Les Voyages de Milord Céton dans les sept Planettes/Premier Ciel/Chapitre III

CHAPITRE III.

Des Théâtres.


Nous passâmes plusieurs jours à faire des visites & à en recevoir : c’est une des grandes occupations des lunaires. Il vint un jour un seigneur, mis fort simplement, & dont la figure ne relevoit point du tout l’ajustement : un écuyer superbement vêtu lui donnoit la main ; nombre de domestiques étoient à sa suite, couverts d’habits rouges, galonnés d’or, avec des chapeaux bordés de même, & ornés de beaux plumets blancs, Le valet-de-chambre de Monime, qui pensoit que tous ces messieurs étoient autant d’officiers, annonça monsieur le maréchal de Cati, suivi de plusieurs colonels : en même tems il avança des fauteuils, & pensa culbuter le maître pour faire placer son écuyer à la première place. Monime, qui ne connoissoit point ce seigneur, parut embarrassée, ne sachant d’abord à qui elle devoit adresser la parole ; mais le maréchal s’asseiant, après lui avoir fait son compliment, & l’écuyer s’éloignant par respect, elle s’apperçut de la méprise de son domestique, & en fit des excuses à ce seigneur, qui fit sa visite assez longue.

Le lendemain Damon proposa de nous conduire à la comédie. Nous eûmes toutes les peines du monde pour y aborder. C’étoit une pièce nouvelle, qui fut fort applaudie. Cependant Monime & moi la trouvâmes pitoyable, le sujet frivole, sans intrigues, sans intérêt, manquant de régularité, de vraisemblance, le dénouement trivial & la déclamation forcée.

Sans doute que la plupart dés poëtes de cette planète ont oublié, ou peut-être ont-ils toujours ignoré le talent de peindre les passions : il est à présumer qu’ils n’ont point eu chez eux des Térence, des Ménandre, & tant d’autres qui ont travaillé utilement à perpétuer le bon goût, en donnant des ridicules aux différens vices ou aux différentes passions des hommes, afin de leur en faire voir toute la difformité.

Monime demanda à Damon si leur théatre n’étoit jamais occupé de pièces plus belles & plus intéressantes. Nous en avons d’anciennes, dit Damon, qui, sans doute, seroient plus de votre goût ; car il est bon que vous sachiez, belle dame, que personne dans l’univers n’a porté plus loin que nous la force & la beauté du tragique, ainsi que l’agréable & l’instructif du comique ; mais ces ouvrages pouvoient alors avoir quelque beauté ; c’étoit le goût de nos anciens : aujourd’hui ce goût est devenu gothique ; on périt d’ennui à toutes ces pièces. Il nous faut du neuf, & il faut convenir que nos poëtes sont supérieurement au-dessus des anciens. Tout ce qu’on nous donne à présent est au superlatif ; ce sont des intrigues légères ; de jolis contes de fées, mis en vers élégans ; des phrases sublimes & inintelligibles au vulgaire. Vous n’avez donc point de poëtes, dis-je, qui travaillent à corriger les mœurs par un badinage léger, qui fait sentir le ridicule d’un caractère bisarre & chagrin, celui d’une petite-maîtresse capricieuse & folle, enfin celui d’un avare, d’un prodigue, d’un faux brave, d’un faux savant, d’un menteur, d’un intriguant, & celui de ces gens qui se perdent dans leurs fausses politiques ? Il me semble que tous ces caractères ingénieusement formés pourroient faire beaucoup d’impression sur l’esprit de vos concitoyens. Cela peut être, dit Damon ; mais vous ne pensez pas, mon cher milord, qu’avec tous vos beaux portraits, il y a des gens qui pourroient trouver très-mauvais qu’on prît la liberté d’oser les jouer en public. Je vous entends, repris-je, c’est-à-dire qu’un pauvre poëte qui craint pour ses épaules, est obligé de retenir son esprit dans les angoisses d’une gêne perpétuelle. Précisément, dit Damon, voilà le fait ; & puis je vous dirai que je troquerois toutes les belles actions qu’on nous rapporte des siècles passés pour la légéreté & la frivolité du nôtre. Il faut périr à tous ces grands récits, & Arlequin m’amuse plus lui seul que tous les philosophes ; mon cœur se dilate en le voyant, & la simple lecture des autres me pétrifie au point que je crains de devenir un marbre.

Je compris par le discours de Damon que les lunaires se sont ennuyés du beau, du vrai & du naturel, puisqu’on les voit prodiguer à de monstrueuses chimères les mêmes applaudissemens qu’on pourroit donner aux plus belles pièces. Tel est à présent le goût de ces peuples ; on les voit stupides admirateurs de toutes les nouveautés. Je remarquai que la ressource ordinaire qu’emploient leurs poëtes pour acquérir leurs suffrages, c’est de recourir à des fictions extraordinaires qui tiennent du merveilleux outré. Les lunaires se laissent aisément séduire par tout ce qui porte en soi quelque marque de singularité : la noble simplicité, l’exacte ressemblance dans les mœurs, la sage conduite dans les incidens, les frappent moins que des événemens inattendus où manque la vraisemblance.

Le lendemain nous fûmes nous promener à la foire. Je veux, me dit Damon, vous faire voir ma marchande, qui est toute gentille, maniérée, pleine d’esprit, sémillante au possible. Bon jour, la belle enfant ; quel teint vermeil ! comme elle est jolie ! qu’elle est bien coëffée ! Elle a en vérité des graces jusqu’à la pointe des cheveux. Regardez ses yeux fripons, ils sont significatifs ; & ses sourcils, comme ils sont arrangés, & cette bouche si bien ornée. Savez-vous, mon bel ange, que je vous adore ? Vous avez là un tour de gorge divinement travaillé : sur mon honneur, on n’a jamais vu de dentelle d’un dessein aussi appétissant. Est-ce une blonde? Permettez que je l’examine. Finissez, monsieur, dit la marchande, je ne vous vois ici que pour badiner : je n’y suis que pour vendre ma marchandise, & je n’ai pas le tems d’écouter toutes vos fadeurs. Vous avez de l’humeur, à ce qu’il paroît, ma charmante. De l’humeur ! ah ! on n’a pas le tems ici de faire de la bile ; à peine a-t-on celui de manger un morceau, & nous n’avons pas besoin de monsieur Purgon pour chasser nos humeurs. Qu’elle est singulière, dit Damon ! vous voulez donc toujours me tenir rigueur ? Savez-vous que vous serez cause de ma mort ? Tant-pis, monsieur, je ne veux tuer personne. Eh bien ! que faut-il faire pour vous plaire ? Pour me plaire, achetez tout ce qui est dans ma boutique, & je vous trouverai un homme adorable. Finissez, point de bousculages : voici des nouveautés de toutes espèces ; voyez ce qui peut convenir à madame ; je vous dirai le juste prix au comptant.

Je ne puis nombrer de combien de breloques cette boutique étoit remplie : Monime s’y fournit de plusieurs parures nouvelles. Je ne trouve rien de si agréable, dit Damon, que cette variation qui se rencontre dans une foire, ces cris, ces complimens, ces marchandises de toutes espèces, où l’on voit les efforts de l’art pour toutes les gentillesses qu’on présente à nos yeux. Ne trouvez-vous pas que cela forme un spectacle qui intéresse, qui frappe & qui réjouit, joint à la diversité des jeux qui se rencontrent à chaque pas ?

Damon nous conduisit à l’opéra-comique, où nous trouvâmes Licidas, qui étoit devenu un des soupirans de Monime. Il vint dans notre loge, où après avoir débité quelques jolies fadeurs, il annonça à Damon la perte d’une grande bataille, où une partie de leur armée avoit été taillée en pièces, qu’on disoit la déroute entière ; nomma plusieurs de ses parens & de ceux de Damon, qui étoient restés sur le champ de bataille ; d’autres avoient été faits prisonniers, & qu’enfin la consternation étoit générale. Nous fûmes sensiblement touchés du malheur qui venoit d’arriver. Monime témoigna à Damon & à Licidas la part qu’elle prenoit à leurs douleurs, dans les termes les plus touchans.

Rentrés dans notre appartement avec Zachiel, nous passâmes une partie de la nuit à déplorer le malheureux sort de nombre de familles. Monime, peu au fait des usages de cette nation, plaignoit sur-tout quantité de veuves, qui, en perdant leurs époux, se trouvoient encore ruinées par les dépenses excessives qu’ils avoient été obligés de faire, proportionnées à leur poste ou à leur dignité : d’autres perdoient un fils unique, seul soutien de leur nom & l’espérance de toute une famille.

Les jours suivans nous ne vîmes point Damon ; nous pensâmes, qu’uniquement occupé du malheur commun de la nation, il travailloit, de concert avec les autres seigneurs, sur les moyens de trouver quelque expédient, qui pût remédier à la perte qu’on venoit de faire. Il est vrai qu’il s’en étoit entièrement occupé, mais par un motif bien différent de celui que nous lui prêtions. Sa journée s’étoit passée à parcourir la cour & la ville, pour se faire écrire chez les personnes de sa connoissance : ce pénible exercice est d’usage chez les lunaires : on diroit qu’ils sont les neveux & les cousins germains de tous les grands de leur monde. Il faut nécessairement qu’ils ayent deux formules de compliment, un de félicitation & l’autre de condoléance. Semblables à un comédien qui joue plusieurs rôles dans une pièce, on les voit tristes ou gais, autant de fois que les différentes occasions le requièrent dans un même jour.

Le génie nous apprit que la mésintelligence des officiers généraux étoit cause de la perte de cette bataille, qui, loin d’agir de concert pour charger l’ennemi, s’étoient laissés surprendre dans leurs postes, chacun rejettant la faute de sa négligence sur celui duquel il envioit le poste. Mais loin de les punir d’une faute qui pouvoit mettre l’état à deux doigts de sa perte, on les a élevés à de nouveaux grades, en y joignant des pensions considérables. Voilà, continue le génie, de ces secrets impénétrables, qu’il est défendu aux citoyens de ce monde d’approfondir. C’est ainsi que ceux qui sont à la tête du conseil en usent dans toutes les occasions, afin de s’assurer à eux-mêmes l’impunité de leurs fautes, & d’obtenir par ce moyen les mêmes récompenses qu’ils ont fait obtenir aux autres ; car ici chacun parvient à son tour à la dignité de premier visir ; c’est une loi établie chez ces peuples depuis leur création.

Cependant la reine qui les gouverne est douée de tous les talens imaginables : mais tel est le malheur des souverains, la vérite les fuit, quelques soins qu’ils prennent de la chercher : la bouche des courtisans n’est point faite pour leur présenter, jamais ils ne lui exposent les choses comme elles sont. Si un particulier ne peut se vanter de connoître à fond les désordres qui se commettent dans sa propre maison, comment seroit-il possible qu’un prince, presque toujours séduit par le nombre de flatteurs qui l’environnent, pût être éclairé sur tout ce qui trouble ses états ? On ne doit donc jamais l’accuser des fautes qui se commettent dans son royaume, puisqu’il est impossible que ses vues s’étendent sur les différens objets qui le font mouvoir, & qu’il est obligé de s’en rapporter à la bonne-foi & aux lumières de ceux qu’il charge du détail des affaires. Ainsi la science du souverain consiste à savoir bien choisir ses visirs & ses généraux, à les placer ensuite suivant leur capacité ou l’étendue de leurs lumières, à distribuer ses faveurs & ses récompenses à proportion des services qu’ils lui rendent, à montrer de la force & de la fermeté pour les punir lorsqu’ils s’écartent de leurs devoirs. La trop grande clémence est souvent dangereuse : un exemple de sévérité, fait à propos, retient le sujet dans l’obéissance, empêche les vexations, maintient l’ordre & fait éviter de grands maux.

Il me paroît, dit Monime, qu’on suit une maxime toute différente chez ces peuples, puisque les récompenses ne sont accordées ni au mérite ni à la prudence, mais à l’étendue de leurs sottises. Il est à présumer que le courage, la bravoure & l’avantage de vaincre ses ennemis, sont actuellement regardés comme d’anciennes chimères, qui ne sont plus de mode chez eux ; ce seroit, sans doute, se donner un ridicule, d’oser montrer cette activité infatigable, qui fait le vrai caractère des conquérans. Peut-être que ceux qui sont assez nigauds pour faire quelque action d’éclat qui fasse trembler l’ennemi, sont regardés comme des imbécilles. Au reste, continua Monime en souriant, vous m’avez appris, mon cher Zachiel, à ne point fronder les usages reçus. Ainsi, il faut croire qu’ils ont de bonnes raisons de se conformer à cette nouvelle mode, lorsque les récompenses deviennent le fruit des mauvaises manœuvres. Qui ne seroit tenté de se laisser vaincre à ce prix ? Car, outre la gloire qu’ils y acquièrent, ils y joignent encore l’avantage de conserver leurs individus : n’est-ce pas là ce qui s’appelle être comblé de toutes parts des faveurs de la fortune ?