Les Visions de la Tente

LES


VISIONS DE LA TENTE





La tente est de toutes les habitations humaines celle qui est le moins séparée du ciel et de ses mystères. Le matin, le soleil l’envahit; la nuit, les étoiles la pénètrent de leurs rayons; la nature y mêle sa vie indifférente et éternelle à notre courte et inquiète existence. Je me rappelle avoir eu au pied de mon lit une touffe de ces fleurs qui nous regardent, comme dit Henri Heine, avec des yeux attrayans et insensibles, semblables à ceux d’une courtisane pour qui on dépense sa dernière pièce d’or. Rien d’étonnant à ce qu’un pareil séjour soit hanté par d’étranges hôtes. C’est sous la tente que le sommeil m’a subjugué par ses sortilèges les plus puissans. Que de fois je m’y suis réveillé, perdu dans un plus formidable chaos que tout ce monde violent et confus remué par les imaginations allemandes! Tandis que le hennissement d’un cheval échappé pénétrait dans mes oreilles, que mon regard percevait vaguement les murs transparens de mon abri tout imprégnés des clartés de la lune, tandis qu’enfin mes organes réguliers et visibles renaissaient à ce monde, cette autre partie mystérieuse de moi, qui a des oreilles et des yeux aussi (le magnétisme nous le démontre), restait engagée dans la vapeur lumineuse des songes. Ainsi, tout en me remuant sur mon lit de cantine, j’étais encore dans cette maison qui peut-être est restée la plus grande de mes affections terrestres, cette maison où j’ai cm aux fées, où j’ai interrogé avec une curiosité pleine d’émotion les profondeurs de la citerne, où l’été j’ai compris chaque brin du gazon, l’hiver chaque étincelle du foyer, enfin où s’est passé pour moi l’âge gigantesque, l’âge quasi-divin de l’homme : l’enfance. Mais ce sont là phénomènes ordinaires; je sais une tente qui a vu des faits vraiment dignes d’être recueillis par ceux que le monde invisible préoccupe. Je voudrais, de ce que j’ai à raconter, faire un récit composé avec un peu d’art; malheureusement l’art est tué par la guerre. A défaut de la composition que j’aimerais à donner, voici les documens mêmes dont un habile aurait peut-être tiré parti. Ce sont les fragmens d’un journal qui a été entièrement respecté, et d’entretiens dont le tour seul a subi quelques légères altérations.

Le journal a été écrit par le baron d’Hectal, J’ai tellement aimé ce digne officier, que son nom me semble devoir éveiller dans tous les esprits de vifs souvenirs. Colonel d’un des vaillans régimens dont se compose ce corps qui a conquis tant de gloire à Sébastopol, la légion étrangère, le baron d’Hectal donnait raison à ceux qui n’ont jamais voulu accepter la mort de la chevalerie. Il était Suisse, comme M. Benjamin de Constant, et avait certainement l’esprit aussi ouvert sur toute chose que l’auteur d’Adolphe; mais il était resté un des plus ardens partisans de ce qu’on appelle le vieux monde, je ne sais pas trop pourquoi, car dans la région des idées je n’ai pas encore trouvé un Colomb qui nous ait fait voir un monde nouveau. S’il eût vécu au temps où la royauté subissait ses plus cruelles épreuves, il serait mort le 10 août avec ces glorieux soldats qui tombaient sans être ébranlés dans leur courage ni dans leur foi. Dans notre siècle, où tant de gens nient l’action, comme certains essaient de nier Dieu, parce que sa puissance importune leur faiblesse, il trouva le moyen d’agir d’une manière digne de ses pensées et de son nom. J’ai rencontré, il n’y a pas encore longtemps, dans un coin de la Navarre, un paysan qui m’a parlé de lui. Son nom est resté populaire dans cette Vendée espagnole. Il fut blessé à cette bataille de Novare si glorieuse pour la maison de Savoie. Aux aventures d’Espagne et d’Italie succédèrent pour lui les aventures de l’Afrique. Commandant du cercle de Biskra, il habita parmi ce peuple chez qui règne encore dans toute sa splendeur l’esprit des Mille et Une Nuits. Il fit amitié avec le désert, cette mer de sable bien plus féconde que l’autre mer en émotions, en illusions et en songeries. Il goûta de cette vie qui au XIXe siècle rappelle ce que la vie du moyen âge avait de plus attrayant. Aucun chef n’avait des faucons dressés comme les siens, ses sloughi se moquaient des lièvres, ses chevaux étaient les émules des gazelles; une moitié de l’année il épuisait les plaisirs de la chasse, l’autre moitié il se livrait au jeu de la guerre, car la guerre africaine est celle qui par excellence a toutes les allures du jeu. Nul comme lui ne savait surprendre au matin les tribus insoumises, s’apprêtant à émigrer après avoir exercé quelques violences sur clés tribus alliées. Il conduisait des colonnes où depuis les Romains aucun Européen n’avait jamais pénétré. Quand éclata la grande guerre de Crimée, ce ne fut pas sans un serrement de cœur qu’il dit adieu à un pays merveilleusement fait pour sa nature. Il aurait été désolé cependant de voir se rouvrir sans lui ce cirque aux gigantesques hécatombes, que depuis la disparition du César moderne on croyait fermé pour toujours.

Voilà le soldat qui commandait sous Sébastopol un des régimens les plus intrépides de l’armée d’Orient. Maintenant quel homme était-ce? Pour parler comme un romancier fantaisiste de 1830, je pourrais dire : Madame, vous le savez ! Il avait eu pour les femmes la passion qu’il avait encore pour la guerre au moment où il nous a été enlevé. Et parmi ces filles d’Eve, il y en eut une qui fut son culte, sa folie, son désespoir, puis sa tristesse, sa tristesse secrète toutefois, car, je vous le jure, il n’avait rien d’un poète élégiaque. Dans le monde, qu’il avait, je crois, la faiblesse d’aimer un peu, quoiqu’il eût la prétention de l’abhorrer, il m’a fait penser quelquefois à ce que pouvaient être le prince de Ligne ou le baron de Besenval, sauf cependant certains soirs où elle était là, le jetant au gré de ses regards dans des transports de colère ou dans des abîmes de rêverie. Du reste, ces exceptions à sa manière habituelle ne manquaient point de charme, de là même naissait peut-être sa plus piquante originalité. Au camp, nul ne s’entendait comme lui à encourager la verve goguenarde d’un vieux soldat ou la gaieté expansive d’un jeune officier. Il n’appartenait pas à cette race de militaires, fort honorable sans aucun doute, mais un peu prétentieuse, qui se pique d’existence isolée, d’occupations sérieuses, et lance de continuels anathèmes contre la vie abrutissante du café. Il croyait la camaraderie un bien qu’on ne saurait trop soigneusement conserver. Suivant lui, c’était la meilleure sauvegarde contre toute sorte de ténébreuses sottises, contre les ambitions extravagantes, les jalousies obstinées, les humeurs noires. Pas un officier qui ne l’aimât, et les soldats, dont il comprenait l’esprit avec tant de finesse, dont il devinait et soulageait les besoins avec tant de cœur, c’était de la piété qu’ils avaient pour lui. Ah! que j’aimerais à le faire connaître! Mais je veux me dire à moi-même ce que j’ai tant de fois entendu dire, quand, à la fin d’un repas, sa voix s’élevait, dominant les propos les plus tumultueux, les discussions les plus ardentes, avec une douce autorité : « laissez-le parler. »

I.


12 novembre 1854.

Voici donc le rêve qui décidément se remet à jouer un rôle dans ma vie. J’ai toujours été persuadé que les songes avaient pour la tente une prédilection particulière, mais jamais je n’avais trouvé dans le sommeil des émotions aussi puissantes que celles de cette dernière nuit. En me couchant, je croyais mon âme bien loin de tout ce qui est venu m’assaillir. Avant dîner, j’avais, sans le vouloir, visité ces tombes à peine fermées qui, au détour de chaque ravin, rompent maintenant la monotonie de notre plateau. Toute la soirée nous avions parlé d’Inkerman, qui est encore si près de nous. Je m’étais endormi en voyant maint de nos compagnons tantôt tels que nous les avons connus si longtemps, l’œil animé, la parole bruyante, tantôt tels que la mort les a faits en un moment, des dépouilles inertes, des vêtemens souillés et déchirés que nous repoussions du pied et du regard avec une brusquerie mélancolique, en attendant l’instant où, dans notre partie périssable, nous deviendrons défroque à notre tour. Je n’avais dans ma pensée que les images d’un pays qui assurément eût convenu aux promenades d’Hamlet, quand il était dans ses accès d’humeur noire, et d’une guerre qui, on peut le dire, fait voir les choses de ce monde sous leur aspect le plus sévère. Eh bien ! à peine eus-je fermé les yeux, que je me sentis transporté dans mon passé à d’immenses distances de l’heure présente, et sur ce globe à mille lieues du pays où je rêvais. J’étais dans ces régions où ma jeunesse a erré, poussée par tant d’inquiétudes brûlantes, dans un salon, entouré de femmes, de fleurs, de lumières dont je sentais l’action comme à vingt ans, c’est-à-dire qui rendaient tous mes sens excités et toute mon âme éperdue. Je la vis debout au coin d’une cheminée; ses épaules étincelaient dans la glace, sa tête était tournée de mon côté. C’était ce regard, c’était ce sourire qui m’ont versé de si redoutables délices. Au moment où je m’approchai d’elle, je ne la vis plus. Alors je me mis à la poursuivre à travers toute une série de pièces pleines d’une foule qui embarrassait ma marche, et où je démêlais à chaque instant des visages qui me rappelaient mille histoires oubliées de ma vie. Par momens je l’apercevais, mais elle disparaissait tout à coup comme ces mélodies que nous enlèvent les détestables caprices des pianistes au moment où elles emplissent notre cœur. Un instant arriva cependant où je me sentis tout près d’elle; alors toutes les figures dont j’étais entouré s’effacèrent l’une après l’autre, une obscurité profonde se fit autour de nous; dans ces ténèbres, je rencontrai ses lèvres, et je me réveillai. Il me sembla qu’elle était morte hier. Les songes ont les clés de notre passé comme celles de notre avenir. Quand ils le veulent, ils s’en vont chercher les joies et les douleurs de nos années envolées jusqu’au fond des retraites où nous les croyions ensevelies pour toujours. Ils nous ramènent dans toute leur puissance ces souveraines déchues de notre âme, et nous livrent de nouveau à leur empire.

Je voulus en vain me rendormir. J’allumai la bougie placée sur le pliant qui est au pied de mon lit, et je m’efforçai de lire quelques pages de l’Imitation. Je me rappelai ce que j’avais presque oublié : c’est qu’elle m’a initié à ce livre. Elle m’en a donné l’exemplaire qui depuis si longtemps voyage dans mes cantines, mêlé à mes théories et souvent à de bien mauvais romans. Il faut que j’en convienne, j’ai détourné le sens de toutes ces paroles destinées à nous faire connaître la paix mystique; elles sont devenues pour moi l’aliment du feu qu’elles doivent éteindre. Aussi cette prose divine n’a-t-elle fait qu’accroître mon agitation. J’ai essayé alors d’un genre de lectures fort précieuses, suivant moi, aux gens de guerre : j’ai pris un de ces écrivains populaires dont les créations épaisses nous garantissent un moment du souffle inquiet des hautes pensées. Je n’ai pas compris ce que mes yeux parcouraient; j’étais possédé de son souvenir. Je me suis astreint à compter les coups de canon qui ne cessent de retentir du côté de nos tranchées. Elle était plus présente à mon esprit que cette guerre même dont j’entendais la voix. Aussi, quand mes paupières lassées se sont fermées de nouveau, c’est encore elle que j’ai revue. Cette fois rien ne nous séparait. Nous errions ensemble à travers des paysages si attrayans, que leur aspect seul eût suffi à me donner le bonheur. Elle me parlait, et sa voix me jetait bien dans l’ivresse, mais dans une ivresse si paisible, qu’en songeant à ce qu’elle faisait d’ordinaire de toute ma personne, j’éprouvais un profond étonnement. En cherchant ce qu’il y avait de changé en elle, je me souvins qu’elle était morte. Je me décidai alors à l’interroger sur sa condition nouvelle. Elle sourit d’un sourire que je ne lui connaissais pas, et je crus qu’elle allait m’apprendre quelque grand secret, mais je me réveillai pour la seconde fois.

Cette fois je ne me rendormis point. Je vis peu à peu une lumière grise, la lumière d’un jour d’hiver, pénétrer à travers la toile de ma tente et éclairer ma table de bois, mon escabeau, mon bidon, tous les humbles et grossiers objets qui m’entourent. Vers neuf heures, au moment du rapport, un adjudant vint m’avertir qu’un nouvel officier était débarqué le matin même. Ce nouveau-venu, c’était Renaud de Puymarens. Mon songe me fut expliqué. — Elle m’annonçait, pensai-je, l’arrivée de son fils, — et je sentis un frisson dans tout mon corps : tant de choses se représentaient à mon esprit! Depuis tantôt dix ans que la mort me l’a prise, qui m’a parlé d’elle, si ce n’est de loin en loin, aux rares époques où j’ai revu Paris, quelque femme encore jalouse de ses charmes, cherchant à déchirer sa mémoire d’un trait soigneusement gardé, ou bien un de ces hommes que j’exécrais alors qu’elle était pleine de vie, un de ces insipides sigisbés à qui j’ai fait une si rude guerre? Qui m’a dit un mot profond et vrai sur elle? qui s’est offert à moi tout imprégné de sa pensée? Hélas! personne, mon Dieu, personne, et dans un instant j’allais voir son fils! J’avais pour cet enfant, lorsqu’il avait dix ans à peine, une haine pleine de sauvagerie et d’iniquité. Dans les premiers jours où elle m’avait accordé ce que je lui avais demandé avec tant d’ardeur, elle avait essayé de faire des stipulations en faveur de ses affections maternelles. Cela avait révolté un sentiment à faire pâlir la passion même d’Othello. En vérité, disais-je en ce temps-là, les enfans sont encore plus insupportables que les maris. Les uns au moins sont sacrifiés sans façon comme victimes ordinaires destinées de toute éternité à être immolées sur les autels de l’amour; mais quand il s’agit des enfans, c’est le sacrifice d’Abraham qui recommence, ce sont des douleurs patriarcales à éloigner pour toujours les malheureux célibataires des femmes engagées dans les embarras de l’hyménée. Que de fois elle a pleuré à ces mauvaises railleries dont je souffrais du reste autant qu’elle ! Puis ce que je détestais en Renaud, c’était son père. Ce pauvre Rupert de Puymarens m’a tant irrité et ennuyé. Enfin lui aussi il n’existe plus; il a rendu à Dieu une âme bien inoffensive après tout. Maintenant je n’ai plus qu’une pensée : le sort m’envoie dans ce pays lointain l’enfant de celle que j’ai aimée.

Je vais entendre son nom; je vais retrouver maint souvenir d’elle. Je parlerai d’elle longtemps et souvent. J’y serai forcé... Renaud est venu me faire sa visite après déjeuner. Il n’a rien de son père; c’est à elle seule qu’il ressemble. Cependant ses cheveux n’ont point le sombre éclat de cette chevelure aux bandeaux tordus qui semblaient receler du feu; mais il a ses yeux, et plus d’une fois, avec une émotion que je ne puis dire, je lui ai trouvé son regard. Il est grand, il est mince, un peu étroit des épaules. Je le crois bien faible pour supporter les fatigues qu’il est venu chercher. Il me semble que je me serais intéressé à lui, alors même qu’il aurait été pour moi un étranger. Je l’interroge. Ce sont par moment des inflexions de voix qui me jettent dans de rapides rêveries où je voudrais m’abîmer et mourir.

Il passe rapidement, et je lui en sais gré, sur la mort de son père, qui s’est tué à la chasse il y a quatre ans. Maître de sa fortune tout entière, seul arbitre de sa destinée, il a cru, c’est lui qui parle, qu’il n’y avait pas de gentilhomme sans épée. La guerre l’a pris à Saint-Cyr. L’infanterie souriait peu au pauvre entant; mais il regrettait chaque journée de poudre qu’il était forcé de perdre, et, pour hâter d’un an son entrée dans ce monde sanglant où le voici, il a renoncé aux joies du cheval, du grand sabre et des uniformes éclatans. En le regardant, je songe avec tristesse à la sombre vie qu’il va mener, aux hommes qui seront ses compagnons, à ces tranchées où se passeront ses journées et ses nuits. Je crois entendre au fond de moi la pénétrante mélodie de Mozart, l’air de Figaro faisant ses adieux à Chérubin. Il comprend mon expression et me rassure avec un sourire martial qui le rend charmant. Nous n’avons pas encore parlé de sa mère.

C’est moi qui ai abordé ce sujet au moment où il allait se lever. — Vous êtes, lui ai-je dit, le fils d’une femme à qui j’ai été bien dévoué. Depuis que votre mère n’est plus, j’ai évité Paris avec autant de soin que je le cherchais autrefois. C’étaient son esprit, sa grâce, sa bonté qui me rendaient supportable un monde où je ne trouverais à présent que solitude et ennui. — Je mentais, ou du moins je présentais sous un jour bien faux la tendresse que j’ai sentie pour cette chère morte. Cette affection orageuse n’appartenait guère à l’ordre des sentimens tranquilles qui groupent autour d’une même souveraine quelques courtisans unis entre eux. Elle me rendait odieuse au contraire une société où j’apportais toujours des susceptibilités imprévues, d’étranges et capricieuses jalousies, où j’aurais voulu anéantir ceux-ci, déchirer ceux-là, que je quittais avec des ardeurs, des fatigues, des inquiétudes, dont la seule pensée aujourd’hui m’excite et me lasse encore. — Quoique bien jeune quand j’ai perdu ma mère, m’a-t-il répondu, je me la rappelle comme si elle m’avait embrassé hier au soir. Il n’y a pas un jour où je ne pense à elle. Je serais bien coupable du reste si je n’avais pas la religion de sa mémoire, car je suis bien sûr que j’ai été ce qu’elle a le plus aimé dans sa vie.

J’ai senti à ces derniers mots tout mon sang se soulever dans mes veines, un instant je me suis cru reporté à des temps disparus. Ce violent mouvement s’est apaisé. Je me suis recueilli, j’ai poussé un soupir qui m’a soulagé, et j’ai pu regarder de nouveau cet enfant avec une bienveillance dont je me suis senti heureux. Quand il est parti, je suis resté avec mon lieutenant-colonel et deux des plus anciens officiers de la légion que j’avais engagés à déjeuner. On s’est remis à parler de la guerre, à conter les incidens de la tranchée et à faire en fumant des plans de campagne. Tout en écoutant des yeux mes convives, j’ai remonté le cours de ma vie. Je me suis abandonné sans réserve à ces souvenirs que pendant si longtemps j’ai craint d’évoquer. J’ai repris toute l’histoire de cet amour, mon grand, mon unique amour; de quelles tendresses, mais aussi de quelles cruautés, de quelles fureurs j’ai été parfois rempli! M’aimait-elle encore lorsqu’elle est morte? Ah! je veux racheter les fautes dont je lui aurais demandé pardon avec ces larmes qu’elle n’a point vues, je dois aimer celui que Dieu, — qui sait? — qu’elle peut-être m’adresse du monde où elle est maintenant.


21 janvier 1855.

Voici plus d’un mois que je le vois chaque jour; je sens qu’il a mis désormais un nouvel et puissant intérêt dans ma vie. J’obéis à maintes lois de ma nature dans cette affection qu’il m’inspire, et que je me plais à lui exprimer. Je suis né avec le goût et le besoin d’aimer. Je crois que la solitude et la guerre ont développé, au lieu de les détruire, des instincts qui m’ont fait souvent trouver mille secrètes douceurs dans les soins journaliers de mon état. Jamais je n’avais rencontré, depuis que j’ai renoncé aux joies dont elle a emporté pour moi le secret, plus digne objet de ma tendresse que ce pauvre enfant. Dieu merci, loin de concevoir en vieillissant de l’éloignement pour la jeunesse, j’éprouve un plaisir qui semble s’accroître près des maîtres heureux du seul bien dont la possession d’habitude rend les hommes aimables et bons. Renaud a tout le charme de ses vingt ans. Dans ce cœur entièrement dominé par les plus fières inspirations de l’honneur, que le moindre soupçon d’une faute à l’endroit des plus délicates vertus de notre métier remplirait de toutes les colères du Cid, il y a quelque chose encore de la grâce et de la faiblesse féminines. Les années nous enlèvent la grâce, parce qu’elles nous éloignent de celles qui sont tout l’attrait et toute la lumière de ce monde. En ce moment il doit dormir encore. Hier il était de tranchée. Il subit de rudes épreuves. On peut dire que nous sommes enveloppés dans un vrai linceul. Aux extrémités de notre plateau, le sol et le ciel se confondent. A nos pieds, sur nos têtes, de tous côtés, c’est la même teinte. La neige nous enserre. Pourquoi ne l’avouerais-je pas? j’ai par instans une certaine joie à me sentir dans ce sépulcre d’où je suis sûr que nous sortirons. Aux temps où l’on descendait aux enfers, j’aurais aimé à y descendre. Puis, n’ai-je pas atteint cet âge où les plus terribles émotions de la vie extérieure ne sont pas de trop pour nous faire oublier une heure, une heure seule, les émotions d’une tout autre vie? Enfin qu’importe, après tout, que je reste en ce monde ou que j’en sorte ? Cette parole de Faust : « pourquoi te lèves-tu, ô journée qui ne verras s’accomplir aucun de mes désirs? » je pourrais la dire avec plus de raison que le personnage de Goethe, puisque je n’ai même plus de désir qu’un caprice du ciel puisse accomplir. Je le crois du moins, et en pensant, bien entendu, à ce qui ne peut regarder que moi, car je forme pour mes pauvres soldats plus de mille souhaits par jour : je souhaite que la Providence ne leur prodigue pas trop le vent, la neige et la mitraille; je souhaite que leur soupe ne leur arrive pas glacée, que chacun ait sa peau de mouton et ses sabots. J’ai les soucis enfin que doivent avoir les conducteurs d’hommes; mais lui, n’a-t-il pas le droit d’avoir encore toutes les inquiétudes que j’ai perdues?

Aussi j’ai souffert, je l’avoue, en le voyant cette nuit dans la tranchée. Je l’ai rencontré au détour d’une de ces voies lugubres, remplies maintenant d’une neige que, de temps en temps, un blessé rougit en tombant. La place faisait un feu soutenu et violent. Aussi le ciel, quoiqu’il fût encombré de nuages blafards sous lesquels la lune n’apparaissait que de loin en loin, insaisissable, voilée, à l’état de fantôme, le ciel à chaque instant se colorait de lueurs aussi ardentes que celles des soleils couchans. Malgré le péril de chaque minute, les hommes appuyés aux gabionnades soutenaient contre le sommeil une lutte où souvent ils étaient vaincus. Je voyais aux créneaux plus d’un tirailleur qui laissait tomber sa tête sur le canon de son fusil. C’était à peine si parfois un obus, éclatant dans la tranchée, tirait de leur engourdissement ces dormeurs, et les rendait soudain au sentiment de leur sinistre existence. On sait ce qu’a de funeste le repos auquel le froid nous invite : j’éveillais en passant maint soldat qui, sans le savoir, essuyait déjà les premières étreintes de la mort. Ce fut ainsi que je parvins à l’endroit où je l’aperçus. Il était près d’une poudrière, incliné sur un gabion. A quelques pas de lui se dressait le brancard qui sert à transporter les blessés. Teinte de sang et raidie par la neige, cette toile, qui a reçu déjà tant d’héroïques débris, me frappa auprès de ce jeune homme, si rayonnant encore de ce qu’il y a de plus vivant dans la vie. Puis un rapprochement bizarre s’offrit soudain à mon esprit. Dans cette tranchée, sous son vêtement grossier, parmi ces images de mort, de combat et de misère, Renaud me rappelait sa mère, appuyée un certain soir sur le dos d’un fauteuil, à la signature de je ne sais quel contrat, dans un salon où étaient réunies maintes personnes que j’ai oubliées. En me saluant, il m’adressa un sourire qui donnait à cet étrange souvenir une force nouvelle, un de ces sourires, venant de l’éducation et de la race, dont tous les périls du monde seraient impuissans à dépouiller certaines lèvres. — Eh bien ! mon cher enfant, lui dis-je, vous faites là une veillée d’armes comme aucun chevalier du vieux temps n’a jamais eu la gloire d’en faire. — Ah ! mon colonel, me répondit-il avec une expression fière et reconnaissante, je l’espère bien, et cela n’est pas trop pour me réchauffer par une nuit comme celle-ci. Le fait est que le froid faisait trembler des larmes au bord de ses grands yeux, et que ce corps élancé était parcouru tout entier par un long frisson. J’aurais volontiers jeté ma pelisse sur ses épaules. J’avais pour lui des entrailles de père. Moi dont la famille n’a pas voulu, moi qui n’ai jamais eu affaire qu’aux émotions tumultueuses des jeunes années, j’éprouvais comme l’ardeur profonde et paisible d’un sentiment que je ne pensais même pas devoir soupçonner.

Enfin cette nuit est passée. Les boulets l’ont épargné. Maintenant il repose, en attendant de nouveaux dangers et de nouvelles fatigues, tandis que je m’abandonne à toutes les pensées qu’il a réveillées en moi. C’est aujourd’hui le 21 janvier. Il y a onze ans à pareille date, quelle brûlante soirée j’ai passée près d’elle! J’avais eu une journée de désespoir et de colère : elle m’avait refusé un rendez-vous, pour accompagner cet honnête Puymarens, que j’accusais du despotisme le plus odieux, chez la vieille maréchale d’Ulm. Heureusement la maréchale se souvint tout à coup que depuis plusieurs mois elle s’était faite légitimiste, et que sa soirée tombait un jour de lugubre mémoire. Elle se mit en frais de style épistolaire pour contremander ses invités, et, j’en demande pardon à une ombre vénérée, je sentis presque une diminution d’horreur pour le crime révolutionnaire qui me rendait un bonheur sur lequel je ne comptais plus. J’allai chez elle, je la trouvai seule ; sa porte fut défendue. Elle était disposée à m’aimer, je l’aimais à la folie. Un de ces nuages comme il en passe sans cesse dans le ciel des amans nous apporta tout à coup un des plus effroyables orages dont nos cœurs aient jamais été bouleversés. Tout ce qu’il y avait en nous d’heureuses pensées déjà épanouies, d’émotions souriantes à demi écloses, me sembla un instant emporté; mais aucune de ces chères fleurs n’avait été brisée, les souffles qui avaient failli les déraciner s’apaisèrent, et elles reparurent plus brillantes, plus parfumées qu’avant l’ouragan. Jamais peut-être je n’ai été plus heureux et plus épris que ce soir-là. J’étais à ses pieds, je ne voulais plus me relever, et je lui disais : « En vérité, je crains de vous voir disparaître, car vous n’êtes plus pour moi, ô mon souverain bien, un trésor de ce monde... » Elle a disparu en effet, je suis en Crimée, et voici son fils qui entre sous ma tente.

Nous allumons des cigares, et nous causons. Les heures s’envolent d’un pied aussi léger que si elles ne traversaient pas un pays où l’on ne marche qu’avec des sabots. Nous sommes aux jours les plus courts de l’année; déjà les parois de ma demeure s’assombrissent. Le moment est venu où l’absinthe doit intervenir dans notre vie. Un poète de la légion (dans la légion que ne trouve-t-on pas!). caporal de son métier et Allemand de naissance, a fait sur l’absinthe des vers charmans qui commencent ainsi :


« Je te salue, fée aux yeux verts, ondine chérie des pauvres diables,

« Qui nous souris partout où se transporte le baril de la cantinière.

« Toi et ton ami le tabac, ce petit génie noir comme la poudre, mais si rêveur et si bon,

« Vous nous apportez les précieux souvenirs et les oublis, souvent plus précieux encore.

« Vous nous amenez ces songes heureux que l’on fait sans être obligé de fermer les yeux,

« De renoncer à sa liberté et de ressembler à des morts. »


Notre conversation est pendant quelques instans ce que l’absinthe et le cigare doivent la faire. Au fond de mon trou (car ma tente, disposée à la turque, est une grande fosse circulaire où l’on descend par trois marches), la confiance, l’expansion et la gaieté prennent leurs ébats. Qui peut prévoir le cours des entretiens? Le jour achève de disparaître, et la gaieté peu à peu nous fausse compagnie. Mes troupiers m’ont fait avec quelques pierres une cheminée dont nous avons approché nos plians. Tous deux, les yeux fixés sur deux morceaux de bois humides d’où s’échappe plus de fumée que de flamme, nous laissons nos pensées s’agrandir et s’attrister comme des lieux qu’envahit l’ombre. Nous parlons des morts, qu’à la guerre il ne dépend de personne d’écarter, parce que là on les retrouve partout, dans ses souvenirs de la veille, dans ses prévisions du lendemain, parce qu’on sait à peine si soi-même on n’appartient pas déjà à leur royaume. Je retrouve dans les yeux de Renaud une expression que j’ai surprise plus d’une fois dans les yeux de sa mère quand on traitait devant elle du monde invisible. Son regard recelait une lueur qui semblait d’une autre nature que les clartés dont nos traits s’illuminent sous le feu des passions humaines. Je l’ai vue, elle dont la beauté avait d’ordinaire tout le vivant éclat que quelques pinceaux fougueux ont seuls pu rendre, prendre tout à coup un aspect mystérieux et comme une lumière inconnue à ce monde. Renaud me dit qu’il croit aux songes. Depuis qu’il est en campagne, une chère apparition est mêlée à tous ses rêves. Il pense que ce continuel péril où il se trouve sollicite avec une puissance particulière l’attention d’un esprit qui n’a jamais dû être bien loin du sien. Il est porté à penser aussi, il me l’avoue avec un sourire dont la mélancolie me fait mal, qu’il ira rejoindre sous peu celle dont il reçoit les visites pendant son sommeil. Je cherche à lui enlever une semblable idée, car, je m’en suis aperçu déjà, la mort trouve en lui l’honneur debout et paré, prêt à la recevoir dignement; mais elle inquiète et attriste sa jeunesse. Avant de revêtir l’insaisissable enveloppe des fantômes, de devenir le dépositaire silencieux des secrets éternels, il aurait aimé jouir un peu du vêtement que son âme n’a pas usé encore, et mêler ses accens aux mille voix joyeuses de cette vie.

— Mon cher enfant, lui dis-je, j’espère que vous resterez longtemps sur cette terre, et que vous y aurez d’heureux jours. Ah! si l’on pouvait faire un pacte avec les maîtres invisibles de nos destinées, comme je demanderais à recevoir le coup qui peut vous emporter. Là où est votre trésor, dit l’Évangile, là est votre cœur. Mon trésor n’est plus de ce monde. Avec quelle ardeur j’aurais souhaité une de ces apparitions dont nous venons de parler ! Que de fois, aux heures et dans les endroits qui me semblaient le plus propices à ces communications surhumaines, j’ai supplié un esprit adoré de se révéler à moi, de me calmer sur des craintes dont je suis incessamment tourmenté, de m’imposer une expiation, si j’en ai mérité une, de me faire connaître une volonté qu’il me fût possible d’accomplir!

Je vis que Renaud me regardait avec étonnement.

— Mon Dieu, mon colonel, fit-il, il ne peut y avoir dans votre vie, j’en suis certain, que des actions généreuses. En ce monde et dans l’autre, vous devez être bien sûr d’être aimé.

Il dit ces mots avec un accent qui me fit tressaillir.

— Cher enfant, lui ai-je répondu, je vous remercie de vos paroles. Laissons les apparitions de côté. Je le sens d’ailleurs, on peut communiquer avec ceux qui ne sont plus autrement que par des voies surnaturelles.

Cependant, malgré la douceur que ses dernières paroles m’ont donnée, à peine s’était-il éloigné, que j’ai senti un grand trouble. Je me suis rappelé l’un après l’autre les mille chagrins dont j’ai affligé celle à qui j’avais voué tout entière une âme pleine de passions. Que de fois même, en me rendant chez elle, j’ai été effrayé de mes violences! Toute sa personne était un philtre trop fort pour ma raison. Si, dans les accès d’une jalousie insensée, je n’ai pas été vis-à-vis d’elle un meurtrier, l’homme que punit la loi, c’est au hasard ou à Dieu seul que je le dois; ce n’est pas assurément à un cœur maître de lui-même. Mon amour l’avait séparée de tous et de tout. La solitude où je l’avais reléguée ne me suffisait plus. Elle s’y occupait encore d’êtres ou de choses que je prenais en horreur. Il est vrai qu’elle remplissait bien toute ma vie, que j’éprouvais pour elle cette tendresse sans limite dont je voulais être aimé; mais un jour arriva cependant où je fus forcé de la quitter, de retourner à ces aventures lointaines dont je croyais m’être à jamais séparé. Alors que se passa-t-il en elle? Dans ces ténèbres que j’avais avec plaisir amoncelées autour d’elle, pour qu’elle ne trouvât de lumineux que notre amour, qu’a-t-elle souffert? qu’est-elle devenue? J’ai appris sa mort sous la tente, près d’un bois d’oliviers que je ne pourrais point, je crois, revoir sans défaillance, tant j’y ai laissé de douleur. Son fils ne sait pas ce qu’elle a souffert. Je vois avec bonheur qu’il ignore de quelle manière j’aimais celle dont nous parlons ensemble aujourd’hui. Grâce aux illusions que les enfans conservent souvent vis-à-vis de leur mère, il croit être le seul objet d’affection qu’ait laissé sur cette terre notre morte bien-aimée. A coup sûr, je suis maintenant meilleur que je ne l’étais jadis, car ce qui m’aurait indigné me console. Je souhaite passionnément qu’aux dernières heures de sa vie elle ait retrouvé, s’ils ont pu lui faire quelque bien, les sentimens que j’avais voulu lui ravir. Je suis rempli pour elle d’un amour assurément bien troublé, bien humain dans ses souvenirs, mais calme, mais pur, mais divin dans ses espérances. Que je voudrais pouvoir lui en donner quelque gage éclatant à travers la mort!


26 avril.

Maintenant je connais Renaud tout entier. Depuis tantôt quatre mois je le vois chaque jour, et quand je ne lui aurais pas été uni dès la première heure par ce lien qu’il ignore, je crois que je n’aurais pas tardé à éprouver pour lui une affection toute nouvelle dans mon cœur. Il a ce qui m’a toujours le plus séduit, ce besoin d’attachement, gracieux et fugitif instinct de la jeunesse. Seul maintenant de sa famille, il sentirait partout le prix d’une amitié comme la mienne; que doit-il éprouver dans le pays perdu et dans les redoutables circonstances où ses destinées l’ont placé? A présent, je le sens, je suis ce qu’il aime le mieux ici-bas. Je voudrais le conduire jusqu’au jour cil il rencontrera ce grand amour auquel Dieu a livré le monde, où tous les autres amours sont destinés à s’abîmer; mais irons-nous jusque-là? Je me surprends maintenant à envisager avec tristesse ce que je contemplais depuis longtemps, je puis le dire, avec une grande sérénité; je voudrais à présent pouvoir compter sur quelques années de vie. Quant à lui, je ne puis pas supporter qu’il disparaisse, que je voie s’évanouir cette image de mon passé, cette résurrection, sous des formes si sérieuses et si douces, de tout ce qui a dominé mon cœur. Eh bien ! j’ai peur qu’il ne soit appelé sous peu à quitter ce monde. J’ai vu bien des hommes mourir, et, sans avoir l’esprit livré aux superstitions, je crois à certains signes chez ceux que la mort doit frapper. La mort, quoi qu’on en dise, s’annonce presque toujours à nous; quand ce n’est point par les témoignages matériels de sa présence, par sa main visiblement empreinte sur notre corps qui se décompose et se flétrit, c’est par l’effrayante série de ses émanations occultes, par les pressentimens, par les songes, par les inquiétudes sans cause, les caprices sans nom dont elle agite l’être qu’elle va bouleverser dans toutes ses lois. Il me semble que Renaud est le jouet de cette mystérieuse puissance.

Je sais bien que nous sommes engagés dans une guerre qui offre aux âmes les plus fermes de redoutables épreuves. Le danger ici n’est pas cette brillante vision rêvée, aimée et recherchée par la jeunesse; c’est un compagnon dont le sombre aspect et la présence assidue finissent par attrister les plus joyeux et lasser les plus patiens. Sur deux jours, un seul appartient à peu près à la vie; l’autre, qui s’écoule dans les ravins, dans les tranchées, sous une pluie de feu, en face d’un ennemi que l’on ne voit pas, mais que l’on sent toujours, l’autre appartient vraiment à la mort. Eh bien! cependant, si parfois elle se voile un peu, notre gaieté. Dieu merci, cette gaieté qui est notre vertu, qui nous fait vivre, qui nous fera vaincre, n’est pas près encore de s’éclipser. Hier, dans sa rude et sérieuse existence, Renaud a eu quelques instans de plaisir qui m’ont fait goûter une joie singulière. J’étais comme ces mères indigentes qui savourent le bonheur de donner à leurs filles la joie rare et longtemps désirée d’un bal.

Je m’appelle Marc. Je dois ce nom du patron de Venise à la belle Maria Angela Bardoggi, qui se prit en Italie d’une passion violente pour le baron d’Hectal, mon grand-père, capitaine au service de Naples, et devint ma grand’mère après une fort longue série d’aventures, charme pieux et romanesque de mes jeunes années. Or c’est le 25 avril que tombe la Saint-Marc, et hier on a résolu, dans mon régiment, de m’offrir un dîner splendide : j’ai accepté avec reconnaissance cette affectueuse démonstration. Ce que le génie du soldat a de plus inventif s’est développé pour construire et disposer la salle du festin. Entre ma tente et les tranchées, au bord d’un ravin où n’arrivent plus maintenant que quelques bombes maladroites, quelques boulets extravagans, on a bâti avec des planches un abri assez vaste pour contenir tous mes officiers.

A six heures, nous nous sommes mis à table. Nous étions favorisés par un temps printanier. Il régnait sur le plateau de la Chersonnèse un vent doux et léger qui aurait suffi à peine pour soulever les voiles d’Iphigénie. La place, il est vrai, faisait un feu violent; mais le garde à vous n’a pas une seule fois annoncé quelque formidable incident. La mousqueterie était muette; l’artillerie, élevant seule cette voix qui est pour nous maintenant ce que la voix des mers peut être pour le pêcheur, nous disait que nous pouvions en toute sécurité tendre nos verres au vin de France. Au bout d’une heure, point de convive qui ne fût animé. Il ne faut point médire des réunions militaires. Au moment même où l’on s’y rend, on pousse souvent plus de plaintes que le mondain qui va accomplir sa corvée de chaque soir : « J’aurais mieux aimé rester sous ma tente, je ne puis plus boire, je sais par cœur toutes les chansons que je serai forcé d’écouter; je déteste l’entrain de commande; » n’est-ce pas à peu près ce que chacun a entendu dire et a dit lui-même sur ce sujet? Puis il en est de ces sortes de fêtes comme du feu : quand vous y êtes, vous sentez peu à peu une transformation s’opérer en vous; les hôtes quinteux de votre âme s’humanisent, s’endorment, ou bien s’en vont je ne sais où; ce qui est gai, vivant, alerte, sociable, reste seul dans un asile qui se pare, s’illumine, se remplit d’accens joyeux. A huit heures, autour de la grande table qui nous réunissait, personne, j’en suis persuadé, ne sentait saigner son cœur sous la serre des pensées cruelles. Il y a dans la légion de singuliers types; un vieux sous-lieutenant allemand, qui a été dix ans étudiant à l’université de Gœttingue, et qui sait par cœur tout le Prométhée du théâtre grec, me disait en remplissant son verre : « Mon colonel, j’ai soûlé mon vautour! »

Au dessert, notre musique, qui jouit d’une si juste célébrité dans toute l’armée, domina tout à coup le bruit des conversations. Une vraie valse germanique, toute remplie de langueur voluptueuse, de tristesse passionnée, d’ardent et idéal amour, vint ravir un moment nos âmes dans un monde séparé de nous par bien d’autres choses que par les mers. Je vis quelques fronts se rembrunir, quelques regards se troubler, et suivre évidemment des apparitions inopportunes dans un pays tel que la Crimée; mais bientôt ces accords s’évanouirent, et tout l’essaim des fantômes « aux yeux couleur de violettes » disparut avec eux. Une de ces marches guerrières qui pousseraient au canon les plus timides remplaça ces mélodies efféminées. Enfin cet air belliqueux fut remplacé à son tour par la leste et insouciante harmonie d’un quadrille; le plaisir sans arrière-pensée, sans vagues aspirations, sans larmes secrètes, le plaisir court-vêtu, fit sa rentrée parmi nous. On épuisa tout le répertoire de ces étranges chansons qui à certaines heures sortent des bouteilles comme toute une espèce d’hommes sort du sol des grandes cités le jour où l’émeute s’ébat dans les rues. Je ne crois pas que ces refrains, quand ils sont répétés par les échos des bivouacs, puissent offenser aucune délicatesse du cœur. Malgré ce que leur naïve audace a d’effréné, comme les nuages qui s’élèvent des pipes, ce sont simplement machines légères où notre imagination aime à prendre place un instant. Ils se dissipent sans laisser de souillures à la fée vagabonde qu’ils ont portée.

Enfin, au moment où la réunion me semblait toucher à son terme, j’eus une surprise que l’on m’avait soigneusement ménagée. Un capitaine italien m’adressa des couplets dans la langue de son pays. Il me mit presque au-dessus de mon saint patron, que cette poétique injustice n’a pas blessé, je l’espère. Je trouvai ces vers fort jolis avec leur lointain accompagnement de canon. Eh! pourquoi n’en conviendrais-je pas? j’étais touché. Que voulez-vous? je suis de ceux qui croient encore à la famille militaire, malgré tout ce que l’on a dit de moqueur là-dessus comme sur l’amour du pays. Certes je sais qu’aucun de ceux qui m’entouraient hier ne donnerait sa vie entière pour moi, seulement tous m’en consacreraient cinq minutes pendant lesquelles ils se feraient tuer. Mais de toutes mes émotions la plus vive, c’est le plaisir que je trouvais à voir un rayon de gaieté sur le visage de Renaud. Il s’amusait. « Mon cher enfant, lui ai-je dit en le quittant, c’est vous ce soir qui m’avez le mieux fêté. » Ici il faut toujours que le bruit de quelque projectile se mêle à vos discours. Au moment même où je prononçais ces paroles, une bombe a éclaté, probablement assez près de nous, avec cette sorte d’harmonie sinistre que je me suis souvent surpris à aimer quand je songeais à moi seul. Cette fois j’ai senti un serrement de cœur qui s’est prolongé même après le dernier de ces gémissemens métalliques auxquels mon oreille est si accoutumée.


5 mai.

Il est blessé! Que sera cette blessure? Je n’en sais rien. Le docteur affirme qu’il peut guérir. « Sa jeunesse, dit-il, un sang pur...» Je ne sais pourquoi, je me refuse à toute espérance. Un éclat d’obus l’a frappé en pleine poitrine. Le projectile avait perdu de sa force. Toutefois un poumon est attaqué. Il parle avec effort, et voudrait toujours me parler. Il a continuellement le nom de sa mère à la bouche. Il ne sait pas tout ce qu’il me fait éprouver.

Ce soir, j’essaierai de l’établir dans ma tente. Je le veillerai. J’écarterai de lui les pensées funèbres. Ce sera chose difficile. Son esprit est douloureusement atteint. — Ce n’est pas que je regrette la vie, me répète-t-il sans cesse avec un sourire qui me navre. — Comment ne la regretterait-il pas? Elle est encore toute colorée pour lui de feux printaniers. Ce matin, il m’a entretenu d’un amour qui m’a reporté à des temps plus lointains dans mon existence que les temps fabuleux dans l’âge du monde. Il m’a parlé d’une jeune fille, de mouchoir gardé, de gants baisés. Que Dieu sauve ce pauvre Chérubin! Avant de le rappeler à lui, qu’il lui donne sa part de bonheur terrestre, car il peut y avoir du bonheur dans ce monde. Je le sais. Elle aussi l’a su; elle le sait encore aux lieux où elle est maintenant, et où je sens à tout instant que mon esprit va rejoindre le sien.


6 mai.

J’ai vu, je suis sûr d’avoir vu… Si jamais je raconte l’étrange fait qui désormais dominera toute ma vie, on ne me croira pas. Que m’importe ? La mystérieuse réalité que mes sens et mon âme ont saisie n’en existera pas moins pour moi. Voici ce qui s’est passé sous cette tente qu’à présent je regarde presque comme un lieu sacré.

J’avais fait mettre le lit de mon blessé auprès du mien. Toute la soirée, Renaud avait eu une agitation qui m’avait effrayé. Comme je remarquais dans quelques paroles qu’il venait de me dire une éloquence dont je lui faisais compliment en souriant : — C’est, fit-il, que j’appartiens à présent au monde où triomphe l’esprit. — Puis, après des discours en effet qui semblaient resplendir déjà de la lumière dont les plus intelligens ici-bas, à leurs meilleures heures, aperçoivent à peine quelques rayons, il était pris de mortelle tristesse, les ténèbres de ce monde semblaient de nouveau peser sur lui. — Donnez-moi la main, me disait-il, je vous l’avouerai, à vous qui m’avez vu, qui me connaissez, me jugez et m’aimez : j’ai peur. — Je répondis en serrant sa main dans les miennes. Alors il reprit : — Tenez, faites-moi une promesse, ne me laissez pas mourir seul, quittez même la tranchée, si je vous envoie chercher. Je crois hors de ce monde à quelque chose de meilleur que la vie ; mais, je l’avoue, le moment du départ me semble sinistre. Vous avez raison, je suis jeune, et quand la jeunesse est là qui vous retient, qui pleure, qui crie « ne t’en va pas, » il faut, pour vous donner du courage, une voix en même temps affectueuse et virile ; à cet instant que je verrai bientôt arriver, n’est-ce pas que vous serez auprès de moi ?

Le temps s’écoula en propos semblables. La nuit était avancée ; je voulus à toute force le laisser reposer, et je me jetai sur mon lit.

J’étais couché depuis une demi-heure, résolu à chercher le sommeil, mais malgré moi écoutant sa respiration, et à chaque instant tournant mes regards sur son visage, où deux yeux ouverts et aidons me disaient qu’il était torturé par l’insomnie. Il y avait sur la table placée entre nos deux lits une bougie à moitié consumée qui rendait lumineux tout un côté de notre tente et me permettait d’observer la physionomie mobile de mon malade. Tout à coup je le vis se soulever et prendre une expression que je n’oublierai jamais ; c’était quelque chose qui tenait de la joie et de la terreur. Ses lèvres remuaient, quoique je n’entendisse aucune parole. Évidemment il y avait un entretien entre lui et qui ?… Je ne voyais aucun être vivant dans la tente, et le côté vers lequel se portait son regard était précisément celui où était répandu le plus de clarté. Tout à coup il m’appela, en un bond je fus auprès de lui. — Elle n’est plus là, me dit-il, l’avez-vous vue? — Et il me raconta (tout ce que Dieu veut est possible, je devais savoir bientôt qu’il ne se trompait pas), il me raconta qu’il venait de parler à sa mère....

Je ne sais pas pourquoi j’écris ceci. En abordant de nouveau, même par la pensée, ces choses merveilleuses et sacrées, j’éprouve des frissons que je ne voudrais pas sentir, puis une sorte de plaisir auquel je cède. Je ne lui dis pas : « C’est une hallucination, mot que je n’ai jamais compris; vous êtes le jouet de votre imagination, ce que vous avez vu n’existait que dans votre esprit. » J’essayai de le calmer au contraire en acceptant son récit tout entier. Je le félicitai sur ce que le ciel avait permis en sa faveur. « Je vous envie, » lui disais-je, et il ne savait pas tout ce qu’il y avait de vérité dans ce mot, qui partait du fond de mon cœur. Je parvins à le calmer en effet. Quand je vis enfin ses yeux se fermer sous l’influence du sommeil qui devait forcément succéder à tant d’excitations violentes, je m’étendis de nouveau sur mon lit, et voici ce qui m’est arrivé.

Je n’étais pas endormi, il n’y avait aucune vapeur dans ma cervelle, je regardais tour à tour tous les objets qui remplissaient ma tente, quand je sentis auprès de moi quelque chose qui agissait sur toute mon âme et semblait vouloir la tirer hors de mon corps. Puis peu à peu ce quelque chose prit une forme. Je la vis à mon tour, c’était elle. Je fus tout rempli d’une longue épouvante pleine de charme. J’attachai sur ses traits, où rayonnait la lumière du monde inconnu, un regard où je sentis une explosion de caresses étrangères à mes sens et nouvelles pour mon cœur. Tout à coup je compris qu’elle me parlait, quoiqu’aucun mot sorti de sa bouche ne résonnât dans cet air des vivans où Dieu lui permettait de se montrer. Elle me remerciait de ce que j’avais été pour celui qu’elle se repentait d’avoir moins aimé sur cette terre que moi, et elle me suppliait de ne pas l’abandonner à l’heure de la redoutable épreuve qui était proche. Elle me demandait de lui promettre que rien, rien de ce qui peut se passer ici-bas, ne m’empêcherait d’être alors auprès de son enfant. Je ne sais de quelle manière je m’y pris, car moi-même je ne m’entendais point parler, mais je le lui jurai.

A l’instant même elle disparut, je fus comme un homme enseveli vivant sur qui viendrait de retomber le couvercle, un moment soulevé, de son sépulcre. Il y avait pour moi, dans cette atmosphère qu’elle ne vivifiait plus, quelque chose de cruellement terrestre qui m’étouffait. Bientôt je retrouvai dans mon âme la vision que je pleurais, et en songeant à tout cet ordre immortel de faits si ardemment souhaités, dont j’avais la certitude maintenant par d’irrécusables témoignages, j’éprouvai une joie immense. J’en avais fini avec toute une partie de la tristesse humaine, puisque le doute m’était enlevé. — Mais je suis sûr à présent qu’il mourra, et aucune parole, aucune pensée, rien de ce que nous crie notre cœur, de ce que notre raison nous suggère, rien même de ce qui peut nous être révélé par des voies surnaturelles n’adoucira jamais pour nous cette grande, cette invincible douleur de la mort d’un être aimé…..


II.

Dieu me préserve de donner des formes apprêtées à des émotions que j’ai senties et que je voudrais faire partager. Il faut que j’aie recours cependant, pour rendre compte de ce que j’ai entrepris de raconter, à une sorte d’épilogue. Un officier, dont le nom n’importe guère, proposa tout récemment à un jeune prêtre d’aller visiter avec lui les ruines de Sébastopol.

L’abbé de Gastier, ainsi s’appelle ce prêtre, est un de ces hommes qui en chaire, avant d’avoir prononcé une seule parole, ont déjà fait courir un long frisson dans leur auditoire, par tout ce qu’il y a dans leurs traits pâlis d’initiation aux douleurs de ce monde, dans leurs regards enflammés de révélation sur les joies d’une autre vie. Eh bien ! cet humble serviteur de Dieu n’a jamais fait qu’un obscur emploi de sa puissance sur ses semblables. Depuis deux ans, il vit au poste qui lui a été assigné, « rôdant comme un voleur, » pour me servir de l’expression mystique, autour de ceux qu’il essaie de sauver, accourant au moindre signe de qui le réclame, remplissant enfin son ministère avec une infatigable patience et une foi embrasée. L’officier qui voulait l’entraîner à Sébastopol n’était pas, à coup sûr, le modèle des chrétiens. Il avait une religion qu’il accommodait, sans trop savoir lui-même par quels procédés, avec une singulière complaisance pour les coups de sabre et une profonde tendresse pour la faute que, depuis les paroles de Jésus-Christ, on ne punit plus avec des pierres ; mais, poussé vers l’idéal par un invincible penchant, il aimait les prêtres, parce qu’ils sont, disait-il, des êtres forcés de s’inquiéter incessamment des choses surhumaines. Puis l’abbé de Gastier devait particulièrement lui plaire. Ce jeune ecclésiastique avait un tour d’esprit qui le portait à ne repousser aucun mystère parmi ceux mêmes que ne garantit aucune autorité sacrée. Épris du monde invisible, il accueillait avec une joie profonde tous les faits qui lui semblaient appartenir à ces régions désirées. Or l’officier que nous ne nommons pas a pour le merveilleux une passion qui s’augmente, au lieu de s’affaiblir avec le temps. Pendant bien des années, il l’a aimé sans trop y croire, comme on aime tant de choses d’ailleurs. Ne serait-il pas en droit maintenant d’ajouter à son amour un peu de foi? Ceci du reste nous ramène à notre récit.

Le prêtre et le militaire convinrent donc d’aller visiter ensemble les lieux où se sont passées de plus grandes choses qu’aucun bulletin ne pourra jamais en raconter. Ils traversèrent ces tranchées, aujourd’hui couvertes de terre, qui furent si longtemps, en face de la ville qu’elles enserraient, une cité tout entière où l’héroïsme courait les rues. Ils s’engagèrent dans Sébastopol, dépouillé de son mystérieux attrait depuis qu’on ne le regarde plus furtivement, à travers un créneau ou au-dessus d’un parapet, au milieu d’un essaim de balles, mais revêtu déjà de la dignité émouvante des puissances tombées. Leur excursion terminée, comme ils revenaient par les attaques de gauche, la pensée leur prit de visiter le cimetière. C’est un lieu placé auprès de la Quarantaine, où s’élève, entre des files nombreuses de tombeaux, une petite chapelle jaune à toit vert, que les Russes avaient, dit-on, dans une particulière vénération. Pris entre nos travaux et les défenses de la ville, ce champ de repos devint une arène où se passa plus d’une sanglante action. Après le combat de nuit qui le mit définitivement en notre pouvoir, les projectiles ennemis y tombèrent du matin au soir, sans égard pour ce qu’ils y frappèrent. A présent je ne sais pas spectacle d’une mélancolie plus pénétrante et plus haute que cet amas de tombes brisées autour d’une église couverte elle-même de cicatrices. Là, ceux qui n’ont encore porté dans leur cœur que les amertumes égoïstes ou les souffrances domestiques peuvent s’initier aux afflictions des peuples. Le prêtre s’assit sur une tombe mutilée où se lit encore en allemand cette inscription, qui devait emprunter aux événemens une si formidable éloquence : « Dieu fait bien tout ce qu’il fait. » Nos promeneurs, qui depuis longtemps erraient à pied, étaient fatigués. On était d’ailleurs dans les derniers jours de février, et il y avait dans l’air une espèce de sirocco, c’est-à-dire un de ces vents chauds et humides qui, chez certaines natures, chargent le corps de fatigue, tandis qu’ils remplissent l’âme d’excitation. Au loin, une mer, qui ne s’appelle pas pour rien la Mer-Noire, ajoutait à la tristesse d’une terre frappée par la colère des hommes la tristesse éternelle de ces régions, sans cesse frémissantes d’un autre courroux. Des gens moins portés à la rêverie que ceux à qui s’offrait ce tableau n’auraient pu s’empêcher de devenir songeurs.

Pendant quelques instans, tous les deux gardèrent le silence; puis l’abbé, conduit à cette réflexion sans doute par une série de pensées funèbres, dit tout à coup : « C’est ici que Puymarens et le baron d’Hectal ont reçu tour à tour des blessures mortelles. » Ces noms réveillaient une même quantité de souvenirs chez l’homme d’église et chez l’homme d’épée. Liés intimement avec ces deux morts, ils s’enfoncèrent de nouveau dans le silence et la songerie. Enfin, après avoir trouvé sans doute, dans ces royaumes aimés des ombres, les spectres qu’ils cherchaient, ils semblèrent revenir en même temps à la parole et à la vie.

— Vous les avez vus mourir l’un et l’autre? dit l’officier au prêtre.

— Les ai-je vus mourir, dit celui-ci, tous les deux? Et il appuya sur ces derniers mots : tous les deux? Je n’en sais rien.

Et comme son compagnon le regardait avec étonnement, il ajouta d’une voix très émue : — Ce n’est pas un secret, après tout, que je sois obligé de garder; il ne m’a pas été révélé par la confession, ni par une confidence. Est-ce un secret même? Je ne pourrais le dire, c’est peut-être tout simplement une chimère de mon esprit; mais quoi que ce soit, c’est quelque chose qui m’oppresse.

Alors, questionné par l’officier, dont ce début mystérieux avait singulièrement flatté les goûts, voici à peu près comme il parla :

« Le 16 mai au soir, vers neuf heures, on vint m’avertir que M. de Puymarens était au plus mal. Je courus immédiatement auprès de lui, et je trouvai en effet dans toute sa personne les signes de la mort. Le baron d’Hectal, penché sur son front dans une attitude toute maternelle, lui tenait les mains et lui disait d’une voix entrecoupée quelques mots pleins de tendresse. Quand je parus sur le seuil de la tente, le mourant eut une expression de joie : — Ah ! fit-il, nul ne me manquera de ceux qui pouvaient ici m’adoucir un pareil moment… Après s’être plié avec une soumission reconnaissante aux exigences de notre religion, Renaud, qui, semblable à beaucoup de malades, avait, dans ces soins pour son âme, recouvré un peu de force corporelle, se mit à s’entretenir avec moi. Je tâchais de faire succéder aux paroles consacrées de la prière quelques-unes de ces paroles inattendues pour celui même qui les prononce, que Dieu nous envoie quelquefois en de semblables heures, quand on entendit le garde à vous sonner dans la tranchée, et une fusillade des plus nourries s’établir sur un point assez rapproché de nous. Le colonel d’Hectal devait cette nuit-là tenir deux bataillons prêts à prendre les armes au premier signal. Il s’élança hors de la tente. Au lieu de s’éteindre, la fusillade, à chaque instant, semblait prendre une violence nouvelle.

Le temps s’écoulait, et il se manifesta chez Renaud une agitation croissante que je ne savais comment apaiser. — Mon Dieu ! s’écriait-il avec un accent désolé, où l’on sentait la douleur navrante de l’enfant et du malade, le reverrai-je? Il m’avait donné sa parole de ne point me laisser mourir seul... Et me regardant avec un sourire qui me donnait envie de pleurer : — Je me rappelle, monsieur l’abbé, que dans mon enfance je voulais tenir la main de ma mère pour m’endormir; j’aurais voulu tenir sa main, à lui, pour entrer dans ce sommeil éternel.

« Dans ce moment, je vis passer à travers l’ouverture de la tente une tête de soldat qui me faisait un signe. Je sortis, je trouvai l’ordonnance du colonel, ce bon gros Allemand que vous connaissez, avec un visage tout bouleversé. — Monsieur l’abbé, fit-il, je crois que notre colonel est mort. Ils disent qu’il a dû tomber de l’autre côté de la tranchée, peut-être à trente pas de la ville; ils n’ont pas pu retrouver son corps.

« Vous savez comme j’aimais d’Hectal; je sentis un chagrin presque aussi poignant que si l’on m’eût annoncé la mort d’un frère; puis je n’osais point rentrer dans la tente, je pensais avec une terreur indicible au coup que j’allais porter à Renaud. Enfin je pris une résolution courageuse, et je parvins même à maîtriser victorieusement ma douleur, au moins dans son expression, car le mourant ne lut rien sur mes traits.

« Cependant ma tâche devenait à chaque instant plus difficile. Renaud attachait sur moi un regard plein d’une interrogation ardente qui commençait à m’entraîner. Je sentais qu’au risque d’écraser soudain tout ce qui restait de vie dans ce pauvre être, j’allais laisser mon secret s’échapper, quand tout à coup, au haut des trois marches par lesquelles on descendait dans la tente, je vis apparaître le colonel d’Hectal. Il faut qu’ici je ne vous cache rien de ce que j’ai senti, car toute la valeur de mon récit est dans mes impressions. Eh bien! au lieu d’éprouver la joie qui en cet instant aurait dû être le sentiment unique de mon cœur, je fus pris par un effroi étrange. D’Hectal avait une pâleur que je n’avais encore vue sur aucun visage. Puis, que vous dirai-je? c’était lui, je le reconnaissais, et pourtant c’était pour moi comme un inconnu... Mes yeux cherchaient, sans le trouver, ce qui était changé dans toute sa personne. Il s’approcha de Renaud d’un pas qui accrut encore au fond de moi cette crainte singulière dont je ne me rendais pas compte. Je me levai, et je m’écartai fort précipitamment sans doute. Sans m’avoir regardé, ni parlé, ni touché, il se trouva assis à ma place. Il prit la main de Renaud, et, se penchant sur le front du blessé, qui semblait dans un état d’extase, il y appuya ses lèvres. Alors je les considérai tous deux. Leurs regards parlaient une langue qui, je le sentais, n’était pas la mienne, à laquelle Dieu ne m’a pas initié encore aux heures mêmes où je l’ai prié avec le plus de ferveur. L’un semblait faire, l’autre recevoir la confidence de ce secret, qui est la source de toutes les grandes inquiétudes et de toutes les grandes espérances. Du reste, ce spectacle ne me fut donné qu’un instant. Je vis soudain à la même minute le mourant et celui que je ne sais comment désigner s’affaisser ensemble. Animé alors d’un sentiment plus fort que toutes mes épouvantes, je m’élançai vers eux. La tête du colonel reposait sur la poitrine de Renaud. J’appelai, on déshabilla d’Hectal; son uniforme était plein de sang, il avait à l’endroit du cœur une plaie béante. Quant à moi, je me jetai à genoux, et je ne sentis plus dans mon âme qu’un élan de foi immense. Il me semblait que j’avais assisté à un fait étrange, mais qui n’existait plus, dont l’air que je respirais était en quelque sorte affranchi. Comme cela m’était arrivé tant de fois, j’étais tout simplement en prière auprès de deux cadavres.

« Je passai la nuit tout entière au pied du lit où reposaient ces dépouilles mortelles. Le lendemain, quand il fallut rendre à la terre ce qui lui appartient de nous tous, les docteurs voulurent examiner les morts avant de les livrer aux ensevelisseurs. L’aide-major qui visita la blessure du colonel ne comprit pas comment un homme avait pu vivre un seul instant avec une semblable plaie. Puis ce furent des étonnemens sans fin sur d’autres faits plus inexplicables encore. Personne n’avait vu revenir le colonel, on ne savait comment il avait regagné sa tente. Alors, mon cher ami, en interrogeant des papiers qui me furent confiés, j’appris qu’une tendresse d’une nature toute particulière unissait d’Hectal à Renaud, et je fus comme illuminé d’une croyance que rien ne m’enlèvera. J’ai vu un mort marcher et parler. J’ai contemplé, j’ai touché un corps qui n’était plus qu’un suaire. »

— Je me sens très disposé à partager toutes vos pensées, repartit l’officier. Il y a une devise que depuis longtemps je me suis donnée, et dont je m’efforce d’être digne : « Ne rien nier, et ne rien craindre. »


PAUL DE MOLENES.