Les Yeux de l’Asie
Revue des Deux Mondes6e période, tome 39 (p. 760-769).
LES YEUX DE L’ASIE [1]
III [2]
UN COMPTE PERSONNEL

La scène se passe à trois milles et demi de la frontière indienne, vers Kohat.

L’heure : au coucher du soleil. Chambre isolée dans une tour, où l’on atteint par une échelle posée à terre. Une femme afghane, enveloppée dans une couverture de coton rouge, est assise par terre sur ses talons, arrangeant une petite lampe de kérosène. Son mari, vieil Afghan à la barbe teinte, est étendu sur un lit indigène recouvert d’un drap rayé bleu et blanc. Il est blessé au genou et à la hanche. Un fusil du gouvernement est appuyé contre le lit. Leur fils, âgé de dix-huit ans, s’agenouille à côté du père, en dépliant une lettre. Tandis que la mère place la lampe allumée dans un retrait du mur, le fils prend le fusil et du bout pousse la porte entr’ouverte. La femme passe à son mari une pipe bourrée de tabac, en soufflant sur le morceau de charbon placé dans le fourneau.


LE FILS, dépliant la lettre. — C’est écrit de France. Son régiment y est encore.

LE PÈRE. — Que dit-il au sujet de l’argent ?

LE FILS, lisant. — « Je suis rassuré d’apprendre que vous recevez maintenant d’une façon régulière ce que je vous envoie sur ma solde. Vous pouvez compter que la somme arrivera désormais chaque mois. J’ai aussi envoyé un supplément de onze roupies en plus de l’allocation : c’est un cadeau pour l’achat de la machine dont vous avez besoin dans vos affaires. »

LE PÈRE, tirant de sa poitrine un revolver bon marché plaqué de nickel. — C’est une bonne machine, et il est un bon fils. Qu’y a-t-il encore ?

LE FILS, lisant. — « Vous me dites que nos ennemis ont tué mon oncle et mon frère aîné, outre qu’ils ont blessé notre père. Je suis au loin et ne peux vous aider en rien. C’est un grand regret pour moi. Nos ennemis ont maintenant deux vies à leur passif. Il faut que nous tirions prompte vengeance. La responsabilité, je suppose, est entièrement sur la tête de mon plus jeune frère. »

LE PÈRE. — Mais je suis encore bon pour tirer assis.

LA MÈRE, doucement. — Ahmed songe à toutes les dispositions qu’il faut prendre. Les hommes blessés ne peuvent pas penser clairement avant que la fièvre ne soit sortie de leur blessure.

LE FILS, lisant. — « Mon plus jeune frère disait qu’il voulait s’engager comme moi quand la moisson serait faite. Il ne saurait plus en être question. Dites-lui qu’il doit se consacrer à l’œuvre qu’il a sur les bras. » (C’est vrai, je ne peux pas m’engager maintenant.) « Dites-lui de ne pas s’égarer à la recherche des gens qui ont commis le meurtre actuel. Ils auront probablement cherché un refuge de l’autre côté de la frontière dans la zone du Gouvernement. » (C’est encore vrai, c’est exactement ce qu’ils ont fait.) « Réglez le compte avec les plus proches parens de nos ennemis, cela forcera les meurtriers, pour sauver leur honneur, à revenir et à s’occuper de leur propre affaire ; alors, — Dieu aidant, — nous pourrons les ajouter par-dessus le marché. Vengez-nous sans retard. »

LE PÈRE, caressant sa barbe. — Sans retard… C’est la sagesse même. Mon fils est un homme. Que dit-il d’autre, Akbar ?

LE FILS. — Il dit : « J’ai reçu une lettre de Kohat, m’annonçant qu’un certain homme d’une famille que nous connaissons est en route pour venir ici avec un détachement[3] afin de régler avec moi un compte qu’il prétend que j’ai ouvert. »

LE PÈRE, vivement. — Serait-ce Gui Shere Khan, au sujet de cette jeune fille de Peshawer ?

LE FILS. — Peut-être. Mais Ahmed n’a pas peur. Ecoutez ! Il dit : « Si cet homme ou même ses frères désirent venir me retrouver en France, j’en serai charmé. Si, en fait, quelqu’un désire me tuer, laissez-le partir par tous les moyens. Je suis ici présent sur le champ de bataille. J’ai placé ma vie sur un plateau. Les gens de notre pays qui parlent de tuer sont des enfans. Ils n’ont pas vu la réalité des choses. Ici nous ne tournons pas la tête quand il y a quarante tués d’un coup. Les hommes disparaissent ici comme si on les avalait ; ils sont mis en pièces, comme la viande qu’on coupe. Quand nous sommes dans les tranchées, on n’a pas le temps de frapper un coup pour une affaire personnelle. Quand nous sommes au repos dans les villages, on a tué tout son soûl. Deux hommes nous ont rejoints le mois dernier pour rechercher un de mes amis intimes avec qui ils avaient un compte personnel à régler. Ils étaient d’abord de grands ferrailleurs. Ils allèrent même en volontaires dans les tranchées, quoique ce ne fût pas leur tour de service. Ils s’attendaient à pouvoir régler leur compte au cours de quelque bataille. Depuis ce tour de service, ils sont devenus tout à fait doux. Ils n’avaient vu jusqu’alors tuer les hommes que par un et par deux, à plusieurs centaines de mètres les uns des autres. Cette fois, c’était une autre affaire : ils étaient comme des mouches sur du sucre dans une épicerie. N’ayez donc aucune crainte pour moi : vienne qui voudra rejoindre le régiment. Il faut un fort estomac pour ajouter à la ration de notre gouvernement. »

LA MÈRE. — Il écrit comme un poète, mon fils. C’est merveilleux cette manière d’écrire.

LE PÈRE. — Tous les jeunes hommes écrivent de même au sujet de la guerre. Elle satisfait complètement tous leurs désirs. Que dit-il d’autre ?

LE FILS résumant. — Il dit qu’il est bien nourri et qu’il a appris à boire le café français. Il dit qu’il y a deux sortes de tabac français, un jaune et un bleu. Le bleu, dit-il, est le meilleur. On les nomme ainsi d’après les papiers qui les enveloppent. Il dit qu’il ne faut pour rien au monde lui envoyer de l’opium ou des drogues, parce que la punition est sévère et qu’on est vite pris par les médecins du régiment. Il désire qu’on lui envoie un peu de forte teinture comme celle dont se sert notre père.

LA MÈRE, avec un geste. — De la teinture ! Lui ! c’est un enfant. Qu’est-ce qu’il a bien pu faire ?

LE FILS. — Il dit qu’il désire gagner la faveur de son officier indigène dont les poils blancs commencent à se voir et qui n’a pas de teinture. Il dit qu’il remboursera le prix et qu’il n’y a rien à payer pour le colis. Il faut que ce soit de la teinture de henné très forte.

LA MÈRE, riant. — Elle le sera. Je la ferai moi-même. Cela m’a donné un coup de l’entendre demander des teintures ! Il n’en aura pas besoin pour lui d’ici vingt ans.

LE PÈRE, avec mauvaise humeur. — Lis toujours ! Lis bien tout, tel que c’est écrit, mot pour mot. Que dit-il d’autre ?

LE FILS. — Il parle du pays des Français. Ecoutez ! Il dit : « Ce pays est plein d’objets précieux tels que grains, charrues et instrumens, et moutons qui passent la journée couchés dans les champs sans personne pour les garder. Les Français sont un peuple vertueux et ne se volent pas les uns les autres. Il suffit qu’un homme s’approche de quelque chose pour qu’il y ait des yeux fixés sur lui. Prendre un poulet, c’est délier les langues de cinquante vieilles femmes. Je fus averti à mon arrivée que le témoignage de l’une d’elles aurait plus de poids que celui de six honorables Pathans. C’est vrai. Aussi laisse-t-on l’argent et les objets de valeur dans les maisons sans les mettre sous clef. Personne n’ose même y jeter un regard de convoitise. J’ai vu pour deux cents roupies de vêtemens attachés à un clou. Personne ne connaissait la propriétaire : pourtant c’est resté là jusqu’à son retour. »

LA MÈRE. — Voilà un pays qui me conviendrait. Deux cents roupies de vêtemens attachés à des clous ! Elles doivent être toutes des princesses.

LE FILS, continuant. — Ecoutez encore ces merveilles. Il dit : « Nous habitons dans des maisons de briques ; les murs sont peints de fleurs et d’oiseaux ; nous nous asseyons sur des chaises recouvertes de soie. Nous dormons dans de hauts lits qui coûtent cent roupies chacun. Il y a du verre à toutes les portes et à toutes les fenêtres. L’abondance de fer et de cuivre jaune, de poterie et d’ustensiles de cuisine en cuivre ne saurait être évaluée. Chaque maison est un palais rempli de pendules, de lampes, de candélabres, de dorures et d’images. »

LE PÈRE. — Quel pays ! Quel pays ! Que va-t-il pouvoir nous rapporter de tout cela ?

LE FILS. — Il dit : « Les habitans défendent leurs biens jusqu’à la dernière extrémité, ne s’agit-il que de la valeur d’un demi-poulet ou d’un rognon de mouton. Ils ne gardent pas leur argent dans leur maison, mais l’envoient au loin pour le placer. Leurs taux d’intérêt sont très bas. Ils parlent entre eux d’emprunts et de gages et de gagner de l’argent, tout comme nous faisons. Nous autres, les troupes indiennes, nous sommes estimées et honorées par tous, surtout par les enfans. Ces enfans ne portent pas de bijoux. Aussi n’y a-t-il pas de meurtre commis pour l’amour de la parure, excepté par l’ennemi. Ces enfans ressemblent à de petites lunes. Ils s’amusent à faire avec de la terre des figures d’hommes et de chevaux. Celui qui peut y ajouter des figures de bœufs, d’éléphans avec leurs palanquins, reçoit de grands éloges. Vous rappelez-vous quand j’en faisais moi-même ? »

LA MÈRE. — Si je me rappelle ? Suis-je une bûche de bois ou une vieille baratte ? Continue, Akbar. Que dit encore mon enfant ?

LE FILS. — Il dit : « Quand les enfans ne sont pas à l’école, ils sont au travail dans les champs dès leurs plus jeunes années. Ils perdent vite toute crainte à notre endroit et nous font manœuvrer par les rues du village. Les plus petits nous saluent à tout propos. Ils souffrent peu de la maladie. Les vieilles femmes d’ici sont expertes en médecine : elles font sécher les feuilles des arbres et leur en font une boisson contre les maladies. Une vieille femme m’a donné une herbe à mâcher pour un ver dans ma dent : cela m’a guéri en une heure. »

LA MÈRE. — Que Dieu récompense cette femme ! Je me demande de quoi elle s’est servie.

LE FILS. — Il dit : « C’est ma mère française. »

LA MÈRE. — Quoi ? qui ?... Combien de mères a un homme ? Mais que Dieu ne l’en récompense pas moins. Ca a dû être cette vieille dent double au fond, à gauche, en bas, car je me rappelle...

LE PÈRE. — Laisse donc, c’est guéri maintenant. Qu’est-ce qu’il écrit encore ?

LE FILS. — Il écrit pour faire ses excuses de n’avoir point écrit. Il dit : « .l’ai été si occupé, et envoyé d’un endroit à un autre, qu’en plusieurs occasions j’ai manqué la poste. Je sais que vous devez avoir éprouvé de l’inquiétude. Mais ne soyez point fâchés. Que ma mère se rappelle que je ne puis écrire que quand j’ai l’occasion. Et le seul remède, quand on ne peut rien, c’est la patience.

LE PÈRE, grognon. — Ah ! il n’a pas encore été blessé et il joue au médecin...

LA MÈRE. — Ces paroles sont sages et belles. Mais qu’y a-t-il encore sur sa mère « française ? » Que le feu la brûle !

LE FILS. — Il dit : « De plus, cette mère française que j’ai en France est fâchée contre moi si je ne lui écris pas sur ma santé. Mère, comme vous, ma mère française fait tout ce qu’elle peut pour mon bien. Je ne puis pas louer assez par écrit tout ce qu’elle fait pour moi. Quand j’étais dans le village derrière la tranchée, s’il arrivait qu’un jour, pour raison de service, je ne fusse pas rentré le soir, elle venait elle-même à ma recherche et me ramenait à la maison. »

LA MÈRE. — Ah ! ah ! Elle le connaissait ! J’aurais voulu pouvoir le prendre par l’autre oreille.

LE FILS. — Il dit : « Et quand je fus envoyé en service dans un autre village, et qu’ainsi je ne pus trouver le temps d’écrire ni à vous, ni à elle, elle vint tout près de l’endroit où j’étais et où l’on ne permet à personne de venir et demanda à voir son garçon. Elle avait avec elle un gros paquet de provisions qu’elle m’apportait à manger. Que pourrais-je dire encore sur le souci qu’elle a de mon bien-être ? »

LA MÈRE. — Toutes ces vieilles femmes sont des folles ! Mais que Dieu récompense cette femme kafir [4] pour sa bonté, et ses enfans après elle... Comme s’il y avait des ordres capables d’écarter une mère ! Dit-il à qui elle ressemble de visage ?

LE FILS. — Non. Il continue à parler encore des coutumes des Français. Il dit ; « Les nouveaux hommes qui nous rejoignent viennent avec la conviction qu’ils sont dans le pays des Nakashas [5]. Ce sont les ignorans qui leur disent ça à leur départ. Ne le croyez pas ! Il fait toujours froid ici. On porte beaucoup de vêtemens. Le soleil est absent, l’humidité est toujours là. Pourtant cette France est un pays créé par Allah, et son peuple est manifestement un peuple de gens raisonnables qui raisonnent tout ce qu’ils font. Les fenêtres de leurs maisons ont de bons barreaux. Les portes sont solides, avec des serrures d’une sorte que je n’ai jamais vue auparavant. Leurs chiens sont fidèles. Ils rentrent leurs vaches et leurs ânes et leurs poules avec eux, pour la nuit et les ont ainsi sous la main. Leur bétail va au pâturage et revient au moment voulu sous la garde des enfans. Ils taillent leurs arbres fruitiers avec le même soin qu’apporte un barbier aux oreilles et aux narines d’un homme. Les vieilles femmes filent tout en allant et venant. Les ciseaux, les aiguilles, le fil, les boutons sont exposés pour la vente dans des boutiques au marché. On porte les poules par les pieds. Les bouchers vendent des morceaux tout préparés de volaille et de mouton qu’il n’y a plus qu’à faire cuire. Il y a de la graine d’anis, du coriandre et du très bon ail. »

LA MÈRE. — Mais tout ceci, tout ceci est comme chez nous.

LE FILS. — C’est ce qu’il dit. Il dit : « En voyant ces choses, les nouveaux hommes ont le moral tout remonté. Ne soyez pas inquiets de moi. Ces gens ressemblent exactement au reste de l’humanité. Ils sont, pourtant, idolâtres. Ils ne parlent à aucun de nous de leur religion. Leurs Imans [6] sont des vieillards de pieuse apparence vivant dans la pauvreté. Ils vont à leurs offices religieux même pendant que les obus tombent. Leur Dieu est appelé Bondir [7]. Il y a aussi la Bibbee Miriam [8]. On l’honore à cause de l’intelligence et de la capacité des femmes. »

LE PÈRE. — Hum !... Ah ! c’est mauvais pour la jeunesse de voyager ainsi. Les femmes sont les femmes dans le monde entier. Et après, Akbar ?

LE FILS, lisant. — « Il y a de saintes femmes dans ce pays, vêtues de noir, avec des cornes de toile blanche sur leur tête. Elles non plus n’ont aucune espèce de peur de la mort quand tombent les obus. J’en connais une qui me fait souvent porter des légumes du marché à la maison où elles habitent. Cette maison est remplie d’orphelins. La femme est très vieille, de très haute naissance et de tempérament irascible. Tous les hommes l’appellent Mère. Le colonel lui-même la salue. C’est ainsi qu’on trouve toutes sortes de gens mêlés ensemble dans ce pays de France. »

LA MÈRE. — Ah ! bien, du moins cette sainte femme était de bonne naissance, mais il parait qu’elle a la langue un peu vive. Continue.

LE FILS. — Il dit : « A cause de mon habileté au fusil, j’ai été fait tirailleur. On me donne une place spéciale pour viser individuellement l’ennemi. C’est du travail qui me connait. Ce pays était plat et découvert au début. Avec le temps il est devenu tout kandari-kauderi [9] de tranchées, sungars [10] et chemins de traverse dans la terre. Leurs visages se montrent bien derrière les meurtrières de leurs sungars. La distance était de moins de trois cents yards. Il fallait beaucoup d’adresse. Avant qu’ils se fussent habitués aux précautions, j’en eus neuf à mon compte en cinq jours. C’est plus difficile de nuit. Ils lancent alors des globes de feu qui illuminent tout le terrain. C’est un bon moyen, mais la dépense serait trop grande pour de pauvres gens comme nous. »

LE PÈRE. — Il pense à tout, à tout. Même à la terrible dépense que ce serait pour de pauvres gens comme nous.

LE FILS, lisant. — « J’ai assisté aux funérailles d’une petite fille française. Nous la connaissions tous par son nom de « Marie » qui est Miriam. Elle ne se gênait pas pour déclarer que le régiment était son régiment à elle, à la face du colonel se promenant dans la rue. Elle fut tuée par un obus en faisant paître son bétail. Ses restes furent portés sur une civière exactement selon notre coutume. Il n’y avait pas de pleureurs à gages. Tous les pleureurs marchaient lentement derrière la civière, les femmes avec les hommes. Ce n’est pas la coutume de pousser des cris ou de se frapper la poitrine. On récite toutes les prières sur la tombe elle-même, car la terre où on ensevelit est considérée comme sacrée. Les prières sont récitées par l’Iman du village. La tombe n’est pas garnie de briques et il n’y a rien en retrait. Ils ne savent pas que les Deux Anges visitent les morts. On dit à la fin : « Que la paix et la miséricorde soient avec vous. »

LA MÈRE. — Voyez comme il écrit ! Il aurait fait un grand prêtre, notre fils. Ainsi, ils prient sur leurs morts, là-bas, ces étrangers.

LE PÈRE. — Même un kafir peut prier, mais ce sont manifestement des kafirs : autrement ils ne prieraient pas dans un cimetière. Continue !

LE FILS, lisant. — « Quand leurs prières furent faites, notre havildar-major [11] qui est orthodoxe récita le verset approprié du Coran et jeta un peu de terre dans la tombe. L’iman du village alors l’embrassa. J’ignore si c’est la coutume. Les Français pleurent très peu. Les femmes françaises ont de petites mains et de petits pieds. Elles ont une démarche comme si elles étaient de grande naissance. Elles s’entretiennent avec elles-mêmes en allant et venant ; leurs lèvres s’agitent : c’est à cause de leurs morts. Elles ne sont jamais décontenancées ni à court de paroles. Elles n’oublient rien. Elles ne pardonnent rien non plus. »

LA MÈRE. — Bon ! Très bon ! C’est le véritable honneur.

LE FILS. — Écoutez ! Il dit : « Chaque village tient compte par écrit de tout ce que l’ennemi a fait contre lui. Si c’est une vie, il inscrit une vie, que ce soit homme ou prêtre, otage, femme ou bébé. Chaque corne arrachée, et chaque plume, toutes les briques et les tuiles brisées, toutes les choses brûlées, et leur prix, sont inscrits dans le compte. Les hontes et les insultes sont aussi inscrites ; mais il n’y a pas de prix en regard. »

LE PÈRE. — Ça, c’est parfait. Voilà un peuple ! Il n’y a jamais de prix pour la honte infligée. Et ils font une liste de tout cela. Merveilleux !

LE FILS. — Oui. Il dit : « Chaque village tient son propre compte, et tous les comptes sont envoyés au gouvernement pour ses dossiers. L’ensemble du pays de France a ainsi un grand compte à régler avec l’ennemi pour les pertes, pour les vies et pour les ignominies. Ce compte a été tenu depuis le début. Les femmes le tiennent avec les hommes. Toutes les femmes françaises savent lire, écrire et compter dès la jeunesse. Aussi sont-elles en état de tenir le grand compte contre l’ennemi. Je crois qu’il est bon que nos filles aillent à l’école comme cela. Alors nous n’aurons plus de confusion dans nos comptes. Il s’agit seulement d’additionner les sommes perdues et les vies. Nous devrions instruire nos filles. Nous sommes des fous en comparaison de ce peuple. »

LA MÈRE. — Mais une jeune fille pathane n’a pas besoin de toute cette comptabilité pour se souvenir. C’est du temps perdu. Qui donc, dans une famille honorable, a jamais oublié une dette de sang ? Il faut être malade pour écrire ainsi.

LE PÈRE. — On ne doit pas oublier. Nous pourtant, nous sommes à la merci des chansons et des contes. Il est plus sûr, — certainement c’est plus pratique, — de tenir un compte écrit. Puisque ce sont les hommes qui doivent payer la dette, pourquoi ne serait-ce pas les femmes qui tiendraient le compte ?

LA MÈRE. — Les femmes peuvent tenir les comptes en faisant des marques sur un bâton ou sur une quenouille. Il n’est pas nécessaire pour une jeune fille de griffonner dans les livres. Elles ne finissent jamais bien. Elles finissent par...

LE FILS. — Quelquefois, ma mère, quelquefois. Du côté du gouvernement, à la frontière, on apprend aux femmes à lire, à écrire, à compter et...

LA MÈRE, avec intention. — Que loin soit le jour où il en entrera une pareille dans ma maison comme fiancée ! Car moi, je dis...

LE PÈRE. — N’importe ! Qu’est-ce qu’il dit, lui, sur ces femmes françaises ?

LE FILS. — Il dit : « Elles ne sont pas divisées d’opinion sur la question de savoir lequel de leurs ennemis il faudra rechercher d’abord. Elles disent : « Réglons le compte chaque jour et chaque nuit avec le groupe le plus rapproché de l’ennemi ; et, quand nous aurons ramené tout l’ennemi à la vraie manière de voir, nous pourrons réclamer ceux-là mêmes qui ont infligé la honte et l’injure. En attendant, peu importe que ce soit une vie ou une autre. » Ceci est de bon conseil pour nous dans notre affaire personnelle, ô ma mère.

LE PÈRE. — Oui, oui, en vérité, c’est un bon avis. Peu importe une vie ou une autre... Est-ce tout ?

LE FILS, — C’est tout. « Peu importe une vie ou une autre. » Et c’est bien aussi ce que je pense.

LA MÈRE. — « Une vie ou une autre. » Précisément ! Et alors nous pouvons lui écrire tout de suite que nous avons tout de suite pris notre revanche.

(Elle prend le fusil de son mari et le passe à son fils, qui étend la main vers lui en jetant un regard à son père.)

LE PÈRE. — C’est sur ta tête, Akbar, que doit reposer ce compte, du moins jusqu’à ce que j’aille mieux. Essayes-tu cette nuit ?

LE FILS. — Peut-être ! Je voudrais que nous eussions la dispendieuse illumination de ces globes de feu dont il parle. (Il se lève à moitié.)

LA MÈRE. — Attends un peu : voici l’appel à l’ishr [12].

Le muezzin, penché en dehors de la mosquée du village, tandis que paraissent les premières étoiles. — Dieu est grand ! Dieu est grand ! Dieu est grand ! J’atteste, etc.

(La famille se dispose à la prière du soir.)


RUDYARD KIPLING.

  1. Copyright by Rudyard Kipling.
  2. Voyez la Revue des 1er mai et 1er juin.
  3. De recrues.
  4. Infidèle.
  5. Démons.
  6. Prêtres.
  7. Bon Dieu.
  8. La Vierge Marie.
  9. Coupe.
  10. Petites redoutes où s’abritent les tireurs.
  11. Le plus haut rang parmi les sous-officiers.
  12. Prière du soir.