Les anciens couvents de Lyon/14.5. Église des Chartreux

Emmanuel Vitte (p. 275-283).

V
l’église des chartreux

Les travaux de l’église, avons-nous dit, ont été faits à diverses reprises ; ailleurs on met vingt ans, trente ans, pour faire une église ; ici on mettra deux siècles, et encore, lorsqu’éclatera la grande révolution, la façade restera à construire.

C’est en 1590 que commença la construction de l’église ; les premiers travaux ne durèrent qu’une dizaine de mois, après lesquels il y a eu une première suspension qui dura sept ans (1591-1598). Dès ce premier moment, ce qui prouve qu’il y eut un plan d’ensemble auquel on travailla par parties, il est question, dans les conventions passées avec l’architecte Magnan, de la niche ou coquille du vieux sanctuaire et du grand dôme dont il doit construire les arcades inférieures. Dans cette première période, on commença, sans l’achever, ce qui est aujourd’hui le chœur de l’église.

En 1598, au mois de mai, c’est un sieur d’Aurolle, dit Ménard, qui continue les travaux ; ces travaux durent à peu près deux ans. Le dit sieur d’Aurolle doit continuer à élever la maçonnerie qui n’avait été élevée que jusqu’aux corniches, et doit la continuer jusques et y compris les chapelles du côté du couchant. Il doit aussi achever la croisée de la chapelle haute au-dessus de celle de Saint-Antoine. Cette chapelle de Saint-Antoine est devenue la chapelle du Saint-Crucifix. Au-dessus d’elle existait une autre chapelle, dite chapelle haute, ou chapelle de M. Mallo, à laquelle on arrivait par un escalier. Celle-ci fut supprimée plus tard et devint un grenier à blé ; cette suppression s’explique par la construction de l’arc Munet, dont nous parlerons en son lieu.

La seconde suspension des travaux dura quatorze ans. Mais, en 1614, on les reprit avec vigueur ; c’est alors qu’on procéda au pavage du chœur, et l’année suivante (1615), on construisit une grande muraille qui séparait le chœur des religieux et des frères de la partie de l’église sous le dôme. De la sorte, le chœur, à lui seul, faisait une église, l’autel était placé au fond dans la coquille, ensuite c’était le chœur des pères, et entre celui-ci et la grande muraille, le chœur des frères. Cette partie de l’église, qui forme aujourd’hui le chœur, fut consacrée cette même année 1615 et le 6 juin, en la fête de saint Claude, abbé de Saint-Héand, dans le Jura, par les mains augustes de l’archevêque de Lyon, Mgr Denis de Marquemont. Tous les pieux citoyens de la ville furent présents à cette cérémonie. Monseigneur donna à cette occasion deux cents écus d’or couronnés pour l’entretien des religieux, afin qu’ils pussent inaugurer leur établissement définitif. Cet archevêque fut un des principaux bienfaiteurs de cette nouvelle maison, qu’il favorisa de ses libéralités ; ses armes étaient peintes dans le cloître des Chartreux. Voici, du reste, le témoignage de Lamure : « Mgr de Marquemont fit ressentir spécialement les effets de sa libéralité à la Chartreuse de Lyon, qui s’y établit par ses assistances, ou plutôt s’y établit sous lui, vu qu’elle avait commencé dès le temps et par les libéralités du roi Henri III… Il portait la croix patriarcale sous le chapeau de cardinal, comme il paraît aux écussons qu’on voit de ses armes dans le cloître des Chartreux, dont il est le bienfaiteur insigne. » Nous le retrouverons encore.

En 1620, 6 juillet, on s’occupa de la sacristie ; un sieur Guérite, menuisier, fut chargé du boisage de la sacristie ; il doit y faire un autel avec son marchepied, une grande armoire à trois portes, côté de bise, pour tenir les linges et ornements, enfin lambrisser les côtés de soir et matin, en ménageant des bases ou coffres de chêne. En 1621, la sacristie s’embellit, à sa voûte, d’une peinture à fresque et d’un tableau représentant le Jardin des Olives. De 1620 à 1625, on fit aussi des peintures à fresque dans le sanctuaire ; elles furent exécutées par François Périer et Horace le Blanc, tous deux élèves de Lanfranc ; à cette époque, ils firent aussi des travaux de peinture dans le petit cloître, comme nous le verrons plus tard.

Une troisième suspension des travaux a lieu de 1630 à 1646, mais en 1646, la quatrième reprise va durer cinq années pendant lesquelles on élèvera au levant la maçonnerie des murs sur les anciennes fondations et la maçonnerie au-dessus des quatre grands arcs doubleaux ; on construira aussi, côté du matin, les quatre grandes chapelles et, côté du soir, les deux chapelles les plus rapprochées du grand portail. Monsieur Balthasar de Mornieu, chanoine de la Sainte-Chapelle, qui s’était retiré comme pensionnaire à la Chartreuse de Lyon, avait fait don de 14.000 livres pour la construction des dites chapelles.

En 1651, nouvel arrêt de trois années ; c’est la quatrième suspension, et encore, lorsqu’on reprendra les travaux en 1653, ne sera-ce que pour faire peu de chose. Alors l’arrêt est considérable, il faut faire un saut de cent vingt années pour voir recommencer les travaux.

Cette cinquième reprise, qui est la dernière, est aussi la plus importante. Cinq mille livres sont mises à la disposition du prieur, par délibération consulaire, pour l’achèvement du dôme et de la maison carrée ; c’est alors qu’apparaît l’architecte Ferdinand Sigismond Delamonce. Le 10 mars 1734, il est passé entre celui-ci et dom Claude Guinet, prieur, les conventions suivantes : Delamonce fournira les dessins pour l’achèvement de l’église, de tous ouvrages dedans et dehors, comme aussi dans le vieux sanctuaire, des trois murs circulaires sous le dôme, de sa voûte et de sa calotte couverte en bois ; il conduira les travaux, y veillera assidûment… Signé par Dom Claude Guinet, prieur, dom Fuzeaud, procureur, et Delamonce.

Le 24 avril de cette même année, les officiers de la Chartreuse de Lyon, qui avaient demandé au général de leur ordre l’autorisation, pour agrandir leur église, de construire une chapelle de chaque côté à l’entrée de la grande nef, reçurent une lettre du T. R. P. dom Étienne Richard, qui déclare ne pas consentir à cette augmentation projetée.

Dès lors, on multiplie les travaux, on se hâte vers l’achèvement complet. En 1735, on procède à la démolition de la grande muraille qui séparait l’ancien chœur de la partie de l’église qui est sous le dôme : elle est remplacée par un arc doubleau, cintré, concave et circulaire, vulgairement dit : arc en corne de vache ; l’exécution en est confiée au sieur Melchior Munet. Cet arc allant chercher ses points d’appui aux murailles et contreforts de l’église, l’œuvre de maçonnerie traverse la chapelle haute, dite chapelle Mallo, qui fut dès lors supprimée. En cette même année 1735, on construit le lanternier servant de clocher ; on place les marches du sanctuaire sous le baldaquin et les marches qui séparent la nef du sanctuaire ; on pose le parquet de marbre aux différentes couleurs ; on exécute, sur les dessins de Delamonce, les travaux en plâtre, moulures, architraves, frises, ornements des métopes, roses, saint-esprits, etc. De 1736 à 1738, on élève les murailles et la voûte du dôme, on place le vitrail du frontispice, on fait la voûte du vieux chœur, on couvre l’église. Enfin, à l’exception de la façade, les travaux étaient terminés en 1748.

On a dit et l’on a écrit que l’architecte Delamonce, ayant été gêné dans ses vues et ses plans, s’était retiré, et que les Chartreux avaient alors confié la direction à un jeune architecte, dont la réputation a bien grandi depuis, à Germain Soufflot, qui a laissé dans notre ville d’autres monuments de ses travaux. J’avoue que je ne trouve nulle part mentionné le fait de cette substitution. Les papiers des Chartreux, qui nous ont conservé les noms des voituriers, des menuisiers, des charpentiers, des scieurs de long, des maîtres maçons qui ont aidé à la construction de l’église, ne gardent nulle part la trace de ce remplacement, nulle part on ne trouve le nom de Soufflot. Du reste, deux raisons nous semblent péremptoires : la première, c’est que Soufflot, né en 1714, eût été en effet très jeune et trop jeune pour conduire de si grands travaux et pour corriger les plans de son prédécesseur ; la seconde, c’est qu’en parcourant les vieux papiers des Chartreux, on retrouve le nom de Delamonce presque jusqu’à l’achèvement des travaux. En 1733, il livre ses plans et ses dessins ; en 1734, on passe avec lui des conventions ; en 1735, il fait un devis
église des chartreux — façade moderne

pour ouvrage de charpente et un mémoire concernant l’élévation du dôme ; en 1737, il fait un autre mémoire ; enfin, en 1747, le 8 mars, à une séance de l’Académie des Beaux-Arts, dont il était membre, il lit un rapport sur les trois églises des Carmélites, des Oratoriens et de Saint-Antoine. À la fin de ce mémoire, il parle de l’église des Chartreux, mais comme elle est en partie son œuvre, il en parle avec une certaine réserve. Il regrette évidemment d’avoir eu à compléter seulement un plan et des constructions qui existaient déjà. Malgré tout, il faut rabattre de la sévérité de ses appréciations ; il juge moins l’église en elle-même qu’en la comparant à celle qu’il eût faite, s’il l’avait prise depuis la première jusqu’à la dernière pierre :

« L’on sera peut-être surpris pourquoi je ne fais pas mention de la quatrième église moderne de cette ville, qui est celle des Chartreux, et qui, étant d’ordre dorique, est différente des autres. Comme j’ai des raisons de ne là point décrire en son entier, suivant les correctifs et les réparations qui y ont été faites, je me contenterai de parler de ce qui subsiste de l’ancienne construction et de l’état où elle était avant ces changements.

« L’ordre qui forme l’embellissement de cette église a son entablement à mutules divisé en ressauts, contre les règles de l’art. Cette singularité est cause que, comme la frise n’est point continuée par l’interruption des ressauts, les métopes n’ont pu être espacées entre les triglyphes, suivant la méthode prescrite.

« Les arcades de la nef sont d’ailleurs sans proportion, étant trop basses, ainsi que la hauteur de cette même nef eu égard à sa largeur, et les alètes des jambages de même que leurs archivoltes sont trop larges et leurs moulures trop pesantes. Tous ces défauts, quoique très choquants, ne sont pas comparables à ce que l’on a supprimé dans la nouvelle réparation de cette église. Il consistait en des gros piédestaux fort massifs, qui tronquaient d’une manière fort ridicule près d’un tiers de la hauteur des pilastres, et qui d’ailleurs faisaient ressaut autour des alètes des arcades qui servent d’entrée aux chapelles, ainsi qu’aux jambages des quatre grandes arcades sous le dôme, de sorte que rien n’était plus défectueux.

« Quant à la distribution du plan de cette église, elle est formée en croix latine, mais l’on a retranché depuis la profondeur des croisées transversales, et l’on a joint l’ancien chœur des religieux qui en faisait le sanctuaire. Mais il a été impossible d’en faire un édifice régulier, puisque, pour réussir, il eût fallu tout démolir. L’on me dispensera de m’étendre sur cet article. »

Dans ce mémoire ne voit-on pas la modestie de l’auteur ? Est-il possible, après l’avoir lu, de douter un seul instant que Ferdinand Delamonce n’ait été l’architecte dernier de ce grand travail ? La façade seule restait à construire.

L’église de Notre-Dame-des-Anges, — c’était son nom — malgré sa lointaine ressemblance avec celle des Carmélites (aujourd’hui démolie) avec celle de Saint-Antoine(aujourd’hui le théâtre du Gymnase), avec celle des Oratoriens (aujourd’hui Saint-Polycarpe), eut dès lors une physionomie à elle propre : son grand chœur, son dôme élégant, son riche baldaquin, son magnifique maître autel, en font une curiosité digne d’attention. Les dessins du baldaquin sont, dit-on, du chevalier Servandoni ; de chaque côté du chœur on voit deux magnifiques tableaux représentant l’Ascension et l’Assomption, dus à l’habile pinceau de La Trémollière, un des meilleurs élèves du célèbre Lemoyne ; au fond du chœur, il y avait autrefois une toile, aujourd’hui transportée aux fonts baptismaux, représentant le Baptême de Notre-Seigneur, elle est de Halle fils ; un autre tableau représentant l’Ensevelissement de Jésus, est de Brunet, le maître de Germain Drouais, l’auteur du Marius à Minturnes. On voit encore dans le chœur deux bons tableaux ; le premier est une copie du Guide, représentant le Crucifiement de saint André, qui a tant été reproduit par la gravure ; on ignore le nom de l’auteur. Le second est un original de François Perrier, représentant saint Anthelme, prieur de la Chartreuse de Portes et plus tard évêque de Belley, au moment où il ressuscite un mort.

Il est encore un autre tableau de Brunet, sans grande valeur artistique peut-être, mais qui mérite une mention spéciale. Il est placé dans la chapelle de Sainte-Philomène. Il retrace un fait dont le souvenir mérite d’être conservé. Quand la charpente du dôme fut montée et mise en place, survint un orage affreux. Le vent soufflait avec tant de violence que plusieurs pièces de bois, mal ajustées sans doute, vinrent à se détacher et firent craindre que toute la charpente ne s’écroulât. L’épouvante fut telle que les ouvriers prirent la fuite en poussant de grands cris. Un des religieux de la maison accourut aussitôt, et, s’étant jeté à genoux, il se mit à prier en élevant ses mains vers le ciel. La réputation de sainteté dont jouissait dans la communauté le bon religieux rendit le courage aux ouvriers. Pleins de confiance dans sa prière, et voyant la tempête s’apaiser un peu, ils se remirent à l’ouvrage, et les pièces de bois qui s’étaient détachées furent bientôt rétablies de manière à ne plus rien faire appréhender. Dans la partie la plus élevée du tableau sont les trois personnes divines, ayant saint Jean-Baptiste un peu au-dessous d’elles. Sur la gauche du tableau, et un peu dans l’éloignement, est l’église des Chartreux avec son dôme en construction ; le ciel est sombre, la charpente du dôme paraît ébranlée, des poutres se détachent et tombent ; sur le devant, le saint religieux est à genoux, les yeux tournés vers saint Bruno et saint Hugues.

La menuiserie du chœur est un beau travail, et l’on doit déplorer les dégradations qui y ont été faites aux mauvais jours de la révolution. À Jacques Sarrazin sont attribuées les deux statues de saint Jean-Baptiste et de saint Bruno qui sont au chœur, et la statue de saint Bruno qui est dans la chapelle de ce nom ; on ne peut pas cependant l’affirmer avec certitude.

La façade, avons-nous dit, restait à faire, elle devait être en marbre. On allait se mettre à l’œuvre ; déjà les blocs de Carrare et d’ailleurs étaient dans le clos des Chartreux, attendant d’être mis en place, quand éclata la révolution.

On a beaucoup parlé et beaucoup écrit sur cette église, la critique s’est exercée dans tous les genres ; des écrivains ont même dit à ce sujet des choses inconvenantes et injurieuses. Pour nous, intéressés à l’honneur de notre Mère d’adoption, nous n’aurions pas, pour faire une juste appréciation, une impartialité suffisante ; nous nous contentons de transcrire ici une note de M. Leymarie, que nous croyons dans la vérité : « Il était de mode, il y a quelques années, de traiter dédaigneusement tout caractère d’architecture qui ne s’harmonisait pas parfaitement avec les vues de l’Académie ; c’était un genre de critique fort commode, qui dispensait d’études raisonnées et approfondies, et par lequel on renversait alors, fièrement et sans réplique, les ennemis de L’École de l’Empire. L’église des Chartreux porte le cachet des choses de son temps ; elle est gaie, claire, riche, ses courbes multipliées sont gracieuses, sa silhouette est pittoresque, ses ornements sont distingués :

« Ubi plura nitent, non ego paucis offendar maculis. »