissance extraordinaire.

« Je donnais donc, non pas à cause de leurs qualités chimiques mais pour leurs facultés physiques aux deux éléments que je venais de découvrir, les noms de « Légium » et de « Populéum », le premier à cause de son incomparable légèreté, l’autre pour sa valeur électro-magnétique.

« Maintenant que je possédais ces deux trésors incomparables, je les étudiais et cherchais quelle pourrait être leur utilité.


IX

PAR QUOI BAPTISTE COURTEMANCHE EXPLIQUE DES CHOSES INCOMPRÉHENSIBLES AUX FACULTÉS INTELLECTUELLES DE TITOINE PELQUIER


« Cher ami, dit Titoine Pelquier en débouchant sa pipe et s’apprêtant à remettre du tabac dans le fourneau brûlant, ton histoire m’intéresse au plus haut point, mais je t’avouerai que le tabac et le whiskey m’ont légèrement chauffé le palais et la langue, ceci, sans compter que je me sens l’estomac dans les talons.

« C’est justement ce que j’éprouve moi-même, dit Courtemanche.

« Alors je vais sonner et nous faire apporter de quoi boire et manger, dit Titoine en se levant.

« À quoi bon, fit Courtemanche. Allons sur l’avenue acheter des sandwiches et de la bière, puis nous reviendrons causer tout en mangeant.

Connue il ne se faisait pas très tard, les commerçants n’avaient pas encore fermé leurs boutiques et nos amis ayant trouvé ce qu’ils désiraient, revinrent à l’hôtel les bras chargés de paquets.

« Maintenant, mon brave ami, dit Titoine Pelquier, buvons et mangeons et j’écouterai avec plaisir la suite de ton histoire.

En effet, lorsqu’il fut bien repu, Baptiste Courtemanche ayant allumé sa pipe continua son récit :

« Comme je te le disais, j’avais à étudier les deux nouveaux éléments et surfont savoir quelle pourrait être leur utilité. J’avais pris, ai-je dit, plus de cinq mois à les isoler, et je savais que le « Légium » était une substance pour ainsi dire incolore, très malléable. Mais en même temps d’une résistance extrême. N’ayant pas d’affinité pour les autres métaux sauf pour le Populéum auquel il semblait être attiré par la puissance électro-magnétique de ce dernier. L’air ne l’oxydait pas et je constatais que les acides les plus corrosifs ne semblaient pas avoir de prise avec lui.

« Le Populéum est une substance d’apparence métallique, d’un jaune nacré, possédant, comme je viens de te le dire, une puissance électro-magnétique dont je ne puis encore m’expliquer l’origine.

« Tout cela c’est « p’tête ben beau ».

« Tout cela c’est « p’tête ben beau », dit Pelquier, mais ces grands mots-là, vois-tu, ça m’emplit. Mais il y a une chose qui me frappe, sans me faire du mal, bien entendu, c’est ton histoire de métal qui s’envolerait en l’air comme un vulgaire volatille. Quand j’étais enfant et que j’allais à la « p’tite » école, on jouait à pigeon vole, tu te souviens sans doute de ce jeu-là, mais si on eut levé la main lorsqu’on aurait dit « métal vole », on aurait été condamné à payer un gage.

« Pourtant cela est, continua Courtemanche. Je sais fort bien que mes dires vont en faire crier beaucoup, que des savants par jalousie diront que je suis un halluciné, que ma découverte est anti-scientifique, ne reposant sur aucune donnée logique. Mais que m’importe après tout, ils en seront pour avoir crié trop vite, resteront étonnés en voyant le résultat, et le monde entier s’en tordra les côtes, se désopilera la rate, ce qui sera très bon pour les fabricants de médecines patentées ou brevetées comme on dit à Paris.

« Et pourtant, continua Baptiste Courtemanche, il n’y a rien qui soit impossible à la science moderne, un chimiste allemand a découvert que l’hydrogène placé à la pression de milliers d’atmosphères pouvait se solidifier. Il est vrai qu’il n’en aperçut que de minuscules parcelles, mais l’expérience n’en était pas moins concluante, l’hydrogène cependant est connu comme gaz, entre dans la composition de l’éther. Pourquoi pas le « Légium » ? Pourquoi refuserait-on de reconnaître son existence ? Tout simplement parce qu’on ne le connaît pas et, de ce fait, on ne l’a jamais étudié.

« C’est un chimiste boche qui a découvert le truc de l’hydrogène, alors ça m’épate plus, vois-tu, ces cochons-là sont susceptibles de mettre la science à toutes les sauces. N’ont-ils pas inventé le feu liquide, tu entends, Baptiste Courtemanche, c’est comme on dirait du feu qui serait de l’eau, après cela, mon vieux, on peut tout digérer, voire même une substance métallique qui prendrait son vol comme la gentille alouette de la chanson.

« Bah ! fit Baptiste, il ne faut pas aller si loin, et tout dernièrement encore le Professeur Reinflesh de Duceldorff, en étudiant les « diméthylphemylpyrazoton » et le « Méta-aminoparaoxylenzoate de hexamethylencletarmine » découvrit un jour que…

« Arrête ! s’écria Titoine Pelquier, en bondissant jusqu’au bout de la chambre, je veux bien croire à tout ce que tu voudras, mais épargne-moi, garde pour toi ces mots que je ne puis comprendre, dis-moi, et ceci en un style plus compréhensible pour moi, à quoi pourra te servir cette découverte et comment ces deux éléments pourront te conduire à la fortune ?

« Alors, je vais être bref, sache tout simplement qu’avec un grain de « Légium » j’ai pu soulever un poids d’au-delà de vingt livres. Donc, tu peux comprendre qu’en obtenant une quantité suffisante de cet élément, il me sera possible de soulever à une hauteur déterminée le poids désiré, fit Courtemanche en regardant fixement son ami.

« C’est ben beau, répondit Titoine, mais une fois rendu en l’air, comment le feras-tu redescendre ?

« C’est justement là la beauté de la découverte, et si tu comprends que le « Populéum » agit en sens contraire du « Légium », et que placé d’une certaine façon mathématiquement déterminée et que j’ai découverte, je puis régulariser et neutraliser cette puissance de telle façon que je la conduis à volonté tout comme avec un aérostat on peut régulariser l’intensité d’un courant électrique.

« Je n’y comprends pas grand chose, dit Pelquier avec une grimace, mais où veux-tu en venir avec tout ce chimagras ?

« Tout simplement que le « Populéum » étant un élément électro-magnétique, je puis non seulement régulariser l’action du « Légiun » mais aussi m’en servir comme agent pour activer un moteur.

« Je n’y comprends absolument rien du tout, répondit Titoine, dont les pupilles se dilataient tant il y mettait de bonne volonté, essayant mais en vain de voir clair dans tout ce que lui disait son ami. Et à quoi cela te servira-t-il ?

« À quoi ? malheureux ! mais c’est la clef de la navigation aérienne telle que je l’avais idéalisée et qui se trouve par ce fait non plus une simple possibilité, mais qui sera une réalisation le jour où ayant assez d’argent pour retourner dans le Nord-Ouest canadien. J’irai à l’endroit dont je t’ai parlé, et j’ai ici dans ces manuscrits les indications exactes de ces lieux, et alors prenant le minérai nécessaire je pourrais réunir assez de « Légium » et de « Populéum » pour réaliser la véritable navigation aérienne et me rendre maître de l’espace.

Et alors ? dit Pelquier, qui commençait à entrevoir quelque chose.

« Alors je ne serai pas ingrat et je saurai placer mon invention au service de la civilisation et de l’humanité.

« Accouches ! s’écria Pelquier palpitant, tu ferais… ?

« Oui. Titoine Pelquier, dit Baptiste Courtemanche. Je saisis ta pensée, je lutterais avec les Alliés contre l’hydre infâme de l’autocratie et je verrai à ce que justice soit faite aux droits de l’homme, à la liberté des peuples.

« Je suis ton homme, s’écria Pelquier. Je n’ai que quelque mille piastres à ta disposition, mais je te crois et si je ne te comprends pas du tout ça fait rien, marche toujours.

« Tope là. Titoine Pelquier, mon vieil ami, dit Courtemanche en serrant la main de son camarade, demain Philias Duval sera ici et nous jetterons ensemble les bases de notre association. En attendant, je vais te montrer toutes les pièces justificatrices et tout t’expliquer.

Les deux amis travaillèrent jusqu’à une heure avancée de la nuit, et Baptiste Courtemanche acceptant l’invitation de son ami Pelquier, partagea ce soir-là le lit de son ami.


X

“THE FRENCH-CANADIAN AERIAL NAVIGATION COMPANY” (LIMITED).

Depuis assez longtemps l’astre du jour était levé que nos bons amis Titoine Pelquier et Baptiste Courtemanche étaient encore plongés dans les bras de Morphée. Enfin ils s’éveillèrent et après avoir terminé leur toilette ils se dirigèrent vers le bar du coin, histoire de se mouiller la luette, puis allèrent se faire raser.

Après avoir déjeuné, Courtemanche proposa de se rendre rue Grove voir s’ils ne trouveraient pas des nouvelles de Philias Duval, celui-ci ayant écrit qu’il arriverait à New-York au moment où on l’attendrait le moins.

Nos deux amis étaient en face du Square Christopher lorsque Baptiste prenant le bras de son ami lui dit en lui indiquant un individu qui lisait son journal assis sur un des bancs.

« Il me semble qu’il m’avait semblé qu’il me semblait que c’est lui !

« Qui lui ? demanda Pelquier en regardant l’entrepreneur.

« C’est-y possible que c’est vous ? s’écria Duval en apercevant Courtemanche. En arrivant, je me suis fait conduire chez vous, puis comme vous n’y étiez pas, je me suis assis attendant votre arrivée.

« C’est bien à vous, M. Duval, dit Baptiste. Puis se tournant vers Pelquier : Je vous présente M. Philias Duval dont je vous ai parlé, je devrais dire tu, car vous savez, M. Duval, M. le docteur Antoine Pelletier est un de mes plus vieux amis.

« Enchanté, Monsieur, dit Duval en serrant la main du dentiste. Vous êtes un Canayen vous itou ?

« Oui, m’sieu, je suis dentiste à Ste-Cunégonde de Montréal, pour vous servir.

Enchanté de vous connaître, docteur Pelquier, mais je n’ai pas mal aux dents, répondit Duval. Puis se tournant vers Courtemanche :

« Avez-vous reçu ma lettre ?

« Non, fit Courtemanche, peut-être est-elle chez ma concierge, la janitor, comme on dit ici. Allons voir si vous voulez.

Nos trois Canayens arrivèrent à la loge de la janitresse qui remit à Courtemanche deux ou trois lettres au nombre desquelles se trouvait celle de Duval.

« Alors vous venez passer quelques jours à New-York ? demanda Baptiste à Duval lorsqu’il eut pris connaissance de sa correspondance.

« Quelques jours est le mot, répondit Philias, car je dois repartir d’ici après-demain. J’ai de très importantes affaires qui m’appellent au pays, j’ai une école à bâtir à St-Timothée et un pont sur la petite rivière de Berthier, car pour votre gouverne je fais toujours dans la pierre.

« Ça, c’est bien, dit Titoine. Courtemanche m’avait glissé dans l’oreille quelque chose de même, y paraît que vous faites dans le gros ?

« Et dans le détail, répondit fièrement l’entrepreneur, vous savez, la pierre, moi, ça m’connaît.

« Et comme vous me le dites dans votre lettre, vous venez parler de nos affaires, dit Baptiste.

« Ben oui, j’vous l’dis dans ma lettre, j’sus venu icitte pour régler c’t’affaire-là, elle m’intéresse ben gros.

Alors si vous voulez, venez à ma chambre.

« Alors si vous voulez, venez à ma chambre, elle est plus grande et on peut y respirer, fit Pelquier, prenons si vous préférez une voiture, nous y serons dans quelques minutes.

« Le docteur Pelquier est des nôtres, dit Courtemanche à Duval, il est prêt lui aussi de financer pour activer la chose.

« Ah ! ah ! dit Philias Duval je ne serai pas le seul actionnaire, tant mieux ! plus qu’il y a du capital mieux c’est. Je préfère, dit-il en serrant la main de Titoine, d’avoir affaire à un Canayen comme nous autres, au moins on s’comprend.

« Pas besoin de voiture, dit Courtemanche, prenons le tramway de la Sixième Avenue et avec Courtemanche prenons le char avec un transfer pour la 42ième rue, et nous y serons dans le temps de le dire.

« Ça y est, s’écria Philias Duval, va pour les chars, j’ai des actions dans ceux de Montréal.

Une demi-heure plus tard, nos amis étaient installés dans la chambre de Titoine Pelquier qui fit monter de la bière et de la boisson forte, autrement dit une bouteille de « Canadian Club », car celle de la veille était depuis longtemps une chose du passé.

Alors nos amis entrèrent en conférence, discutèrent et établirent les moindres détails de leur association. Que se dirent-ils ? La suite de notre récit nous le laissera savoir. Toujours est-il que pour satisfaire la légitime curiosité du lecteur, nous donnons les articles principaux de leur programme :

Article Ier. — La nouvelle société portera le nom de « French Canadian Aerial Company ». La susdite compagnie sera « limitée » aux trois signataires.

Article VII. — Le sieur Courtemanche (Jean-Baptiste), ingénieur, docteur es-science, etc., etc., sera le directeur de la partie scientifique et technique de la Société.

Article VIII. — Le sieur Pelletier (Antoine), ci-devant chirurgien-dentiste à Ste-Cunégonde, en l’île de Montréal, Province de Québec, au Canada, et actuellement sous résidence à New-York, sera secrétaire de ladite Société.

Article IX. — Le sieur Duval (Philias Onésime), entrepreneur en la cité de Montréal, Province de Québec, Canada, en sera le trésorier.

Article X. — Le capital sera de cent mille dollars ($100,000) en action payable la moitié comptant, ceci pour ne pas retarder la mise en marche.

Article XI. — La seconde partie du capital sera versée six mois après les premiers travaux lesquels doivent commencer immédiatement.

Comme on peut en juger, le capital n’était pas énorme, mais Philias Duval se faisait fort d’avancer un surplus en cas de nécessité. L’ingénieur de son côté assurait pouvoir réussir avec le montant souscrit, il ferait le travail pour ainsi dire seul, savait comment économiser et le personnel et le temps, et le diable d’homme était tellement convaincu qu’il était certain, chiffres en mains, de mener l’entreprise à bonne fin avec le capital qui lui était versé.

Ses deux associés ayant toute la confiance possible signèrent l’acte par devant le clerc de l’hôtel qui était notaire public, et tous les trois se rendirent dans une banque du bas de la ville où Philias Duval déposa un chèque au nom de Pelletier-Courtemanche, chèque qui devait être payé quatre jours après qu’il aurait été accepté par la Banque de Montréal.

Le rêve de Baptiste Courtemanche se trouvait donc en bonne voie de se réaliser, l’argent, l’éternel nerf de la guerre, ne faisait plus obstacle. Il n’avait plus qu’à marcher de l’avant car sans compter le montant de Philias Duval, il avait aussi à disposer du capital que son ami Antoine Pelletier mettait à sa disposition.

De son côté, l’époux de Philomène Tranchemontagne (de Shawinigan) avait trouvé non seulement une situation sociale mais aussi sans doute le moyen d’arriver à la fortune.

Quant au bon Philias Duval, il allait donc pouvoir prouver à l’humanité toute entière que ceux qui font dans la pierre ne sont pas utiles seulement dans l’édification des constructions.

Maintenant, s’écria Philias, je ne suis que pour trois jours à New-York et j’aimerais bien à voir si on peut avoir beaucoup de « fun » dans cette paroisse icitte.

Alors Courtemanche les conduisit un peu partout, dans les
Philias Duval… prit le train pour Montréal.
théâtres, dans les cinémas, visiter la ville dans tous les sens et naturellement sans oublier Coney Island.

Phillas Duval, après avoir acheté différents souvenirs, prit le train de Montréal en recommandant à ses amis de ne pas manquer de le prévenir du jour de leur départ pour le Nord-Ouest canadien.

Les jours suivants, Courtemanche et Pelquier se mirent en quête de se procurer les choses indispensables à leur départ. L’ingénieur était devenu sérieux et son ami avait parfois de la difficulté de le tirer de ses méditations. Ce n’est que l’attrait du « Rouge » et du « Quesnel » « et du « Canadian Club » qui parvenait à le dérider.

Il n’y a pas à dire, Courtemanche réalisait fort bien la gravité de la situation, comprenait mieux que personne toutes les difficultés qu’il aurait à surmonter, cependant son programme était si bien établi, ses chiffres si exacts, que le résultat, c’est-à-dire la réussite finale ne lui faisait pas de doute.

Quant à Titoine Pelquier, il risquait vingt-cinq mille piastres dans l’entreprise, mais comme il en possédait à part cela plus du double il envisageait l’avenir avec calme. De toute façon n’était-il pas maintenant le maître de ses destinées ?

Huit jours après le départ de Philias Duval, après s’être procuré une lettre de crédit pour le Canada, terminé leurs derniers apprêts, les deux amis prirent le train pour le Canada.

(Fin de la Première Partie.)


Seconde Partie.

I

BOULEVERSEMENT MONDIAL.


Depuis près de trois mois une agitation inaccoutumée troublait les populations de l’univers.

Ce malaise inexplicable, étrange, se remarquait partout sur les deux hémisphères, ceci du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest.

En effet, de l’Archangel à l’Arabie, des Indes à l’Océanie, l’Afrique toute entière, enfin tout le monde fût-il civilisé ou barbare, savant ou ignorant, rien ne fut épargné, pas même les deux Amériques, depuis la Terre de Feu aux habitations luxueuses des Pieds Noirs en l’Isle de Montréal.

Cette agitation, ou plutôt cette inquiétude avait pour cause l’apparition d’un phénomène météorologique, phénomène qui bouleversait la quiétude publique et qui éveillait l’attention du monde scientifique à un tel point que la presse des deux mondes s’en empara et on vit surgir de nombreux articles et commentaires qui firent momentanément oublier les soucis de la grande guerre.

En effet des manifestations singulières, presque surnaturelles, avaient été remarquées, tout d’abord par les astronomes, puis par les autorités militaires des grandes puissances de plus en plus en garde contre les aéroplanes et autres dirigeables, instruments terribles de destruction aérienne.

Enfin le public lui-même avait pu se rendre compte et observer de lui-même ces singularités.

Ces phénomènes, disons-nous, étaient caractérisées par l’apparition irrégulière et inexplicable d’une masse parfois sombre, d’autres fois lumineuse, qui occupait les régions élevées de l’éther. Parfois même on eut pu la prendre pour une étoile filante ou une comète.

Qu’est-ce que cela pouvait bien être ?

Les astrologues intrigués braquèrent leurs télescopes les plus puissants et afin de savoir ce qui en était observèrent les moindres recoins du ciel. Enfin, après bien des hésitations — ce qui est permis pour une chose de cette importance — ils finirent par déclarer que ce phénomène devait être un bolide détaché sinon d’une étoile de notre système planétaire ou sinon d’une provenance inconnue. Naturellement il était très important de con- naître au juste la vitesse et la marche de ce bolide, car il était essentiel de savoir s’il ne lui prendrait pas la fantaisie de venir en contact avec notre planète, et alors quels pourraient en être les résultats et les catastrophes qui en seraient la conséquence.

De là l’inquiétude universelle.

La presse, naturellement, trouva le champ fertile et nos bons amis les reporters en profitèrent pour y glaner toute une moisson de faits divers plus ou moins sensationnels, dont ils confectionnèrent des articles mirifiques. Les extras succédèrent aux extras et les journaux se vendirent comme des petits pains.

En effet le sujet en valait la peine et nous ne pouvons blâmer nos excellents amis de cette bonne aubaine.

Tous se mirent donc à l’œuvre pour trouver des renseignements pouvant éclairer les lecteurs.

C’est à cette fin qu’un reporter du « Canard ».

C’est à cette fin qu’un reporter du « Canard » de Montréal, au Canada, ayant été interviewer un astronome bien connu de Westmount, celui-ci lui apprit qu’un médecin montréalais, astronome distingué, avait prévu vers 1878 le phénomène en question, que du reste il avait lui-même écrit à ce sujet à M. Camille Flammarion et attendait incessamment une réponse de ce dernier.

Le « New York Herald » publia un article disant que les astronomes de l’observatoire de l’Université Columbia avaient observé que le susdit bolide se dirigeait avec une rapidité vertigineuse vers le Nord-Est, et que d’après les calculs il ne devait pas être à une distance fort éloignée de la croûte terrestre.

Le « Times » de Londres confirma ces observations en disant que le bolide qui semblait se rapprocher sensiblement de la terre, avait passé au-dessus des Îles Britanniques semblant se diriger vers le continent européen.

Le « Petit Parisien » écrivit que les directeurs de l’observatoire de Paris avaient remarqué que non seulement ce bolide que l’on pouvait remarquer en France, non seulement se rapprochait sensiblement mais aussi et chose singulière était par intermittence lumineux.

Les journaux hollandais publiaient ceci par l’entremise de la « Presse Associée » des articles d’autant plus intéressants qu’ils donnaient l’opinion de la presse allemande, d’après ceux-ci, les grands quotidiens berlinois n’osaient trop se prononcer et restaient dans une prudente réticence. La « Gazette de Francfort », journal semi-officiel, allait jusqu’à prétendre que le fameux bolide ne devait être qu’une manifestation du « Gott » allemand, et que dans ce cas les Alliés n’avaient plus qu’à bien se tenir.

Trois jours plus tard, « The Melbourne Gazette » lançait la nouvelle incroyable que le bolide avait été observé en Australie et se dirigeait vers le continent asiatique.

Le « Jiji » de Yokohama publia peu après des articles et câbla que l’Observatoire Impérial du Japon avait également observé le bolide qui sans hésitation allait vers la Corée ou la Sibérie.

Décidément, pour un singulier météore, c’était un singulier météore qui changeait de route avec la plus grande facilité et qui semblait avoir des caprices de jolie femme. Naturellement, et cela se conçoit, la chanson se mit de la partie et les cafés-concerts firent fortune.

Comme cela se conçoit il s’engagea dans les journaux des discussions véhémentes et des polémiques qui menacèrent de devenir sanglantes.

Une des plus fameuses à ce moment et qui fera sans contredit époque dans les annales du journalisme, fut celle qui s’engagea au Canada, dans la bonne et pourtant si pacifique Province de Québec, entre le « Nicolétain » et le « Trifluvien ».

Toutes ces recherches, tous ces cris, ces torrents d’encre répandus donnaient à réfléchir, et nous ne pouvons nous étonner si le monde entier dans l’attente se demandait : Que va-t-il arriver ?

Était-ce qu’un vulgaire bolide qui ne faisait que traverser la couche éthérée qui entoure notre planète, ou un météore formidable qui menaçait la terre et s’il venait en contact avec elle pouvait avoir des conséquences si non fatales, du moins terribles.

Tous attendaient donc dans l’anxiété la plus grande lorsqu’un beau matin l’incroyable nouvelle que nous allons lire vint jeter les peuples du globe dans la plus étrange des perplexités.


II

COMPLICATIONS DIPLOMATIQUES.


L’Honorable M. Lansing, l’homme d’État bien connu, ministre du gouvernement de Washington, était confortablement assis à son secrétaire et prenait connaissance de pièces importantes relatives aux questions de politique étrangère et venait justement de terminer la lecture d’un volumineux dossier, lorsqu’un huissier de service pénétra dans le cabinet et déposa devant le ministre une grande et épaisse enveloppe.

Intrigué, l’honorable ministre jeta tout d’abord sur cette enveloppe un long regard inquisiteur, puis après hésitation et l’avoir palpée (précaution à prendre, surtout en temps de guerre et dans un pays dans lequel les espions fourmillent), il l’ouvrit, en tira un document assez considérable et ajustant un lorgnon il en commença la lecture, mais à peine y eut-il jeté les yeux et commencé la lecture qu’il poussa un cri de surprise.

Comme nous allons nous-mêmes pouvoir en juger, il y avait de quoi être étonné car voici ce qu’il venait de lire :

EMPIRE DE L’ESPACE.
Ministère des Affaires Étrangères,
Cabinet du Ministre.
(Vol. I, Feuillet 4.)
Auto aérien « Le Wawaron ».
Ce… (date illisible), 1917.
Excellence,

Mon gracieux souverain, Sa Majesté Baptiste premier, a le plaisir de porter à votre connaissance la nouvelle de son élévation au trône de l’Empire de l’Espace, dont il est devenu le très puissant souverain par la grâce de Dieu.

L’Auto-Aérien, détaché tout spécialement de sa flotte aérienne, est chargé de vous faire parvenir ce message.

Sa Majesté désire que vous assuriez l’Honorable Président et le peuple de la noble et puissante nation de la République des États-Unis de la sincérité de ses sentiments et aussi de l’admi- ration profonde qu’elle professe à l’égard de ses grandes et belles institutions, et aussi de la part qu’elle prend pour les intérêts de la cause sacrée de la liberté et de l’humanité.

De par Sa Majesté l’Empereur Baptiste.
(Signé) ANTOINE. Duc de Ste-Cunégonde.
Ministre d’État.

La poudre eut-elle tombé aux pieds de l’Honorable M. Lansing qu’il n’en eut été pas plus étonné. Il essuya ses lorgnons, prit une gorgée d’eau d’un verre qui se trouvait sur le secrétaire, puis il se reprit à relire à plusieurs reprises la lettre du Duc de Ste-Cunégonde, alors le ministre américain put voir en-dessous et peint à la main sur le parchemin un écusson : « Cervolant grimpant sur Azur » avec la devise : « Aere Perennius ».

Alors l’honorable ministre fut pris d’un rire homérique qui le secoua à un tel point qu’il faillit en perdre la respiration.

« Quel est le farceur qui a voulu se moquer ainsi de moi ? se dit-il en essuyant ses yeux que le fait d’avoir ri avait emplis de larmes.

L’hon. Lansing et son secrétaire

Alors il sonna son secrétaire et lui intima l’ordre de prévenir le chef du « Intelligence Bureau » et qu’il désirait le voir au plus vite.

Celui-ci ne tarda pas à se présenter et tous deux eurent un long entretien qui eut pour résultat que la police se livra sans perdre de temps à des recherches toutes spéciales.

Tout semblait cependant vouloir en rester là, lorsqu’on apprit que peu de jours plus tard une lettre à peu près semblable était parvenue au bureau du ministère à Londres à l’Honorable Premier Ministre Lloyd George. Celui-ci, avec son flegme tout britannique, allait passer outre sans s’en inquiéter davantage lorsqu’il apprit à son grand étonnement que l’Honorable Georges Clemenceau, de Paris, en avait reçu une absolument identique.

Décidément la chose devenait plus sérieuse qu’on avait voulu le croire de prime abord et cela s’accentua davantage, lorsque l’on sut qu’une lettre analogue était parvenue à l’Empereur Guillaume II et enfin aux autres nations furent-elles belligérantes ou neutres.

La question de l’Empire de l’Espace prenait donc toutes les apparences d’une réalité, à moins toutefois qu’on fut en présence d’une mystification de haute envergure.

Mais le bouquet fut lorsqu’un beau soir le « Wawaron » passa tout illuminé au-dessus de Londres, mais quoiqu’il fût à une très grande hauteur on le vit passer tout illuminé et le lendemain matin ou trouva sur le sol des cartes portant ces simples mots : « Le Wawaron, P. R. V.. »

Alors il n’y eut plus à douter. Il existait donc ce fabuleux Wawaron.

Il se produisit, comme on le conçoit, un véritable déchaînement d’activité, non seulement dans le domaine administratif tant gouvernemental que militaire, mais les savants de toutes parts se livrèrent aux recherches les plus échevelées.

Les encyclopédistes fouillèrent les plus précieux et anciens manuscrits des bibliothèques, tout y passa, les dictionnaires les plus complets, les traités de géographies les plus impeccables, mais rien ne servit, le mystère de l’Empire de l’Espace restait de plus en plus impénétrable.

On allait désespérer lorsqu’un beau jour un journal de la Ville Lumière, le « Paris-Canada », publia un article signé « Un Canadien ».

Cet article disait que le « Wawaron était un reptile de la famille des batraciens, en somme une grenouille monstre que l’on rencontre en très grande quantité sur les bords du fleuve Saint-Laurent, au Canada, que les pâtés de ce batracien étaient fort recherchés des gourmets qui s’en faisaient préparer des plats succulents.

Qu’un batracien occupe le bord des rivières ou des lacs il n’y a en cela rien qui soit étonnant, mais qu’un de cette espèce ait la fantaisie d’aller se promener dans les airs, cela dépassait toute compréhension.

Toujours en est-il qu’il existait ce « Wawaron », on l’avait observé, on avait reçu des cartes de lui, mais on conclut aussi que celui qui avait baptisé d’un tel nom l’auto-aérien devait être un voyageur ayant sur le Canada et particulièrement la Province de Québec, des connaissances peu communes.

C’était il faut l’avouer un singulier nom à donner à un auto-aérien, mais que voulez-vous, tous les goûts sont dans la nature.

On ne parlait plus du bolide, celui-ci avait disparu des conversations, et le « Wawaron » avait par sa présence changé le cours des idées.

Il en est ainsi ici-bas, l’esprit humain est variable et comme pour le vent il faut souvent très peu de chose pour changer son cours.

Mais ce qui restait à élucider c’était la question de l’Empire de l’Espace, empire jusqu’alors inconnu et qui peut-être allait être appelé à jouer un rôle important dans les questions de politique internationale. De quel côté ce nouvel empire se mettrait-il ? De quel côté ferait-il pencher la balance ? Vers celui des Puissances Centrales ou pour les Alliés ?

Ou comprend avec justesse qu’un empire possédant des dirigeables aussi perfectionnés que le « Wawaron » qui en quelques heures franchissait des distances fantastiques et mettait bien en arrière tous les modèles connus, possédant une puissance de propulsion dont on ne pouvait comprendre l’origine, s’illuminant à volonté et s’alimentant on ne savait où ni comment, étaient des questions qui demandaient réflexion, surtout sachant l’importance capitale de l’aérologie dans la guerre actuelle.

Les centres diplomatiques avaient cru entrevoir dans les lettres envoyées à certaines puissances par le duc de Sainte-Cunégonde au nom de Baptiste 1er, une certaine tendance en faveur des Alliés, mais rien d’assez positif pour qu’on pu former une opinion déterminée.

Donc on vivait dans l’attente.


III

GOTT MIT HUNS.


Sa Majesté Impériale et Royale Guillaume von Hohenzollern, roi de Prusse et empereur d’Allemagne, était assis devant son bureau de travail en son palais de Potsdam et lisait attentivement des documents que venait de lui présenter son nouveau chancelier Herr Doctor Otto Reindfleish de Duceldorf. Car le Kaiser depuis quelque temps changeait plus souvent de chancelier que de chemise, c’est du moins ce que prétendait son valet de chambre.

Dans la pièce où se trouvait l’autocrate, à part du chancelier qui, lui, se tenait respectueusement de l’autre côté du secrétaire en face de son maître, il y avait le Kronprinz qui confortablement assis ou plutôt couché sur une chaise longue, feuilletait un magazine de théâtres et cinémas dans lequel il admirait les portraits de jolies actrices et se plaisait à considérer leurs formes séduisantes tout en dégustant la liqueur ambrée contenue dans une coupe à vin de champagne et en lançant au plafond les spirales odorantes d’une cigarette du Levant.

Comme nous supposons que la majorité des lecteurs ne comprennent pas l’allemand, nous allons pour leur faciliter la lecture traduire leur conversation en français.

Lorsque l’Empereur eut terminé la lecture des manuscrits, le chancelier qui l’observait fit le salut militaire et lui dit :

« Comme Votre Majesté a pu s’en rendre compte par les rapports que je lui ai remis et que je viens de recevoir de l’état-major de ses armées de l’Est, les retraites stratégiques que nous avons opérées dans le Nord de la France ont été faites suivant les ordres de votre illustre maréchal Hindenburg, ceci pour amuser l’ennemi ; nous avons recommencé de nouvelles poussées dans lesquelles des milliers de vos valeureux soldats se sont sacrifiés volontairement, préférant de tomber sous les balles des mitrailleuses ennemies que d’être fusillés par les machines ou mitrailleuses que leurs officiers plaçaient derrière eux, ceci afin de leur donner du courage.

« Les braves gens ! dit Guillaume II.

« Ils ont en certaines circonstances, poursuivit Reindfleish, abandonné aux ennemis un certain nombre de fusils et canons, ceci pour ne pas avoir l’encombrement de les porter et même ils ont poussé l’héroïsme jusqu’à se laisser prendre prisonniers afin d’augmenter le nombre de bouches à nos adversaires.

« Continuez, chancelier, continuez, dit l’empereur, vos récits me comblent de gloire.

« En outre, pour sauvegarder la morale publique ils ont empêché l’ivrognerie dans la population en s’emparant des vins et alcools dont ces malheureux auraient fait un fâcheux usage. En plus, ils ont poussé la chevalerie jusqu’à prendre les femmes et jeunes filles et s’en faire les protecteurs dévoués.

« Herr Chancelier, fit Guillamme II en relevant triomphalement
Les braves gens, dit Guillamme II.
les crocs tombants de sa moustache jadis si conquérante, vous comblez mon cœur de joie et pour vous témoigner notre impériale satisfaction nous vous décernons des lettres patentes de noblesse de quinzième classe, quant aux héros de notre vaillante armée, je leur décerne une averse de croix de fer, ça coûte pas cher et ça fait toujours plaisir.

« Tiens, s’écria le Kronprinz qui jusqu’alors avait conservé le silence, c’est comme dans la chanson que disait si bien Ivette Guilbert : « Ça fait toujours plaisir ».

« J’ai entendu chanter cela à Paris quand j’y voyageais incognito.

Guillaume II haussa les épaules aux paroles de son fils, quant au chancelier, ému devant la générosité de son maître il se mit à genoux et lui baisa la main.

« Sire, dit le nouvel annobli, je ne trouve pas de mots assez éloquents pour vous exprimer toute ma reconnaissance.

Puis se relevant le chancelier poursuivit :

« Votre Majesté a-t-elle pris en considération les questions relatives à ce « Wawaron » dont la présence commence à émouvoir les esprits ? Nos parlementaires s’alarment à tort sans doute sur l’influence que pourrait prendre cet Empereur de l’Espace et de la prépondérance qu’il aurait peut-être sur la politique internationale. Voici, ajouta-t-il, en plaçant un document devant l’Empereur, un mémoire que la Commission Spéciale m’a chargé de remettre à Votre Majesté.

« Donnez, dit l’Empereur d’un ton sec.

Guillaume II prit le manuscrit, le lut attentivement, puis se levant il arpenta la pièce à plusieurs reprises une main derrière le dos, l’autre entre les boutons de son gilet, affectant ainsi une pose napoléonienne. (Ah ! ce Bonaparte qui était tout à la fois son idole et son cauchemar !) Enfin, après quelques minutes il s’arrêta devant son chancelier et lui dit :

« A-t-on quelques renseignements sur ce Baptiste et sur l’emplacement de cet Empire de l’Espace ?

« Oui, Sire, répondit le chancelier, mais sans toutefois avoir pu rien obtenir.

« Et ce Wararon, où est-il, où peut-on le trouver ? demanda Guillaume II.

« C’est plus que je puis vous dire, Sire, répondit le chancelier en baissant la tête.

« Alors ! s’écria le collaborateur au « Chiffon de Papier », en donnant sur le secrétaire un monumental coup de poing :

« On se moque de moi !

« Non, Sire, dit le chancelier en pâlissant, personne se moque de vous. Vos ordres ont été exécutés à la lettre, le service d’espionnage tout entier s’est mis à l’œuvre, s’en est occupé avec ardeur, et Votre Majesté sait fort bien que son service d’espionnage est remarquable et unique au monde.

« Ah ! pour cela, dit Guillaume II radouci et avec conviction, mes espions sont incomparables. Mais, par le diable, où donc peut-on trouver ce Wawaron ?

« Dans les airs, Sire, répondit Reindflesh.

« Alors qu’on me le cherche et qu’on lui envoie de ma part une mission diplomatique.

« Chouette ! s’écria le Kronprinz qui affectionnait tout particulièrement cette expression qu’il tenait d’une danseuse. Une excursion dans les airs, ça me va et si vous avez besoin d’un ambassadeur je suis votre homme.

« Toi, mon fils, fit Guillaume II en fronçant les sourcils, tu en as assez sur les bras avec l’affaire de Verdun.

« Verdun ! s’écria le Kronprinz en éclatant de rire, en voilà une bonne blague ! Vous vous faites encore des Illusions ! Verdun ! Vous ne voyez donc pas que depuis tantôt quatre ans notre Invincible armée tente en vain de la prendre et comme tout résultat n’a obtenu de faire de ce côté que des retraites stratégiques.

« La ténacité est une vertu, répondit sentencieusement le successeur d’Attila.

« Vous pouvez bien en parler de ténacité, si cela continue notre invincible armée, comme je viens de vous dire, reviendra parader à Berlin et ses vaillants officiers, s’il en reste, iront triomphalement parader dans l’Allée des Tilleuls.

« Si vous permettez, Sire, j’aurais un ambassadeur à suggérer à Votre Majesté, dit Reindfleish qui désirait empêcher l’orage qu’il voyait venir.

Parlez, dit l’Empereur nous vous écoutons.

« Tout en rendant hommage aux talents diplomatiques de Son Altesse Impériale le Kronprinz, je serais d’avis que sa présence serait plus utile sur un terrain moins nuageux que celui où se trouve le Wawaron, dit le chancelier en saluant l’héritier du trône. Je crois que pour traiter avec un empereur aussi puissant que doit être Baptiste 1er, il faut un diplomate d’expérience possédant un talent tout particulier, ayant de l’astuce et susceptible d’une hypocrisie à toute épreuve.

« Ah ! s’écria Guillaume II, si von Bissing était encore de ce monde.

« C’est vrai, il était très fort sur ce sujet, mais ajouta Reindflesh avec suffisance, j’ai aussi bien.

« Et qui ? demanda le Kaiser,

« Von Bernstorff, Sire, en voici un qui pour rouler son public n’a pas son pareil.

« Vous avez raison, répondit Guillaume II, allez me chercher Bernstorff, je vous attends.

Le chancelier sortit en saluant et Guillaume II après avoir réfléchi quelques secondes se tourna vers son fils et lui dit :

« Alors vous persistez à ne pas vouloir aller occuper votre poste au front à Verdun ?

« Voyons, mon père, maintenant que le chancelier n’y est plus nous pouvons causer librement, où diable avez-vous l’idée de m’envoyer faire triste figure à Verdun ? Vous voyez bien que les Français se moquent de nous et que ces cochons-là ne se laisseront jamais battre. Envoyez-moi sur le front russe, là au moins il y a moyen de moyenner.

« Décidément, Monsieur, dit le Kaiser avec un sourire de mépris, il en est de vous pour les champs de batailles comme pour les femmes, vous aimez les victoires faciles.

« Et pourquoi pas ? répondit le Kronprinz en emplissant sa coupe de champagne, si j’aime les victoires faciles, vous affectionnez les impossibilités, vous semblez l’avoir prouvé en voulant cette guerre.

« Vouloir cette guerre ! s’écria Guillaume II, n’ai-je pas dit publiquement que je ne l’avais pas désirée, et ne vous ai-je pas promis votre bâton de maréchal le jour où vous prendriez Verdun.

« Vous n’avez pas voulu cette guerre et vous avez promis, deux belles phrases que l’histoire se chargera de prouver, dit le prince. Vous avez promis à la Belgique de respecter sa neutralité, aux États-Unis de prendre en considération leurs justes réclamations. Promis, mais à quoi cela pourrait-il vous servir, on ne vous croirait pas,

« Et cependant, fit l’empereur avec rage.

« Il n’y a pas de cependant, mon père, que voulez-vous que j’aille faire dans le Nord de la France ? Nos soldats n’ont pas laissé une bouteille de vin à boire. Quant aux femmes, c’est à peine s’ils ont eu la délicatesse d’en laisser quelques-unes d’intactes pour leurs officiers.

« Alors vous prétendriez que nos soldats ne sont que des hordes de barbares, s’écria Guillaume II avec rage.

« Moi, je ne prétends rien, je constate, voilà tout, répondit le Kronprinz en allumant une cigarette.

À ce moment la porte s’entrouvrit donnant passage à Reindflesh qui précédait le Comte von Bernstorff.

« Vous savez pourquoi je vous fais venir et vous acceptez ? dit Guillaume II à l’ex-ambassadeur.

« Je suis comme toujours prêt à tout pour le service de Votre Majesté, répondit von Bernstorff en saluant jusqu’à terre.

« Alors causons et voyons à régler cette affaire du Wawaron, dit Guillaume II en leur faisant signe de s’asseoir.


IV

CE QUE C’ÉTAIT QUE L’EMPIRE DE L’ESPACE.

Il est incontestable que les lecteurs doivent se demander ce que sont devenus nos deux excellents amis, l’ingénieur Baptiste Courtemanche et son camarade le chirurgien-dentiste Titoine Pelquier.

Nous les avons laissés — si nous nous souvenons bien — à la gare du Grand Terminal Station à New-York, prenant le train, rempli des plus douces espérances et emportant avec eux les choses nécessaires pour leur long et périlleux voyage vers l’Ouest Canadien, c’est-à-dire vers cette partie du Nord-Ouest où l’ingénieur avait découvert les précieux matériaux nécessaires à la réalisation de la navigation aérienne telle qu’il l’avait conçue.

La première partie ne fut en réalité qu’une longue promenade et ne donna lieu à aucun incident digne de mention, et ils se rendirent vers l’endroit le plus rapproché des lieux où les recherches des fameux éléments devaient être faites. Là il leur fallut trouver la main-d’œuvre et cela n’était pas aussi facile qu’on pouvait le croire. La fameuse conscription avait enlevé un grand nombre d’hommes, et ceux qui restaient se trouvaient empêchés soit par des obligations commerciales ou de famille, les autres se firent fortement tirer l’oreille et ne se décidèrent à leur venir en aide que par l’appât du gain.

Puis il leur fallut faire construire des ateliers de construction, un laboratoire, un haut fourneau, enfin tout ce qui est nécessaire pour la fonte et la préparation des métaux, et ceux de l’ingénieur Courtemanche sortaient de beaucoup des manipulations ordinaires.

Enfin, après des semaines de travail. Courtemanche réussit à obtenir une quantité suffisante de « Légium » et de « Populéum » pour fabriquer l’appareil dont il avait la conception, appareil qu’il fit dans un atelier spécial et où lui seul avait accès, car il conservait son secret avec un soin jaloux, même à un tel point que Titoine Pelquier n’était pas admis dans le laboratoire. Courtemanche, avons-nous dit, avait en main assez de chaque élément, mais malgré toutes ses recherches, il ne put s’en procurer ni en trouver davantage, on eut dit que ces éléments existaient qu’à un seul endroit et que dans certaines dispositions chimiques. Enfin que lui importait, il en possédait suffisamment pour réaliser son rêve.

Puis ce fut la construction du dirigeable.

Celui-ci comme la plupart de ses congénères avait la forme d’un cigare allongé et avait une longueur de près de soixante pieds sur une largeur de vingt. La cage en squelette était construite en cercles de bois de cèdre, réunis par des lames d’acier, le tout recouvert de feuilles d’aluminium, et était assez solide pour braver les changements atmosphériques. Aux extrémités des hélices telles que les aéroplanes et dirigeables de grande dimension en possèdent. Sur le dessus de l’appareil une longue cabine composée de trois pièces : deux chambres à coucher et une cuisine. Dans l’intérieur, à part la chambre dite des machines et qui contenait le merveilleux appareil de l’ingénieur Courtemanche, il y avait deux chambres pour les provisions et le matériel scientifique.

Dans cette chambre des machines se trouvait, venons-nous de dire, l’appareil composé des deux précieux éléments, appareil qui non seulement donnait au dirigeable la faculté d’ascension mais aussi celui de puissance électro-magnétique qui mettait un moteur spécial en action, moteur qui donnait action à un système de turbine inconnu qui mettait lui-même les hélices en mouvement et pouvait produire l’électricité nécessaire pour l’éclairage et à un poêle électrique devant servir pour la cuisine. L’appareil central pouvait être mis en action par des rhéostats qui se trouvaient dans la cabine de l’ingénieur.

Comment le « Populéum » et le « Légium » agissaient-ils ? Baptiste Courtemanche seul le savait et lui seul pouvait le divulguer. Toujours en est-il que toutes les expériences dépassèrent les visées de l’inventeur et même donnèrent des résultats qui allèrent bien au-delà de ses espérances.

Lorsque tout fut prêt, l’ingénieur télégraphia à Philias Duval qui était resté à Montréal, de venir au plus vite se rendre compte des résultats obtenus, et en même temps pour prendre part au conseil suprême de la « French-Canadian Aerial Company Limited ».

Deux jours plus tard, l’entrepreneur était auprès de ses amis après avoir procédé à l’inspection du dirigeable qui fut reconnu parfait à tous les points de vue, les trois associés se réunirent dans la chambre de l’ingénieur.

Cette réunion qui dura plusieurs heures, fut très agitée, chacune des propositions fut longuement discutée, pesée et analysée, car ce que nos amis résolurent devait être de la plus grande gravité, non seulement pour eux mais aussi pour les conséquences qui pouvaient surgir.

L’invention de Courtemanche les mettait en possession d’un empire immense, illimité, empire que les autres puissances ne pouvaient espérer atteindre vu que leurs dirigeables ou aéroplanes n’étaient que de vulgaires pygmées à côté de celui de Baptiste Courtemanche.

Baptiste Premier…

L’Empire de l’Espace était à eux, personne ne saurait le leur disputer, ils étaient les maîtres de la situation.

À défaut du pavois comme on faisait jadis pour les rois francs, Courtemanche fut hissé sur la table et proclamé Empereur de l’Espace avec le nom de Baptiste Premier.

Dans sa reconnaissance le nouveau souverain créa l’ordre impérial du Castor dont il investit et décora du grand cordon ses deux collaborateurs. Ne trouvant pas cette faveur, pourtant si chère aux terriens même civilisés, il décerna à Titoine Pelquier les titres somptueux de Duc de Ste-Cunégonde et de Baron des Tanneries ; quant à Philias Duval, il voulut flatter ses sentiments de légitime orgueil en faisant de l’Isle de la Barbotte Amoureuse, propriété de l’entrepreneur, une principauté.

En plus, il fallait donner un gouvernement à l’Empire, et Baptiste 1er chargea le Duc de Ste-Cunégonde de former un ministère. Celui-ci en profita pour nommer à son tour le Prince Duval Ministre des Finances.

Tout cela c’était fort beau, ils ne s’occupèrent pas de ce que l’on pouvait penser, ni même comment cette création serait acceptée.

« S’ils ne sont pas contents, ces toryeux-là, qu’ils viennent nous cri, s’écria le duc en s’enfilant une monumentale rasade de whiskey blanc.

« Et au fait, dit Duval, comment allons-nous nommer le dirigeable ?

« J’ai trouvé un nom, car il ne faut pas oublier que ce n’est pas un aéroplane ordinaire, ni un dirigeable comme les autres, mais un véritable automobile aérien, qu’en pensez-vous ? demanda Baptiste.

« Superbe ! Je seconde la motion, s’écria Pelquier.

« Et moi je la tripotte en mettant comme amendement qu’on lui donne le nom de « Wawaron ».

« Trois hourras pour le Wawaron, s’écria Baptiste. Allons chercher une bouteille de Champagne pour le baptiser.

« Du Champagne ! s’écria Pelquier, tu t’en ferais mourir. Du p’tit blanc, mon vieux, pour des vrais Canayens, c’est le « nec » et le « plus ultra ».

Le lendemain et les jours suivants ils procédèrent aux derniers détails. Tout ce qui avait été acheté fut transporté à bord de l’auto-aérien et placé sous l’œil vigilant de l’ingénieur de telle façon que les principes de l’équilibre les plus stricts fussent observés.

Philias Duval ayant terminé sa mission, retourna à Montréal muni d’instructions spéciales.

Baptiste et Titoine, restés seuls, congédièrent les ouvriers, fermèrent les ateliers désormais inutiles et un bon soir sans que rien ne fut dit à personne, le « Wawaron » s’éleva majestueusement dans l’Empire de l’Espace.


V

EXPLORATIONS IMPÉRIALES.

Baptiste Premier et son fidèle ministre le duc de Ste-Cunégonde, emportés par le « Wawaron », était donc entré dans l’Empire de l’Espace. Le duc qui était à cheval sur le protocole, même que le prince Duval en entendant cette expression qu’il ignorait, avait demandé ce que c’était pour un ch’vaux, avait cru d’étiquette impériale de mettre en mouvement le phonographe du bord qui exécuta : « Vive la Canadienne » et de développer le drapeau « Étoiles d’Or sur Azur ».

Ce fut un moment solennel et tous deux émus, tête découverte, écoutèrent religieusement l’hymne si cher aux vrais patriotes.

« Maintenant que nous v’là z’en l’air, éiousque nous allons aller ? demanda le duc Titoine avec intérêt.

« J’t’avouerai en toute sincérité, répondit l’Empereur, que je n’sais pas diable moi-même par ousqu’on pourrait ben commencer.

« Ça, mon vieux, c’est ben vrai, dit Titoine d’un air convaincu, ton empire est passablement grand, il est comme qu’on dirait étendu à l’infini, c’est pas comme lorsqu’on va au Sault-au-Récollet, ta paroisse natale, éiousqu’on a le loisir de faire des chapelles en route. Icitte, vois-tu, à moins d’aller prendre un coup dans la lune, il faut se greyer de tout ce qu’il faut avant de partir. Dans tes états il y a des nuages et des étoiles qui sont un peu loin pour qu’on aille les visiter, aussi tout ce que nous avons à faire pour le moment c’est d’explorer les frontières de tes états.

« Tu parles comme un livre, répondit Baptiste devenu songeur. Mais le moment n’est pas encore venu de nous faire connaître. Il faut laisser les peuples de l’univers dans l’ignorance et leur faire croire qu’un phénomène étrange, incompréhensible, se passe dans les régions élevées de l’atmosphère.

« Et pourquoi ça ? demanda Titoine intrigué.

« Je vais te dire, fit Courtemanche en modérant la vitesse du « Wawaron » et lui donnant une altitude pas très élevée.

« Comme tu t’en doutes, personne sur la terre, sauf Duval, savent qu’un nouvel empire a été créé. Cet empire, en réalité, nous ne le connaissons pas nous-mêmes, et comme tu le fais très logiquement remarquer, en dehors des frontières il nous reste rien que nous puissions logiquement explorer. Chez nous c’est dans l’espace et nous rendre sur un continent, dans un pays quelconque, c’est après tout aller en pays étranger. Et, mon cher ami, si tu suis bien mon raisonnement, tu dois te rendre compte aussi bien que je le fais, qu’au point de vue strictement diplomatique nous n’avons qu’un droit, celui de rester chez nous, c’est-à-dire dans l’espace.

« Ah ben ! s’écria Titoine Pelquier en faisant la grimace, c’est pas ben amusant ça.

« Que veux-tu, mon pauvre ami, dit Baptiste en riant, tu connais le proverbe : « Noblesse oblige ». J’avoue qu’à la longue cela pourrait devenir monotone, mais lorsque l’on songe à ce que tous ces bonnes gens vont se figurer, le mystère qui nécessairement va envelopper notre présence qui sera énigmatique pour eux, il y a de quoi rire. Nous allons nous efforcer de la rendre plus mystérieuse encore et les esprits, déjà bouleversés par les tueries ignobles qui ensanglantent l’Europe, ne sauront que penser. Alors lorsque la scène aura été bien préparée nous nous révèlerons, formidable coup de théâtre qui jettera les peuples de la terre dans la plus profonde des perplexités.

« T’as du talent, fit Pelquier en le saluant, on voit ben qu’t’as fait ton cours. Mais est-ce que ça va durer ben longtemps cette promenade-là ?

« Eh ! mon cher, répondit Baptiste, aussi longtemps qu’il faudra pour que nous fassions le tour du monde. Nous devons nous manifester tout partout, qu’aucun coin de la terre ignore notre présence, enfin qu’aucun doute ne soit possible.

« Alors ça va ben, dit Pelquier, nous avons du tabac et du p’tit blanc pour une escousse, et p’t’être ben qu’en route y aura moyen de se procurer ce qu’il nous manquera.

« C’est bien ce que j’ai pensé, ajouta Baptiste, nous resterons en l’air le plus possible, ne descendant à terre que dans des endroits isolés, ceci pour renouveler notre provision d’eau et tuer du gibier, car notre réchaud électrique nous permet de cuisiner autant que nous le voulons.

« Allons-nous commencer par l’Amérique, par le Canada ? demanda Titoine.

« Non, répondit Baptiste en entraînant son ami vers sa cabine et lui montrant une carte de géographie. Nous allons traverser le Canada, les États-Unis, et nous nous rendrons dans l’Amérique du Sud en passant au-dessus du canal de Panama.

Il est plus que probable que nos lecteurs n’ont jamais eu l’avantage de faire le tour du monde en dirigeable. Nous devons avouer que cela serait très agréable, pour le présent la chose est assez difficile, mais si nous considérons bien le train dont vont les choses, il n’y aurait rien d’impossible qu’avant bien longtemps cela se réalisât.

Comme Courtemanche, pardon Sa Majesté Baptiste 1er, l’avait dit, ils voyagèrent à une très grande hauteur, devant souvent se servir de casques spéciaux, invention de l’ingénieur, ceci pour lutter contre le froid et l’état de la pression atmosphérique. La nuit ils descendaient en des endroits déserts où ils pouvaient renouveler leurs provisions. Souvent ils restaient toute une journée à terre, chassant, pêchant, et ne remontant dans l’espace que lorsque la nuit était venue.

C’est ainsi qu’ils parcoururent les deux Amériques, ne se faisant entrevoir qu’à de très grandes hauteurs et donnant ainsi aux populations sauvages et ignorantes de fantastiques idées.

Puis ce fut le tour de l’Afrique, de l’Asie, sans compter l’Océanie, et ils réservèrent l’Europe pour la fin.

Nous savons ce qu’en furent les conséquences, la chimère du bolide et les discussions homériques qui en résultèrent.

Leur voyage était incomparablement intéressant et même parfois des plus amusant ; c’est ainsi qu’un beau jour en Afrique, Titoine Pelquier, oh ! ironie du sort, vit son impeccable vertu fort en danger.

Ils étaient dans l’Afrique Centrale et depuis assez longtemps ils n’avaient pas atterri pour chasser et renouveler leur provision de viande fraîche. Ce jour-là il faisait un temps admirable, l’air était pur, le ciel serein, et une clairière se présenta à leurs regards. L’admirable végétation africaine se présentait à eux dans toute sa splendeur.

Atterrir le « Wawaron », l’amarrer solidement fut l’affaire de quelques minutes, et saisissant leurs fusils ils s’élancèrent vers la forêt.

Ils avaient à peine parcouru deux milles que soudain un bruit étrange vint frapper leurs oreilles.

Avançant avec la plus grande prudence ils purent bientôt distinguer que ce bruit venait des cases d’un village nègre qui se trouvait non loin de là.

Trouvant l’aventure amusante, bien armés, ne craignant rien de ces indigènes qui nécessairement seraient stupéfaits de les voir, ils avancèrent sans crainte.

Ceux qui furent étonnés ce ne furent pas les nègres mais au contraire nos amis lorsque celui qui paraissait le chef de la tribu et qui n’était autre qu’un roi nègre, s’avança vers eux et dans un anglais impeccable leur souhaita la bienvenue.

Sa Majesté nègre avait un certain vernis et heureusement n’était pas anthropophage, il semblait habitué à recevoir des explorateurs. Très civil il les conduisit vers la case royale et expliqua à nos amis que ce village n’était autre qu’une de ses nombreuses villégiatures et que sa capitale était située à quelque cinquante milles de là.

Chaque été il partait suivi de ses esclaves et de ses favorites et emmenait avec lui ses gardes particuliers et ses trésors, probablement pour éviter de désastreuses tentations à ses ministres, car probablement en Afrique aussi les ministres ne dédaignent pas de soulager la caisse nationale.

Les Majestés, qu’elles soient blanches ou noires, affectionnent tout particulièrement les fastes mondains, ceux-ci d’une manière, ceux-là d’une autre. Notre roi nègre ne doutait pas qu’il avait affaire à des seigneurs de grande envolée et il leur fit servir le betel et le couscou le plus délicieux, ceci arrosé d’un excellent vin de palmier. Puis il donna l’ordre de faire avancer son orchestre et le corps de ballet.

Que le lecteur et surtout les jolies lectrices ne se figurent pas que c’était l’orchestre Colonne de Paris ou celui du Metropolitan Theatre de New-York, mais le sien n’en fournit pas moins une formidable cacophonie. Quant au corps de ballet, il était assez bien réussi, les danseuses jeunes et bien découpées, étaient vêtues d’un vêtement si délicat qu’il fallait y mettre beaucoup de bonne volonté pour s’apercevoir qu’elles en avaient un.

Tout cela sous le beau ciel d’Afrique, avec un cadre de verdure idéal, le parfum pénétrant des fleurs et des encens mêlés aux vapeurs du vin de palmier était plus que suffisant pour troubler.

Courtemanche observait, ce diable d’homme paraissait insensible, quant à Titoine Pelquier il songeait que ces danseuses toutes d’ébène qu’elles étaient comme couleur seraient moins monotones que la solitude de l’Empire de l’Espace.

Sa Majesté nègre lui aussi songeait, oui, non pas à la musique ni aux grâces de ses danseuses, mais à la longue-vue que Baptiste portait en sautoir et à la gourde que Titoine avait suspendue à son côté. Enfin, n’y tenant plus, il demanda à nos amis l’utilité de ces deux objets qu’il semblait n’avoir jamais vus.

L’ingénieur lui montra l’usage de la longue-vue, et notre bon roi nègre pu voir à sa grande satisfaction un singe qui grimpait à un arbre à plus de mille pieds de distance.

Étonné il regarda avec l’instrument dans toutes les directions et fut si émerveillé qu’il résolut de l’obtenir.

Il appela un esclave et se fit apporter une cassette qu’il présenta à Baptiste en lui disant :

« Cette boîte contient des images qui m’ont été données par un des envoyés du roi d’Angleterre. Ces images me furent présentées comme remerciement lorsque je signais un papier disant que je voulais bien lui faire l’honneur d’accepter le protectorat de leur roi. Comme ces images ne me sont d’aucune utilité et que votre lunette me serait très agréable, je désire changer avec vous. Puis se tournant vers Titoine il lui dit : J’aimerais aussi conserver en souvenir de vous cette bouteille que vous avez au côté, en échange je vous donne deux de mes plus jolies esclaves à votre choix.

Pelquier recula d’un pas et lança un regard qui voulait dire : « Vade retro Satanas ».

Pauvre Pelquier ! l’ombre de Mame Pelquier (née Philomène Tranchemontagne de Shawinigan) lui passa dans l’esprit, lui qui s’était débarrassé d’une blanche, il ne voulut pas de deux noires en échange, quoique d’après toutes les règles musicales il faut deux noires pour faire une blanche. Il fit un geste de dénégation poli, mais si déterminé, que le roi n’insista pas et Titoine le plus gracieusement du monde lui offrit la gourde pour rien.

Le nègre leur donna alors des gibiers autant qu’ils en pouvaient porter, et nos amis prenant congé se dirigèrent dans la direction du Wawaron.

Courtemanche avait emporté la cassette du roi avec lui et en route désireux de savoir quelles images elle contenait il l’ouvrit et s’aperçut que ces images étaient des billets de mille livres sur la Banque d’Angleterre, et il y en avait cent.

« Décidément, dit-il à Titoine en l’aidant à placer dans le Wawaron le gibier et la précieuse cassette, oui, décidément, les actions de la “French Canadian Aerial Company, Limited”, sont à la hausse.


VI

COMMENT L’AUTO-AÉRIEN LE « WAWARON » ENTRA AVEC GLOIRE DANS LES ANNALES DE L’HISTOIRE.

Il faudrait plus d’un volume pour narrer tous les faits, les aventures fabuleuses dont nos deux amis furent les héros, et il est à espérer qu’un jour ils publieront avec force détails non seulement ce qu’il leur fut donné de voir mais aussi les œuvres auxquelles ils coopérèrent.

Sachons cependant que durant les premiers mois de leur voyage aérien, ils firent plus de trois fois le tour du monde, voyageant de nuit, parfois illuminés, et toujours à de très grandes hauteurs. Souvent ils atterrissaient et sans que l’auto-aérien soit vu, tant ils prenaient soin de le bien cacher, ils se rendaient à des villages, même dans des petites villes, où ils parvenaient à se procurer des objets de grande valeur pour des sommes modiques.

C’est ainsi qu’ils visitèrent les Indes, la Chine, le Japon, explorèrent l’Amérique Centrale, les régions mystérieuses de l’Afrique, et n’oublièrent pas l’Océanie. Ils auraient bien visité les deux pôles, mais ils remettaient ce voyage à plus tard.

Personne encore se doutait que le bolide n’était autre chose qu’un dirigeable, et nos amis se gardaient bien de révéler leur identité.

Cependant ils savaient bien que cet incognito ne pouvait durer éternellement et que l’heure approchait à laquelle le nouvel empereur devrait se révéler et prendre la place qu’il voulait avoir, qu’il désirait occuper dans le concert des grandes puissances.

Pour cela il fallait préparer les populations du globe, pousser la curiosité humaine à son paroxysme et, comme on dit en terme de théâtre, bien disposer le public pour le grand coup de scène.

Shakespeare a dit quelque part : “The world is a stage and every man an actor”.

Oui, le monde est un grand théâtre, mais l’immensité de l’espace est plus grande encore et Baptiste Courtemanche et Titoine Pelquier pouvaient se vanter d’être de fameux comédiens.

Maintenant que leur public semblait bien préparé, il leur fallait lancer leur publicité. (Il est étrange de constater combien la comédie humaine diffère en peu de chose de celle que l’on joue sur nos scènes lyriques, et ceci se comprend d’autant mieux qu’après tout au théâtre on s’efforce de représenter ce qui se passe dans la vie journalière.)

Titoine Pelquier, duc de Ste-Cunégonde et baron des Tanneries, qui occupait à lui seul les différents ministères du gouvernement de l’Empire de l’Espace, prit donc sa meilleure plume et écrivit les documents qui émotionnèrent à un si haut degré les peuples de la terre.

Avant de partir ils s’étaient procuré des costumes spéciaux que Philias Duval leur avait achetés chez un costumier bien connu de la rue Notre-Dame, à Montréal, et après avoir étudié la question, ils résolurent de commencer leurs visites par Londres. La première fois ils y jetèrent leur carte de visite, mais comme ils jugèrent que cela n’était pas suffisant, ils résolurent de se présenter personnellement, c’est-à-dire d’y conduire le « Wawaron ».

Depuis quelques jours, la population de la bonne ville de Londres était mise en émoi par des incursions d’avions boches, quelquefois de simples aéroplanes, d’autres fois par des zeppelins. Tous ont lu dans les journaux les comptes-rendus de ces attaques et des terribles efforts qui malheureusement en furent les conséquences.

La kultur teutonne

Tout d’abord consternés, puis petit à petit s’habituant — si le mot est logique — à ces honneurs, la malheureuse population de la grande métropole se résignait et acceptait courageusement ces ignobles manifestations de la kultur teutonne.

Car il n’y a pas à dire, la mentalité prussienne est chose qui peut paraître incompréhensible. Être arrivés scientifiquement à des réalisations de toute première grandeur, avoir cultivé les arts, la littérature et avoir pris une place prédominante parmi les nations, et s’abaisser aussi bas qu’il soit possible de se l’imaginer, de se dégrader moralement et matériellement au dernier degré.

Il faut être Boche pour l’expliquer. Boche pour le comprendre.

Donc depuis des semaines, des mois, les postes d’observations étaient nuit et jour en éveil. L’administration civile agissant conjointement avec les autorités militaires, prenaient avec soin les précautions les plus grandes, tout était mis à l’œuvre, des refuges spéciaux avaient été préparés pour le public qui était immédiatement prévenu par des signaux en cas de danger. Des experts se servant d’instruments spéciaux scrutaient sans relâche les moindres recoins du ciel.

Aussitôt que des dirigeables ennemis étaient signalés, l’alarme était donnée, le feu de barrage ouvert par l’artillerie et les avions anglais se mettaient en chasse. Le peuple se réfugiait dans les caves ou abris, d’autres plus braves, défiant le danger, se plaçaient sur les places publiques ou même montaient sur les toits pour mieux observer les différentes péripéties du combat.

Or, un matin, l’alarme fut donnée et le bruit se répandit qu’une attaque plus formidable que les autres avait lieu.

En effet, le combat était terrible, le bruit caractéristique des moteurs et des hélices des avions pouvait être entendu de tous, ceci mêlé au bruit des canons et aux détonations des projectiles.

Huit à dix super-zeppelins accompagnés d’une douzaine d’avions de tous genres attaquaient la ville, et la flotte aérienne britannique et l’artillerie s’efforçaient non seulement de les éloigner mais surtout d’en abattre et en mettre hors de combat le plus grand nombre possible.

La foule, comme nous nous en doutons, s’était réfugiée dans les abris, d’autres ne voulaient rien perdre du spectacle à la fois superbe et terrible qu’il leur était donné de voir, et ils restaient sur les places publiques ou grimpaient sur les toits.

En effet, cela valait la peine d’être vu, deux avions allemands avaient été abattus, un anglais avait dû se retirer étant hors de combat, et la bataille faisait rage, des bombes lancées par les aéroplanes boches avaient touché leurs buts, des flammes surgissaient des édifices atteints et des murs s’écroulaient avec fracas. On était donc dans la période la plus héroïque du combat lorsque quelque chose d’inouï se produisit.

Soudain une masse noire, produisant un bruit étourdissant, descendit des profondeurs du ciel. La canonnade cessa comme par enchantement, les avions anglais se précipitèrent vers leurs bases et les Boches s’enfuirent comme si le diable fut à leurs trousses. Ceux qui regardaient restèrent tout d’abord comme pétrifiés, puis un cri terrible sortit de toutes les poitrines : « Le bolide ! »

Non, braves gens, calmez vos sens abusés, ce n’était pas le fantasmagorique bolide qui depuis si longtemps défrayait les conversations, servait d’effarouchoir aux petits enfants, allumait de si véhémentes polémiques dans les journaux, mais tout simplement le pacifique « Wawaron » qui portait Baptiste Premier et son fidèle ministre le duc de Ste-Cunégonde, venant tous deux rendre visite à une nation amie

Oui, lecteurs, c’était le Wawaron portant sur son avant le drapeau britannique en signe de cordialité et à sa proue celui de l’Empire de l’Espace : « Étoiles d’or sur azur ».

L’ébahissement général fit place à un enthousiasme indescriptible, des cris de joie, des clameurs, des hourrah ! se firent entendre à un tel point que le bruit en était étourdissant.

Le ciel était libre de tout dirigeable ou avion, seul le Wawaron descendait graduellement et maintenant tous pouvaient parfaitement distinguer l’auto-aérien et son nom qui se détachait en lettres d’or à son avant.

Sur la passerelle, un porte-voix à la main, Titoine, duc de Ste-Cunégonde, vêtu pour la circonstance d’un costume de général de l’époque de la révolution française en 1793, avait à ses côtés Baptiste 1er qui, lui, avait modestement endossé la capote grise et le petit chapeau du grand Napoléon.

Lorsque le Wawaron fut à une hauteur raisonnable, Pelquier se tourna vers Baptiste et lui dit :

« Ce qu’y sont épatés nos amis les Anglais, et puis les Boches y z’ont tout de même sapré leur camp. Mon vieux, ça prend des p’tits Canayens pour travailler de même.

Baptiste sourit, puis se rendit à la cabine et mettant les mains sur les manettes de propulsion il fit évoluer le Wawaron qui fit lentement le tour du dôme de St-Paul, puis se dirigea vers le square Trafalgar où Titoine laissa tomber un paquet qui tomba aux pieds de la statue de Nelson.

Des gardes qui se trouvaient là prirent le paquet sur lequel était inscrit : « Au Très Honorable Lloyd George, Premier Ministre ».

Les gardes lurent cette adresse avec surprise et donnèrent le paquet à un des “horse-guards” qui étaient de garde auprès de la statue, et celui-ci partit à toute vitesse dans la direction du palais du gouvernement.

Le ministre, qui lui aussi avait assisté de sa fenêtre à tout ce que nous connaissons, prit le paquet non sans une légère émotion, et l’ouvrant trouva une enveloppe armoriée contenant une lettre ainsi conçue :

Empire de l’Espace.

Auto-aérien « Le Wawaron ».

Excellence,

Les officiers de l’équipage de l’auto-aérien impérial, le Wawaron, sont heureux de saisir cette circonstance pour vous assurer de leur plus profonde considération et le prie de bien vouloir présenter à Sa Majesté le Roi et au peuple anglais l’assurance de leurs respectueuses et cordiales salutations.

..............................................................................................................................................................

Le ministre s’informa du « Wawaron », mais il lui fut répondu qu’il était remonté à une hauteur telle qu’il n’était plus possible de le voir.

Alors il existait ce « Wawaron », l’Empire de l’Espace devait nécessairement exister aussi, et ce Baptiste 1er devait être un bien puissant empereur pour posséder des dirigeables aussi perfectionnés que le « Wawaron ».

La nouvelle fit le tour du monde, la presse en fit ses délices et on oublia le bolide complètement. Mais ce fut surtout en Allemagne que la nouvelle fit sensation. Le Kaiser qui était parti pour le front surveiller une nouvelle attaque sur Soissons, revint « rapido presto » à Berlin consulter son chancelier.

« Eh bien ! lui dit-il.

« L’Empire de l’Espace existe on ne sait où, répondit von Reindflesh, le Wawaron aussi, même si bien que nos aviateurs en le voyant le prenant pour le fameux bolide se sont dispersés comme une nuée d’abeilles.

« Et von Bernstorff, est-il parti à sa recherche ? demanda Guillaume II.

« Oui, Sire, le comte suivant vos instructions, est parti avec un guide et accompagné de deux aéroplanes.

« Alors, ça va bien, dit le Kaiser, si c’est Bernstorff qui s’en occupe, je suis tranquille.

À Montréal, au Canada, la grande nouvelle fut aussi connue. Philias Duval en lisant le compte-rendu des journaux, se frotta joyeusement les mains.

« Décidément, se disait-il, je crois que j’ai bien placé mon argent.


VII

UNE PAGE D’HISTOIRE.

Le Wawaron s’était donc élevé dans l’espace et nos amis, après quelques minutes de silence, lorsqu’ils furent certains qu’ils ne pouvaient être vus, regagnèrent leur cabine et reprirent leur costume habituel.

Titoine Pelquier était songeur, il alluma sa fidèle bouffarde et se mit à arpenter le pont de l’auto-aérien.

Baptiste de son côté avait l’air tourmenté, on eût dit qu’une sourde préoccupation l’agitait. Titoine après avoir jeté un regard sur lui, lui dit :

« Eh ben, quoique t’as ?

Eh ben, quoique t’as ?

Courtemanche ne répondit pas et silencieusement faisait tourner ses pouces.

« Eh ben, t’entends pas, quoique t’as donc ? Maintenant que nous avons « suincé » les avions boches et « épastrouillé » les londoniens quoique l’on va faire, éiousque nous allons aller ? demanda Pelquier.

« Sais-tu, mon cher Titoine, répondit Courtemanche dont la figure était devenue sombre et dont les traits marquaient une vive inquiétude, que notre situation n’est pas si claire qu’on aimerait à le croire. Maintenant on sait que nous existons, que l’Empire de l’Espace se manifeste d’une façon tangible et qu’aucun doute n’est possible. Dans quelques heures le monde entier connaîtra l’aventure du Wawaron, sa présence imprévue et le désarroi qui en est résulté pour les dirigeables allemands.

« Eh ben, et pi après ! Les “English” seront contents, ils diront : « V’là nos amis » et les Boches, s’écria Titoine en riant, y s’ront en toryeu, quoique tu vois d’mal à ça ?

« C’est justement qu’ils pourront croire que nous les avons attaqués et prendront cela pour un « casus belli », répondit gravement Courtemanche.

« Tata, mon vieux, t’en fais trop des manières avec ces Iroquois-là, fit dédaigneusement Pelquier, avec ça qu’ils en mettent eux autres des gants blancs pour « timber » sur le bon monde, massacrer les femmes et les enfants, démolir les églises. Tu me fais suer avec ton « casus belli », les chiens enragés quand on leur loge une balle dans la cervelle, « esqu’on » leur envoie dire ?

« Mais nous représentons l’Empire de l’Espace et nous devons procéder diplomatiquement, répondit gravement Baptiste 1er.

« Tu vas les prévenir ? s’exclama Titoine.

« Oui, mon cher, moi, Baptiste 1er, je vais les prévenir, ce n’est pas une raison parce que ces cochons-là n’ont pas plus de cœur que des chiens que nous devons être de même.

« Et tu vas leur déclarer la guerre ? s’écria Titoine, mais comment ?

« Tu vas voir, répondit Courtemanche en se rendant vers la cabine et rectifiant la direction du Wawaron qu’il dirigea vers le continent européen.

Pelquier, après avoir observé son ami leva les épaules, puis se rendit à l’arrière du Wawaron et observait l’horizon avec une forte jumelle.

Ils étaient environ vers le milieu de la Mer du Nord lorsque Pelquier qui regardait toujours cria à son ami :

« Eh ! Baptiste, viens donc voir, on dirait trois aéroplanes qui se dirigent de notre côté.

Courtemanche prit les jumelles que lui tendait son ami, mais à peine eut-il regardé quelques secondes qu’il poussa un cri :

« Des avions boches !

« Des avions boches ! s’écria Pelquier, juste ciel, à moins de nous sauver nous n’avons pour nous défendre que nos fusils de chasse.

« Titoine, mon ami, ne te fais pas de bile, les Boches ce sont les plus grands bluffeurs qui existent sur la croûte terrestre. Aurais-tu la naïveté de penser, même pour un dixième de seconde, qu’ils auront le courage de nous attaquer franchement, non, mon vieux, il faudrait pour cela qu’ils sortent de leur naturel. Attaquer des faibles, ça c’est leur fort, mais nous, qu’ils ont toutes les raisons de croire les plus forts, jamais, car à moins d’avoir des mitrailleuses dans le dos pour les faire avancer, ils ne grouilleront pas. S’ils veulent être méchants, nous filerons si haut et si vite que jamais ils ne sauraient nous rejoindre, mes résonateurs électriques les mettront à la raison.

« Fais ce que tu veux, répondit Titoine en faisant la grimace, tomber d’où nous sommes et l’eau est bien froide. Et le malheureux dentiste portant sa gourde à sa bouche, avala un bon coup de p’tit blanc.

Les avions qui se dirigeaient vers eux étaient trois hydroaéroplanes boches très reconnaissables à leurs croix de Malte. Un d’eux portait un drapeau blanc.

« Ce drapeau blanc me semble de bonne augure, fit Titoine rassuré.

« Vrai, tu es naïf, dit Baptiste en souriant, généralement le drapeau blanc pour les peuples civilisés est signe d’amitié, celui des parlementaires.

« Eh bien ! alors ? fit Pelquier.

« Ah ! ah ! cher vieux, dit Baptiste en riant, tu en es encore à prendre les Boches pour des gens civilisés, d’éiousque sors-tu ?

Les avions allemands se dirigeaient en effet vers le « Wawaron » et comme le lecteur l’a deviné, c’était la mission envoyée par le Kaiser. Celui du milieu contenait l’ex-ambassadeur d’Allemagne aux États-Unis, Son Excellence le Comte Johann Heinrich von Bernstorff, et à ses côtés comme pilote le Capitaine von Papen.

Lorsque l’avion portant l’ambassadeur fut assez près, celui-ci prenant son porte-voix dit :

« Je suis le Comte von Bernstorff, envoyé par l’Empereur d’Allemagne pour vous inviter à Berlin où un traité vous sera proposé, traité d’alliance qui mettra peut-être en se réalisant fin à la terrible guerre qui désole en ce moment l’humanité toute entière.

« Y parle pas mal, fit Pelquier.

« Tout ça, mon vieux, répondit Baptiste, c’est du chocolat. Écoute un peu, j’vas z’y conter ça.

« Monsieur l’ambassadeur, cria Baptiste en prenant son porte-voix, vous direz à votre maître que dans l’Empire de l’Espace les « chiffons de papier » ne sont employés que dans les cas de troubles intestinaux.

« Je ne saisis pas, dit von Bernstorff qui comprenait trop bien.

« Le peuple de l’Empire de l’Espace qui est seul maître de ses destinées, ne peut traiter qu’avec un peuple libre.

« Et notre empereur, qu’en faites-vous ? demanda Bernstorff interloqué.

« L’empereur Baptiste, répondit Courtemanche, ne commande qu’à des hommes libres qui n’obéissent pas comme des esclaves sous le bâton du maître.

« Mais enfin ! fit Bernstorff qui croyait rêver.

« À quoi bon vos traités, continua Baptiste, celui que vos ministres ont jadis signé à la Belgique restera pour toujours dans l’histoire du monde une tache honteuse que jamais vous ne réussirez à effacer.

« Et que dois-je répondre à l’empereur Guillaume, quelle est votre réponse ? demanda von Bernstorff.

« Elle est la même que celle qu’illustra à la bataille de Waterloo un général français, répondit Baptiste en mettant en action les résonateurs qui firent un bruit si épouvantable que les Boches terrifiés s’enfuirent à toute vitesse.


VIII

PLANS DE CAMPAGNE.

Le sort en était jeté, l’Empire de l’Espace était en guerre avec l’Allemagne. Comme on a pu en juger, cela n’avait pas été long, mais tout aussi bien que si des diplomates avaient gâté la sauce.

Qu’allait-il arriver ?

Si nous avons bonne souvenance, Philias Duval, l’incontestable ministre des finances, le non moins illustre prince, dans le but de se soustraire à la curiosité publique, craignant que par le plus grand des hasards son identité ministérielle fut connue, s’était retiré dans une île qu’il possédait au Grand Nord, c’est-à-dire dans ces superbes îles du St-Laurent, situées non loin de Sorel et de Berthier. Celle de Philias Duval était des plus pittoresque, boisée sur plus de la moitié de sa superficie, ayant un immense jardin potager, un enclos pour les bestiaux et l’habita- tion se composant d’une maisonnette non loin de laquelle se trouvait une grange et un poulailler.

Cette île était pour Philias tout un monde, c’est là qu’il aimait se retirer loin des tracas de la vie et bien souvent il en avait parlé à Baptiste Courtemanche et lui avait donné non seulement les particularités mais aussi le moyen de s’y rendre.

L’entrepreneur lui avait donné pour une raison à lui seul connue le nom d’« Île de la Barbotte Amoureuse ».

Madame Duval connaissait bien cette île, mais la trouvait trop éloignée et manquant de confort, c’est pourquoi elle n’y venait que très rarement. L’entrepreneur y vivait donc pour ainsi dire seul, n’y ayant avec lui que son fidèle serviteur, Alphonse, qui lui servait tout à la fois de valet de ferme, de cuisinier et de valet de chambre.

Tous les matins, Alphonse partait avec la chaloupe à gazoline et se rendait à St-Barthélemy et allait chercher au village les provisions et en même temps se rendait au bureau de poste prendre le courrier de son maître.

Un matin, l’illustre Alphonse était donc parti suivant son habitude et s’en était allé au village. Philias Duval, histoire de se donner de l’exercice, faisait du bois qu’il allait ensuite placer dans une caisse qui se trouvait près de la cuisine.

L’entrepreneur était donc occupé à ce charmant ouvrage, lorsque soudain son attention fut attirée par un bruit étrange qui semblait venir de l’autre côté de l’île. On eut dit comme le bruit que produisent les ailes de moulins à vent, mais beaucoup plus rapides et d’une intensité singulière. Étonné il resta tout d’abord les bras en l’air, puis déposant la hache par terre il résolut d’aller voir dans la direction d’où venait cet étrange tapage.

Il traversa donc le potager se dirigeant vers le bois lorsqu’il vit deux hommes sortant de la fourrée et se dirigeant de son côté.

« Que diable, qu’est-ce que cela peut bien être ? se demanda-t-il.

Et mettant une main devant ses yeux pour mieux voir, il s’arrêta et poussa un cri : « Pas possible ! »

Dans ces deux hommes qui marchaient en agitant leurs bras, il venait de reconnaître ses vieux amis Baptiste Courtemanche et Titoine Pelquier.

En effet, c’étaient nos héros, qui après avoir déclaré la guerre aux Allemands venaient tenir conseil et étudier les différents détails de la campagne qu’ils allaient entreprendre. Nos amis sachant qu’ils avaient toutes les chances de trouver Duval dans son île, et connaissant le chemin pour s’y rendre, y étaient descendus le soir, attendant au matin pour se montrer. Ils avaient placé l’énorme « Wawaron » à une des extrémités de l’île et après l’avoir bien ancré ils se dirigèrent vers l’habitation de leur camarade.

La rencontre des trois actionnaires.

« C’est pas possible, c’est pas créyable, ne cessait de répéter Philias Duval, quoique vous faites par icitte, d’éiousque vous venez ?

« Mon cher, lui répondit Baptiste Courtemanche en lui serrant énergiquement la main, on vient te souhaiter le bonjour et te conter ce qui nous est arrivé.

« C’est ben de même, ajouta Titoine Pelquier, on en a long à vous dire et entre choses nous informer s’il y a toujours dans la Province du tabac Quesnel.

« Ben vrai, que l’diable me mène si je créyais vous vouère à matin, leur répondit Duval, pour une surprise, en v’là une vraie. Venez toujours à la maison, on prendra un coup, tirera une touche et croquera un morceau. Et… l’Wawaron ?

« L’Wawaron est en sûreté au bout d’l’île, on y retournera tantôt, fit Baptiste, nous avons ben des choses à vous montrer.

Arrivé à la maison, Duval leur fit signe de se mettre à l’aise et sans perdre de temps il ouvrit un bahut d’où il tira une bouteille et des verres.

« Maintenant, mes vieux, nous allons mouiller ça, v’là du p’tit blanc et du tanant, car sans p’tit blanc, vous l’savez ben, des Canayens c’est quasiment comme des chevaux sans avoine, leur dit Duval en emplissant les verres.

« Vlà c’qu’on appelle parler en pépère, dit Titoine en enfilant son verre et se faisant claquer la langue de satisfaction.

Alphonse étant arrivé avec les provisions, tous se mirent à l’œuvre et le déjeuner terminé, nos trois amis discutèrent.

Ce qu’ils se dirent fut très important sans doute. L’après-midi, ils visitèrent le « Wawaron » et Baptiste remit à Duval l’argent et les objets de valeur dont ils avaient fait l’acquisition durant leur voyage.

Duval compta l’argent, et après avoir considéré toutes ces choses il ne put s’empêcher de s’écrier :

« Avec tout ceci, non seulement le « Wawaron » se trouve payé, les premiers frais de la campagne assurés, et il nous restera un surplus assurant à jamais notre tranquillité.

« Et tu trouves qu’on a ben travaillé, demanda orgueilleusement Baptiste.

« Oui, et dès demain je pars pour Montréal, vous resterez icitte, répondit Duval, et moi j’accomplirai à la lettre ce qui a été décidé.

« Le lendemain matin, Philias Duval partait pour la métropole et un jour plus tard, la population montréalaise lisait avec stupéfaction dans les différents journaux de la ville l’étrange note suivante :

« Avis important. — Les personnes qui furent en relations d’affaires avec Jean-Baptiste Courtemanche, ingénieur civil, et Antoine Pelquier, ci-devant chirurgien-dentiste à Ste-Cunégonde de Montréal, sont priées de se rendre mercredi de la semaine prochaine, ceci pour règlement de compte et pour discuter de choses de la plus haute importance, sur le Champ de Mars, à dix heures très précises. »

Si comme rédaction l’avis n’était pas extraordinaire, il l’était au point de vue sensationnel. Courtemanche était très connu, la fugue du dentiste avait fait à l’époque grand bruit, et les jérémiades de la tendre Mame Pelquier (née Philomène Tranchemontagne de Shawinigan) n’avaient pas sans avoir énormément causé l’hilarité du public. On n’oubliait pas que cette très intéressante personne s’était évaporée avec un sien cousin et qu’après son escapade elle s’en était allée calmer son tempérament dans la solitude humide et froide de la cellule d’un couvent.

« Si au moins je le revoyais, disait-elle, si je pouvais lui expliquer, lui ouvrir mon âme, il n’est pas douteux que son cœur me comprendrait, me pardonnerait sans doute.

L’épouse volage n’était pas seule à attendre le jour du rendez-vous, il y avait aussi les avocats des créanciers qui prirent immédiatement des précautions légales et munirent une légion de huissiers de brefs et capias.

Il résulta de tout ce manège que les esprits s’en émurent et que « l’avis important » fut le sujet de toutes les conversations

Lorsque l’article fut publié et qu’il jugea le public bien préparé, Philias Duval télégraphia à nos amis une dépêche laconique pour leur indiquer que tout marchait selon ce qui avait été convenu.

Baptiste Courtemanche et Titoine Pelquier ne se faisaient pas illusion, ils savaient fort bien qu’ils allaient jouer une grande partie et que la réalisation de leurs projets dépendait de son succès.

Le lecteur pourrait trouver étrange que nos héros n’aient pas plus tôt offert leurs services à la France, aux États-Unis, voire même au gouvernement anglais, que de passer pour ainsi dire par l’entremise de celui du Canada.

Ils croyaient avoir pour cela une raison, et nous allons voir par la suite de quelle nature cette raison était.

« Il n’y a pas « mèche » de « berlinguer », ils vont tous savoir que Baptiste 1er et le duc de Ste-Cunégonde, fit remarquer Pelquier, sont deux Canayens, que l’Empire de l’Espace ce sont eux qui en ont eu l’idée. Mais comment vont-ils prendre cela ?

Pelquier n’avait pas tort de penser ainsi, et cependant ils étaient loin de se douter qu’à Montréal l’histoire du Champ de Mars causait toute une sensation, que d’abord cela avait été un colossal éclat de rire et que tout le monde par curiosité se proposait d’assister au fameux rendez-vous.

Toutes les fenêtres donnant sur le Champ de Mars furent louées à l’avance, on construisit même des estrades sur les toits, tout se loua à prix d’or, même que le conseil décida de louer les fenêtres de l’hôtel-de-ville, simple histoire d’emmener un peu de « pognon » dans l’urne municipale.


IX

PAR QUOI LE BOLIDE DONT ON AVAIT OUBLIÉ L’EXISTENCE RÉAPPARUT POUR CAUSER UNE CONSTERNATION.

Si les lecteurs s’en souviennent, le fameux rendez-vous dont la nouvelle avait été donnée par « l’avis important » devait avoir lieu à dix heures du matin.

Dès sept heures la foule commença à arriver, non seulement de la ville elle-même, mais aussi de la banlieue et des campagnes environnantes, ceci sans compter des excursions venant des villes voisines. À huit heures surgirent de toutes parts des camions, des porteurs de caisses, de chaises et d’escabeaux, d’échelles doubles que d’entreprenants spéculateurs louaient à des prix excessifs. Puis des camelots vendant des peanuts, des blés-d’inde chauds, des galettes au beurre, des mains de gingembre, et comme boisson des sirops de framboises et de la p’tite bière. Depuis longtemps à Montréal on ne s’était vu à pareille fête.

Lorsque l’aiguille du cadran de l’hôtel-de-ville marqua neuf heures, l’émotion commença à gagner la foule. Et il y en avait du monde, tout était envahi, même les toits de l’hôtel-de-ville et celui du Palais de Justice. Nous ne parlerons pas des fenêtres ni des toits des autres habitations, tout était noir de monde.

À neuf heures et demie, l’émotion était grandissante, tous parlaient à la fois, un peu partout des avocats et huissiers munis de capias, même une ambulance de l’Hôpital Notre-Dame avait été appelée en cas de danger. Le service d’ordre était supérieurement fait par la police.

Au centre de la place et juchée sur une échelle la foule pouvait voir une femme qui essayait d’haranguer la populace en faisant force gestes. Le lecteur a sans nul doute deviné que cette intéressante personnalité n’était autre que Mame Titoine Pelquier (née Philomène Tranchemontagne de Shawinigan).

L’épouse inconsolable du dentiste s’était échappée de sa retraite, poussée elle aussi par la curiosité et désirant n’avoir qu’un seul mot d’explication, disait-elle, avec l’élu de son cœur.

À dix heures moins cinq, l’impatience de la foule atteignait son paroxysme, et on entendait dans des groupes quelques-uns qui chantaient sur l’air des lampions : « Y viendront, y viendront pas ! » (bis)

Tout à coup, à l’instant même où l’horloge sonnait les premiers coups de dix heures, un cri terrible, surhumain, retentit, et une clameur immense suivi d’un bouleversement incroyable se fit entendre : « Le bolide ! »

Alors il se produisit quelque chose d’incroyable, d’inouï, que l’imagination la plus féconde ne saurait au juste écrire. Ce peuple qui tantôt avait passé successivement du rire à l’impatience, devait après l’exaltation la plus vive être frappé d’une terreur inimaginable.

Tous se jetèrent à plat ventre, croyant leur dernière heure venue, les fenêtres se dégarnirent, des grappes humaines dégringolèrent des toits, soit par les lucarnes ou les échelles de sauvetage.

On vit des avocats en perdre la parole, des maris pardonner à leur femme, des gendres embrasser leur belle-mère, et du haut de son échelle on put voir Mame Pelquier (née Philornène Tranchemontagne de Shawinigan) qui récitait à haute voix son acte de contrition.

Quelques-uns plus braves que les autres ouvrirent un œil après avoir levé la tête, et aperçurent terrifiés l’énorme « Wawaron » dont le drapeau constellé d’étoiles d’or sur azur flottait triomphalement.

Alors ce fut un brouhaha, une explosion de vivats qui troubla l’atmosphère, tous étaient debout, les chapeaux, les cannes, les ombrelles tournoyèrent avec allégresse.

Le « Wawaron » descendit, tous distinguèrent son nom et purent voir Baptiste 1er et le duc de Ste-Cunégonde revêtus de leur costume d’apparat.

Baptiste s’avançant sur l’avant de l’auto-aérien, prit son porte-voix et lorsqu’il fut assez près pour être entendu, il leur dit :

« Canayens, mes amis, levez vos regards vers nous et contemplez deux illustres compatriotes.

Tout d’abord ce fut du silence, puis le tumulte recommença de plus bel, les uns poussaient des cris de joie, de félicitations, d’autres au contraire de désappointement, surtout les huissiers lorsqu’ils virent et constatèrent avec dépit que leur paperasse ne pouvait servir à rien. Comment aller servir du papier timbré à des bonhommes qui sont juchés à deux cents pieds de hauteur ?

Enfin le calme se rétablit et Baptiste Courtemanche put enfin se faire entendre :

« Amis et chers compatriotes, vous avez tous entendus parler du Wawaron et de l’Empire de l’Espace, vous avez peut-être cru que c’était une chose en l’air, mais vous pouvez vous rendre compte que les affaires de ce genre ont quelquefois du bon et peuvent rendre des services à la patrie, cela soit dit sans équivoque. Nous avons voulu tout d’abord manifester notre identité réelle à vous, pour que les générations présentes et futures se rendent bien compte que les Canayens-français quoiqu’on en dise savent faire leur devoir. Nous aurions pu aller directement
Chéri de mon âme, écoute ma douleur.
soit en Angleterre ou en France, mais nous avons tenu à le faire par l’entremise du gouvernement fédéral canadien, ceci pour donner l’exemple de respect à la foi jurée des ancêtres. Nous n’entrerons pas aujourd’hui dans plus de détails, sachez cependant que le gouvernement fédéral du Canada recevra une note de nous et de la réponse que nous en recevrons dépendra notre politique future.

Tous, en entendant ces paroles qui avaient été dites d’une voix forte et distincte, restèrent frappés d’étonnement et comme eut dit Hector Berthelot, fondateur du « Canard », « on aurait entendu voler… un mouchoir ».

Lorsque Courtemanche eut fini, ou put entendre la voix de Mame Pelquier (née Philomène Tranchemontagne de Shawinigan) qui criait du haut de son échelle :

« Chéri de mon âme, écoute ma douleur !

« T’as qu’aouère, s’écria le duc de Ste-Cunégonde, je m’laisse ben emplir une fois mais pas deusse.

« Grâce ! s’écria l’épouse, j’t’en prie en grâce, pour grâce, de bonne grâce fais-moi grâce.

Titoine Pelquier fit alors marcher le graphophone du Wawaron qui se mit à exécuter : “It is a long long way to Tipperary !…

Alors ce fut du délire et la foule en démence cria :

« Venez, soyez des nôtres, hip ! hip ! pour le Wawaron, un ban pour Ste-Cunégonde.

Mame Pelquier (née Philomène Tranchemontagne de Shawinigan) voulut monter sur le haut de son échelle, malheureusement la corpulente personne perdit l’équilibre et tomba inanimée dans les bras d’un huissier qui suffoquant lui-même l’éventait avec les capias qu’il tenait dans sa main.

Quant au Wawaron, il monta dans l’espace et bientôt se perdit dans les profondeurs de l’infini.

Ce soir-là, il n’y eut pas assez de papier à Montréal pour imprimer les « Extras » des différents journaux.


X

COMME QUOI LE MINISTÈRE FÉDÉRAL FUT MOMENTANÉMENT DANS DE MAUVAIS DRAPS.

Il est incontestable que les ministres doivent avoir parfois des problèmes difficiles à résoudre.

C’est là du moins ce que nous supposons car il est plus que probable que la grande majorité des lecteurs pas plus que l’auteur lui-même n’ont eu l’inconvénient d’occuper une de ces délicates fonctions.

Cependant nous pouvons nous faire une idée de la perplexité dans laquelle furent plongés les honorables ministres, tant ceux du gouvernement fédéral d’Ottawa, que ceux des différents gouvernements provinciaux, lorsque les détails de l’arrivée du Wawaron leur furent connus.

L’Hon. Sir Robert Borden, qui pourtant a déjà traversé avec succès d’inquiétants orages politiques, n’en fut pas moins très inquiété, lorsque ses agents, puis la presse toute entière, lui apprirent toute la vérité sans en omettre ni un mot, ni une virgule.

Il devint grave, se prit à réfléchir et envisagea les conséquences diplomatiques qui pourraient résulter de cet étrange événement. Il trouva même la chose si grave qu’il crut urgent de notifier le conseil des ministres, de le mettre en éveil sur ce qui pourrait résulter, et après avoir délibéré avec eux obtenir leur avis.

Le télégraphe et le téléphone opérant les législateurs ne tardèrent pas à se réunir.

Les honorables…

Les honorables étaient en délibération lorsqu’un huissier de service remit une enveloppe au Président du Conseil, qui, après en avoir pris connaissance, lut ce qui suit aux ministres ébahis :
Au Très Honorable Sir Robert Borden, K.C.M.G., etc… etc…

Premier Ministre de la Puissance du Canada.
Très Honorable Ministre,

Les visées de la Providence peuvent quelquefois sembler aux hommes étranges et incompréhensibles.

Il n’en est cependant pas moins réel et incontestable que le trône de l’Espace nous a échu, ceci par un de ces mystérieux décrets que la pensée humaine ne peut comprendre et encore moins expliquer.

Nous désirons placer les moyens formidables que nous possédons, c’est-à-dire notre puissante et incomparable flotte aérienne, au service du droit, de la justice et de la liberté des peuples.

La terrible guerre qui en ce moment bouleverse l’univers. n’a pas été sans avoir un grand et pénible retentissement dans l’Empire de l’Espace.

C’est pourquoi l’Empereur, suivant l’avis de ses ministres dont plusieurs sont nés sur le sol canadien, a cru manifester sa bonne et sincère amitié au gouvernement de la Puissance du Canada en lui demandant d’être son interprète auprès du gouvernement anglais et ceux des pays alliés, en outre la France pour qui il professe une fraternelle amitié, et leur offrir sa coopération aux mouvements des armées alliées.

Une réponse pourra être donnée à notre représentant officiel au Canada, l’Hon. Duval, de Montréal.

De par l’Empereur BAPTISTE 1er.

(Signé) ANTOINE, Duc de Ste-Cunégonde,
Ministre d’État.

(À bord l’auto-aérien Impérial « Le Wawaron ».)

Après avoir religieusement écouté la lecture de ce document, les honorables conservèrent tout d’abord le silence, puis après s’être regardés mutuellement, se prirent à parler tous à la fois. L’agitation devint telle que l’Honorable Robert Borden, avant de rétablir l’ordre, dut employer les arguments les plus convaincants de son répertoire, même que la sonnette en fut brisée.

Enfin, lorsque le silence fut rétabli et les esprits calmés, les questions suivantes furent mises devant l’assemblée exigeant une solution entière et formelle :

  1. Quel était cet Empire de l’Espace et où était-il situé ?
  2. Si existant, son gouvernement était-il reconnu par le concert des nations ?
  3. Certains ministres de ce soi-disant empire s’étant déclarés canadiens de naissance perdaient-ils par le fait d’avoir été nommés ministres d’un empire étrange, leur nationalité canadienne, et si non, ne tombaient-ils pas sous le coup des lois de la conscription militaire ?
  4. Si toutefois le prétendu Empereur de l’Espace était né sujet anglais, pouvait-il se déclarer souverain d’un État, celui-ci fut-il même inconnu, ceci sans l’autorisation du Conseil Impérial Britannique ?

Jamais dans l’histoire du Dominion des problèmes semblables avaient été posés. Ils pouvaient sembler de prime abord très simples à résoudre, mais suivant les circonstances très difficiles à élucider.

Il y avait de quoi réfléchir, la chose était d’autant plus sérieuse que l’on n’avait pas affaire à une vulgaire mystification, le Wawaron existant bel et bien, on l’avait vu à Montréal et à Londres, où il avait dispersé une flottille d’avions ennemis menaçant la Capitale.

« Mais que diable, s’ils n’avaient pas laissé savoir qu’ils étaient canadiens, personne ne l’aurait su, fit remarquer un ministre.

« Ils doivent avoir une raison pour cela, répondit Sir Robert.

Il avait rudement raison sans le savoir, Baptiste 1er et son ministre sachant pertinemment bien que leur incognito ne saurait durer éternellement, avait préféré opérer par les voies qui leur semblaient les plus naturelles. Allaient-ils se tromper ? Nous en jugerons.

Après réflexion, les ministres décidèrent d’un commun accord de soumettre la question au Conseil Impérial de Londres.

Le télégraphe fut mis en action, et un long câblogramme s’en alla estomaquer l’Honorable Lloyd George qui était à cent lieues de s’attendre à celle-là.

Il poussa un : “What do you think of that ?

Et défiant tous les sous-marins possibles et imaginables, il s’en fut « darder » à Versailles où le Conseil Central des Alliés se trouvait réunis.

Cela ne fut pas long, et ce qui fut décidé fut câblé à Ottawa :

1o Qu’avant d’être reconnu que l’Empire de l’Espace était tenu en demeure de faire connaître exactement sa situation géographique.

2o Que le Conseil des Puissances Alliées acceptait l’offre de service de la flotte de Baptiste 1er, et que celle-ci entrerait placée dans la sphère d’action des forces aériennes britanniques.

3o Que les unités occuperaient leur rôle d’escadre respectif, les grades des officiers conservant les mêmes prérogatives.

4o Que le choix était laissé au susdit Empire (?) soit de se rendre au désir des Alliés ou de rester neutre, dans ce cas les unités aériennes de l’Espace étaient priées de ne pas dépasser la limite des trois milles, distance réglementaire reconnue par la Convention Internationale de La Haye.

L’Hon. Robert Borden communiqua le câblogramme à ses collègues, et la réponse transmise à l’Hon. Philias Duval dans ses bureaux de la rue St-Christophe à Montréal.

Le bon Philias lut et relut à plusieurs reprises la réponse ministérielle, et n’y comprenant rien du tout il partit le jour même pour l’Île de la Barbotte Amoureuse afin de la donner à ses amis.

Nos amis attendaient dans le plus doux des « farniente », et l’arrivée de Duval fut saluée avec enthousiasme.

Baptiste Courtemanche lut à haute voix à ses amis le précieux papier, puis sans hésitation il leur dit :

« Il fallait s’y attendre, il y a dans tout cela beaucoup de bon mais aussi des points à considérer.

« Tu vois bien qu’on veut nous enrôler avec l’armée anglaise et qu’ainsi nous perdrions notre libre arbitre, s’écria le duc de Ste-Cunégonde avec rage.

« Oui, fit Duval, z’y prendraient tous les bénéfices et nous laisseraient que la peau.

« Qu’allons-nous répondre ? demanda Pelquier.

« Tout simplement, répondit Courtemanche, que leur demande sera portée devant les Chambres de l’Empire de l’Espace et qu’une réponse sera donnée aussitôt que le Conseil aura statué.

« Eh ben alors ! s’écria Pelquier, en v’là une bonne, et les Chambres éiousqu’elles sont ?

« C’t’histoire, répondit Baptiste, c’est pour gagner du temps voilà tout et pouvoir réfléchir tout à notre aise.

« Bravo ! j’comprends, s’exclama Titoine.

« Vous comprenez, vous autres, dit Duval ahuri, vous avez bougrement de la chance ; quant à moi, j’y comprends rien du tout.


XI

DANS L’EMPIRE DE L’ESPACE.

Depuis plus de huit jours, l’Auto-Aérien Impérial « Le Wawaron » avait quitté les rives enchanteresses de l’Île de la Barbotte Amoureuse, emportant dans les airs l’Empereur Baptiste 1er et son fidèle ministre, le duc Antoine de Ste-Cunégonde.

Comme nous le savons, les trois directeurs de la “French Canadian Aerial Navigation Company, Limited”, avaient décidé d’attendre ce que les circonstances voudraient bien leur donner et en même temps non seulement voir ce qu’ils pouvaient faire, mais aussi chercher à emmener les Alliés à des termes plus coulants.

L’Espace est grand, et Sa Majesté, quoiqu’ayant un grand amour pour son Empire, avait — chose étrange pour un aéronaute — horreur du vide.

Il leur fallut donc recommencer leur vie vagabonde, restant la majeure partie du temps dans les sphères élevées, et ne descendant à terre qu’à des heures propices et dans des endroits déserts.

Il n’y avait pas d’illusion à se faire, en dehors de l’Empire de l’Espace il n’existait aucun endroit où, diplomatiquement parlant, ils pouvaient atterrir. Il y avait bien les nations neutres, mais il restait à savoir comment ils y seraient reçus.

Ils étaient tenus à rester à une distance de trois milles, c’est-à-dire à une telle hauteur que l’existence n’y est pas possible. Et comment pouvoir ainsi se procurer des provisions et établir des relations commerciales ?

Nos amis voyaient bien que la chose ne pouvait durer et qu’il faudrait tôt ou tard en arriver à une conclusion.

Mais laquelle ?

En réalité il ne leur restait que trois alternatives :

1o Trouver un État neutre susceptible d’accepter des relations amicales.

2o Accéder aux exigences des Alliés.

3o Renouer les relations diplomatiques avec les Boches.

Courtemanche ouvrit la carte du monde et nos amis se mirent à réfléchir.

L’Europe, il n’y avait même pas à y songer.

L’Asie, pas davantage.

L’Océanie, à moins de tomber sur des anthropophages, il n’y avait pas mèche.

L’Afrique, peut-être que les rois nègres… mais ils savaient que ces derniers sont eux-mêmes sous protectorat.

Il restait l’Amérique, non celle du Nord, mais les républiques du Sud.

Mais laquelle ? se demandait Courtemanche en se grattant le crâne.

Titoine Pelquier l’observait et frappant son ami sur l’épaule, il lui dit :

« Si on prenait un coup, p’t’ête ben qu’ça ouvrirait les idées.

« Emmène-le, l’maudit coup, et voyons par éiousqu’on pourrait ben commencer, répondit Baptiste d’un air ennuyé.

« D’abord, continua-t-il après avoir absorbé le contenu de son verre, est-ce que les peuples des républiques sud-américaines sont aussi en faveur des Alliés qu’on veut le faire croire ? Je me suis laissé dire — et il y a une escousse de cela — que les Boches s’étaient établis de bons nids dans l’Amérique du Sud. Cette vermine-là, vois-tu, ami Pelquier, ça s’introduit un peu partout éiousqu’il y a de l’argent à faire. Il n’y a pas à dire, ils ont pour le commerce un certain talent, ils sont hypocrites, persuasifs, insinuants et ne craignant pas de ramper pour mieux arriver. Petit à petit ils s’étendent, comme une tache d’huile, prolifiques ils augmentent insidieusement et lorsque l’on s’aperçoit du danger et que l’on songe à s’en débarrasser, il est parfois trop tard. Ils savent profiter de tout, surtout de l’ignorance des peuples avec lesquels ils ont affaire. Dans l’Amérique du Sud ils ont beau jeu de ce côté-là, il leur est facile de faire briller le miroir aux alouettes qui leur mettra ces peuples à leur merci.

« Essayons tout de même, répondit Pelquier, s’il y a des ignorants il y a aussi des gens éclairés qui ne doivent pas se laisser emberlicotter comme des enfants.

De toute façon, nous n’avons rien à perdre.

« Allons-y, fit Baptiste, de toute façon nous n’avons rien à perdre.

Comme les lecteurs le savent sans doute, les républiques sud-américaines vivent dans un état de paix relatif. Les ministères s’y tiennent souvent par des prodiges d’équilibre, et ces pays pourtant si beaux et si riches, favorisés par les dons les plus magnifiques que la nature puisse prodiguer, se méfient constamment les uns des autres.

Pour les Boches, cet état de choses donne un vaste champ d’exploitation et le machiavélisme qui est leur fort y trouve un terrain tout préparé, ils n’ont qu’à semer pour récolter.

L’espionnage prussien existe là comme ailleurs, éclairé, très renseigné, il voit d’avance le bénéfice qu’il peut tirer des moindres circonstances.

Dans l’Amérique du Sud comme ailleurs, on avait entendu parler du bolide, on l’avait vu, les journaux en avaient parlé, mais l’histoire du Wawaron était moins connue. Les agences allemandes, très au courant de toutes choses et se doutant que l’auto-aérien ne manquerait pas de visiter cette partie du monde, crurent devoir en profiter pour lancer la fausse nouvelle qu’un dirigeable ennemi était à la veille de venir et était animé des intentions les plus belliqueuses.

Ces bonnes gens tombèrent dans le panneau, les esprits s’émurent à un tel point que les autorités civiles et militaires crurent devoir se mettre sur leurs gardes.

Il s’en suivit que lorsque le Wawaron se présenta il fut salué à coups de canon. Et nos braves amis qui se présentaient confiants, le cœur plein des plus douces espérances, durent s’enfuir à toute vitesse vers des pays plus paisibles.

Décidément il n’y avait pas lieu d’être satisfait.

Courtemanche était rêveur. Quant à Titoine, duc de Ste-Cunégonde, il était loin d’être content.

« Les p’tites pétaques, c’t’année, elles sont pas grosses, on était encore mieux reçu lorsqu’on voyageait incognito, fit-il remarquer.

L’Empereur de l’Espace haussa les épaules et jetant sur son ministre un regard qui voulait en dire long, il murmura :

« J’cré ben qu’icitte on est dans la melasse.

« Eh ben alors, quoiqu’on va faire ? s’écria le duc avec rage, on n’est pas pour rester de même, les provisions s’épuisent, il y a presque plus de p’tit blanc ni de tabac, et ça commence à me chiffonner la patience que d’avoir comme toute distraction de traverser des nuages et compter les étoiles.

« J’t’avoue en toute sincérité que je me demande, répliqua Courtemanche, comment nous allons sortir de tout ceci.

« Pourquoi n’accepterions-nous pas de marcher avec les gens de Londres, ils nous mangeront pas, fit remarquer Titoine.

« Pour ça, non, j’en suis certain, répondit Baptiste, mais vois-tu, Pelquier, il y a un danger.

« Et lequel ? fit le duc intrigué.

« C’est que les Anglais possédant déjà une bonne partie du globe terrestre, n’aient envie de nous annexer, dit Courtemanche le plus sérieusement du monde.

« Bah ! t’as raison, répondit Titoine, je me suis laissé dire qu’il était bon de songer au ciel, p’t’être ben qu’ils sont de c’t’avis-là.

« Parfaitement, répliqua Baptiste, le ciel de l’autre monde mais pas celui d’icitte. Et puis, après tout, qu’il essaye de le prendre, ils ne sauront le garder. Ils ont tous vu le « Wawaron », et sont sans doute sous l’impression que la flotte de l’Espace est formidable. Laissons-les sous cette impression, ami Pelquier, voyons ce que les circonstances vont nous donner. Jusqu’aujourd’hui nous avons le plus beau jeu. Faisons comme les gouvernements, mon cher, de la diplomatie, voilà tout.

« Mais nous n’avons pas d’ambassadeur, ni de ministre plénipotentiaire, fit remarquer Titoine.

« Tant mieux, mon cher, les affaires n’en iront que plus facilement, il n’y aura personne pour embrouiller les choses, répondit gravement Baptiste Courtemanche.


XII

DIPLOMATIE AÉRIENNE.

Il ne faut pas croire qu’il n’est que dans l’Empire de l’Espace que l’on ait fait de la diplomatie en l’air. Bien des gouvernements n’en ont jamais fait autrement et dans des situations bien moins scabreuses que celle dans laquelle nos amis se trouvaient.

Que faire ?

Que le lecteur se place pour un moment à la place de Baptiste Courtemanche. Certes s’il avait l’avantage d’être Empereur d’un Empire illimité, cet avantage, si avantage il y a, existant dans des circonstances peut-être uniques dans l’histoire des peuples.

Figurez-vous un souverain n’ayant pas de conseil des ministres à renouveler, des chambres à dissoudre, de discours du trône à prononcer, de taxes à imposer, des lois à promulguer et à faire observer, des tarifs et des impôts à faire payer, une armée à entretenir, des colonies à protéger et, oh ! comble des jouissances, pas de finances à équilibrer.

Certes tout cela c’était bien beau, trop beau même, et malgré tous ces avantages, Sa Majesté Aérienne broyait du noir. Quant au duc Titoine, il avait le « spleen ».

Puisqu’on ne voulait pas de lui, qu’on semblait lui chercher noise et que l’on mettait des conditions à ses offres de bon office, Baptiste 1er résolut de ne pas rester dans l’inaction et de faire la guerre pour son propre compte.

« Ça c’est ben correct, fit remarquer Pelquier, mais pour faire la guerre il faut des munitions et je ne crois pas qu’avec deux fusils de chasse on puisse aller bien loin.

« Laisse faire, répondit Baptiste, déclarons toujours la guerre, après quoi nous aviserons.

C’est ce qui fut fait.

Le Wawaron fut dirigé vers la Hollande et suivant leur bonne habitude ils déposèrent à l’adresse du gouvernement hollandais une enveloppe contenant des lettres devant être remises aux ambassadeurs d’Allemagne, d’Autriche, de Bulgarie et de Turquie. Cela n’était peut-être pas très orthodoxe au point de vue diplomatique, mais elles n’en causèrent pas moins toute une sensation considérable.

Guillaume II fit une sale tête, car après ses échecs successifs au front de l’Est il n’était pas en veine de plaisanter. L’Empereur Charles crut en faire une maladie, surtout après la raclée de la Piava, cela lui donnait une pilule difficile à avaler. Ferdinand de Bulgarie en eut la jaunisse. Quant au Grand Turc, il ordonna au Pacha Mustapha de faire surveiller le Sérail.


À Londres, ce fut de la stupéfaction.

À Londres ce fut de la stupéfaction, à Paris de l’étonnement, et à Ottawa, au Canada, le ministère Borden essuya une interpellation qui faillit avoir de graves conséquences. Philias Duval dut se réfugier dans son île de la Barbotte Amoureuse où il attendit que l’orage passa.

Alors il se passa dans la vieille Europe des choses qui passèrent peut-être inaperçues du gros public mais qui donnèrent à réfléchir aux autorités.

Voici quelques-uns de ces phénomènes que nous prenons au hasard parmi ceux qui furent signalés :

Les fils électriques placés par les Allemands sur la frontière belge-hollandaise furent coupés en maints endroits par des mains inconnues, ceci aussi mystérieusement qu’inexplicable. Des milliers de Belges purent ainsi chercher refuge en Hollande.

Une station de munitions fit explosion dans les environs d’Aix-la-Chapelle, détruisant un important dépôt de l’armée allemande.

Un vaste entrepôt des environs de Vienne, contenant de grandes quantités de blé, fut complètement détruit par un incendie dont l’origine ne put être connue.

Deux des grands canons allemands bombardant Paris furent mis hors d’usage d’une manière si mystérieuse que l’état-major prussien en resta tout baba. Puis ce fut l’amiral von Tirpitz qui se demanda comment il se faisait que ses sous-marins disparaissaient d’une façon prodigieuse.

Au premier abord on pourrait se demander ce que tout ceci pouvait bien avoir affaire avec l’histoire du Wawaron, mais lorsque l’on prend en considération que ni les Boches ni les Alliés pouvaient s’expliquer ces mystérieux événements, on est tout prêt à être convaincu que Baptiste Courtemanche et Titoine Pelquier ne devaient pas y être étrangers.

Les puissances belligérantes y perdaient leur latin et personne n’y comprenait rien.

Berlin cependant devait la trouver mauvaise lorsque l’introuvable « Libre Belgique » fit déposer suivant son habitude un exemplaire du journal sur le secrétaire du Gouverneur-Général à Bruxelles.

Ce journal « La Libre Belgique » restera dans l’histoire du journalisme comme un des étendards de la résistance à l’oppression. Tout ce que le militarisme prussien a pu faire pour l’anéantir a toujours échoué et lorsque le gouverneur allemand le croyait anéanti il renaissait le lendemain plus vivace que jamais.

Or ce matin-là le journal contenait l’article suivant :

« Le seigneur Méphisto n’est pas de la fête, lui qui pourtant avait toujours favorisé les idées dévastatrices de son cousin Hohenzollern, voir ce dernier dans son orgueil donner tout le crédit à Zeus. C’est suffisant pour faire damner le meilleur des diables d’entendre soir et matin l’Ingrat chanter sur tous les tons : « Gott mitt uns ». Aussi il s’en fut consulter les Enfers et en fit sortir le « Wawaron ».

Willie Boche en eut une attaque de nerfs, fit fusiller quelques civils, crucifier des religieuses, massacrer des enfants. Méphisto en rit sans doute, mais le lendemain la « Libre Belgique » occupait sa place habituelle sur le secrétaire du Gouverneur.

Après toutes ces aventures, les nations belligérantes d’un commun accord, et c’était la première fois qu’une entente semblable avait lieu depuis l’ouverture des hostilités. Il n’y avait pas à dire, il leur fallait arriver à une conclusion quelconque et savoir de quel bois le fameux Empereur de l’Espace voulait se chauffer. On fit donc, à défaut d’autres moyens de communications, mettre un peu partout des placards conçus en ces termes :

« Avis. — À l’Empereur de l’Espace, soit de se rendre aux conditions qui lui furent faites ou de rester neutre dans son Empire avec défense de descendre ou faire atterrir sa flotte sur aucun des cinq continents. »

Or comme un soir le Wawaron était descendu suivant son habitude et que ses conducteurs étaient allés chercher de l’eau fraîche, ils virent l’avis et purent en prendre connaissance.

« Eh ben, quoique t’en penses ? demanda Titoine.

« Montons toujours à bord du Wawaron, répondit Courtemanche, il va nous falloir prendre une décision. On nous met, comme on dit, au pied de l’échelle.


XIII

UNE RÉVOLUTION COMME PEUT-ÊTRE JAMAIS PLUS ON EN VERRA.

Le thermomètre marquait dix degrés en dessous de zéro (F), le ciel était pur, le soleil brillait au zénith, aucun murmure ne troublait l’atmosphère.

Le Wawaron planait à une hauteur de six mille pieds et ceux qui l’occupaient n’étaient à même de voir que l’espace infini, en haut, en bas, de tous côtés.

L’ingénieur Baptiste Courtemanche avait abandonné l’auto-aérien aux caprices de l’éther, et comme il n’y avait aucune brise, quoiqu’ils fussent à cette région élevée, l’énorme dirigeable ne bougeait pas plus que ne le fait un navire par un calme plat

Courtemanche était appuyé à la rampe de la passerelle, ses traits étaient tirés et indiquaient les traces de l’inquiétude, de l’ennui, ses yeux étaient perdus dans le vague, sa pensée dans le vide.

Non loin de lui, Titoine Pelquier, assis sur un pliant, considérait avec amertume sa pipe éteinte et regardait avec désespoir sa blague à tabac dans laquelle il n’y avait même plus une parcelle du précieux solanacée. Après avoir balancé la tête avec amertume l’époux de Philomène Tranchemontague (de Shawinigan) poussa un long soupir et sa main laissa tomber la pipe qui roula sur le pont avec un bruit lugubre.

Courtemanche, que ce bruit avait tiré de sa méditation, leva la tête et il jeta sur son ami un long et triste regard, et en soupirant lui aussi il dit :

« As-tu cassé ta pipe ?

« Vaudrait autant que je l’eusse cassé, la pauvre, répondit Titoine d’une voix sourde, mais dans laquelle grondait le tonnerre.

« Voyons, Pelquier, dit Baptiste qui s’était levé et en frappant amicalement Titoine sur l’épaule, pourquoi cette triste figure, cet air désespéré, les temps sont durs, il faut en convenir, je le sais aussi bien que toi, mais à quoi cela servirait-il de nous plaindre, nous n’en serions pas plus avancés.

« Ça, c’est ben vrai, répondit Titoine en se levant à son tour, mais il n’en est pas moins vrai aussi que nous sommes archi-cassés, pas une miette de tabac, plus une goutte de p’tit blanc pour nous mouiller la luette, rien, comme tu sais, à peine de l’eau et quelques tablettes de beef-tea, et qui sont encore salées en toryeux.

« C’est ben vrai, fit Baptiste dont la poitrine se souleva avec désespoir, mais que veux-tu y faire ?

« Ce qui a à y faire ? s’écria Titoine en regardant son camarade dans les yeux, n’importe quoi, que la maudite vie que nous menons. L’Empire de l’Espace, c’est p’tête ben beau quand on a quelque chose dans le ventre, mais quand ou meurt de faim on n’y voit plus aucun charme.

« T’es pas raisonnable, répondit Baptiste qui ne savait quoi lui répondre.

« Pas raisonnable, s’exclama Titoine Pelquier donnant cours à sa colère, pas raisonnable que tu me dis ! En v’là une mauvaise par exemple ! Ton sapré empire est immense, je n’en disconviens pas, il est même si grand que jamais on en verra la fin. Du bleu, continua l’époux de Philomène Tranchemontagne (de Shawinigan), oui, du bleu ou des nuages, encore des nuages et toujours des nuages. Je ne saurais trop le répéter. Le soleil nous brûle, la lune nous fait la grimace et les étoiles en clignant ont l’air de se moquer de nous. Pas une prairie verte pour reposer nos regards fatigués ni une rivière où nous puissions aller étancher notre soif. Et t’appelles cela un empire, toi, Baptiste 1er, Empereur des Courtemanches qui n’a qu’un seul sujet et qui n’est pas encore capable de lui donner à manger.

Baptiste 1er, calme, le considéra quelques instants, puis avec un geste qui eut fait honneur à notre ami Paul Cazeneuve, il lui dit :

« Ingrat, je t’ai tiré du prolétariat pour te créer duc de Ste-Cunégonde et baron des Tanneries, je t’ai élevé à la dignité de ministre, je t’ai fait chevalier grande croix de l’Ordre du Castor, commandeur de l’Ordre Impérial de l’Étoile Polaire, et dans ma magnanimité, comme disent les grands de la terre, j’étais à la veille de te faire prince du Sault-au-Récollet.

« Que l’yable les mène les maudits titres et les vingnennes de médailles, s’écria Titoine de plus en plus furieux. Flanque-z-en à sciaux aux terriens civilisés qui s’épatent de ces riginnes-là, passe un steak pour me fourrer dans l’estomac et toutes tes décorations je les échangerais volontiers pour une bonne platée de fèves au lard.

« Des fèves au lard, dit Baptiste dont les yeux pétillèrent, des fèves au lard comme dans les chanquiers, on ferait en effet bien des bassesses pour une friandise de ce genre.

« Qu’est-ce qui nous empêche d’en avoir et ben d’autres choses avec ? fit Pelquier. Là-bas, au pays, Philias Duval doit nous attendre sur l’Île de la Barbotte Amoureuse. Pourquoi perdre notre temps en quête d’aventures ridicules qui nous avancent à rien ? Pourquoi ne pas retourner au Canada, consentir à ce que nous demandent les Alliés et combattre comme du monde pour la justice et la civilisation ? Ce que nous avons fait ne compte pas. Nous serions même sous l’égide de la Couronne Britannique qu’après tout nous avons tout à y gagner et rien à y perdre. Nous lutterons pour la même cause qui est après tout celle de la civilisation et de la démocratie universelle et pour laquelle doivent combattre tous ceux qui ont le cœur bien placé.

« Et tu crois qu’on n’y mettra pas des empêchements ? lui demanda Baptiste.

« Au contraire, répondit Titoine, les bonnes gens de Londres n’ont pas dû oublier ce que nous avons fait pour eux, et quant à ceux du Canada, il est à espérer que quand ils sauront que nous sommes nés au Canada, ils auront enfin le bon sens de comprendre que les Canadiens-français, quoique peuvent dire quelques chauvins d’Ontario, n’en sont pas moins loyaux que les autres et ne demandent qu’une chose c’est de pouvoir le prouver. Et lorsqu’ils ont la main à la pâte, les p’tits Canayens sont loin d’être les derniers.

« Ami Pelquier, s’écria Baptiste avec enthousiasme, tu parles comme un homme.

« Alors nous retournons ? demanda Titoine.

« Oui, répondit Baptiste, c’est mon désir le plus grand mais je n’osais te le dire. Allons au Canada, offrons nos services pour la cause des Alliés et montrons à tous et surtout à la France que notre sang est toujours le même, aussi gaulois que celui des ancêtres.

« Et ton drapeau, celui de l’Espace ? demanda Pelquier.

« Nous remplacerons les étoiles d’or par des feuilles d’érable et comme devise celle de Cartier : « Je me souviens ».

« Enfoncé les étoiles, cria Pelquier et vive le sirop… pardon, les feuilles d’érable !

« Quant à moi, j’abdique l’Empire de l’Espace et je r’deviens canayen, dit Baptiste, c’est plus pratique et « Vive le Canada » !

Comme les lecteurs le savent, le Wawaron était à mi-océan, Courtemanche rectifia la direction et laissant derrière lui la Verte Érin il piqua dans la direction de Terre-Neuve.

Baptiste Courtemanche était retourné à la salle des machines, Pelquier, sur l’avant, une longue-vue à la main, scrutait l’horizon.

Le mari de Philomène Tranchemontagne était ainsi occupé lorsque tout à coup son attention fut attirée par quelque chose qui lui sembla étrange.

« Ohé, Baptiste, viens-toi-z’en, j’vois quelque chose qui m’semble pas naturel.

« Quoique c’est ? dit Baptiste en accourant et prenant la lunette que lui présentait son ami.

« Vois là-bas, fit Titoine en lui indiquant un point de l’horizon.

« Crééyé, v’là qu’est pas banal, dit Baptiste après avoir observé le point indiqué, si j’me trompe pas, y va avoir de la danse.

En effet, l’ingénieur ne se trompait pas, un transport anglais battant le drapeau du Dominion Canadien et celui de la Croix Rouge fuyait à toute vitesse, poursuivi par un sous-marin allemand.

Le navire anglais avait vu le sous-marin et comme nous venons de le dire fuyait aussi vite que lui en permettaient ses moyens. Comme il transportait au Canada des blessés, il avait arboré le drapeau de la Croix Rouge.

Ô naïveté, comme si tous ne savaient pas que pour la kultur prussienne la Croix Rouge n’est qu’une cible.

« Et alors, quoi qu’on va faire ? demanda Pelquier.

« Va dans le magasin, il nous reste encore deux des bombes que nous avons « chippées » aux bulkoviks russes, on voulait en fare cadeau aux Boches, v’là une bonne occasion, lui répondit l’ingénieur en faisant évoluer l’auto-aérien dans la direction du sous-marin.

Pelquier sans perdre une seconde s’était précipité vers la chambre aux amunitions, et en étant sorti avec deux bombes de joli calibre, il alla se placer à l’avant du Wawaron. Lorsque l’auto-aérien fut à environ dix pieds du sous-marin, dont l’équipage était loin de se douter de ce qui allait lui arriver, il lança une première bombe qui en prenant contact éclata brisant le périscope et en faisant une vaste ouverture dans la coque du vaisseau. Pelquier sans perdre une seconde, lança la seconde bombe dans l’ouverture et celle-ci éclatant fit sombrer le sous-marin qui en moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire disparut dans les profondeurs de l’Océan.

Ceci fut fait avec une rapidité extrême, l’équipage et les passagers du navire anglais n’eurent le temps que de pousser un cri que le Wawaron était disparu, mais cependant pas assez vite pour que son nom ne fut vu et par conséquent son identité connue.

À bord du navire anglais se trouvait un des membres du cabinet impérial de Londres, lequel ministre se rendait en Amérique en mission auprès du gouvernement de Washington. Or ce ministre avait déjà vu le Wawaron lors de l’attaque des Boches, et connaissait toute l’histoire des pourparlers du gouvernement anglais.

« Voici un bon point pour ce Wawaron, dit-il à ceux qui l’entouraient, voici la seconde fois qu’il rend service à l’Empire. En arrivant je verrai à ce que ce service soit reconnu.


XIV

RARI NANTES IN GURGITE VASTO.

Après qu’ils eurent accompli l’extraordinaire fait d’arme que nous venons de relater, nos deux héros, après avoir placé sur leur tête les casques qu’ils employaient pour les altitudes élevées, donnèrent au Wawaron un élan qui lui fit atteindre une hauteur de près de quinze mille pieds, ce qui le rendit complètement invisible.

Ils planèrent ainsi près de deux heures et lorsqu’ils furent certains de ne pas être vus ils redescendirent à une hauteur moyenne et après s’être débarrassés de leurs appareils ils purent continuer leur conversation.

« Mon vieux, dit Baptiste Courtemanche en tendant la main à son camarade, tu peux te vanter d’avoir du talent pour lancer les bombes, on dirait que t’as jamais fait que cela toute ta vie.

« C’est ben de même, répondit Titoine en riant, je leur ai emmenché cela à Messieurs les Boches dans les grandes largeurs, ils ont dû en faire tout de même une drôle de tête en se sentant descendre dans le fond de l’eau en pensant qu’ils allaient servir de dîner aux marsouins.

« Et puis après, fit Courtemanche en haussant les épaules, tu te souviens de ce que dit la Sainte Bible : « Périra par l’épée qui frappera par l’épée ». Avec cela qu’ils y songent beaucoup aux sentiments, ces bougres de cochons. Est-ce qu’ils ont réfléchi en coulant le Lusitania ? Y ont-ils regardé à deux fois avant d’exterminer des navires-hôpitaux ou des steamers portant femmes et enfants ? Non, n’est-ce pas, aussi je ne sais pas pourquoi on les ménagerait. Épargne-t-on un chien enragé ? Non, n’est-ce pas. Eh bien, le Boche, mon vieux, ce n’est que cela et il n’a droit à aucune pitié.

« C’est ben cela, répondit Pelquier, et celui qui est cause de tous ces assassinats, qui a permis ces tueries aveugles et irraisonnées pour assouvir sa haine et affermir sa tyrannie, le Néron boche doit bien trembler en songeant au compte qu’il aura à rendre à Celui qui est la justice infinie.

« Tu as raison, ami Pelquier, et si les âmes ont une peau, ajouta Baptiste, je préfère la mienne à la sienne. Lors du jugement je serai plus dans mon assiette que lui dans la sienne, soit dit sans me répéter.

« Et pour ce bougre-là on peut bien retourner le dicton et dire : À ce pêcheur misère et corde, n’est-ce pas ? demanda Titoine.

« Mon bon ami, dit Baptiste en riant, quoique tu parles en l’air, ce que tu dis là a ben du bon sens, aussi pour te récompenser d’avoir coulé les Boches, je…

« Arrête la charrette, s’écria, Titoine en reculant, tu vas encore me coller une médaille.

« Non pas, mais quelque chose de plus pratique, de plus digestif enfin, va voir sous le matelas de ma couchette et tu verras.

« Allons voir, dit Pelquier sceptiquement. Il se rendit à la cabine et Baptiste put le voir soulever le matelas, prendre un paquet et pousser un cri après l’avoir ouvert :

« Du tabac !

« Oui, du vrai tabac, dit Baptiste avec un sourire. Je l’avais conservé pour une grande occasion.

« Tu es un vrai empereur, je le crie aux étoiles, j’en prends le soleil et la lune à témoin, et je puis te dire : Majesté, ta Sir est bien bonne.

« Hélas ! il est trop tard, ce trône de l’Espace, je l’abdique ; que celui qui le veut le prenne, pour moi, vois-tu, je le trouve trop en l’air. Je vais retourner auprès des nôtres, là nous suivrons la marche des circonstances et verrons ce que l’avenir nous réserve.

« Alors nous retournons cheu nous, s’écria Titoine Pelquier avec enthousiasme.

« Oui, cheu nous, nous offrirons nos services à la patrie, comme tous bons citoyens doivent le faire, lui dit Courtemanche. Le Wawaron, devenu un monument national, rendra des services de premier ordre. Et quant à nous, nous aurons fait notre devoir.

« Ça y est, s’écria Pelquier, faisons notre devoir et prouvons à l’humanité toute entière que si les Canayens ont du poil aux pattes, ils en ont pas dans la paume des mains.

« Allons, dit Courtemanche en prenant le gouvernail, piquons sur le Golfe St-Laurent, et en allant bonne allure nous y serons demain au petit jour.

En effet, le lendemain matin, l’auto-aérien planait au-dessus du Golfe St-Laurent. Ils avaient laissé en arrière Terre-Neuve et l’Île d’Anticosti, et maintenant ils étaient à même de distinguer parfaitement les côtes du Labrador et les moindres détails du magnifique panorama qui se déroulait au-dessous d’eux.

Le grand fleuve du Canada conserve son individualité depuis ses sources jusqu’au moment où dans sa majestueuse grandeur il se jette dans l’Océan.

La suite de ses grands lacs, véritables mers intérieures, présente un spectacle grandiose unique au monde. Le Niagara, lui seul, est tout un poème, et aucune plume ne saurait avec justesse en décrire la beauté. Ses îles sans nombre et les tributaires formidables qui en augmentent encore la magnificence à un tel point que le regard ne peut s’en lasser, et l’esprit se demande si cela est bien réel, si l’on n’est pas le jouet d’une fantastique illusion.

L’entrée du St-Laurent est superbe, grandiose et laisse à celui qui l’a vu une impression sévère de majestueuse grandeur. Ses falaises surmontées de forêts immenses, véritables remparts de roc qui semblent garder les secrets des sauvages régions qui se trouvent au-delà.

En remontant le fleuve et déjà à l’Île d’Orléans, la nature semble préparer le voyageur aux beautés qui vont lui être données d’admirer.

Alors le fleuve s’élargit graduellement et devient si large qu’arrivé à un certain point il est impossible même par un temps très clair d’apercevoir les rives opposées. La falaise, mur énorme, se continue d’une façon pour ainsi dire ininterrompue çà et là que par des baies superbes et des formidables promontoires.

Baptiste Courtemanche et Titoine Pelquier regardaient tout cela avec une religieuse admiration.

« C’est tout de même bougrement beau cheu nous, dit Pelquier, on est fier d’être Canayen quand on voit tout cela.

« Tu es dans le vrai, lui répondit Courtemanche, et on n’a pas le droit de nous taxer de chauvinisme lorsque nous sentons les beautés de notre pays. Que ceux qui doutent viennent le voir et alors ils ne s’étonneront plus de notre admiration et ils constateront par eux-mêmes que notre enthousiasme est légitime et bien fondé. À moins d’être aveugle, on ne peut nier que peu de pays sont plus beaux que le nôtre.

« Et ce n’est pas seulement cela, ajouta Pelquier. Certes nous devons être fiers et remercier le Créateur de toutes choses des dons qu’Il a prodigués à notre pays, mais si on considère ces villes, ces campagnes riches et fertiles, ces champs labourés et féconds, ces usines prospères, n’y voyons-nous pas aussi le travail incessant commencé par nos ancêtres qui n’ont pas hésité à donner leurs sueurs et leur sang pour faire du pays l’héritage magnifique qu’ils nous ont laissé. Enfin, parce que c’est là qu’ils ont vécu, terre bénie du Canada français qui est leur dernière demeure et qui fut notre berceau. En un mot, ce pays que nous aimons, c’est notre patrie.

« Oui, tu as raison, lui répondit Baptiste Courtemanche en lui serrant la main, nous sommes heureux de retourner cheu nous car cela a dû être pour les Canayens que l’on a composé la chanson : « On revient toujours à ses anciennes amours ».

Les deux amis émus avaient continué leurs observations et voyaient avec orgueil les choses grandioses qu’il leur était donné d’admirer. Lorsqu’ils furent arrivés à un certain endroit où déjà le fleuve devenait moins large tout en conservant ses redoutables falaises, ils aperçurent un cap qui s’avançait majestueux dans les eaux du fleuve.

« Vois donc ce cap, n’est-ce pas qu’il est beau, fit remarquer Pelquier, la forêt y semble propice pour tirer un coup de fusil, si nous descendions.

« C’est le Cap Éternité, si je ne me trompe, répondit Courtemanche, nous pouvons atterrir sur une de ses extrémités, là nous trouverons un endroit pour le Wawaron et après l’avoir ancré nous pourrons prendre nos armes et fouiller les taillis en quête de gibier.

Nos deux amis n’eurent pas de difficulté à trouver un endroit propice, le Wawaron fut solidement ancré à un endroit élevé et comme le pays était désert et l’horizon ne montrait aucun signe d’orage, même que la chaleur était suffocante.

Ils se munirent donc de provisions pour plusieurs heures et espérant pouvoir acheter dans un des villages du littoral les provisions qu’ils désiraient et peut-être télégraphier à Philias Duval, ils prirent avec eux tout l’argent qu’ils possédaient à bord du Wawaron et même des documents et objets dont ils firent un paquet désirant si possible l’envoyer par express à leur ami.

Le cœur léger ils se mirent en route, Courtemanche qui avait déjà exploré cette partie de la Province de Québec ouvrit la marche suivi du fidèle Pelquier qui, lui, n’était qu’un clerc en matière d’excursion.

Ils descendirent donc vers le rivage, désirant côtoyer le bord du fleuve et parvenir ainsi à un endroit habité, car de ce côté il n’y avait aucun chemin qu’ils eussent pu suivre.

Ils marchaient ainsi depuis plus de deux heures et étaient parvenus à la grève lorsque le ciel brusquement s’assombrit.

« Il semble que nous allons avoir de l’orage, c’est singulier lorsque nous avons quitté le Wawaron rien ne le faisait prévoir.

« Eh ! oui, même que le ciel prend une couleur que j’ai déjà observée dans les Montagnes Rocheuses, dit Baptiste d’un air inquiet, je crois que nous allons avoir une lavasse pas ordinaire, si non un ouragan.

« Le Wawaron est-il en sûreté ? demanda Titoine. Les câbles sont-ils assez solides pour résister à la force du vent ?

« C’était à espérer, répondit Courtemanche, allons au bout de ce promontoire et de là nous pourrons voir le Cap Éternité et l’endroit où nous avons laissé le Wawaron.

Nos amis prirent leur course, mais ils avançaient avec difficulté. Le vent augmentait en force, l’orage devint tempête, la tempête ouragan, il faisait si noir que le ciel obscurci ne permettait qu’avec peine à la lumière d’éclairer leur marche.

Soudain ils entendirent un bruit étrange, grandissant, comme celui que produirait un chariot monstre roulant sur des cailloux. Les arbres plièrent, craquèrent, et les deux amis ne pouvant se tenir debout se jetèrent à plat ventre.

« C’est une trombe, cria Baptiste avec terreur, une trombe, vois… vois… là…

Dans les airs mille objets passaient au-dessus de leur tête avec une vitesse vertigineuse. Tout à coup un objet noir énorme traversa l’espace et deux cris déchirants, étouffés par les bruits terribles, retentit : « Le Wawaron ! »

Puis tout se perdit, le vent tomba en quelques minutes et le ciel redevint serein comme si rien n’eut arrivé.

Baptiste Courtemanche et Titoine Pelquier se regardaient hébétés et sans même se dire un mot prirent leurs jambes et sans se soucier de leurs fardeaux coururent vers l’endroit où ils avaient laissé le Wawaron.

De l’auto-aérien ils ne trouvèrent que les entraves brisées, du Wawaron plus rien, il avait été balayé au loin par la force de la tempête.

« Tout est perdu, s’écria Baptiste avec désespoir, adieu nos espérances, la fortune, la gloire, il ne nous reste plus qu’à aller cacher notre honte et notre chagrin.

« Et pourquoi, lui répondit Titoine Pelquier, il est vrai qu’avec le Wawaron nous perdons beaucoup, mais nous sommes riches et avons l’avenir devant nous.

« C’est vrai, fit Courtemanche, tout n’est pas perdu, car j’ai ici, dit-il, en frappant le paquet qu’il avait avec lui, oui, j’ai ici un secret qui comme le Wawaron bouleversera le monde scientifique.

« Ainsi soit-il, dit Pelquier en prenant son fusil, allons maintenant vers un endroit d’où nous puissions gagner Québec.


XV

RETOUR AU BERCAIL.

Baptiste Courtemanche et Titoine Pelquier avaient terminé leur beau rêve et brusquement se retrouvaient face à face avec la réalité, non pas Gros-Jean comme devant, bien loin de là, ayant devant eux si non la richesse mais du moins une aisance facile qui assurait leur tranquillité future.

Mais il leur fallait songer aux conséquences que pourrait avoir leur escapade et envisager froidement ce qui en résulterait.

Nos amis philosophiquement se dirigèrent vers la civilisation, et Baptiste Courtemanche d’empereur devint général et conduisit la retraite qui sans être celle des Dix Milles ou voire même celle qu’opéra le Maréchal von Hindenburg, mais elle n’en avait pas moins ses difficultés.

Comme nous le savons, Baptiste Courtemanche était avant tout un homme d’action au caractère froid et résolu, habitué depuis longtemps aux difficultés et aux périls des explorations. Ce ne fut donc pour lui qu’un jeu de conduire son armée, pardon, son ami Pelquier vers Tadoussac, connaissant la topographie de cette partie du pays et sachant que c’était le meilleur moyen pour gagner Québec.

Ils avaient, comme nous le savons, des provisions pour plusieurs jours et leurs fusils pour se défendre en cas de danger. En plus, ils possédaient quelques milliers de dollars pour faire face aux éventualités.

Enfin, après une longue marche, après s’être reposés en route, ils arrivèrent à Tadoussac où ils se reposèrent en attendant le bateau qui devait les conduire à Québec.

Parlant peu, ils passèrent inaperçus, se mêlant à la foule qui ne les connaissait pas et qui était à cent lieues de se douter que ces deux hommes qu’elle prenait pour d’ordinaires voyageurs étaient ceux qui depuis longtemps avaient été le sujet de toutes les conversations.

Arrivés à Québec, ils descendirent dans un modeste hôtel, se firent raser, tailler barbe et cheveux et s’achetèrent des vêtements plus en rapport avec la position sociale qu’ils désiraient occuper.

Ils ne télégraphièrent pas à Duval, préférant le surprendre, et à cet effet prirent le train pour St-Barthélemy.

Philias Duval depuis près d’un mois était dans son île de la Barbotte Amoureuse où après avoir fait construire une habitation plus convenable il dirigeait les travaux d’un quai pour le yacht qu’il venait d’acheter.

Il était donc occupé à donner des instructions à ses ouvriers lorsque la chaloupe conduisant nos héros accosta à deux pas de lui.

En les reconnaissant, l’entrepreneur laissa tomber un marteau qu’il tenait à la main et ne trouva à leur crier que : Pas possible !

Mais il lui fallut se rendre à l’évidence lorsqu’il entendit la voix familière de Baptiste Courtemanche qui lui dit :

« C’est ben de même, nous v’là, lui dit l’ex-empereur en lui tendant la main.

« Vous v’là ! dit Duval d’un air hébété, d’éiousque vous sortez… et l’Wawaron !

« L’Wawaron, répondit Pelquier avec son plus gracieux sourire, c’t’histouère, mais il est à l’eau.

« À l’eau ! l’Wawaron à l’eau ! vous n’y pensez pas ! s’écria Philias estomaqué.

« Eh ben, répondit Titoine toujours souriant, quoi que vous trouvez d’emplissant d’vouère un Wawaron à l’eau, c’est son état que je sache.

« Non, là, vrai, Pelquier, tu veux m’emplir, s’écria Duval stupéfait.

« Non, ami Duval, Pelquier ne te blague pas, lui dit Courtemanche c’est la vérité vraie, viens je vais te raconter toute notre histoire.

Duval les conduisit à sa maison, leur servit un verre de whiskey que nos amis dégustèrent avec délice, et lorsqu’il furent confortablement assis l’ingénieur commença son récit. Sans rien omettre il lui fit la narration de tout ce que les lecteurs connaissent, enfin ce qui s’était passé depuis leur dernière entrevue.

Philias Duval écoutait tout à la fois ravi et stupéfait, ne sachant d’abord quoi dire, puis enfin se levant :

« Le principal est que vous soyez de retour en vie, bien portant, leur dit Duval, qu’importe le Wawaron et tous les empires fussent-ils même dans l’Espace, rien n’est perdu et avec du courage tout s’arrangera.

« D’autant plus que nous ne sommes pas à sec, ajouta Pelquier, nous avons de l’argent sans compter le montant que nous vous avons laissé.

« Parfaitement, et même que ce montant, ajouta Duval avec orgueil, je l’ai fait fructifier, j’ai spéculé à coup sûr et aujourd’hui je suis heureux de vous dire que je dispose pour notre association d’un capital qui nous met tous à l’aise jusqu’à la fin de nos jours.

« Cela est bien beau, mais le public, le gouvernement, que va-t-on penser de nous ? demanda Titoine Pelquier avec inquiétude.

« Oui, non seulement que vont-ils penser, mais aussi quelle conduite tiendront-ils à notre égard ? ajouta Courtemanche.

« C’est ce qu’il va falloir savoir, dit Philias Duval, mais je vais prendre ce soir même le train pour Montréal, j’irai à Ottawa si nécessaire, je scruterai le terrain, préparerai les esprits.

« Voilà ce qui s’appelle parler en monsieur, dit Pelquier, allez-y sans perdre de temps.

Après s’être préparé, avoir donné à ses amis plein pouvoir de rester sur l’île et leur avoir procuré le nécessaire, Duval partit pour St-Barthélemy et de là pour Montréal.

Si Philias n’était pas un homme instruit comme il le disait, il avait pour lui deux excellentes qualités : il était bon financier et débrouillard en affaires.

En arrivant à Montréal, il se rendit à son nouveau bureau de la Place d’Armes où son clerc lui montra triomphalement les éditions des journaux publiés dans les derniers jours. Il y lut des articles sensationnels relatifs aux exploits du Wawaron, la lutte homérique contre le sous-marin boche et la triomphante victoire qui avait sauvé le navire anglais.

En plus, les « extras » disaient que les gouvernements alliés étaient prêts à traiter d’égal à égal avec l’Empereur de l’Espace et lui donnaient toutes les latitudes voulues.

« Hélas ! pensa Duval, il n’y a plus de Wawaron, et de ce fait plus d’Empereur de l’Espace, que vais-je leur dire, comment sortir de là ?

Si Philias Duval sur bien des points était un naïf, il était avant tout un homme de bon sens, il trouva qu’il était préférable de traiter avec le bon Dieu qu’avec ses Saints, et sans perdre de temps il partit pour Ottawa.

Arrivé au Ministère il fit parvenir sa carte à l’Hon. R. Borden, en lui faisant dire qu’il était délégué du gouvernement de l’Empire de l’Espace.

Comme on le sait, Duval n’était pas inconnu dans les milieux parlementaires, il fut reçu, écouté, et avec sa bourgeoise bonhomie il conta aux ministres assemblés l’histoire des « Aventures Extraordinaires de Deux Canayens ».

Tous se levèrent enthousiasmés, émerveillés et firent télégraphier Duval à ses amis de venir immédiatement le rejoindre à Ottawa, que les ministres et délégués des Alliés désiraient entendre le récit de leur propre bouche.

Deux jours plus tard, nos héros étaient à Ottawa et cette fois Courtemanche put donner un compte-rendu exact de la découverte et des exploits du Wawaron.

Comme cela se conçoit, le télégraphe fut mis à la rescousse, Paris, Londres, enfin le monde entier y passa et non seulement nos héros furent excusés, mais en plus reçurent des distinctions honorifiques des différents gouvernements.

Le gouvernement du Canada ne voulut pas rester en arrière. Sir Baptiste Courtemanche devint un des directeurs du service aéronautique et il fut proposé une situation importante à Sir Antoine Pelletier.

Nos amis cependant ne voulurent pas donner une réponse immédiate aux offres qui leur étaient faites et revinrent à Montréal discuter de leurs plans pour l’avenir.


XVI

FINIS CORONAT OPUS.

Comme nous pouvons nous en douter, « Les Aventures Extraordinaires de Deux Canayens » eurent un retentissement colossal, non seulement au Canada, mais dans l’univers tout entier.

Tous les journaux voulurent publier leurs portraits et un photographe bien connu de Montréal paya à nos amis un fort montant pour avoir seul le privilège de faire et vendre leurs photographies. Celles-ci furent “copyrighted” et se vendirent par milliers.

Ceci ne fut pas le seul bénéfice que tirèrent nos héros, il y eut des cigares « Le Wawaron », des cigarettes « Les Délices de l’Empire de l’Espace », des corsets « Le Wawaron » supérieurs par leur légèreté, et comme le nom de « Wawaron » et d’« Empire de l’Espace » avait été breveté par la “French Canadian Aerial Navigation Co. (Limited)”, tout ceci emmena de l’eau au moulin.

Cela ne fut pas tout, un des plus grands éditeurs de New-York fit des offres à Baptiste Courtemanche pour publier ses mémoires, mais il ne voulut rien entendre à moins d’avoir la collaboration de Sir Titoine, ce qui fut accepté, et un contrat fut signé pour plusieurs milliers de dollars. Un impressario de Chicago vint les engager pour une série de conférences aux États-Unis et au Canada, puis ensuite en Europe, ceci pour l’après-guerre. Puis ce fut le tour des compagnies de cinématographes qui se les arrachèrent, enfin la préférence fut donnée à une des plus puissantes compagnies de New-York. Comme Courtemanche devait non seulement fournir le scénario et les deux amis, voire même Philias Duval, devaient être acteurs et devenir des célébrités cinématographiques, on comprend sans difficulté que des montants dépassant ceux jamais rêvés par Charlie Chaplin, Pearl White, Mary Pickford, Douglas Fairbank et les autres célébrités, furent dépassés au-delà de toutes expectatives.

Quant au brave Philias Duval, lui non plus ne restait pas en arrière, une Université de l’Illinois (É.-U.) lui décerna la distinction de L.L.D. Que pensez-vous de cela, ami lecteur, pour un homme qui n’était pas instruit et qui avait passé toute sa vie à faire dans la pierre ? Enfin, que voulez-vous, on a déjà vu plus fort que cela.

Les autres nations ne voulurent pas rester en arrière et toutes, sauf l’Allemagne, cela se comprend, les criblèrent de décorations.

Cependant Baptiste Courtemanche ne voulut pas accepter des positions gouvernementales, il préférait attendre et conserver son libre arbitre. Il en fut de même pour Titoine Pelquier qui ne voulut pas se séparer de son ami.

Ils étaient donc revenus à Montréal et étudiaient, avons-nous dit, leurs projets d’avenir, lorsqu’un beau matin — Horresco referens — une dame voilée se présenta au bureau de l’entrepreneur et demanda au garçon si elle pouvait parler confidentiellement à M. Philias Duval.

Le boy lui fit signe d’attendre et alla prévenir Duval qui était justement occupé à compiler des comptes relatifs à la French Canadian Aerial Navigation Co. (Limited).

Philias n’était pas habitué de recevoir la visite de personnes du sexe, aussi n’en fut-il pas légèrement étonné. Il se leva, jeta un regard dans un miroir pour voir si sa tenue était convenable (ceci est permis même à un entrepreneur ayant toute sa vie fait dans la pierre), puis il se dirigea vers la dame, lui fit une courtoise révérence et la pria de pénétrer dans son bureau et de prendre un siège à côté du sien.

« Monsieur, lui dit la dame lorsqu’elle fut assise, je sais que ma figure vous est inconnue et pour cette raison mes traits ne peuvent éveiller en votre mémoire aucun souvenir. Cependant, sachez, Monsieur, que je suis l’épouse d’un homme que vous connaissez, homme dont la réputation grandit chaque jour et qu’il me tarde de presser sur mon cœur.

Philias Duval, que cette harangue avait complètement stupéfié, se demandait s’il n’avait pas affaire à une hallucinée, lorsque soudain un bruit de voix vint lui fermer la bouche qu’il ouvrait pour parler.

Une voix criait :

« Eh ! Philias, éiousque t’es ?

Une autre voix ajouta :

« Nous v’là, c’est nous autres !

Ces derniers mots étaient à peine prononcés que la dame poussa un cri et courant à la porte elle l’ouvrit et recula stupéfiée.

Alors deux cris se croisèrent, un de joie, l’autre de terreur :

« Mon Titoine !

« Philomène !

Pelquier — car c’était lui — en apercevant Philomène Tranchemontagne (de Shawinigan), se retourna subito presto, voulut prendre la fuite mais ne le put pas, sa suave épouse s’était jetée à plat ventre et lui ayant entouré les jambes de ses bras enlacés :

« Titoine, disait-elle, peux-tu rester insensible à mes larmes, les accents de ma douleur ne toucheraient-ils pas ton cœur ?

« Femme, lui répondit Pelquier, éiousqu’y sont les serments prêtés aux pieds des autels, la fidélité dont à laquelle tu devais être à toute épreuve, ces dettes dont tu envenimais ma tranquilité, et enfin ce Télesphore Dumouchel avec lequel tu as pris la poudre d’escampette ?

« Télesphore Dumouchel ! s’écria Philomène en ouvrant les bras, ce qui permit à Pelquier de se remettre d’aplomb. Pourquoi prononcer le nom de ce malheureux qu’à la demande de ma tante je conduisais à Boston subir une opération dont il est décédé.

« Dumouchel est mort ! dit Pelquier.

« Oui, mort, répondit Philomène qui s’était relevée, et il m’a laissé sa ferme de St-Timothé et un bloc de maison dans le Faubourg Québec, sans compter des parts dans les P’tits Chars.

« Et pourquoi que tu me l’as pas dit plus tôt ? fit Pelquier subitement radouci.

« C’est parce que t’étais parti lorsque je suis revenu, et qu’y avait pas moyen de savoir éiousque tu étais. Tu comprends maintenant, mon Titoine, et tu pardonneras à ta femme éplorée.

« Vas-y, dit Courtemanche en poussant son ami dans les bras de sa femme.

« J’veux ben te crère pour cette fois, mais que ça recommence plus, fit Titoine en lui ouvrant les bras.

« J’te le jure, foi du Bon Yeux, répondit Philomène en se jetant dans les bras de son époux et le serrant dans ses bras.

Duval s’essuya les yeux et leur dit la voix pleine de larmes :

« Soyez heureux.

«  Alors Baptiste Courtemanche d’un geste théâtral étendant au-dessus de leurs têtes ses mains en signe de bénédiction :

« Per omnia saecula saeculorum.

« Amen, glapit le garçon de bureau.


ÉPILOGUE.

C’est plutôt conclusion que nous devrions nous dire quoique cependant les aventures de Baptiste Courtemanche et Titoine Pelquier ne semblent pas avoir de limite.

Qu’advint-il de nos héros ? C’est ce qui intéressera sans doute nos lecteurs.

M. le Dr Sir Antoine et Lady Pelquier (conservons-lui ce nom) se rendirent à St-Timothée où ils prirent possession de la superbe terre laissée par Télesphore Dumouchel. Titoine chargea Philias Duval de lui transformer la modeste habitation qui y était érigée en un château aux allures grandioses. L’entrepreneur chargea un architecte canadien, ancien élève de l’École des Beaux-Arts de Paris, qui fit un plan qui restera comme modèle du genre dans l’architecture canadienne.

Philias Duval devenu un homme célèbre, se vit nommer président de plusieurs compagnies financières qui certes n’y perdirent pas. La ville de Montréal le comptera avant longtemps au nombre de ses échevins et… mais, amis lecteurs, que cela reste entre nous, il est fortement question de l’élever à la dignité de Conseiller Législatif de la Province de Québec. Mais chut… n’en parlez pas, c’est un secret d’État.

Quant à Baptiste Courtemanche, pardon, Sir Baptiste, il travailla, d’abord à préparer ses conférences, ses mémoires et le scénario pour le cinéma. Un jour que Titoine Pelquier causait avec lui, l’ex-duc de Ste-Cunégonde lui demanda :

« Dis donc, Baptiste, et l’Wawaron, n’y penses-tu plus, ne le regrettes-tu pas ?

« Si, duc ami, j’y pense souvent, je le regrette et je ne l’oublierai jamais. Lorsque nous aurons terminé nos conférences et mes travaux littéraires, je verrai à la possibilité de lui trouver un successeur.

« Mais je croyais qu’il n’y avait plus de Légium ni de Populéum, que tu ne pouvais plus trouver trace de ces minerais ? lui demanda Pelquier intrigué.

« Bah ! répondit en riant l’ingénieur, ces minerais si non au Yukon doivent exister autre part, mais tu dois te souvenir que j’avais dans la chambre des machines du Wawaron une caisse volumineuse dont je ne voulus jamais te laisser connaître le secret, caisse contenant non pas seulement les minerais dont tu me parles, mais une invention ou plutôt une découverte qui était tout le secret du Wawaron, secret que je conserve et qu’avant longtemps révolutionnera le monde entier.

« Et ce secret ? demanda Titoine Pelquier.

« Que cela reste entre nous, mais je possède la clef d’une chose recherchée depuis bien des années, mais qui avant moi n’avait jamais pu être résolue.

« Voyons, parle, dit Pelquier impatienté.

« Le mouvement perpétuel ! répondit Courtemanche avec orgueil.

« Le mouvement perpétuel ! s’écria Titoine Pelquier stupéfait.

« Oui, cher ami, qui remplace la vapeur, produit l’électricité, la chaleur, enfin tout ce qui peut rendre l’homme maître de la nature et réalise ce que je te disais autrefois : « Qu’avec l’aide de Dieu rien n’est impossible au génie de l’homme ».

(Fin des Aventures de Deux Canayens.)
JULES JEHIN.

New-York, 12 juillet 1918.

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

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  1. Cette histoire, sauf les noms, est absolument authentique.