Les anciens couvents de Lyon/0. Préface

Emmanuel Vitte (p. 1-9).

PRÉFACE


I


D ANS l’ancienne société française, les ordres religieux ont joué un rôle considérable. Protégés par % faveur royale, favorisés par l’esprit de foi et de religion qui animait nos pères, illustrés souvent par des hommes de talent, ou de valeur, ou même de génie, ils avaient une grande place dans l’État.

Ils eurent aussi une grande place dans notre cité. Lyon, en effet, qui était une ville à la fois importante et pieuse, attira les ordres religieux dans ses murs. Le Consulat estimait que les exemples de vertu, de dévouement, de piété ne seraient jamais trop nombreux, et que, devant assurer les secours spirituels à la population, les ordres monastiques seraient des auxiliaires efficaces du clergé des paroisses.

Et les religieux, en retour, reconnaissaient cette bienveillance par des prières, des aumônes, des institutions charitables, des services publics. En prêtant leurs chapelles aux corporations et aux jurandes, ils maintenaient dans la loi évangélique toutes les classes des travailleurs. Et les rois, les princes, les grands, les magistrats, les citoyens d’élite, le peuple, les entouraient de leur estime, en attendant que beaucoup d’entre eux les établissent les derniers gardiens de leur mortelle dépouille.

C’est à reconstituer ce Lyon religieux du temps passé que nous avons consacré nos efforts. Après cent ans, ce n’est déjà plus facile ; les morts vont vite. Avant que tous ces vieux souvenirs, conservés encore par quelques pans de murs, par quelques noms de rues, n’aient entièrement disparu, n’est-il pas bon de les recueillir fidèlement ?

N’est-il pas bon de savoir quelle a été la vie religieuse de nos anciens, et, comme alors les manifestations de la vie religieuse étaient souvent mêlées aux manifestations de la vie municipale, n’est-il pas bon d’apprendre ainsi ce qu’il y a pour nous de plus intéressant dans l’histoire lyonnaise ? N’est-il pas bon de passer en revue tant de faits qu’il importe de connaître, pour ne pas paraître étranger dans sa propre patrie ?

II

Autrefois l’on respectait et l’on aimait les couvents ; aujourd’hui, par tous les moyens, on leur déclare la guerre. Les plus modérés même les considèrent comme des asiles ouverts aux inutiles, et on lève les épaules, et l’on ajoute avec mépris : À quoi bon ?

C’est cependant par les moines, qui ont pris la plume et la pioche, que l’Europe a été défrichée et qu’ainsi a été préparée la civilisation ; c’est par les moines qu’ont été conservés les monuments des littératures antiques ; c’est par les moines qu’ont été assainies les contrées infestées par les fièvres des marais ; c’est par les moines que les esclaves des pays barbaresques ont été délivrés ; c’est par les moines qu’étaient gardés les défilés dangereux des montagnes et que les voyageurs endormis dans la neige étaient arrachés à la mort ; c’est par les moines, dans les hôpitaux ou les écoles, qu’était accomplie une des tâches les plus ingrates de la terre.

Mais ce côté utilitaire des couvents n’est que le petit côté. Si l’on veut réfléchir, on verra bien vite qu’ils répondent à un besoin pressant des âmes. Quelle est, en effet, la valeur du milieu social où nous vivons ? S’il y a du bien, nous savons aussi qu’il y a beaucoup de mal, et si nous observons d’un peu près les hommes et les choses, nous voyons des convictions chancelantes, des volontés amoindries ou dévoyées, des dégradations innommées, des abjections ignobles, des turpitudes et des hontes tous les jours envahissantes, des boues infectes, des fanges empoisonnées : voilà le monde. Il y a des hommes qui l’aiment. Mais il y a aussi des âmes assez grandes, assez nobles, assez amies des belles et saintes choses pour souffrir horriblement dans ce milieu mauvais. À ces âmes il faut le couvent.

On trouve tout naturel qu’un homme, lorsqu’il a été touché par cette flamme si noble et si dévorante de l’amour, se dérobe au commerce des mortels pour être pleinement heureux dans la solitude et le mystère, et nous n’admettrions pas qu’il y ait des âmes qui aiment Dieu avec cet amour exclusif, qui ont la passion de Dieu, qui veulent, dans la solitude, pour être plus à lui, admirer Dieu, parler à Dieu, entendre Dieu, jouir de Dieu ! Cette solitude avec Dieu, c’est le couvent.

Et si, lorsqu’on parle de Dieu et de ses droits, de l’âme et de ses devoirs, de l’éternité bienheureuse et malheureuse, il y a des hommes qui rient et qui se moquent, il y a aussi des hommes pour qui ces grandes questions sont les préoccupations premières. Témoins des légèretés, des impiétés, des crimes qui se commettent dans le monde, ils se demandent comment ils feront pour rendre à Dieu ce qui lui est dû ; ils sentent le sol trembler sous leurs pas, et ils fuient dans la solitude ; cette fuite dans la retraite, c’est le couvent.

Mais, dira-t-on, on peut se sauver sans cela. Oui, sans doute, et heureusement, mais il est des âmes qui, pour se sauver, ont besoin de cela. Il y a des âmes naïves, vierges, candides, ne se défiant de rien, elles ont besoin de la tutelle du cloître ; il y a des âmes qu’un coup de tempête a jetées à terre, elles ne se relèveront jamais si elles restent dans le monde, elles ont besoin de la pénitence du cloître ; il y a des âmes élevées, nobles, pleines de mépris pour les vulgarités de la terre, elles ont besoin de ce voisinage du ciel qu’on appelle le cloître.

Enfin voici une dernière vérité, élémentaire pour un catholique, mais incompréhensible pour un incroyant : dans les couvents, on prie, et c’est cette prière qui sauve la société coupable. On insulte à Dieu tous les jours et à pleine bouche ; le bras de Dieu n’est pas raccourci, il va se lever pour venger sa cause. Non, il laisse faire ; pourquoi ? Parmi nous il y a des couvents, il y a des prières, il y a des acceptations volontaires de renoncements, de sacrifices, de douleurs, et le courroux de Dieu s’apaise. Les couvents sont les boucliers qui nous protègent.

III

Mais on leur a fait de nombreux reproches et il faut avouer qu’ils n’ont pas toujours été sans fondement. Le plus grave, selon nous ce n’est pas qu’ils soient arrivés à posséder de grandes richesses ou une considérable influence, c’est qu’après des moments, relativement courts, de ferveur et de sainteté, soient venus des moments d’atonie et de relâchement. Souvent, en effet, nous verrons que les Ordres ont eu besoin de réforme. Or, le seul fait de cette réforme indique assez qu’il y avait, même dans les mauvais jours, des âmes de bonne volonté, des âmes ardentes et désireuses d’une perfection plus grande, et c’est l’honneur de ces Ordres d’avoir écouté ces voix réformatrices. Mais il est une autre raison que l’on n’a jamais suffisamment mise en lumière : la réforme ne fut pas toujours causée par le relâchement, ou bien le relâchement ne fut pas toujours causé par le manque de ferveur. Dans presque tous les ordres religieux, la rigoureuse observance des règles a fléchi moins sous la faiblesse ou le mauvais vouloir des individus que sous la tyrannie de circonstances imprévues, fatales, qui rendaient, pour un temps plus ou moins long, la vie régulière impraticable. Au xvie siècle, ces faits douloureux s’accumulèrent. Sans parler du schisme d’Occident, la grande peste qui ravagea la France, Lyon en particulier, à diverses reprises, dépeupla les monastères et y tua en même temps l’observance. Quand, le fléau disparu, il ne se trouva, pour prendre les austères et vénérées habitudes du passé, que quelques religieux désaccoutumés, sinon désaffectionnés, de la règle, impuissants, d’ailleurs, à porter à eux seuls le fardeau de pratiques qui auparavant semblaient faciles à des hommes plus nombreux et plus robustes, il se fit, entre une faiblesse trop réelle et la lettre des règles, des compromis légitimes, nécessaires, fondés sur l’esprit même de la loi, et pourtant regrettables. Plus tard, quand la solitude des cloîtres se repeupla, le souci de reprendre dans leur intégrité les observances primitives n’y entra pas toujours avec les recrues nouvelles, qui adoptèrent la vie religieuse telle qu’elle fonctionnait sous leurs yeux. L’âge d’or n’était plus, on était entré dans la période des concessions, et presque partout se manifestaient les symptômes d’une décadence dont on ne pouvait faire retomber sur personne la responsabilité, dont, presque à son insu et comme malgré soi, tout le monde était complice. (Le P. Chapotin, Rev. de l’Ouest, 1887.)

Ce qui fut vrai, comme conséquences de ce redoutable fléau, fut vrai encore comme conséquences de l’invasion des bandes protestantes, commandées par le baron des Adrets. Pendant treize mois, elles restent maîtresses de la ville. Pendant treize mois, les membres des diverses familles religieuses sont dispersés ; cette dispersion ne peut que nuire à l’état religieux. Treize mois plus tard, ils reviennent moins nombreux et, par le fait de leur dispersion, moins réguliers, et ils trouvent leurs couvents pillés, renversés, détruits. C’est un temps plus ou moins long à passer dans le provisoire, où les règles nécessairement fléchissent sous la tyrannie des circonstances, et non sous la mauvaise volonté des religieux.

Un autre moment délicat de l’histoire des ordres monastiques est celui qui précède la Révolution. Nous aurons l’occasion de le constater souvent, quand la loi déclara les religieux libres de sortir de leurs communautés, les défections, rares chez les femmes, furent assez nombreuses chez les hommes. Que quelques hommes, impatients du joug et ne le supportant qu’avec hypocrisie, aient été heureux de ce bénéfice légal, c’est possible, quoique difficile à admettre, puisque rien ne les contraignait de vivre de la vie religieuse, mais je crois que la vraie raison est ailleurs. Le xviiie siècle avait préparé de longue date, sous des dehors amis, la guerre aux communautés religieuses. Vingt-cinq ans avant la Terreur, il était parvenu à en supprimer un grand nombre ; le ciel était noir. Mais lorsqu’à partir de 1789 ce ciel se chargea de tempêtes, lorsqu’il fut évident pour tous qu’on voulait la fin d’un ordre de choses jusque-là respecté, beaucoup d’esprits, surtout chez les hommes qui virent peut-être plus juste et plus loin, ne luttèrent plus contre le courant et déclarèrent ne plus vouloir vivre de la vie religieuse.

Ces pensées générales aideront, je pense, à mieux comprendre l’histoire des ordres religieux.

IV

Un mot enfin sur le présent travail.

La méthode que je suis est facile à saisir et toujours la même : c’est d’abord une histoire abrégée de la vie du fondateur, puis l’exposé des règles ou constitutions et la rapide description du costume-qu’il a imposés, et aussi le souvenir des grands hommes que ces ordres ont produits ; c’est ensuite le fait de la fondation lyonnaise et un précis de ce qui lui est arrivé de plus remarquable pendant la durée de son existence ; c’est enfin un aperçu rapide des dernières mesures prises par la Révolution contre ces couvents, et ce qu’ils devinrent.

L’histoire de chacun d’eux exigerait un volume pour être étudiée d’une façon complète. Ma conviction cependant est que ces monographies ont le mérite d’être relativement courtes et réunies en un seul corps. Quarante monographies plus étendues, quarante volumes même, où les faits historiques seraient noyés dans un océan de détails oiseux, seraient lus assurément avec moins d’intérêt et de profit que le présent abrégé.

Car elles étaient terriblement procédurières et paperassières, les communautés d’autrefois. Ceux-là seuls qui ont abordé ce genre de recherches savent quels monceaux de papiers ont accumulés dans les couvents les procès de tous genres, les traités avec les entrepreneurs, les achats, les ventes, les cens, servis, directes, lods, milods et redevances de toutes sortes. Si, pour être complet, il fallait consigner tous ces détails, il en est peu qui pourraient supporter cette fastidieuse lecture. Mon but a toujours été de dégager de toute cette masse les parties historiques et intéressantes.

Pour m’aider dans ce considérable travail, j’avais à ma disposition une bibliothèque assez riche, où figurent en bonne place nos anciens et nos meilleurs auteurs. La liste en serait longue : le P. Hélyot, Paradin, Rubys, Colonia, Lamure, Le Laboureur, etc. ; la précieuse collection des Almanachs de Lyon, la Revue du Lyonnais, Lyon ancien et moderne, les Archives du Rhône, etc… Mais une mine féconde où j’ai puisé à pleines mains, ce sont les Archives municipales, les manuscrits signalés par Delandine, les pièces du catalogue Coste, à la bibliothèque de la ville. Souvent même j’ai trouvé, dans les papiers des communautés actuelles, des renseignements qui ont heureusement complété ceux que je pouvais recueillir d’autre part.

J’ai supprimé de parti pris les simples renvois que désignent les sources et qui suspendent et fatiguent la lecture. Comme dans ce livre il y a fort peu de mon propre fonds, et comme presque tout a été tiré des auteurs ou des archives, j’aurais été obligé, à la fin de chaque phrase, quelquefois même plusieurs fois dans la même phrase, de mettre des renvois qui auraient été peu intéressants pour un lecteur ordinaire et qui auraient rendu la lecture tout à fait intolérable. Je me suis donc contenté, ce qui témoignera, je pense, suffisamment de ma sincérité littéraire et suffira aux érudits, de formuler en bloc, à la fin de chaque monographie, les sources où j’ai puisé.

Et maintenant, voulez-vous rendre ce travail profitable et vous l’assimiler pleinement, et par là même connaître l’ancien Lyon ? Lisez ce livre chapitre par chapitre ; dirigez ensuite votre promenade de la semaine aux lieux mêmes où fut le couvent dont vous avez lu récemment l’histoire ; essayez, sur nos données, de reconstituer le passé, et avant peu vous aurez dans l’esprit une connaissance plus complète du vieux Lyon et dans votre cœur un amour plus vivace pour lui. À mon avis, qui n’est pas sans doute celui de tout le monde, car il en est qui n’ont d’admiration du passé que pour avoir le droit de décrier le présent, cette connaissance sera de nature à faire disparaître des préjugés contre les ordres religieux, et cet amour sera la base solide du sentiment filial et dévoué dont nous aimons notre patrie.

Ad. VACHET.