Les Voyages de Milord Céton dans les sept Planettes/Second Ciel/Chapitre II

CHAPITRE II.

Suite d’Observations.


Zachiel nous conseilla de continuer encore quelque tems à nous répandre dans ce qui s’appelle le grand monde. Nous y vîmes, comme ailleurs, peu de sincérité, beaucoup de mauvaise foi, d’affectation & de grimace : avec cette différence, que le courtisan est plus souple, agit avec plus de finesse, se plie avec plus d’art, & se déguise avec plus d’adresse pour mieux cacher la bassesse de ses sentimens.

Les Cilléniens se lient volontiers les uns avec les autres ; l’intérêt les engage à se voir souvent ; mais le plaisir que donne la société n’y entre pour rien : ils se fréquentent par politique, dans la vue d’apprendre à mieux tromper ceux qui ont besoin d’eux : ils s’efforcent de faire passer le mensonge pour vérité, & la fourberie pour complaisance. L’esprit satyrique répand son venin. On ne se voit que pour se critiquer ; de-là naissent des haines irréconciliables. Peut-on s’aimer quand on se connoît si bien ? Cependant on continue à se voir : les parties de jeu ou de campagne se nouent régulièrement ; on y porte beaucoup de finesse dans l’esprit, quantité de saillies & de bons mots, une extrême politesse, dont la dissimulation est la base. Je fus un jour invité à souper chez une femme qui demeuroit dans le voisinage, & qui faisoit une très-grande figure : cette femme que je rencontrois chez tout ce qu’il y avoit de mieux dans la ville, avoit rassemblé chez elle une nombreuse compagnie. Tous montroient beaucoup d’enjouement. La maîtresse de la maison les excitoit elle-même à la joie, par mille propos badins, où la satyre tenoit le premier rôle. Un officier vint annoncer qu’on avoit servi : on passa dans une salle à manger, où étoit une table très-bien garnie des mets les plus délicats ; nombre de bouteilles de différens vins ornoient le buffet. Après qu’on se fut placé, & que chacun eut son assiette garnie, je demandai du pain à mon domestique. Tous les convives en firent de même, pensant qu’on avoit oublié d’en mettre sur la table. Les domestiques étrangers se mirent en devoir d’en aller prendre au buffet, & ceux de la maison se regardoient en souriant. La maîtresse, impatiente, se mit fort en colère, gronda ses gens, & sur-tout son maître d’hôtel, qui, pour s’excuser, s’approcha de son oreille, & dit qu’on l’avoit averti plusieurs fois qu’aucun boulanger ne vouloit plus en donner à crédit ; qu’elle n’ignoroit pas que ceux qui lui en fournissoient depuis long-tems vouloient absolument être payés ; qu’ils l’en avoient avertie. Voilà de grands coquins, dit-elle : qui croiroit qu’on seroit assez hardi pour refuser le crédit à une personne de ma condition ? J’étois à côté d’elle ; le maître d’hôtel n’avoit pas parlé assez bas pour n’être point entendu : je crus donc qu’il étoit de la politesse de lui offrir ma bourse, où il y avoit une cinquante de louis. Elle l’accepta sans façon, en glissa un à son maître d’hôtel, & sans se démonter, fit des excuses à la compagnie de l’étourderie de ses gens. Mais personne n’en fut la dupe : il n’y eu que moi qui perdis mes 50 louis. Cette aventure réjouit beaucoup Monime, lorsque je lui en fis le récit.

Un jeune marquis vint nous prendre pour aller rendre visite au comte de Minucius, qui venoit de gagner un procès considérable, qui duroit depuis plus de cinquante ans. Nous partîmes ensemble, & trouvâmes chez le comte grand nombre de seigneurs, qui étoient venus pour le féliciter. On ne parla que de son triomphe, & déjà quelques poëtes qui se présentèrent, avoient exercé leur verve, afin de lui marquer en vers aussi-bien qu’en prose, la part qu’ils prenoient à sa joie.

Zachiel, qui nous accompagnoit, ne voulut pas laisser échapper cette occasion de nous faire voir jusqu’où alloit l’imbécillité & l’entêtement des Cilléniens. Il demanda donc à Minucius quel pouvoit être le sujet d’une aussi longue contestation ? C’est, dit le comte, pour un droit de cens, qu’un de mes voisins me disputoit. L’objet, à la vérité, n’étoit pas considérable ; mais si un seigneur ne soutient pas ses droits, il n’est pas estimé dans la province, & s’attire le mépris de tous ses vassaux. Il étoit donc essentiel que je soutinsse ce procès avec chaleur. Je l’ai fait aux dépens même de toute ma fortune ; car je ne puis vous dissimuler que, malgré le gain de mon procès, je me trouve absolument ruiné par les sommes réitérées qu’il faut continuellement fournir à des sang-sues qui ne s’occupent qu’à faire naître & perpétuer les plus odieuses chicanes, & qui, sans pitié pour de pauvres citoyens, obligés d’avoir recours à eux pour l’arrangement de leurs affaires, n’employent leur esprit & leur science qu’à la ruine de la veuve & de l’orphelin, se chargeant du pour & du contre, afin de favoriser celui qui les paie le mieux, supprimant les meilleures pièces du sac du malheureux qu’ils ont dessein d’accabler, extorquent aux uns des signatures ou des pouvoirs, dont ils se servent sous des noms simulés, pour les conduire à leur perte, lorsqu’ils sont assez malheureux de mettre leur confiance en eux : enfin il n’y a point de ruses ni de malversations qu’ils n’employent pour s’approprier les biens de leur partie. C’est à un de ces hommes à qui j’ai eu affaire pendant long-tems. Son fils, qui lui a succédé dans sa charge, aussi fripon que le père, a suivi ses traces ; l’un & l’autre ne m’ont point épargné : où il ne falloit qu’une simple signification, ils en ont fait trente ; ainsi du reste. Jugez, Messieurs, si je dois me trouver à mon aise, malgré la condamnation des dépens. Mais, Monsieur, lui dis-je, puisque vous étiez instruit de toutes ces friponneries, ne valoit-il pas mieux vous accommoder, que de vous laisser ronger par ces coquins ? C’est, dit le comte, qu’on espère toujours un jugement prompt & définitif. On a mis de l’argent, on veut le ravoir. On est animé contre ses parties ; on a des amis pour appuyer son droit : le tems s’écoule, qui, loin de vous adoucir, ne fait qu’irriter la passion qu’on a de triompher.

Vous voyez, nous dit le génie, en sortant de chez le comte, qu’un Cillénien habile, lorsqu’il entreprend un procès, doit commencer par s’assurer des protections, sans quoi, son affaire fût-elle incontestable, il ne doit faire aucun fond sur son bon droit : car si sa partie est plus puissante, il est certain qu’elle l’emportera. Les recommandations ont un poids qui fait toujours pancher la balance. La justice éblouie, n’a plus d’égard aux loix. On diroit que cette déesse, à l’exemple des coquettes, ne devient sensible qu’à la flatterie ou à l’aspect de l’or.

Quelques jours après nous priâmes le génie de nous conduire à la cour ; mais il s’en défendit, & nous assura qu’il ne lui étoit pas permis de paroître dans aucunes cours de la Cillénie : il nous conseilla de prier Amilcar, qui passoit pour y être très-bien reçu, de nous y présenter. Monime jugeant par le luxe & le faste qui régnoient dans la ville, que rien ne devoit être comparable au brillant de cette cour, que l’éclat du soleil. Elle fut extrêmement surprise de voir que les plus grands seigneurs, malgré les efforts qu’ils employoient pour briller, étoient encore bien éloignés d’approcher de la magnificence, & des dépenses superflues des nouveaux favoris de la fortune.

Le prince nous reçut avec bonté, dit à Monime les choses du monde les plus agréables : comme notre objet étoit d’examiner les usages de cette cour, nous y restâmes quelque tems. Je remarquai que les Cilléniens s’y rassemblent de toutes parts, dans le dessein d’y faire fortune & d’y avancer leurs familles : quelques-uns se flattent d’y mener une vie délicieuse ; mais ils ne sont pas long-tems a reconnoître leur erreur : cet endroit n’est pas fait pour la liberté ; les établissemens y sont aussi fort incertains ; il semble que ce soit dans ce lieu où la fortune a érigé son trône, afin d’y mieux signaler son inconstance. C’est-là où la plupart des courtisans passent leur vie à briguer, à solliciter, & à ne rien obtenir. Quelle ennuyeuse occupation, disoit Monime, de présenter sans cesse des placets, qu’on ne lit point, de tâcher de gagner à force d’argent un valet de chambre pour être introduit auprès de son maître, auquel on ne parvient souvent que pour être refusé ! Il me paroît, dis-je, que ceux qui cherchent ici de l’appui & des protecteurs pour obtenir de l’emploi, doivent s’armer de patience, puisque tous vous promettent sans aucun dessein d’exécuter leur parole. Je remarque qu’on vous montre un grand empressement de vous servir, lorsque dans le fond du cœur la résolution est formée de vous nuire. Ceux qui fréquentent la cour, sont sans cesse tourmentés par l’ambition : il faut qu’ils sacrifient leurs plus beaux jours à la fortune, sans espoir de paix ni de tranquillité ; & si le hazard les élève, bientôt l’envie précipite leur chûte.

Amilcar nous fit remarquer un vieux courtisan, qui occupoit dans la ville un hôtel des plus vastes. Ce seigneur usoit envers sa famille & son domeſtique d’un despotisme qui les faisoit tous trembler d’un seul de ses regards ; tous lui étoient soumis, & s’empressoient à prévenir ses moindres desirs : mais loin de jouir de tous ces avantages, tourmenté par l’ambition & l’envie d’acquérir de grandes richesses, il quittoit les respects qu’on lui rendoit & la magnificence dont il jouissoit à la ville, pour venir se restreindre sous les toits du palais du souverain, dans une petite chambre lambrissée, où à peine se pouvoit-il tenir debout. Attaché sous les pas du prince, il mettoit tous ses soins à tâcher de s’en attirer quelques regards favorables.

Je ne puis concevoir, dit Monime, quel avantage cet homme peut retirer du soin qu’il apporte à acquérir de grands biens, si la servitude & l’esclavage l’empêchent d’en jouir. Quel contentement peut-il prendre d’avoir de belles terres, de beaux châteaux, de beaux parcs, de belles forêts, s’il n’a pas la liberté de s’y aller promener ? Il est vrai, dit Amilcar, qu’un favori se tourmente continuellement pour obtenir ce qui fuit devant lui : il ne peut jamais goûter la douceur d’un vrai repos ; & par un aveuglement inconcevable, son ambition le fait toujours desirer ce qu’on accorde à quelques autres, pour lui ôter le véritable usage de ce qu’il possède. Cependant cet homme qui, lorsqu’il est en préſence du prince, vous paroît si humble & si souple, semble vouloir se dédommager de sa servitude, quand il est chez lui ; & par un abus de sa grandeur, on ne le voit regarder les gens qui ont besoin de sa protection, que comme une espèce d’animal fort au-dessous de son être, auquel il se plaît à faire souffrir des injures sensibles, s’en servant de jouet, comme les enfans qui martyrisent les chiens & les chats à force de les tourmenter.

Pendant notre séjour à la cour, il s’y donna plusieurs fêtes, dans lesquelles le monarque eut pour Monime des attentions marquées. J’eus part aussi à la faveur de ce prince, qui me fit la grace de me nommer dans différentes parties de plaisir.

L’accueil que nous reçûmes du prince, fit croire à bien des personnes, que nous étions fort avant dans la faveur. Cette nouvelle se répandit jusques dans la ville, & lorsque nous fûmes de retour, on nous assiégea de toutes parts d’une multitude de placets. Il sembloit que nous étions devenus le canal d’où devoit découler toutes les graces. La veuve d’un commis prétendoit qu’on ne pouvoit, sans injustice, lui refuser une pension. Un entrepreneur des vivres croyoit, après avoir amassé des sommes immenses aux dépens du pauvre soldat, être encore en droit d’obtenir le paiement de plusieurs millions, dont il assuroit avoir fourni la valeur ; & pour parvenir au remboursement de sa prétendue créance, il offroit d’en partager les sommes avec nous. Mille nouveaux projets nous furent présentés, dans lesquels non-seulement on vouloit nous intéresser pour des sommes considérables, sans fournir de fonds, mais encore nos domestiques, à qui l’on donnoit, à l’un un sol, à l’autre dix deniers, afin de les engager de nous parler en faveur de leurs projets. Notre réputation ainsi établie, nous étions tous les jours accablés de mille visites intéressées : car chez les Cilléniens, les grands comme les petits se livrent avec fureur dans les nouveaux projets.

Amilcar obligé, suivant ses faux principes, à faire beaucoup de dépense, voulut nous engager d’en présenter quelques-uns, qui lui avoient été proposés, dans lesquels on lui faisoit espérer un intérêt considérable. Charmés de trouver une occasion de l’obliger, nous convînmes qu’il viendroit le lendemain avec l’auteur d’un de ces projets, pour en entendre la lecture, afin d’examiner ensemble les avantages qu’on pourroit en tirer.

Le jeune courtisan vint le lendemain avec l’homme à projet, qui s’adressant à Zachiel : monseigneur, dit cet homme, je prends la liberté de présenter à votre grandeur ce nouveau projet, parce que je vous regarde comme le citoyen le plus éclairé du royaume. Vous savez, monseigneur, que tous les dons sont départis diversement ; vous ne devez pas me soupçonner de vanité, quoique j’ose dire que je suis le premier homme du monde pour la science des projets. Le seigneur Amilcar qui connoît mes talens, vous a sans doute parlé de mon travail, & de la vaste étendue de mes idées. Vous en allez juger par ce projet qui va vous surprendre. Je commence par vous annoncer qu’il tend au bien général de tous les peuples. Ne croyez pas que je me borne à l’art méchanique d’augmenter les revenus de l’état, de retrancher les dépenses superflues, de bien régler les affaires du prince, & celles de la nation, ni de mettre un ordre exact en toutes choses. Mon dessein est beaucoup plus étendu : vous allez le concevoir aisément lorsque je vous aurai instruit que ce nouveau projet n’a pour but que de profiter des lumières de nos premiers pères, de qui nous tenons l’art funeste de déchirer d’une main impie, les entrailles de notre mère, pour y chercher des trésors, que la sagesse de la nature y avoit soigneusement cachés. Vous entendez, monseigneur, que je veux parler de l’or, de l’argent & des pierres précieuses, qui causent à présent le malheur de presque tous les citoyens, par le luxe que ces métaux ont introduit dans les villes. Mais comme il seroit trop difficile de remédier à ce luxe, que l’or & l’argent sont devenus absolument nécessaires à tous les hommes ; car il est démontré que ces métaux bien appliqués peuvent changer les hommes au point de ne les pas reconnoître, puisqu’ils font d’un sot un homme d’esprit ; ils donnent la noblesse, & changent les bourgeoises en femmes de qualité ; ils font enfin oublier ce qu’on a été, pour ne se souvenir que de sa fortune présente ; il ne s’agit donc à présent que d’en établir une juste circulation, qui doit être communiquable entre tous les citoyens : car vous remarquerez, monseigneur, que ce n’est que par un mouvement qui ne puisse jamais être interrompu, jusqu’à ce qu’il ait accompli le cercle qu’il doit suivre pour arriver à l’endroit dont il est parti : ce n’est qu’en suivant cette maxime, que vous enrichirez tout le royaume : mais pour y parvenir, la plus grande difficulté sera de déboucher tous les canaux, qui jusqu’à présent l’ont empêché de circuler.

C’est de vos lumières, monseigneur, qu’on doit attendre le secret d’en rendre l’exécution facile, & j’ose espérer de votre générosité, qu’elle voudra bien me faire donner quelque argent, qui puisse m’aider à subsister jusqu’à l’entier accomplissement de mon projet. Nous renvoyâmes ce pauvre cerveau brûlé, en lui faisant donner ce qu’il demandoit.

Amilcar, confus de nous avoir présenté un pareil fou, nous en fit beaucoup d’excuses. C’est ainsi que pensent la plupart des hommes, dit le génie : l’activité des passions leur fait naître de nouvelles idées, en leur faisant chercher à exécuter de grandes choses ; & il pourroit arriver que, secourus par le hazard, ils en découvrent d’utiles d’échappées aux recherches & aux profondes méditations du genre humain. Vous conviendrez aussi qu’il est des momens, où dans le calme de la nature & des sens, le génie s’instruit par l’étude des sciences, qui semble fermenter par les réflexions : alors on étend ses idées dans un cercle immense, qui peut embrasser les quatre élémens.