Les Vers à soie au congrès des orientalistes/01

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LES VERS À SOIE
À L’EXPOSITION DU CONGRÈS DES ORIENTALISTES.
LE VER À SOIE DE L’AILANTE

Au milieu des incomparables richesses exposées depuis un mois au palais de l’Industrie, l’attention des visiteurs a été particulièrement attirée par les diverses espèces de vers à soie dont l’agriculture européenne a été récemment dotée, grâce aux travaux et à la persévérance de M. Guérin-Méneville. L’extrême Orient nous a donné jadis le ver à soie ordinaire, celui qui se nourrit des feuilles du mûrier ; il met aujourd’hui entre nos mains quatre espèces nouvelles, dont les produits, plus faciles à obtenir, habillent dans le Céleste-Empire des populations entières. Parmi celles-ci, les deux producteurs les plus importants de la soie à bon marché, que l’on pourrait appeler la soie du peuple, sont le ver à soie de l’ailante ou vernis du Japon, et les vers à soie du chêne. Nous reproduisons ci-dessous l’aspect du ver à soie de l’ailante, accompagné de son beau papillon, et nous donnons à son sujet des intéressants détails que nous empruntons à l’Économiste français, d’après les précieux documents de M. Guérin-Méneville. Ce ver à soie de l’ailante est le seul qui ait été expérimenté chez nous sur une grande échelle et qui s’y soit naturalisé. Indiqué, il y a plus d’un siècle, par le père d’Incarville, il fut envoyé en Europe par des religieux italiens en 1870, et dut à M. Guérin-Méneville d’être presque aussitôt connu en France.

Le ver de l’ailante présente deux avantages considérables : il vit en plein air, n’exige par conséquent ni les soins, ni les dépenses d’une magnanerie, et ne court pas les risques des épidémies résultant presque toujours des variations de température ; l’ailante, d’un autre côté, pousse avec une extrême facilité dans les terrains les plus ingrats et se maintient vert et frais quand tous les autres arbres jaunissent et s’effeuillent. Nous en avons la preuve dans ceux qui garnissent le boulevard des Italiens, dont la verdure tranche si vivement sur la sécheresse hâtive de leurs voisins. L’ailante est le faux vernis du Japon. Il a été introduit en France par nos missionnaires, dans la seconde moitié du dix-septième siècle. C’est un grand arbre de la famille des térébinthées, dont le nom, dans l’idiome indien, signifie arbre du ciel. Il croît avec vigueur dans le centre de la France. Il a réussi dans les terrains où rien ne pousse, même la mauvaise herbe. Nous n’avons aucun arbre dont la croissance soit plus rapide, et comme aucun animal n’y touche, il constitue la meilleure essence des reboisements de montagnes et de pentes.

Cependant la nouvelle industrie a rencontré des difficultés dans les habitudes prises, dans les préventions toujours si puissantes chez nous et surtout dans la qualité inférieure de la soie produite par le bombyx cynthia. Cette soie ne pouvait pas, dans le principe, se dévider en soie grége au moyen des appareils employés pour celle du mûrier. Cela tient à ce que la chenille du bombyx se ménage une issue dans son cocon pour la sortie du papillon et brise ainsi la continuité de son fil. Ces cocons ouverts devaient donc être traités comme leurs similaires du ver de mûrier, et on ne pouvait en tirer que de la bourre de soie. Mais depuis quelques années cette difficulté a été résolue par la création de nouveaux appareils, et le bombyx de l’ailante produit aujourd’hui de la soie grége avec autant de facilité que celui de nos magnaneries. Les vitrines du palais de l’Industrie contiennent plusieurs échantillons de cette soie grége et des étoffes qu’on peut en tirer.

Aussi la culture de l’ailante et du bombyx cynthia va-t-elle prendre une grande extension. Essayée avec le plus grand succès en Algérie, en Provence, dans la Sologne et dans la Champagne, elle nous apparaît aujourd’hui comme la ressource providentielle des terres impropres à toute autre exploitation. L’expérience a prouvé qu’elle réalise des bénéfices inattendus dans les localités abandonnées jusqu’ici pour leur stérilité. Divers agriculteurs en on fait l’objet d’essais considérables qui tous ont parfaitement réussi. M. le comte de Lamotte-Baracé avait commencé dès 1859 cette acclimatation industrielle de l’ailante, dans son domaine de Coudray-Montpensier (Indre-et-Loire). Il a été imité depuis par MM. Givelet, Cherny-Linguet, Maillet, etc., en Champagne ; par M. de Milly, dans les Landes ; par madame Brevant, née de Morteuil, dans la Côte-d’Or, et par vingt autres personnes qu’il
Bombyx Cynthia. — Vers à soie de l’ailante ou vernis du Japon.
serait trop long de citer. L’un des derniers, M. Usèbe, dont la plantation ne date que de 1866 et a été faite sur une superficie de trois hectares, dans un terrain de sable siliceux, très-léger, où le chêne lui-même restait à l’état buissonneux, — près du château de Milly (Seine-et-Oise), — est arrivé à ce résultat que chaque hectare lui produit près de 300 francs net sur un sol sans valeur, tandis que les meilleures terres de blé ne rendent guère plus de 150 à 200 francs.

On voit par ces résultats l’importance capitale du ver à soie de l’ailante, et par suite l’immense intérêt qui s’attache aux travaux de M. Guérin-Méneville. Malheureusement les obstacles qu’il faut surmonter pour vaincre la routine, terrasser l’indifférence, sont indescriptibles ; mais le premier pas est fait aujourd’hui, et nous souhaitons que notre compatriote poursuive sa route sur un sol aplani, où le succès couronnera son œuvre.

Nous croyons intéressant de compléter les documents qui précèdent en donnant quelques détails sur l’élevage du ver à soie de l’ailante.

Ce ver à soie peut donner jusqu’à trois récoltes par an dans les pays chauds ; mais dans le centre de la France, il n’en donne que deux, et une seule dans le nord. Les deux récoltes correspondent aux deux mouvements de la sève : la première se fait de mai en juin, la seconde, d’août en septembre. Si l’on n’en fait qu’une, elle peut commencer fin juin et se terminer fin août. Dans les régions où les deux récoltes sont possibles, ce sont tous les cocons de la seconde récolte et une portion seulement de ceux de la première qui passent le reste de l’automne et l’hiver, sans donner leurs papillons. Dans les régions plus froides où l’on ne peut faire qu’une récolte, presque tous les cocons se conservent sans éclore jusqu’au printemps suivant. Ces cocons, destinés à la reproduction, doivent être réunis en chapelets de 50 à 100, au moyen d’un fil que l’on passe avec une aiguille, en perçant seulement leur épiderme vers le milieu et en ayant grand soin de ne pas faire pénétrer l’aiguille dans leur intérieur, ce qui tuerait les chrysalides. Ces chapelets sont conservés et suspendus dans une pièce sans feu, si l’on ne veut avoir qu’une seule récolte[1].

Vers la fin de mai, les papillons sortent de ces cocons de grand matin et y restent accrochés tout le jour, pour développer leurs ailes.

Vers le soir, on prend indistinctement les mâles et les femelles et on les enferme dans une cage à parois de grosse toile transparente, dans une sorte de garde manger, ou même dans un panier. Les accouplements ont lieu pendant la nuit, et, le lendemain matin, on prend tous les couples, sans les désunir, et on les met avec précaution dans une boîte (de ponte) couverte avec une toile transparente ou avec une gaze grossière. Dans la journée, les mâles quittent leurs femelles, qui se mettent à pondre contre les parois de la boîte : on retire ces mâles, que l’on remet dans la boîte aux mariages et on laisse les femelles tranquilles.

Chaque soir on met les papillons éclos le matin dans la boîte aux mariages, et chaque matin on en retire les couples pour les placer dans les boîtes de ponte. Chaque jour toutes les femelles mises la veille dans une boite de ponte seront placées dans une autre boîte, et l’on recueillera les œufs qu’elles auront donnés dans la nuit. Ces œufs sont facilement détachés avec l’ongle ou avec un couteau de bois ; on les met dans de petites boîtes en inscrivant la date de leur ponte.

Les boîtes, laissées découvertes, sont placées dans une chambre chauffée à 22 ou 25 degrés centésimaux dans laquelle on entretient constamment de la vapeur d’eau et que l’on arrose fréquemment pour que la chaleur soit assez humide, et l’éclosion des œufs a lieu dix ou douze jours après, et de grand matin.

Dès que les vers paraissent, on place sur la boîte des folioles d’ailantes et ils y montent immédiatement pour commencer à ronger leurs bords.

Vers la fin de la journée, ces parties de feuilles, chargées de tous les vers éclos, sont enlevées délicatement pour ne pas écraser les jeunes chenilles, et on les met sur des bouquets de feuilles entières dont la queue plonge dans des bouteilles pleines d’eau ou dans des baquets couverts d’une planche percée de trous pour recevoir la tige des feuilles.

Les jeunes vers sentant se flétrir les petites feuilles sur lesquelles ils se trouvent, les quittent bientôt pour monter sur celles qui sont conservées fraîches dans l’eau des bouteilles ou des baquets, et ils y peuvent demeurer deux ou trois jours sans autres soins.

Comme les jeunes vers descendent quelquefois le long des tiges et vont se noyer, il faut garnir le goulot des bouteilles d’un tampon de papier ou de linge. Il faut aussi placer quelques feuilles au pied des bouteilles, pour que les vers qui viendraient à tomber par accident puissent s’y réfugier, en attendant, qu’on les ait replacés sur des bouquets.

Les feuilles, trempant dans l’eau, ne tardent pas à être dévorées par les vers, et ceux-ci s’échapperaient de tous côtés et se disperseraient, si l’on négligeait de leur donner une autre nourriture. Pour cela il suffit de placer près de ces bouquets dévorés ou flétris, d’autres bouteilles garnies de feuilles fraîches, et les vers passent d’eux-mêmes sur ces nouvelles feuilles.

Si l’on fait une éducation importante, on peut poser les vers sur les baies d’ailantes au bout de deux ou trois jours ; mais il faut éviter de faire cette translation par un mauvais temps et au moment où les vers sont endormis pour la première mue.

À partir de ce moment, il n’y a plus à s’occuper de ces vers à soie que pour donner la chasse aux oiseaux, surtout aux mésanges et fauvettes, si l’on en voyait venir un trop grand nombre dans la plantation, et pour les préserver, dans certains pays, des fourmis, guêpes, etc. qui ne peuvent plus leur nuire sérieusement quand ces vers ont acquis une certaine grosseur. Dans de petits essais, faits dans un jardin en ville, près d’une ferme ou d’un bois, ces attaques peuvent nuire gravement à une éducation d’expérience et la détruire, comme elles détruisent d’autres cultures placées dans les mêmes conditions ; mais dans une éducation faite en rase campagne et sur une assez grande échelle, comme celle de M. le comte de Lamotte-Baracé, dans Indre-et-Loire, le déchet produit par les attaques des ennemis est le même que celui qu’ils font subir à nos autres cultures ; c’est la dîme que nous payons et que nous payerons toujours aux parasites, ce qui n’empêche pas nos céréales, nos vignes, etc. de nous donner des produits dont nous nous contentons depuis des siècles. Du reste, plus les éducations de ce ver à soie s’étendront, et plus cette part due aux parasites sera proportionnellement minime.

Environ un mois après la pose de ces vers sur les ailantes, si la saison est favorable, ils font leurs cocons contre une feuille ou au bout d’un rameau, en prenant soin de fixer solidement la feuille et le cocon à la tige au moyen d’un véritable ruban de soie, et il ne s’agit plus que de détacher ces cocons cinq ou six jours après leur formation, pour faire la récolte.

Voir suite.



  1. Dans les pays où l’on veut avoir deux récoltes, il faut conserver les cocons dans une pièce chauffée, ce qui hâte l’éclosion des papillons, en les faisant apparaître au commencement de mai ou même un peu plus tôt.