Les Yeux de l’Asie
Revue des Deux Mondes6e période, tome 39 (p. 547-556).
LES YEUX DE L’ASIE [1]
II
LA LETTRE DU CAVALIER

Hâtez-vous de remettre cette lettre à :

La sœur du Risaldar en retraite Major Abdul Qadr Khan,

Dans sa maison derrière le temple de Gulu Shah, près du village de Korake, dans le Pasrur Tehsil du district de Sialkot, province du Pendjab. — Expédiée du pays de France, le 23 août 1916, par

Duffadar Abdul Rhaman du 132e (Pakpattan) de cavalerie, anciennement Cavaliers de Lambart »

Que tous les employés des postes du gouvernement fassent diligence avec cette lettre.


Mère, ce que j’ai à vous annoncer, c’est que, pour la première fois en cinq mois, le courrier ne m’a pas apporté votre lettre. Mes pensées sont toujours avec vous. Mère, penchez votre oreille et écoutez-moi. Ne vous tourmentez pas ; je serai bientôt revenu avec vous. Imaginez que je suis simplement allé à Lyallpur [2] ; supposez que j’y ai été retardé longtemps par un officier, ou que je ne suis pas encore prêt à revenir. Mère, pensez à moi toujours comme si j’étais resté tout près de vous : je m’imagine bien, moi, que vous êtes toujours auprès de moi. Du courage, mère ! Il n’y a rien dans ce que j’ai fait qui vous soit caché. Je vous parle avec vérité, mère ; je vous saluerai de nouveau. Ne vous chagrinez pas. Je vous le dis avec confiance : je m’inclinerai de nouveau devant vous pour vous saluer. Ce sera ainsi, mère. Je viendrai au cœur de la nuit et frapperai à votre porte. Puis j’appellerai bien fort, afin que vous puissiez vous éveiller et m’ouvrir la porte. Avec grand délice vous ouvrirez la porte et me presserez contre votre poitrine, ma mère. Alors je m’assoirai à côté de vous et vous dirai ce qui m’est arrivé, — le bien et le mal. Puis, après le repos et réconfort de la nuit, je sortirai quand le jour sera venu et j’irai saluer tous mes frères à la mosquée et dans les villages. Puis je rentrerai manger mon pain dans le contentement et la félicité. Vous, mère, vous me direz : « Te donnerai-je du ghi[3] ? » Je commencerai par répondre fièrement, comme un homme qui a voyagé : « Non, je n’en prendrai pas. Donnez-moi du beurre d’Europe. » Vous insisterez et je pousserai doucement vers vous mon assiette, et vous la remplirez de ghi et j’y tremperai mon gâteau avec joie. Croyez-moi, mère, ce retour à la maison se produira tout comme je viens de le décrire. Je vous vois toujours devant moi. Il me semble que c’est hier que je m’inclinais à vos pieds en vous faisant mon salut et que vous posiez votre main sur ma tête.

Mère, mettez votre confiance en Dieu pour sauvegarder ma tête. Si ma tombe est creusée en France, elle ne pourra jamais être dans le Pendjab, fissions-nous pour cela mille ans d’efforts. Si elle est dans le Pendjab, alors je reviendrai certainement jusqu’à elle, là même où elle est. Pour l’instant, mère, considérez ce qu’on me donne à manger. En voici le détail exact. Je mange chaque jour du sucre avec du ghi et de la farine, du sel, de la viande, des poivres rouges, des amandes et des dattes, des sucreries de diverses sortes ainsi que des raisins secs et des cardamomes. Le matin, je prends du thé et des biscuits blancs. Une heure après, de l’halwa et du puri[4]. À midi, thé avec du pain ; à sept heures du soir, légumes au carry. Avant de me coucher, je bois du lait. Il y a du lait en abondance dans ce pays. J’ai plus de confortable ici, je vous le jure, mère, qu’aucun officier supérieur dans l’Inde. Quant à notre habillement, on y pourvoit sans compter. Vous vous récrieriez, mère, à voir le beau drap qu’on gaspille. Aussi je vous en prie, mère, réconfortez-vous au sujet de votre fils. Ne déchirez pas mon cœur en me parlant de vos années. Dussions-nous devenir tous les deux aussi vieux que des éléphans, je suis toujours votre fils qui viendra vous demander, comme je le disais, à votre porte.

Quant aux risques de mort, qui en est exempt nulle part ? Ce n’est certes pas dans le Pendjab. J’apprends que tous ces mendians religieux de Zilabad ont proclamé une foire sainte cet été afin de se faire nourrir par des personnes pieuses, et que, s’étant maintenant réunis par milliers au bord de la rivière pendant les chaleurs, ils ont propagé le choléra dans tout le district. Le monde entier est livré aux troubles furieux, mère, et il a fallu que ces fils de gens de rien préparent un festival de mendians pour ajouter à tant de maux. Il devrait y avoir un ordre du gouvernement de faire sortir de l’Inde tous ces coquins fainéans et de les transporter en France et de les envoyer sur le front, de telle sorte que leurs corps puissent être des cibles pour la mitraille. Pourquoi ne peuvent-ils pas noircir leurs visages et s’étendre dans un coin avec une croûte de pain ? Il est certainement juste que les familles nourrissent leurs prêtres, mère ; mais, quand les paresseux s’assemblent par milliers, quémandant, et provoquant les maladies, et souillant l’eau potable, il faudrait leur administrer un châtiment.

Beaucoup de maladies, telles que le choléra et la dysenterie, proviennent de ce qu’on boit de l’eau impure. Donc, il vaut mieux la faire bouillir, mère, quoi qu’on en dise. Quand les vêtemens sont lavés dans l’eau impure, la maladie se propage encore. Vous allez dire, mère, que je ne suis plus un cavalier, mais une blanchisseuse ou un apothicaire ; mais je vous jure, mère, que ce que j’ai dit est vrai. Alors, j’ai deux recommandations à vous adresser au sujet de la maison que vous dirigez. Je vous prie, ma mère, de donner l’ordre que mon fils ne boive que de l’eau qui ait été bouillie, du moins depuis le commencement des chaleurs jusqu’après les pluies. Voilà une des recommandations. La seconde est celle-ci : comme je descendais vers la mer avec le régiment, la dame docteur Sahiba, des services civils, demanda à la dame de notre colonel s’il y en avait parmi nous qui désiraient faire prendre à leur maisonnée le charme contre la petite vérole. J’étais alors occupé de ma besogne et je ne répondis pas. Faites maintenant savoir à la Sahiba docteur que je désire qu’elle veuille bien faire prendre le charme à mon fils le plus vite possible. Je vous recommande, mère, sur la tête de l’enfant, que ce soit fait bientôt. Je vous prie respectueusement de prendre ce soin sur vous.

Oh ! ma mère, si je pouvais maintenant vous voir, ne fût-ce que la moitié d’une garde de nuit, ou le soir en préparant le repas ! Je me rappelle les jours d’autrefois dans mes rêves ; mais quand je m’éveille, il y a le dormeur et l’endroit où il est couché, et tout cela est plus loin que Delhi. Mais Dieu accomplira les réunions et sûrement arrangera le retour.


Mère, penchez votre oreille et écoutez-moi sur ce point, ma mère. Il y a une chose dont je désire vous pénétrer fortement. Vous devez savoir que, parmi les recrues du régiment, il y a trop peu de musulmans de notre sorte. On envoie du Pendjab des recrues qui appartiennent au monde des cultivateurs et des ouvriers ordinaires. Il en résulte, au régiment, que nous, musulmans, nous trouvons inférieurs en nombre à ces gens de peu, et que los promotions sont faites en conséquence. Chacune de nos unités, ma mère, a été divisée en deux, c’est-à-dire qu’il y a quatre unités par escadron.

Nous, musulmans, devrions avoir au moins deux unités sur quatre, mais par suite du manque de recrues, nous n’avons pas assez d’hommes de notre sorte pour en former plus d’une. Or, mère, comme c’était du temps de nos pères, celui qui fournit les hommes obtient l’avancement. Donc, si nos amis, chez nous, et en particulier notre Pir-Murshid. voulaient s’efforcer de fournir quinze ou vingt recrues, je pourrais approcher mon colonel Sahib au sujet de ma promotion. Si mon colonel accueillait favorablement ma requête, alors, vous n’auriez plus, là-bas, qu’à vous occuper de fournir les hommes. Mais je crois, mère, qu’il n’y aurait aucune difficulté, si notre Pir-Murshid prenait lui-même l’affaire en mains et si le frère de mon père voulait bien s’y employer aussi. La famille est la famille, mère, fût-elle dispersée aux extrémités de la terre. On se rappelle encore au régiment le nom du frère de mon père à cause de son long service et de ses hauts faits de jadis. Dites-lui, ma mère, que les hommes parlent de lui chaque jour, comme s’il n’avait démissionné que d’hier. S’il parcourt à cheval les villages avec ses médailles, il fera certainement beaucoup de recrues dans notre classe. S’il y en avait cinquante, cela représenterait beaucoup plus d’influence pour moi auprès de mon colonel. Il est fort avide de notre classe de Mahométans. Il en prendra autant qu’il en viendra.

Mère, notre Pir-Murshid aussi est un très saint homme. S’il leur prêchait après la moisson, il trouverait beaucoup de recrues, et je serais promu, et la pension des familles augmente avec la promotion. Dans peu de temps, avec l’assistance de Dieu, je pourrais commander une unité, si les recrues atteignaient un nombre suffisant grâce aux efforts de mes amis et de ceux qui me veulent du bien. L’honneur d’un de nous est l’honneur de tous. Exposez tout ceci au Murshid et à mon oncle.

La cavalerie n’a encore rien fait qui puisse être comparé à notre régiment : c’est peut-être le sort qui l’a voulu ; peut-être aussi les autres ne nous valent-ils pas. Il y a grand honneur à retirer de la lance avant qu’il soit longtemps. La guerre retrouve la liberté de ses mouvemens, et l’on envoie en avant des patrouilles de cavalerie. Nous avons repoussé Mama Lumra [5] de plusieurs milles à travers le pays. Il s’est enraciné de nouveau ; mais ce n’est pas le même Mama Lumra. Son arrogance a disparu. Nos canons retournent la terre de fond en comble sur lui. Il s’est construit des maisons souterraines qui sont de véritables forteresses, avec des lits, des chaises et des lumières. Nos canons les défoncent. Il y a peu à voir, parce que Mama Lumra est enseveli sous terre. Ces jours-ci sont complètement différens des jours où toute notre armée était ici et où les canons de Mama Lumra nous écrasaient jour et nuit. Maintenant, Mama Lumra mange son propre bâton. Le combat continue dans le ciel, sur terre et sous terre. Il a été rarement donné à personne de voir pareil combat. Pourtant, si la pensée se reporte à Dieu, ce n’est rien de plus que la pluie sur un toit.

Mère, j’ai été porté une fois « manquant, tué ou supposé fait prisonnier. » J’étais allé avec une patrouille à un certain endroit au delà duquel nous nous avançâmes jusqu’à une position qui avait été récemment prise par l’infanterie anglaise. Soudain le feu de l’ennemi s’abattit sur nous et derrière nous comme une averse. Voyant que nous ne pouvions pas battre en retraite, nous nous étendîmes dans des trous d’obus. L’ennemi fit les plus grands efforts, mais nos canons, l’ayant trouvé, le bombardèrent et il cessa. Le soir, nous sortîmes des trous d’obus. Nous avions à marcher ; le temps était lourd et nous souffrions de la soif. Aussi nos cœurs furent-ils soulagés quand nous rentrâmes au régiment. Nous avions tous été signalés au quartier général de la Division comme perdus. Ce faux rapport fut donc annulé.

Les trous d’obus dans le sol sont de la dimension de notre parc aux chèvres et, en profondeur, de ma hauteur avec le bras levé. Leur nombre est tel qu’on ne les peut compter et il y en a de toutes les couleurs. C’est comme la petite vérole sur la face de la terre.

Nous n’avons point de petite vérole ni de maladies ici. Nos majors sont impitoyables : ils font brûler tout ce que ramassent les balayeurs. On dit qu’il n’y a pas de médecin comme le feu : il ne laisse rien aux mouches. On dit que les mouches produisent les maladies, particulièrement quand on les laisse se poser sur les narines et au coin des yeux des enfans ou tomber dans leurs pots à lait. Souvenez-vous de cela. Les jeunes enfans de ce pays de France sont beaux, et ils ne souffrent point de la maladie. Les femmes ne meurent pas en les mettant au monde. Ceci est dû aux médecins et sages-femmes qui abondent en savoir. C’est un ordre du Gouvernement, mère, qu’il est impossible à une sage-femme de s’établir si elle n’a pas prouvé ses capacités. Ce peuple est idolâtre, mais il ne manque pas de sagesse. Quand il se produit une mort qui n’est pas causée par la guerre, on l’attribue immédiatement à quelque faute du défunt concernant le manger ou le boire ou la manière de vivre. Si quelqu’un meurt sans cause apparente, les médecins mutilent immédiatement le corps pour s’assurer du mal qui se cachait à l’intérieur. Si l’on découvre quelque chose, il y a procès criminel. Ainsi la gent féminine ne trafique pas des poisons, et les femmes du mort n’ont pas lieu de se soupçonner mutuellement. En vérité, mère, le monde ne pèche que par ignorance. Le savoir et les connaissances sont les choses importantes.

Vos lettres m’arrivent à chaque courrier comme si nous étions à notre quartier général. On n’obtient ce résultat que par le savoir. à y a des centaines de femmes derrière nos lignes qui nettoient et réparent les vêtemens sales des troupes. Après quoi ils sont passés au four à des températures très hautes qui détruisent complètement la vermine et aussi, dit-on, les maladies. On nous a aussi distribué des casques en fer pour protéger la tête contre la chute des projectiles. On nous a demandé à tous s’il y avait quelque opposition de notre part. Ils sont plus lourds que le pagri [6], mais ils font dévier les balles. Sans doute c’est la volonté d’Allah que la vie de ses fidèles soit prolongée grâce à ces coiffures. Il veille particulièrement, pour les rendre à leurs mères, sur les fils qui vont aux pays étrangers.

Nous savons très bien comment le monde est fait. Gagner sa vie et supporter les peines est le devoir de l’homme. Si je vous fais savoir que j’ai gagné un grade au régiment, n’oubliez pas de distribuer des aumônes jusqu’à concurrence de quinze roupies et de nourrir les pauvres.


Mère, penchez votre oreille et écoutez-moi. Il n’y a aucune espèce de danger dans les images que font les boîtes [7]. Quiconque s’y soumet reste à tous égards comme il était avant. On ne lui prend rien de son esprit. Je me suis moi-même prêté, mère, à bien des images de ces boîtes, soit à cheval, soit debout à côté de mon cheval. Si jamais la Sahiba docteur Zénana désire de nouveau faire de mon fils une de ces images, ne lui arrachez pas l’enfant, mais laissez-la prendre l’image et envoyez-la-moi. Je ne peux pas le voir dans mes rêves parce que, à son âge, il change à chaque mois. Quand je suis parti, il commençait à peine à marcher à quatre pattes ; maintenant vous me dites qu’il se tient debout en s’accrochant aux jupes. J’ai vraiment très grand désir de voir cela sur une image. Je sais lire les images maintenant aussi parfaitement que les Français. Quand j’étais nouveau dans ce pays, je ne pouvais pas comprendre du tout leur signification. C’est qu’il faut la connaissance qui vient des voyages à l’étranger et de l’expérience. Mère, ce monde abonde en merveilles qui dépassent tout ce qu’on peut croire. Nous, dans l’Inde, ne sommes que des pierres en comparaison de ces gens. Ils n’ont pas de procès entre eux ; ils répondent du premier coup la vérité ; ils ne se marient pas avant d’avoir de part et d’autre au moins dix-huit ans, et aucun homme ici n’a pouvoir de battre sa femme.

J’ai été logé chez un vieillard et sa femme, qui possèdent sept poules, un âne et un petit champ d’oignons. Ils ramassent le crottin de nos chevaux dans les rangs et l’emportent sur leur dos, très peu à la fois, mais d’une manière continue. Ils n’ont pas de quoi vivre ; pourtant, ils pourraient voir toute la nourriture du monde sans y toucher, si on ne les y invite pas. Ils se témoignent en toutes choses une courtoisie mutuelle.

Ils m’appellent Sia [8], qui correspond à Mian [9], et aussi man barah [10], qui signifie héros. Je leur ai parlé bien souvent de vous, ma mère, et ils désirent que je vous envoie leurs salutations. La femme m’appelle à rendre un compte rigoureux de mes actions chaque jour. Le soir venu, on me fait rentrer avec les poules ; mes vêtemens sont alors examinés et réparés quand c’est nécessaire. Elle me tourne et retourne entre ses mains. Si je montre de l’impatience, elle me donne une petite tape sur le côté de la tête, et je dis à mon cœur que ce sont vos mains, ma mère.

Maintenant, voici du français, ma mère :

1. Zuur mononfahn. Le salut du matin.

2. Wasi lakafeh. Le café est prêt.

3. Abil towah mononfahn. Levez-vous et allez à la parade.

4. Dormeh beeahn mon fiz, nublieh pahleh Bondihu. Ceci, c’est leur manière de prendre congé pour la nuit en invoquant la bénédiction de leur Dieu.

Ils se servent d’un Tasinh [11] de même forme que les nôtres, mais avec plus de grains. Ils disent leurs prières assis ou en marchant. Ayant vu mon Tasbih, ces deux vieux manifestèrent de la curiosité à l’égard de ma croyance. Certainement, ils sont idolâtres. J’ai vu au bord de la route les images qu’ils adorent. Pourtant, ils ne sont certainement pas des kafirs qui cachent la vérité. Mais la miséricorde d’Allah est sans borne. Ils vous envoient tous deux leurs salutations en ces termes ; Onvoych no zalutaziouni sempresseh ar madam vot mair. C’est leur forme de bénédiction.

Elle a mis au monde trois fils. Deux sont déjà morts dans cette guerre, et du troisième elle n’a aucune nouvelle depuis le printemps. Il reste dans la maison le fils de son fils aîné. Il a trois ans. Son nom est Pir, qui dans leur langue désigne aussi un saint homme. Il court nu-pieds l’été et ne porte qu’un seul vêtement. Il mange de tout et particulièrement mes dattes. Il a appris à parler dans notre langue et porte un sabre de bois qui a été fait pour lui et un turban de notre couleur. Quand il est fatigué, il se réfugie au milieu de mon lit, malgré la défense de sa grand’mère dont il n’a aucune peur. Il n’a peur de rien. Ma mère, il est presque tout pareil au mien. Il lui envoie ses salutations. Il l’appelle « mon frère qui est dans l’Inde. » Il prie aussi pour lui tout haut, devant une idole qu’on le mène adorer. Comme il est très gras, il ne peut pas encore s’agenouiller longtemps et tombe de côté. L’idole représente Bibee Miricm [12], que dans ce pays on croit être la gardienne des enfans. Il a aussi une petite idole à lui au-dessus de son lit, qui représente un certain saint appelé Pir. Il monte sur l’âne et dit qu’il veut devenir soldat dans la cavalerie. Je fais mes délices de sa présence et de sa conversation.

Les enfans de ce pays sont instruits dès leur naissance. Ils vont aux écoles, même quand les obus tombent tout à côté. Ils connaissent tous les pays du monde, savent lire et écrire dans leur langue et calculer. Même les petites filles de huit ans savent calculer, et celles qui sont en âge de se marier connaissent à fond la cuisine, les comptes, la direction d’une maison, le blanchissage des vêtemens, l’agriculture, la confection des habits et toutes les autres charges, sinon elles sont tenues pour faibles d’esprit. On donne à chaque jeune fille une dot à laquelle elle ajoute de ses propres mains. Aucun homme ici ne moleste une femme dans aucun cas. Elles vont et viennent à leur gré pour leurs affaires. Il y a une chose dont je serais bien content, mère. Je serais bien content que tous les hommes de l’Inde fussent transportés en France avec toutes leurs femmes pour voir le pays et profiter de leurs expériences. Ici il n’y a point de querelles ni de discordes, et il n’y a point ici de malhonnêteté. Tout le long du jour, les hommes ici font leur tâche et les femmes font la leur. En comparaison de ces gens, les gens de l’Inde ne travaillent pas du tout. Tout le long du jour, dans l’Inde, ils sont occupés à de mauvaises pensées et les femmes tout le long du jour, dans l’Inde, ne font rien que se quereller. Si les choses sont en cet état, mère, la faute en est aux hommes de l’Inde, car si les hommes voulaient éduquer les femmes, elles abandonneraient les disputes.

Quand un homme va courant de par le monde, son entendement s’élargit et il devient habile aux différentes tâches. Le tout est de montrer du courage. A l’heure présente, chacun fait voir sa bravoure ou sa couardise. Les occasions d’avancement viennent vite. Il ne s’en représentera pas de pareilles.

Quant aux propositions de mariage pour mon retour, ces choses peuvent attendre que je sois rentré. Il n’est pas avantageux de prendre dans la maison une enfant ou une faible créature qui, sans qu’il y ait en rien de sa faute, meurt en donnant le jour. S’il y a des pourparlers entre notre maison et quelque autre famille sur ce sujet, on devra comprendre que je tiens au savoir plus qu’à la dot. Il y a des écoles dans l’Inde où des jeunes filles sont élevées par des dames anglaises. Je ne suis pas homme à contracter mariage hors de mon clan ou de mon pays ; mais, si je combats pour éloigner Mama Lumra du Pendjab, je veux me choisir mes femmes dans le Pendjab. Je ne désire rien qui soit contraire à la Foi, mère ; mais ce qui était vaste hier ne couvre même pas la paume de la main aujourd’hui. Ceci est dû au développement des lumières chez tous les hommes qui vont et viennent et observent des choses dont ils n’avaient jamais auparavant soupçonné l’existence.

Dans ce pays, quand quelqu’un meurt, la tombe est marquée, désignée par un nom et entretenue comme un jardin afin que les autres puissent venir pleurer sur elle. Et l’on ne croit pas qu’un lieu de sépulture soit habité par les mauvais esprits ou les goules. Ayant à remplir un certain service le mois dernier, je passai trois nuits dans un cimetière. Personne ne m’inquiéta, bien que les morts eussent été déplacés de leurs tombes par la violence des explosions d’obus. L’un d’eux était une femme de ce pays, morte depuis peu, que nous réensevelimes pour l’amour d’Allah et nous fimes la prière. Dites cela au Pir-Murshid, et que j’ai ensuite accompli le Tayamummun [13] avec du sable ou de la poussière au lieu de cendre. Il n’y avait pas assez de temps pour la purification complète.

Oh ! ma mère, ma mère, je suis votre fils, votre fils, et comme je l’ai dit en commençant, je sortirai de ce pays pour revenir dans vos bras, quand Dieu le permettra.


RUDYARD KIPLING.

  1. Voyez la Revue du 1er mai.
  2. Grand dépôt de recrutement dans l’Inde.
  3. Beurre indigène.
  4. Plats indigènes.
  5. Surnom de l’ennemi.
  6. Turban.
  7. Photographies instantanées.
  8. Monsieur.
  9. Titre de respect chez les Mahométans.
  10. Mon brave.
  11. Rosaire.
  12. La Vierge Marie.
  13. La petite purification.