Les Trois Nuits de Don Juan/Texte entier

Calmann-Lévy (p. C-324).


JEANNE MARAIS


―――――


Les Trois Nuits


de


Don Juan


— ROMAN PARISIEN —


DEUXIÈME ÉDITION


PARIS


CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS


3, rue auber, 3






LES TROIS NUITS


DE


DON JUAN



DU MÊME AUTEUR




LA CARRIÈRE AMOUREUSE 
 1 vol.
LA MAISON PASCAL 
 1 —
NICOLE, COURTISANE 
 1 —


En préparation :

LE HUITIÈME PÉCHÉ.

LE FRUIT DÉFENDU.




Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays.




Copyright, 1913, by calmann-lévy.



e. grevin — imprimerie de lagny



JEANNE MARAIS


―――――


LES TROIS NUITS


DE


DON JUAN




PARIS


CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS


3, rue auber, 3






PRÉFACE



À l’instar des produits de bonne marque, les grands artistes connaissent la contrefaçon : derrière la femme de théâtre probe et convaincue, se dresse sa caricature : la théâtreuse. Désormais, à côté de la vraie femme de lettres, — celle qui ne confond point le scandale avec le succès, — surgit cet être nouveau : la lettreuse.

Ceci est le roman de la créature sans scrupule, sinon sans talent, dont l’esprit détraqué ne recule devant rien pour assouvir son appétit de notoriété ; — et qui va jusqu’au crime passionnel, parce qu’elle est sûre d’être acquittée et songe que les journaux, en rendant compte du drame, donneront la liste complète de ses œuvres — voire l’adresse de son libraire.

Ainsi, le fait divers d’aujourd’hui tourne à la publicité gratuite.

Le moyen est facile : lorsque son éditeur ne tire pas assez d’éditions, l’auteur tire des coups de revolver — sur son mari, sur son amant, sur un passant… sur n’importe qui. Et le « bon à tirer » envoyé à l’imprimerie peut fournir un jeu de mots ironique.

N’y en eût-il qu’une seule, la brebis galeuse est un danger pour le troupeau ; il faut combattre le prestige de l’auréole rouge.

Voilà pourquoi cette histoire — qui aurait pu arriver, car elle renferme toute l’invraisemblance des histoires vraies — s’efforce de présenter telle qu’elle est, c’est-à-dire haïssable, la lettreuse malsaine et déséquilibrée, pour qui la vengeance n’est qu’une manière de réclame et l’esclandre une Gloire en strass.

À présent que son arrivisme et sa névrose lui font juger que la vie d’un honnête homme vaut moins qu’un mauvais bouquin, il est utile de percer à coups d’épingle la personnalité du bas-bleu, ainsi que l’on crève une baudruche trop soufflée.

Et cela sera la moralité d’un livre en apparence immoral.


JEANNE MARAIS.


LES
TROIS NUITS DE DON JUAN



I

— Salut, don Juan !

— Voyons, Lorderie, laisse-moi donc tranquille !

— Messieurs, je vous présente mon très cher ami Maxime Fargeau… Critique littéraire de son état et séducteur de profession : les plus belles pensées du monde dans la plus belle tête de Paris…

— Est-il taquin, ce Lorderie !

— Le dilettante de l’antithèse : garçon d’esprit, mais homme de cœur ; confrère — et fraternel… Spirituel comme une femme laide, bien qu’il soit aussi joli qu’un fat imbécile… Figurez-vous Cyrano, avec les traits de Christian… Villemessant, sous le masque de Bel-Ami… Voltaire, idéalisant son sourire simiesque sur la bouche parfaite de don Juan.

— Monsieur Lorderie, tu m’embêtes !

— Don Juan !… C’est le surnom que porte Maxime Fargeau — urbi et orbi — parce que les seules femmes qu’il n’a pas eues sont celles qu’il n’a pas voulues… Et les seules qui ne lui ont point cédé sont celles qui ne l’ont point connu…

— Assez, Lorderie !

— Pour terminer ce portrait garanti ressemblant, j’ajouterai, messieurs, que Maxime Fargeau appartient désormais à l’Écho National, où il s’adjoint à moi pour faire la chronique des livres… Tiens, appuie-toi ça, mon camarade !

Jacques Lorderie, critique littéraire de l’Écho National, saisissait, au hasard, des exemplaires de presse déposés sur une table et les lançait à la tête de Maxime Fargeau qui s’abritait de son mieux contre cette avalanche de bouquins. Les volumes encore empaquetés tournoyaient devant ses yeux et les étiquettes des librairies semblaient rivaliser d’adresse. Il reçut un Plon sur l’épaule et un Ollendorff en plein estomac ; à peine s’était-il garé, qu’un Fasquelle sournois le frappait en traître par derrière.

Maxime ramassa posément chaque projectile, et murmura avec un sourire :

— Voilà la revanche des livres… C’est bien leur tour : j’ai si souvent tapé sur eux !

C’était dans la salle de rédaction du journal. Les deux collaborateurs littéraires avaient envahi les « Informations politiques » : une longue pièce rectangulaire, égayée d’ampoules électriques et de caricatures fichées aux murs par quatre punaises. Trois jeunes gens fumaient, adossés à la cheminée, et plaisantaient avec Fargeau et Lorderie, tandis qu’un vieux rédacteur sexagénaire persistait à travailler, penché sur sa table, méditant les dépêches de l’étranger, sabrant les morasses de deleatur rageurs, et, de temps en temps, grognait dans sa barbe blanche :

— Allons, messieurs, un peu de calme… C’est assourdissant, ce vacarme !

Sur quoi, les autres poussaient des cris d’animaux, que dominait soudain la sonnerie aiguë du téléphone. Par moments, un timbre retentissait ; aussitôt, l’un des jeunes gens se précipitait vers la porte de gauche et pénétrait dans la pièce voisine : le bureau du rédacteur en chef.

Tout en replaçant machinalement les volumes épars sur la table, Fargeau soupira, à l’idée de la besogne proche :

— Dire qu’il va falloir avaler tout ça !… C’est effrayant ce qu’on écrit de livres ! Qui diable peut acheter cette masse de papier ?… Ô lecteur intrépide, accueille l’hommage de ma reconnaissance d’homme de lettres !

Il développa quelques exemplaires :

— Et rien que des noms d’inconnus !… Avec quelle magnanimité les libraires encouragent la jeune littérature ! Vraiment, messieurs les éditeurs sont d’une indulgence et d’une générosité désolantes : ils acceptent beaucoup trop d’auteurs…

— Sans compter les amateurs qui s’impriment à leurs frais, glissa Lorderie.

L’éternelle récrimination menaçait de se prolonger, lorsque l’entrée d’un garçon de bureau opéra une diversion.

L’homme jeta trois journaux du soir sur un guéridon, remit deux lettres à Fargeau et à Lorderie, puis tendit une carte à l’un des jeunes gens.

— Bien ! Je reçois ; fit le journaliste, après avoir regardé la carte. Et il sortit brusquement.

À son tour, le vieux rédacteur quitta la pièce, emportant de nombreuses paperasses avec l’allure mystérieuse et candide d’un bon bureaucrate investi de pouvoirs insignifiants.

Dès qu’il eut disparu, les deux journalistes qui restaient échangèrent une grimace de singes en gaieté. L’un ricana :

— Si ce naïf vieillard va chez Perrault, il pouvait s’épargner la route.

Perrault était le rédacteur en chef. Lorderie, se rapprochant d’eux, questionna :

— Pourquoi donc ça ?

— Vous demandez pourquoi, monsieur Lorderie ?… Voyons ! Il est cinq heures… c’est mardi… Ignorez-vous que Perrault a rendez-vous avec sa maîtresse, une fois par semaine, et qu’il la rejoint là-haut, dans sa chambre, — ce qui lui économise son temps, outre la location d’un aimoir meublé ?

— Qu’est-ce que vous chantez ? intervenait Fargeau, abasourdi.

— Votre arrivée parmi nous est encore récente, monsieur ; répliquait le journaliste. Sans cela, vous sauriez que notre directeur a fait aménager une chambre à l’étage au-dessus, afin que le rédacteur en chef puisse coucher ici-même, les nuits de grosse besogne, quand des événements sensationnels forcent le journal de rouler à une heure tardive… Perrault ne profite pas de son lit que pour y dormir… voilà.

— Mais… vous êtes tous au courant de cette… habitude ? insistait Fargeau.

— Oui… sauf le patron, naturellement.

Le rédacteur, s’interrompant, interpella son collègue :

— Eh bien ! C’est le moment, hein ?… Allons chahuter au Secours immédiat.

Devant la mine effarée de Fargeau, il expliqua :

— Le bureau de la caisse du Secours immédiat est à côté de la chambre de Perrault… Chaque fois que notre rédacteur en chef se trouve enfermé avec sa bonne amie, nous nous amusons à faire du potin dans la salle voisine… les cloisons sont fort minces… ce qui nous donne le plaisir d’entendre Perrault recommander de sa voix de stentor : « Parle donc plus bas, Zaza !… ou ces animaux se douteront qu’il y a une femme chez moi. »

Le jeune homme reprit, s’adressant à son compagnon :

— Alors… nous montons ?

Sur le pas de la porte, il se retourna, pour demander à Lorderie :

— Cher maître… si on téléphonait, vous seriez joliment aimable de répondre à notre place ?

Et les deux journalistes s’esquivèrent, laissant les critiques en tête à tête.

Maxime Fargeau et Jacques Lorderie s’étaient connus au collège. Maxime, très beau, — d’une vigoureuse beauté de jeune dieu hellène — se distinguait auprès de ses condisciples grâce à sa force, sa souplesse dans tous les exercices, et déconcertait ses professeurs par un esprit trop brillant, trop subtil, qui saisissait la leçon du premier coup, sans le mérite d’une difficulté, avec l’agilité même que déployaient ses bras pour atteindre la barre fixe, au gymnase : Maxime exécutait en se jouant cette double acrobatie des muscles et du cerveau.

Jacques Lorderie, de figure quelconque et d’intelligence moyenne, estimait prodigieusement la supériorité du camarade le mieux doué de la classe. D’ordinaire, ces admirations de jeunes deviennent de la jalousie d’adultes. À rebours des autres, l’affection de Lorderie — loin d’être gâtée par l’envie — s’était accrue avec les années : ce médiocre avait un cœur de caniche.

Les deux jeunes gens s’étaient lancés dans la carrière littéraire : bien que confrères, ils étaient restés unis. Jacques Lorderie, servi par un talent de demi-teinte, terne, correct, effacé, — un de ces talents passe-partout qui ne rencontrent aucun obstacle parce qu’ils demeurent inaperçus, tels ces invités obscurs qui s’empiffrent dans un banquet sans qu’on songe à leur retirer les plats ; — Jacques, qui possédait quelques amis quoiqu’il n’eût pas de fortune, avait obtenu la critique de l’Écho à l’aide de relations.

Maxime Fargeau devait surmonter plus de difficultés. Ses charmes physiques, ses aventures tapageuses, sa réputation de don Juan inconstant et irrésistible, aux caprices fugaces, aux fantaisies impertinentes, lui avaient aliéné tous les hommes et quelques femmes, — ce qui obstruait son chemin d’embûches astucieuses.

À trente-cinq ans, Maxime piétinait toujours, opposant sa verve étincelante, ses qualités rares sa notoriété naissante aux attaques parties on ne savait d’où, qui lui disputaient le succès, pas à pas.

C’était à cette époque que Jacques Lorderie lui offrait de partager ses attributions ; Fargeau, tiré d’embarras grâce à son ami, acquérait une position stable.

Jacques et Maxime profitèrent du silence qui régnait dans la salle désertée, pour prendre connaissance de leur courrier.

Jacques décacheta sa lettre : une seconde enveloppe apparut, qui portait cette suscription : Pour remettre à M. Maxime Fargeau.

De son côté, Maxime retirait, du pli qui lui était adressé, une lettre fermée libellée au nom de Monsieur Jacques Lorderie.

Les deux amis échangèrent leurs missives avec un sourire complice.

— Tiens ! observa Lorderie, c’est la première fois qu’elles nous arrivent dans la même distribution.

Fargeau et Lorderie étaient mariés tous les deux et trompaient leurs femmes avec une égale courtoisie, pleins d’égards prudents et de ménagements affectueux.

Lorderie, adorant la paix du foyer, respectait la tranquillité d’une épouse peu clairvoyante.

Fargeau dissimulait ses infidélités par un souci beaucoup plus tendre. Sensuel et séduisant, il obéissait à la destinée qui lui avait façonné une plastique incomparable, l’avait pétri d’une chair voluptueuse et l’exposait à la tentation des plus rares conquêtes. Mais, ce don Juan aimait son Elvire : uni à une délicate créature, frêle, sensible et dévouée, il l’avait toujours préservée des surprises douloureuses, des soupçons justifiés. Après cinq ans de ménage, Renée Fargeau — peu mondaine, vivant à l’écart — ignorait encore les prouesses galantes de son mari et la renommée qu’elles lui valaient dans tout Paris.

Fargeau s’effrayait parfois en songeant combien ces intrigues perpétuelles qui le blasaient sans l’assouvir, eussent fait souffrir Renée, au cas d’une découverte. Il réfléchissait : « Est-ce bête, pourtant, de risquer le bonheur d’une femme pour la nuit d’une fille ! » Et il continuait…

Il se comparait à ces joueurs enragés, qui hasardent chaque jour leur fortune afin de ponter sur un canasson infâme.

Les deux critiques recevaient toute correspondance illicite au bureau de l’Écho National.

Par surcroît de précautions, les maîtresses de Lorderie et de Fargeau avaient la consigne d’adresser, sous double enveloppe, leurs caresses épistolaires à l’ami de leur amant. Ils se repassaient réciproquement la contrebande amoureuse de ces billets doux. Si, par hasard, l’une des femmes légitimes avait trouvé et ouvert quelque lettre parfumée envoyée à son mari, elle n’aurait éprouvé — en déchirant le pli intérieur — que le plaisir d’apprendre l’infortune de la voisine.

Tandis que Jacques parcourait d’un œil négligent le rectangle de papier vélin chevauché d’une écriture nerveuse, Maxime plaisanta :

— Voilà une liaison qui ne date pas d’hier !

— Comment le sais-tu ? s’exclama Lorderie avec surprise.

Jusqu’ici, Fargeau — peu bavard — et Lorderie — peu curieux — s’étaient tu leurs aventures respectives.

— Oh ! c’est très simple, répliqua Maxime. Au lendemain d’une nouvelle conquête, nous dévorons sa lettre d’amour, tout émus d’ardeur passionnée : c’est notre bulletin de victoire. Après une semaine, nous pensons, avant de l’ouvrir : « Diable ! Il va falloir encore répondre ! » Au bout du mois, nous maugréons : « Non ! Elle abuse… » Et la précieuse lettre d’amour, le bulletin de victoire du début nous produit l’impression d’un papier d’affaires ennuyeux, d’une espèce de quittance de loyer dont le propriétaire nous aurait forcés à prolonger le bail…

Maxime conclut :

— Eh bien, mon cher, à ta façon nonchalante de déchiffrer ce griffonnage, je présume que tu en es à la période où l’on souhaite de donner congé.

— Hélas ! gémit Lorderie. Ça dure depuis deux ans.

Il ajouta, toisant Fargeau avec une envie admirative :

— C’est toi qui ne commettrais pas de ces sottises ! Beau et volage, tu ignores les déceptions de la trahison, le dégoût des amours qui s’éternisent… Tu es heureux, joli garçon !

— Peuh !… Si tu crois que c’est gai, d’être consacré joli garçon !… Depuis le temps qu’on me prête ce rôle d’Antinoüs, il finit par m’horripiler.

Fargeau, l’air excédé, poursuivait d’une voix âpre et sincère :

— La beauté ! Nous l’avons remisée avec les chlamydes et les nudités splendides de l’antiquité : aujourd’hui, c’est un luxe démodé. T’imagines-tu Apollon en redingote ? Chez l’homme moderne, la perfection plastique n’est qu’un ridicule de plus… Et puis, cela m’exaspère de devoir mes succès à ce que je méprise en moi ! Mon cœur, mon esprit, mon âme, ça ne compte pas aux yeux des femmes : elles aiment seulement mon visage. Aucune de celles qui ont traversé mon existence n’a daigné m’apprécier pour un autre motif que ces stupides agréments extérieurs… Maman était fière de mes boucles blondes plus que de mes progrès en latin ; mes maîtresses se donnent, dès leur premier regard… Seigneur, quelle est l’amante idéale qui ne me répétera pas, pendant les effusions d’usage : « Ah ! mon chéri, comme tu es beau !

— Cependant, il y a peu d’hommes à qui on puisse dire pareille chose en telle occurrence, susurra Lorderie.

— L’autre jour, continuait Maxime, au cours d’un article, je vante le talent de Thérèse Robert, la femme peintre qui expose au Salon d’Automne… mademoiselle Robert vient me remercier au journal : crac ! à peine m’a-t-elle vu, qu’elle m’offre — que dis-je — qu’elle exige de faire mon portrait… M’agace-t-elle aussi, celle-là, avec ses éloges d’artiste qui détaille un homme comme un paysage et vous lance l’épithète louangeuse à bout portant, sans ménagement, d’une belle voix tranquille de femme asexuée par sa profession…

— Est-elle jolie ?

— Une horreur, mon cher… Une pauvre vieille fille disgraciée (elle n’a que trente ans, mais elle en paraît quarante,) des yeux ternes, des cheveux rares ; un visage boursouflé d’acné et de cicatrices de variole ; le nez camus, les dents grises, et une taille plate à faire frémir… Pouah !

Maxime ajouta :

— Jolies ou laides, elles m’énervent toutes, avec leur admiration… Ma parole, je rêve d’une maîtresse aveugle !

— Alors, toi aussi, tu te plains de ton amie ? questionna Lorderie.

— Elle m’excède à force de banalité.

— La mienne, au contraire, me fatigue par l’humeur baroque d’une nature excentrique.

— Sa stupidité me rebute. Elle est d’une bêtise écœurante…

— Ah ! ne maudis point les sottes ! interrompit Lorderie avec conviction. On voit bien que tu n’es pas l’amant d’une femme de lettres…

Il poursuivit, répondant à l’interrogation muette du regard de Maxime :

— Oui ! ma maîtresse est bas-bleu. Je l’ai connue, il y a deux hivers… Elle publiait son premier roman ; j’en fis une critique flatteuse à la « Chronique des livres. » Elle me rendit visite, ici même… C’était une jeune personne de vingt-trois ans, simplette et pas vilaine avec ses grandes prunelles sombres qui lui mangeaient toute la figure, — une petite figure fine et mobile de nerveuse impressionnable… Dans notre carrière, il est assez rare de rencontrer une intellectuelle qui ne soit ni laide ni prétentieuse. Je le lui dis naïvement : « C’est chic, une petite bonne femme comme vous, qui a du talent… et des yeux tout de même ! » Elle riposta, malicieuse : « Faut-il donc être frappée de cécité pour savoir écrire ? » Enfin, ce soir-là, je m’épris d’elle — brusquement… Je lui pressais les doigts, la paume des mains, en lui parlant de son livre… J’étais plus ému qu’un potache. Elle, reconnaissante, enfiévrée par l’aube de succès que lui prédisait mon article, céda très facilement… Ce fut une idylle délicieuse — et brève. Ah ! mon ami : quelle rosse !… Figure-toi qu’elle se met tout à coup à prendre son métier au sérieux, elle travaille avec une obstination d’ambitieuse, pond trois romans en deux ans, me révèle un tempérament de fer, une volonté froide qui calcule, mesure la durée du plaisir, ignorant les faiblesses des sens. Me voilà accolé à une femme qui m’impose son énergie, me répète à tout propos — et surtout hors de propos : « Tu n’es qu’un jouisseur, tu n’arriveras jamais. » Car elle me reproche d’être satisfait de mon sort : « On doit toujours monter plus haut. » Si elle n’était de pure race aryenne — puisque artiste — je croirais qu’elle a du sang juif dans les veines… Son intelligence est grecque ou latine, mais son caractère est fils d’Israël… Elle m’accable de critiques acerbes. Sur l’oreiller même, sa manie professionnelle la poursuit : entre deux baisers, elle me rappelle à mon devoir d’écrivain, m’excite à travailler plus consciencieusement, à produire moins hâtivement… Par moment, il me semble que je couche avec mon éditeur !

Jacques termina, à bout de souffle :

— Elle me récompense mal de lui avoir obtenu une collaboration régulière à l’Écho National !

Maxime, qui l’écoutait avec une attention soutenue, dit :

— Elle collabore au journal ?… Mais il n’y a qu’une femme, en ce moment, qui possède ici une rubrique attitrée… Serait-ce ?…

— Francine Clarel : oui, parbleu ! répliqua brutalement Lorderie.

Maxime sourit, s’amusant du contraste que pouvaient présenter deux situations similaires : ainsi, Jacques était l’amant de Francine Clarel, cette femme de lettres qui commençait à se faire connaître, et il en éprouvait la même satiété que Fargeau à l’égard d’une sotte.

Jacques reprit :

— Tu sais désormais quelle est la signataire des lettres qui m’arrivent par ton entremise, mon cher Fargeau… Allons ! C’était fatal : la discrétion est superflue entre deux vieux camarades comme nous… Et la tienne, comment s’appelle-t-elle ?

— Annie Dumesnil, répondit brièvement Maxime.

— Annie Dumesnil ! s’écria Lorderie. La chanteuse de la Scala ?… Mais elle est charmante ! C’est une ravissante petite caille blonde et dodue, une jolie boule rose de chair fraîche et jeune… Moi, je raffole des blondes ; naturellement, ma maîtresse est brune.

— Ah !… Je n’ai jamais vu Francine Clarel.

— C’est une sauvage sédentaire, elle se montre à peine… Tu la rencontreras peut-être ici, un jour ou l’autre. Peste ! mon cher Maxime, je te trouve difficile : Annie est une amie enviable.

— Certes, elle est jolie fille, concéda Fargeau ; mais si bête !

— Sapristi ! Elle me conviendrait mieux que Francine, soupira Jacques. Elle a beaucoup moins d’esprit et un peu plus d’appas… Entre une maigre spirituelle ou une niaise grassouillette, qui commettrait l’aberration de choisir la première ?

— Moi ! plaisanta Fargeau. Je ne te comprends pas de préférer la plus banale cabotine à mademoiselle Francine Clarel… Décidément, aux yeux du coq, la perle ne vaudra jamais le grain de mil…

Jacques lui coupa la parole :

— Le coup de foudre à distance… Pan ! Ô mystères de l’électricité ! Voilà un homme qui tombe amoureux — subitement — d’une femme qu’il avoue n’avoir jamais vue !

Maxime haussa les épaules :

— Je ne m’occupe guère de la femme, pour l’instant… Seulement, j’ai lu les romans de Clarel et je lui trouve un esprit bizarre, une mentalité très particulière — qui m’intrigue un peu, c’est vrai. J’aime cette étrangeté… Son caractère — d’après tes confidences — me paraît dangereusement attirant… Des êtres de cette force, on doit les conquérir par sa force : les tenir, les mater, les posséder — cœur et sens, chair et cerveau… Une amante capable de penser ! Mais, c’est l’Antée qui nous terrasse dès que nous desserrons l’étreinte de nos bras… En effet, je conçois qu’une telle liaison pèse un peu lourd quand vos épaules sont légères.

— Tu as raison, repartit Jacques, d’un air détaché : Francine est trop compliquée pour moi… Et je te la céderais volontiers, contre ta maîtresse… Après tout, nous avons bien échangé nos correspondances respectives : pourquoi n’échangerions nous point celles qui les ont rédigées ? Je constate que la personnalité de Clarel excite ta curiosité, je t’avoue que l’image d’Annie Dumesnil aguiche ma concupiscence. Il faut quelquefois rectifier les erreurs du petit dieu étourdi qui lance ses flèches à l’aveuglette… Et puis, ces choses ont si peu d’importance ! Nous estimons tous deux que chacun de nous est mieux partagé que l’autre : essayons d’un troc. Ça nous distraira.

— Tu parles sérieusement ?

— Très.

— Alors, c’est un pari ?

— Si tu veux.

Fargeau avait pâli, ses yeux brillaient de convoitise. Il déclara soudain :

— Eh bien, j’accepte !… L’idée est cocasse. La palme sera décernée à celui qui aura réussi le premier à perpétrer cet adultère extra-conjugal et non prohibé… Car, il s’agit aussi d’obtenir le consentement de la partie adverse… Saurai-je subjuguer Francine Clarel ?

— Allons donc ! protesta Lorderie. Dès qu’une femme t’a regardé, elle défaille sur ta poitrine.

— Hélas ! je le déplore assez… Mais celle-là ?

— Celle-là surtout… Les femmes dites supérieures apprécient d’abord la beauté physique du mâle, le côté charnel de l’amour… Il n’y a pas plus matérielle qu’une cérébrale… Elle n’ignore point le néant des divagations platoniques : où il n’y a rien, madame Méphisto perd ses droits. Francine ne te sera guère rebelle, don Juan ! Mon sort a plutôt lieu de m’inquiéter… Comment m’y prendrai-je, pour séduire Annie ?

— Écris dans quelque canard que mademoiselle Dumesnil possède une voix délicieuse et qu’il est honteux de laisser chanter au café-concert une artiste dont la place est à l’Opéra-Comique. Je connais Annie : c’est la reconnaissance même, et sa mère — prévoyante Cardinal — ne lui a enseigné qu’une manière de remercier les gens. Admire ma loyauté, Lorderie : je te fournis déjà des bottes de sept lieues et la partie n’est pas commencée…

— Parbleu ! Tu te sens assez fort pour me rendre des points avant de jouer aux dames.

— À propos, où diable pourrai-je rencontrer Francine Clarel ?… Tu me présenteras ?

Le trille vibrant d’un appel téléphonique interrompit Fargeau.

— Zut, toi ! grogna Lorderie en s’adressant à l’appareil.

Il décrocha le récepteur d’un geste bourru :

— Allô ?… Le ministère de l’Intérieur ?… Bon… ne quittez pas.

Il céda sa place à l’un des deux rédacteurs qui rentraient au même instant.

Devant les journalistes, Fargeau et Lorderie changèrent de conversation. Maxime questionna, gouailleur :

— Eh bien ! Est-ce que Perrault a réintégré son bureau, maintenant ?

— Je crois que oui, répondait le jeune rédacteur.

— Tant mieux… Je vais lui demander son service pour la générale de demain.

Maxime se dirigea vers la porte de gauche à laquelle il frappa.

— Entrez ! cria une voix claire.

Fargeau poussa le vantail entre-bâillé, et pénétra dans la pièce en le refermant derrière lui.

Il embrassa le cabinet d’un coup d’œil circulaire : le rédacteur en chef ne s’y trouvait pas. Mais, debout, devant la cheminée, une longue jeune femme, grande et mince, examinait distraitement des clichés de cuivre posés sur le rebord de marbre. Fargeau la détailla, avec sa curiosité professionnelle d’homme à bonnes fortunes : elle avait une figure régulière et froide, aux traits un peu durs. Maxime la jugea d’origine espagnole, ou italienne : son teint rappelait la pâleur mate des chairs de Murillo, mais, la courbe arrondie du menton, la rougeur voluptueuse des lèvres charnues, le dessin minutieux des paupières sous l’ombre épaisse des sourcils évoquaient plutôt la manière du Vinci. Fargeau pensa : « Elle ressemble à la Belle Ferronnière… Fichtre ! Si j’étais à la place de Perrault, voilà une visiteuse que j’inviterais à monter à l’étage au-dessus. »

À son tour, la jeune femme le considéra. Maxime en éprouva un certain embarras, gêné par ses yeux noirs dont il remarqua la fixité profonde : elle le dévisageait lentement, longtemps, d’un regard presque machinal. Et Fargeau sentit très bien, tout à coup, que c’était là sa façon habituelle de regarder chaque objet, et qu’elle ne soupçonnait même pas la paisible hardiesse de ses prunelles insistantes, irritantes…

Maxime s’énervait : ce tête-à-tête silencieux l’imprégnait d’un malaise indéfinissable. Il poussa un soupir de soulagement lorsque Perrault — rouge, essoufflé — fit irruption dans son bureau.

Le rédacteur en chef se précipita au-devant de l’inconnue :

— Bonjour, chère amie, s’écria-t-il. Excusez-moi… Vous m’avez attendu… J’avais donné l’ordre de vous introduire ici, directement… J’étais chez le patron.

Maxime sourit. Perrault l’aperçut :

— Tiens, vous êtes là, Fargeau… Au fait, mademoiselle ne vous connaît pas : vous appartenez au journal depuis si peu de temps. Ma chère amie, je vous présente monsieur Maxime Fargeau, notre nouveau critique littéraire…

Maxime s’inclina, — impatient de savoir à son tour quelle était cette jeune personne au maintien glacial et aux yeux troublants.

Alors, — prenant la voix sonore du journaliste enchanté d’exhiber le collaborateur qui porte un « nom », — Perrault annonça vaniteusement :

— Mademoiselle Francine Clarel !



II


— Francine ?… C’est une fille charmante, une nature exquise… Ne croyez pas le mal qu’on vous a dit d’elle, monsieur Fargeau !

Thérèse Robert ponctuait ses paroles d’un geste énergique de sa main gauche qui agitait la palette ainsi qu’un grotesque éventail barbouillé de couleurs.

C’était chez la femme peintre, dans son atelier de la rue de Courcelles.

Maxime s’était résigné aux séances de pose : son portrait s’annonçait magnifique.

Or, préoccupé de son pari, obsédé par sa rencontre avec Francine, Fargeau venait de lancer le nom de Clarel au milieu de la conversation, — s’inspirant des commentaires de Lorderie, pour juger la jeune femme. Et voici qu’il éprouvait une stupeur à entendre Thérèse Robert protester :

— Francine est en butte aux médisances parce qu’elle a du talent… Voyez-vous, le talent, c’est un grand seigneur qui sort à pied : alors, les manants s’amusent à jeter de la boue sur son manteau.

— Ah çà !… Vous connaissez donc Clarel ? questionnait Fargeau, intrigué.

— Mais oui… Depuis qu’elle habite dans cette maison. Il y a dix-huit mois, elle a loué l’appartement d’à côté. Des rapports de voisinage se sont établis ; nos positions identiques d’artistes indépendantes, sans famille, nous ont liées très vite et très intimement.

— C’est drôle, ces hasards… Aurais-je pu me douter que vous êtes justement son amie !

— Pourquoi cela vous paraît-il singulier ?

— Parce que…

Fargeau s’arrêta et sourit. Il reprit sur un autre ton :

— Je suis en relations suivies avec un familier de Clarel : le critique Lorderie. Vous ne le fréquentez pas, je crois ?

— Lui ? Ah ! non, par exemple ; un homme qui a le nez retroussé et les joues en poire !

Thérèse ajouta à demi-voix, d’un air discret, informé :

— Certaines femmes ont bien mauvais goût… C’est si délicieux de contempler une créature parfaite… À la place de Francine, je ne me serais éprise que d’un être très beau… Elle possède un charme si original… Je vous assure qu’on l’apprécie sans bienveillance, quand on lui prête une sécheresse, un égoïsme d’arriviste. Mais aurait-elle cette âme froide, qu’il faudrait l’aimer, malgré tout. Lorsqu’une femme est attirante, on ne lui trouve aucun défaut… Et sa grâce lui octroie le privilège de se laisser chérir sans rien faire pour gagner notre cœur.

Maxime examinait Thérèse : avec ses yeux rouges, son petit nez camus aux narines serrées et sa face grêlée, la vieille fille lui semblait hideuse. Il eut un cri sincère :

— Ben ! Vous n’êtes pas jalouse, vous, au moins !

— Je ne me regarde jamais dans la glace… c’est pour ça.

Elle avait riposté avec une bonne humeur affectée que démentait son sourire triste.

Fargeau maudit sa franchise intempestive et voulut réparer la gaffe en détournant l’entretien. Il demanda :

— Est-ce que mademoiselle Clarel vient souvent ici ?

— Oui… Elle me rend visite, le soir… c’est l’heure à laquelle mes amis savent qu’ils ne me dérangeront pas : je travaille rarement à la lumière. J’ai pris l’habitude de recevoir après le crépuscule : au diable les deuxième et quatrième samedis, les premier et troisième mardis !… Mon « jour » à moi, c’est la nuit tombante.

Maxime s’épanouit : une occasion s’offrait de revoir Francine sans avoir besoin de l’entremise de Lorderie ; il résolut d’en profiter. Par coquetterie, il avait refusé l’aide de Jacques : c’eût été si humiliant, pour un séducteur, que d’accepter le concours même du rival complaisant ! Humiliant… et trop facile : aux yeux des maraudeurs raffinés, les fruits des basses branches n’ont aucune saveur.

Thérèse s’était tue, recommençant dépeindre. Et Maxime songeait, avec cette promptitude, cette mobilité nerveuse que donne à la pensée l’attitude immuable de la pose : « Clarel va venir aujourd’hui… Il faut qu’elle vienne… Elle viendra. Parce que la vie n’est qu’un enchaînement de coïncidences inaccessibles au vulgaire… Et le destin qui nous a mis en présence, cinq minutes après la gageure de Lorderie, doit fatalement nous rapprocher de nouveau afin d’obéir à l’inéluctable loi attractive. »

Il s’agissait donc de traîner la séance en longueur. Généralement, Fargeau, qui s’ennuyait chez Thérèse, prenait congé de l’artiste dès qu’elle s’arrêtait de travailler au portrait. Cet après-midi, lorsqu’elle nettoya ses brosses en gémissant : « Le jour baisse déjà, et il n’est pas quatre heures… Oh ! ce ciel de décembre ! » Maxime, au lieu de répliquer suivant sa coutume : « Quatre heures ? Bigre, je file à l’Écho National ! » Maxime s’installa confortablement sur un divan et souleva une discussion interminable concernant l’école hollandaise.

Et tandis qu’il répétait machinalement : « Rembrandt… Ah ! oui, n’est-ce pas, Rembrandt… », il pestait à part soi : « Sapristi ! que je m’embête… Pourvu que je ne perde pas mon temps, encore ! » sans daigner remarquer l’air humblement émerveillé dont Thérèse Robert l’écoutait.

Enfin, le bruit d’un timbre résonna, au dehors.

Fargeau eut l’intuition de sa récompense : quelqu’un entrait ; il devinait la fine silhouette féminine — ombre plus accusée sur l’ombre de la pièce. Une voix cria gaiement :

— Ce qu’il fait sombre ici !… C’est sinistre. J’allume, hein ?

Dans le jaillissement de l’électricité, l’atelier rayonna de l’éclat multiple de ses objets d’art : bronzes clairs, statuettes enchâssées de pierreries, marbres lumineux, toiles dressant çà et là leurs rectangles multicolores. Et sur un fond de tentures bariolées, Francine Clarel apparut — tout en noir, sobre et neutre — comme esquissée au fusain parmi ces peintures à l’huile.

Elle portait une robe de velours ajustée, très simple, et elle avait la tête nue, s’étant habillée, pour venir chez Thérèse, avec sa négligence de voisine et son laisser-aller d’artiste.

À la vue de Fargeau, elle eut un imperceptible mouvement de recul, son sourire s’effaça : geste de femme surprise à l’improviste dans une tenue sans apprêt.

Lui, la trouva plus jolie : son chapeau la vieillissait l’autre jour ; il n’avait pas remarqué ses cheveux, partageant en deux bandeaux l’opulence de leur gerbe noire ; puis, elle avait, à cet instant, un visage moins fermé, moins tourmenté ; son regard était très doux.

Maxime pensa : « À notre première entrevue, elle n’a pas dit trois phrases, quittant Perrault au bout de cinq minutes… Cette fois, par exemple, je vais la faire causer. »

Thérèse se disposait à présenter son hôte ; Francine l’arrêta :

— Oh !… Je connais monsieur Fargeau : Perrault me l’a nommé avant hier ; Lorderie m’en parle depuis deux ans…

Elle acheva, s’adressant à Maxime avec une bonne grâce inattendue :

— Et il y a six ans que je suis votre amie, monsieur.

Fargeau, très étonné, interrogea :

— Comment, six ans ?

— Oui, à peu près… C’est à cette époque-là que j’ai lu pour la première fois un roman de vous : Fillette… J’avais dix-neuf ans, l’âge même de l’héroïne… Et je fus tout à fait emballée par cette histoire d’une gamine naïve et précoce, sentimentale et sceptique, chaste et curieuse — oie blanche qui veut se parer des plumes d’une autre sorte d’oiselle — en qui vous avez si exactement campé le type de la jeune fille du vingtième siècle. Du coup, j’ai voué une grande estime à l’auteur ; vous possédez ainsi un tas d’amis anonymes, monsieur.

Maxime Fargeau s’inclina, visiblement touché : Fillette c’était son roman de début, l’œuvre du jeune inconnu que nul n’a signalée. Or, on flatte beaucoup plus un écrivain en lui vantant celui de ses ouvrages qui passa inaperçu, qu’en le comblant de louanges faciles pour son succès du jour.

Maxime songea : « Décidément, Lorderie n’est qu’un imbécile !… »

Il trouvait Francine délicieuse. La jeune femme continua :

— C’est malheureux : désormais, vos occupations vous empêcheront fatalement de produire… On a grand mérite à devenir critique littéraire : quand on pourrait écrire des œuvres de valeur, c’est beau de sacrifier son talent à servir le talent des autres — et à fustiger les écrivailleurs.

Thérèse Robert se mêla à la conversation :

— Bah ! monsieur Fargeau n’est pas à plaindre… C’est un moissonneur philosophe : s’il fauche l’ivraie des mauvais livres qui se publient, il a la compensation de cueillir les bouquets de belles filles qui s’offrent… il est défendu de regretter quelque chose quand on a reçu le don divin de plaire… La seule infortune dont on souffre sans remède, hélas !… c’est la laideur.

Involontairement, Francine l’enveloppa d’un regard apitoyé. Alors, Thérèse dit vivement :

— Je parle en peintre ; nous, n’est-ce pas, nous vivons par les yeux… Tenez… J’éprouve une vraie joie avec votre portrait, monsieur Fargeau… J’espère que ce sera un bon morceau… Vous avez une tête si intéressante…

La vieille fille s’attardait à contempler Maxime : de taille moyenne, fort, souple, musclé, le jeune homme incarnait le type éminemment français de la beauté masculine ; ses attaches minces, ses pieds étroits, ses mains fuselées, contrastant avec une charpente robuste, glorifiaient la pureté de notre race où le mélange du sang latin affine la vigueur du Gaulois puissant. Il avait une chevelure châtain clair, une belle figure mate aux traits énergiques, aux yeux lumineux d’un gris ardoisé. La grande coquetterie de ce visage mâle, c’était la moustache — blonde, frisée, fournie au-dessus des lèvres roses, effilée, vers les pointes ; — la moustache légère et provocante, qui voltigeait au moindre souffle et se retroussait élégamment dans un sourire, avec une grâce irrésistible de menue chose conquérante.

Qualité suprême : Maxime se vêtait sans recherche et ne s’adonisait point. Bref, c’était un bel homme, mais non pas un bellâtre.

Thérèse Robert termina son examen en s’écriant ingénument :

— Et puis, vous devez avoir un corps superbe !

— Voulez-vous que je me déshabille, mademoiselle ?

Maxime formulait sa proposition d’un ton moqueur, presque insolent. Il trouvait la vieille fille supérieurement ridicule, et son exclamation naïve l’avait irrité à tel point qu’un afflux de sang empourprait ses joues.

Francine remarqua sa rougeur et l’attribua à une autre cause. Elle observa :

— Monsieur Fargeau devient cramoisi, à l’idée qu’il possède une académie probablement impeccable… Les hommes manifestent plus de pudeur que nous, sur ce chapitre… En somme, il n’y a guère que les femmes mal faites qui soient troublées devant leur propre nudité : les autres sourient.

— Et les femmes vertueuses ? objecta Fargeau mi-railleur, mi-convaincu.

— Oh ! monsieur, protesta Francine en badinant. Notre vertu !… Vous y croyez encore ? Seriez-vous contemporain de Joseph Prudhomme, par hasard ? Vous êtes encore vert pour votre âge. La vertu !… C’est un objet de toilette dont la femme se pare ostensiblement aux yeux du monde, mais qu’elle dépose parfois dans un coin — comme un parapluie au vestiaire — ou qu’elle égare par inadvertance — ainsi qu’on oublie ses gants chez le pâtissier. Pourtant, cet objet se porte beaucoup (étant très bien porté) et la mode en varie suivant les âges. À vingt ans, la vertu nous fait l’effet d’une défroque de grand’mère, aussi désuète qu’une crinoline : l’étaler nous semble ridicule. C’est une vieille chose surannée : nous la cachons — comme un cheveu blanc. Seules, les disgraciées s’en taillent un uniforme dès l’adolescence, telles ces blondes qui gardent éternellement le deuil, parce que le noir leur va bien : la vertu est la coquetterie des laides. À trente ans, nous commençons à comprendre son utilité, méconnue durant notre prime jeunesse. Alors, nous la revêtons à la façon de ces combinaisons de dentelle qui dissimulent notre nudité, juste de quoi la rendre plus suggestive : le manteau troué de la vertu nous sert de chemise transparente. C’est l’accessoire qui donne à l’homme l’illusion de nous avoir fait perdre quelque chose ; car la femme tire parti de sa vertu, de même que de son innocence : lorsque l’une et l’autre n’existent plus qu’à l’état de souvenir. La vertu, tout court, serait une chose sublime : mais la vertu féminine n’est qu’une forme de l’hypocrisie. Nous ne nous résignons à la rétablir dans son rôle normal qu’à l’apparition de nos premières rides. À cette époque, elle remplace le fard, le rouge, les pommades inutiles… Et la vertu devient le grain de beauté de notre vieillesse. Quand nous sommes jeunes : attraits piquants d’une fausse austérité ; quand nous sommes mûres : grimaces bien pensantes… En somme… notre vertu : c’est l’art d’accommoder les gestes.

— Signé : Francine Clarel ! applaudit Fargeau. Bravo, mademoiselle !… Vous parlez comme vous écrivez… Et je serais heureux d’écrire comme vous parlez…

— Holà, flagorneur ! Ce madrigal n’est pas de l’homme de lettres : don Juan trahit Maxime Fargeau.

— N’avez-vous jamais reçu les éloges d’un confrère ?

— Si, mais la plupart du temps ses yeux seuls pensaient ce que disaient ses lèvres, répliqua Francine avec un rire de jolie fille.

Thérèse Robert intervint pour déclarer, d’un air réfléchi :

— L’homme admet que nous ayons son talent et sa profession lorsqu’il ne ressent à notre égard qu’une affection fraternelle… Du jour où il tombe amoureux, notre égalité le blesse, le gêne ainsi qu’une anomalie : il éprouve l’illusion choquante d’être épris d’un de ses semblables. Nos efforts intellectuels lui paraissent ridicules ou superflus. Il tente de nous ramener à notre devoir habituel : celui de créer des enfants qui ne soient point conçus exclusivement par notre cerveau… Et Francine a raison de deviner cela, sous l’admiration feinte de ses confrères : son visage est encore trop appétissant pour qu’elle ait des camarades… Il n’y a que les laiderons comme moi qui connaissent la douceur des amitiés masculines.

Fargeau n’écoutait plus. Il regardait Clarel, étonné de l’émotion profonde qui l’étreignait devant cette femme presque étrangère ; de cet élan de sympathie, — sentiment impétueux qui l’emplissait de joie et de tendresse, de fièvre et d’inquiétude, et dont il sentait la force aux battements de ses artères… Diable ! Mais un intérêt aussi vif envers une connaissance de fraîche date, cela ressemblait terriblement à cette forme de démence que le populaire nomme : béguin. Il songea, inquiet : « Est-ce que je serais pincé, par hasard ? »

Depuis une demi-heure, il subissait le charme qui se dégageait de Clarel ; il aimait ses gestes harmonieux, ses yeux expressifs, sa voix vibrante et son esprit prime-sautier, entraîné au jeu des phrases par le travail quotidien. À présent, elle l’effrayait presque.

Il réfléchit : « Pas de bêtises… Je n’ai jamais eu de passion. Ma femme est une innocente : son affection vous berce si tendrement qu’elle endort vos sens ; avec elle, le plaisir a l’air d’un exercice déplacé. Mes maîtresses !… des poupées qui m’offrent un assortiment de désirs de toutes tailles et de toutes nuances ; je feuillette ces petits êtres voluptueux comme de jolis livres d’images dont le texte est insignifiant… Mais Clarel… Celle-là, c’est autre chose… C’est une de ces femmes qui vous feraient prendre l’amour au sérieux. »

Le résultat de cet aparté fut que Maxime, désorienté, invoqua n’importe quel prétexte et se retira soudainement.

Sitôt dehors, il se ressaisit : il était un de ces visiteurs auxquels la vue du palier inspire le regret d’avoir abrégé un entretien essentiel. Il se morigéna : « Pourquoi les ai-je quittées comme si je m’enfuyais ?… Elles doivent se moquer de moi, ou me trouver grossier. Ma conduite est inepte !… Avant-hier, j’enviais le bonheur de Lorderie, aujourd’hui le voici à ma portée… et je me sauve, tel un chien qui a peur de l’os qu’on lui présente… À quoi bon cette crainte ?… Quand je m’éprendrais de Francine Clarel, la belle affaire ! D’après ses discours, elle ne semble guère professer le culte de la vertu… Au surplus, serait-ce une maîtresse si redoutable ? Je lui plais, à cette femme : c’était visible… Elle se mettait en frais pour moi… et elle a lu tous mes livres, puisqu’elle a eu la finesse charmante de me rappeler le moins connu. Alors ?… Je suis certain de garder l’avantage, même si mon caprice s’accentue : au cas où son cœur compte mal en me rendant la monnaie du mien, je doute que cela soit à mon détriment… Allons ! mon petit, tu peux poursuivre l’entreprise : ce n’est pas encore Francine Clarel qui introduira du trémolo dans ton existence ! »

Et Maxime s’en fut par les rues, avec l’allure insouciante des badauds et des conquérants.

Restées seules, Thérèse et Francine se taisaient : l’artiste peintre s’absorbait, songeuse, le regard vague, et Clarel fixait ses yeux sur la toile où la tête de Maxime se profilait, avec cette netteté de dessin qui plaçait Thérèse Robert parmi les grands portraitistes.

À la fin, sortant de son mutisme, Thérèse s’adressa à son amie :

— Seriez-vous assez aimable pour me le prêter ?

— Vous prêter quoi, ma chère Thérèse ?

— Ce roman de Maxime Fargeau : Fillette dont vous avez parlé devant lui.

— Son roman ?… Mais je ne l’ai pas ! Je ne l’ai jamais lu, d’ailleurs.

— Hein ?

Thérèse regardait Francine d’un air interdit. La jeune femme éclata de rire, elle s’expliqua :

— Vous vous demandez comment j’ai pu faire pour l’analyser si exactement, alors ?… C’est très simple. Hier, j’étais chez mon éditeur, qui m’a confié son intention de publier la reproduction de Fillette dans sa collection illustrée, tablant sur la vogue actuelle de Fargeau pour vendre cette œuvre de jeunesse… Il m’a raconté le sujet — assez pimpant — et, sur l’exemplaire qu’il tenait entre ses mains, j’ai vu la date de l’édition princeps… Admirez l’à-propos avec lequel, ce soir, j’ai saisi l’occasion d’étaler ma science toute nouvelle — travestie en souvenir ancien.

Thérèse reprocha, et sa voix se nuança de mélancolie :

— Moi qui vous croyais si franche !… Quelle raison vous inspira ce mensonge inutile ?

— Inutile !… Très utile, au contraire… La meilleure manière de séduire un monsieur qui écrit, c’est de se décréter lectrice fanatique des moindres lignes signées par lui. Le même procédé peut servir au sexe fort à l’égard d’une femme de lettres… Marie Tudor gémissait : « Si l’on ouvre mon cœur, on y trouvera le nom de Calais ! » Si l’on ouvrait le cœur d’un écrivain, on y trouverait la liste complète de ses œuvres.

Thérèse interrogea, après un long silence :

— Monsieur Fargeau vous plaît beaucoup ?

Francine eut un regard farouche :

— Oh ! non, par exemple… Il m’est souverainement antipathique, ce bel orgueilleux aux faciles victoires… Je n’aime pas les hommes qu’on aime trop.

— Alors… pourquoi cherchez-vous à l’attirer ?

— Parce que… fit rêveusement la jeune femme.

La vieille fille la considérait gravement, de ses yeux candides, ses yeux exercés à comprendre le sentiment des couleurs et l’expression des lignes, mais inhabiles à percevoir les sensations intérieures que reflète un instant notre masque.

Soudain, Francine s’anima, ricanant d’une voix mordante :

— Décidément, la palette vaut mieux que la plume… Votre existence contemplative de peintre vous a formé un esprit calme, naïf, sincère, si reposant !… Alors que la littérature est une espèce de gangrène géniale, une corruption progressive de toutes nos facultés… Votre âme est enluminée comme une image de missel : la mienne a l’air d’une tache d’encre.

Clarel scrutait l’honnête visage étonné de Thérèse Robert ; tout à coup, par un revirement imprévu, la figure de Francine s’adoucit, sa nervosité tomba, et elle conclut en caressant la vieille fille d’un regard tendre :

— Vous êtes une voisine très estimable, mon amie Thérèse… Je suis enchantée que nos vies se soient rencontrées un jour, sur le même palier.



III


Lorderie sortait du journal, emportant une serviette gonflée de bouquins. L’usage voulait qu’à l’Écho National, le service des librairies fût adressé à la rédaction.

Sous le porche, il se croisa avec Maxime Fargeau.

— Tiens !… te voilà, toi, s’exclama Jacques. Qu’est-ce que tu deviens ? On ne te voit plus.

Maxime rebroussait chemin, sans empressement, et tendait une main un peu molle à l’étreinte de Lorderie.

— Mon cher, continua Jacques, tu es un collaborateur pas ordinaire… Tu disparais pendant quinze jours, plantant là ton travail et ton ami…

— J’ai été occupé… L’approche du jour de l’An… un tas de courses très embêtantes…

— J’ai aussi mes obligations de fin d’année, observa doucement Lorderie. Enfin ! puisque je te tiens, à présent, je ne te lâche plus… tu vas me reconduire.

Maxime, visiblement contraint, suivait Lorderie sans parler, l’œil fuyant et le front morose. Jacques l’examinait à la dérobée, en pensant : « Qu’est-ce qu’il a ?… Il me boude ? »

Une sollicitude inquiète animait ses bons yeux de chien.

Notre cœur est semblable à ces glaïeuls trop fournis dont les fleurs s’écrasent sur une tige étroite : l’une d’elles s’épanouit, étalant franchement ses larges pétales ; mais les autres, flétries en bouton, étouffées sous le nombre, meurent avant de s’ouvrir. Ainsi, dans notre cœur, s’étiolent de multiples sentiments, atrophiés aux dépens d’un seul.

Quelques hommes ne connaissent que l’amour filial. Il en est qui sacrifient tout à leur passion pour la femme. Certains ont la fibre paternelle. Plus rares ceux chez lesquels l’instinct d’amitié domine : Jacques était parmi ces derniers.

Époux médiocre, amant sceptique, éprouvant une totale indifférence d’âme à l’égard des maîtresses mêmes qu’il désirait le plus, il réservait ses trésors d’affection pour le camarade préféré dès le collège. Lorderie était né avec un caractère de frère siamois : jusqu’au jour où il avait rencontré Fargeau, il s’était senti dépareillé. En ce moment, il songeait, alarmé par sa tendresse émue d’une sensibilité extrême : « J’ai dû le contrarier… Qu’ai-je donc pu lui faire ? »

Les deux hommes étaient arrivés sur les grands boulevards, encombrés de baraques de fête. Lorderie grogna :

— Les horreurs !… On croirait que l’année qui s’en va a jeté ses boîtes à ordures sur nos trottoirs, pour vider toutes ses saletés derrière elle.

Dans la cohue des fins d’après-midi, ils furent bousculés par une grande gamine en cheveux qui dévisagea effrontément Maxime.

— La belle fille ! déclara Jacques.

Fargeau parut s’éveiller d’un rêve. Il dit, après l’avoir regardée :

— Tu ne trouves pas qu’elle a un peu sa tournure ?

— La tournure de qui ?

— De Francine…

Fargeau, soucieux, poursuivit mentalement : « Ça devient sérieux… si, maintenant, je cherche sa ressemblance fugace chez toutes les passantes… »

Lorderie s’écria :

— Au fait, et notre pari ?… Sais-tu que je n’ai pas perdu mon temps, depuis trois semaines… J’ai rédigé à la gloire d’Annie Dumesnil l’article que tu m’avais suggéré… La Vie en rose l’a inséré aussitôt et j’ai envoyé le journal à mademoiselle Dumesnil qui m’a expédié, par retour du courrier, une missive pleine de gratitude et de fautes d’orthographe… J’ai désormais mes grandes et petites entrées dans la loge de cette blonde enfant : c’est le seul résultat obtenu jusqu’ici, d’ailleurs… Annie me parle régulièrement d’un mufle qui s’appelle Maxime et dont elle déplore l’absence mystérieuse.

— N’avons-nous pas convenu de nous laisser le champ libre ?

— Oui… mais cela ne m’avance qu’à remplir l’emploi de confident : le rôle de jeune premier est toujours dévolu au transfuge.

— Sois tranquille… elle décidera bientôt de se venger : et c’est toi qui joueras le « traître » !

— À ton tour… Où en sont tes affaires, avec Francine ?

Maxime eut un froncement de sourcils, il répondit nerveusement, par petites phrases saccadées :

— Je l’ai rencontrée chez une amie… Je me suis arrangé pour la revoir… Un jour, elle m’a invité à entrer dans son appartement, sous prétexte de me montrer son portrait, par Thérèse Robert… J’y suis retourné… Elle me reçoit bien… très bien. Je crois que je lui plais.

— Alors, tu as lieu d’être entièrement satisfait ?

— Oui, fit Maxime d’un air sombre.

— Dis donc, reprit curieusement Lorderie, moi aussi, j’ai disparu brusquement de son existence afin d’obéir à nos clauses secrètes… T’a-t-elle confié quelque chose ? Est-ce qu’elle me regrette ?

— Je ne sais pas… elle n’a jamais prononcé ton nom en ma présence, sinon pour me répéter les propos que, depuis deux ans, tu lui tenais à mon sujet : elle prétend m’avoir connu ainsi par impression réflexe…

— Bref : mon abstention la laisse indifférente !

Jacques, dépité, songea : « Ce Maxime a vraiment trop de succès : sa maîtresse lui reste fidèle, la mienne se jette à sa tête… Ma foi, tant pis : j’irai chez Francine ce soir… Je veux constater si ma défaite est radicale. »

Après l’avoir tourmenté d’une appréhension affectueuse, voici que l’attitude morne de Fargeau l’irritait, l’exaspérait, parce qu’inexplicable.

Brusquement, Lorderie questionna :

— Ah çà ! qu’est-ce que tu as, à la fin ?… Pourquoi cette mine lugubre ?

— Je n’ai rien.

Détaillant Jacques des pieds à la tête, d’un regard malveillant, Maxime pensa : « Ce que j’ai ?… Je suis jaloux de toi, tout simplement. Il y a quinze jours que je te fuis, parce qu’il m’est insupportable de voir tes yeux qui l’ont convoitée, tes mains qui l’ont caressée, tes lèvres qu’elle a baisées… et que ta présence m’est devenue un supplice physique qui hérisse ma chair de répulsion. Il me semble odieux que tu aies mérité la femme que j’aime, et j’ai l’injustice de t’en vouloir malgré moi. »

Au coin de la rue Laffitte, Fargeau, d’un geste impérieux, arrêta une auto, congédia brièvement Lorderie : « Je te demande pardon ; un rendez-vous oublié. » Et il ordonna d’une voix joyeuse :

— Rue de Courcelles…

Jacques tressaillit en l’entendant crier cette adresse. Rêveur, il regarda la voiture s’éloigner, puis murmura :

— Tiens, tiens… On dirait que ça se gâte… C’est qu’elle est rouée, la mâtine !

Dès qu’il eut quitté Lorderie, Fargeau se sentit soulagé. Il souriait d’un air ravi lorsque la domestique de Clarel l’introduisit au salon. Chaque fois qu’il pénétrait dans cette pièce, ses nerfs frémissaient d’une angoisse délicieuse et d’un plaisir troublé. Les meubles lui étaient devenus des compagnons d’attente familiers, durant les quelques minutes qui précédaient l’entrée de Francine ; il saluait comme un vieil ami le grand divan tendu, à l’orientale, d’étoffes soyeuses et ramagées où des bleus crus heurtaient des roses vifs parmi les arabesques noires d’un dessin capricieux. Ses yeux se divertissaient à l’aspect des panneaux écarlates qui recouvraient les murs d’une matière laquée, et des carpettes bigarrées jetées au hasard sur le tapis ; il s’amusait au contraste de cette originalité barbare décorant le nid de la femme la plus parisienne qu’il connût, — et s’en étonnait, un peu moqueur…

Francine parut à cet instant, surprit son sourire. Elle dit, sur un ton de persiflage :

— Pauvre homme !… À chacune de vos visites, je vous trouve plongé dans une consternation sardonique provoquée par mon mobilier… Je sais : il est affreux… et ce n’est pas ma faute. Quand j’ai déménagé, l’année passée, mon inexpérience du sens pratique, ma terreur des soins d’intérieur m’ont décidée à m’en remettre à Jacques… C’est lui qui a donné les ordres au tapissier… Et comme il a le goût des turqueries, voilà le résultat de son choix.

— Ah ! s’écria naïvement Fargeau. Je comprends pourquoi votre salon ressemble à celui de madame Lorderie…

Francine s’égaya du rapprochement. Elle reprit d’une voix lente :

— Moi, j’aime le style classique, les couleurs discrètes et les choses françaises… Mais ça m’est égal de vivre dans un cadre déplaisant… Je n’éprouve pas à la façon de Thérèse Robert : mes jouissances me viennent rarement des beautés extérieures et mes yeux regardent souvent sans voir… Je ne crois pas que je sois très artiste.

— Oh !

— Ne protestez pas ! quand je suis absorbée par mes réflexions, je contemplerais avec la même insensibilité la perspective du faubourg Poissonnière ou le panorama des lacs italiens !

Fargeau médita : « Aurais-je découvert enfin la femme qui n’attache aucune importance aux attraits physiques d’un monsieur ? »

Puis, il désira que la conversation eût un tour plus intime et moins esthétique.

Francine aspirait voluptueusement l’odeur d’une gerbe d’œillets de toutes les couleurs qui s’élançaient d’un vase de Daum, épanouissant leur corselet jaspé aux pétales chiffonnés. Elle observa :

— Ainsi, j’adore les fleurs… surtout pour leur parfum. Je raffole des œillets, des tubéreuses, des roses…

Maxime la considérait, toute droite devant lui, et il songeait, — admirant cette petite tête brune coiffée de bandeaux annelés, à l’antique, ces traits volontaires et cette bouche sensuelle : « Quel bizarre Coppélius a mû la mécanique sentimentale qui s’agite en notre être !… Les grâces les plus lascives, l’esprit le plus malicieux, les conquêtes nombreuses m’ont trouvé froid. J’ai aimé, comme une bête s’abreuve — en regardant ailleurs… Je me jugeais inaccessible. Puis un jour, passe la femme qui doit m’émouvoir. Elle est moins belle que certaines maîtresses dédaignées jadis, elle n’est point incomparable… Et pourtant, la vue de sa chair, le son de sa voix, ses charmes devinés sous le corsage échancré ou la jupe qui se retrousse un peu, me font tressaillir jusqu’à l’âme… Étrange phénomène : cette prédestination amoureuse qui vous pousse vers une créature, invinciblement, sans que l’on sache pourquoi ! »

— Peut-on vous demander quel est le sujet qui vous hante, monsieur le taciturne ?

Fargeau sursauta. Après un temps, il répliqua, imitant l’enjouement de Francine :

— C’est un sujet désastreux… J’étais en train de constater que je me comporte avec vous à la manière d’un balourd trop sociable : il y a quinze jours que je vous connais et je suis déjà venu six fois !

— Vous faites comme les médecins : vous comptez vos visites.

— Je parie que vous me traitez tout bas d’importun.

— Non… D’abord, devant les importuns, je pense toujours à voix haute : c’est la meilleure façon de les chasser. Ensuite, je n’admets pas les relations superficielles. Quand je me trouve en face d’un nouveau visage, son aspect m’ennuie ou m’attire. Dans le premier cas, j’écarte le fâcheux inutile ; mais, si sa personne m’est agréable, je lui marque une camaraderie spontanée. Je ne comprends guère le mot « indifférent » accolé au nom d’ami. Ceux qui franchissent cette porte sont tous mes familiers : conduisez-vous donc en intime. Si vous vous présentiez ici, cérémonieusement, ma bonne vous prendrait pour un fournisseur !

Maxime interrogea — avec une espèce de fatuité timide où la certitude de plaire était atténuée par la réserve craintive qui traduit l’amour véritable :

— Alors, je ne vous suis pas antipathique ?

Francine l’enveloppa d’un regard lent, scrutant ce beau visage d’idéal amant. Elle finit par répondre :

— Je m’intéresse à votre sort futur.

Prononcée froidement, cette phrase était ambiguë. Maxime n’en chercha point le sens, imbu de la suffisance inconsciente qu’il tirait de sa séduction, aussi bien que de son métier.

Car Maxime et Francine, en dépit de leur simplicité apparente, éprouvaient l’un comme l’autre cet orgueil de soi auquel nul écrivain n’échappe.

Au travail, — lorsqu’il fouaille sa cervelle débile et cingle son esprit rebelle, pleurant la beauté entrevue pourchassée en vain, invectivant contre la médiocrité atteinte à sa place ; durant les veilles exténuantes, les heures morbides où le doute et la migraine le torturent de leurs douleurs lancinantes, où sa tête lui semble une noix vide, à moins qu’envahi d’hallucinations, il ne se croie un forcené que guette la folie ; quand il mendie une inspiration factice au tabac qui l’excite, au breuvage qui l’enivre, — l’écrivain est une pauvre chose humble, écrasé sous le poids de son impuissance ou de son génie.

Mais, à la parade — le jour où la renommée trop prompte l’étourdit de bonheur, le grise de victoires ; où la haine des jaloux consacre son talent (car, le vinaigre de l’envie n’assaisonne que les meilleurs plats) — l’homme de lettres, oubliant les instants sincères de noble et sublime faiblesse, déploie l’éventail de sa vanité, tel un paon déploie son plumage.

Ainsi le divin maçon qui rebâtit la muraille de Troie courbe son front poudreux jusqu’à terre, salit ses mains d’argile et de boue, avilit son être à ce labeur indigne ; mais, l’œuvre terminée, redresse haut, vers le ciel, son corps fier où coule le sang des dieux, et se rappelle soudain qu’il se nomme Apollon…

Fargeau, croyant deviner une avance dans l’attitude de Clarel, orienta l’entretien vers le but qu’il souhaitait. Il insinua, d’une voix malicieuse où chevrotait une note fébrile :

— Savez-vous que votre liberté charmante et notre bonne camaraderie m’incitent à vous poser des questions indiscrètes… des questions que n’oserait faire un ami très ancien ? Vous avez eu tort de me gâter : je suis un vieil enfant mal élevé.

Francine, engageante, répondit :

— Eh bien !… allez… Puisque je ne me froisse de rien et que j’aurai la ressource de me taire, je ne crains pas votre interrogatoire.

— Voici : je serais heureux de… je voudrais que vous me disiez…

Fargeau s’interrompit. Il eut un geste d’impatience :

— Non !… c’est trop difficile.

Intriguée, Francine insista :

— Voyons… De quoi s’agit-il ? Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ?

— Si ?…

— Si ?… continuez…

Troublé, confus, Maxime fit un effort et débita tout d’un trait, d’une voix assourdie :

— Je voudrais savoir si vous avez eu d’autres liaisons avant Lorderie.

Francine, stupéfaite, considéra Fargeau qui rougit violemment sous ce regard. Un silence pesa, l’espace d’une minute interminable ; puis, la jeune femme murmura :

— Ça semble d’abord choquant, la franchise, chez un homme de bonne compagnie : tout acte inusité nous paraît indécent… J’ai l’intuition que vous obéissez en ce moment à une préoccupation secrète… et votre question baroque est formulée par un esprit sincère — celui qui oublie le langage de l’étiquette… Seulement, je ne saisis pas le motif qui l’a dictée.

Estimant que le bénéfice de son audace le dédommagerait d’en avoir affronté la honte, Maxime feignit une contrition insidieuse :

— Pardon… Je vous ai offensée… Je le vois bien : vous ne m’avez pas fait connaître votre réponse…

Francine se cabra :

— Parce que je vous croyais assez subtil pour la deviner… Naïf !… L’amant du moment est toujours le premier amant.

Elle poursuivit, avec cette âpreté gouailleuse qui la caractérisait :

— Je n’érige point mon opinion en principe : les principes sont des règles imbéciles, se basant sur les généralités absurdes… Il y a autant de façons d’aimer qu’il existe d’individus. La mienne est des moins touchantes… L’amour me frappe à la manière d’une fièvre paludéenne, avec ses accès, ses intermittences et ses frénésies… À peine entrée en convalescence, je perds la mémoire… Le jour où mon mal recommence, j’ai toujours oublié la crise précédente. Sont-elles si rares, les maîtresses inconstantes qui frôlent leur conquérant de la veille, ainsi qu’un étranger parmi les passants inconnus ? L’amant sans l’amour est un roi sans couronne ; il retourne se perdre dans la foule anonyme… Ai-je aimé, avant de rencontrer Jacques ? Très sincèrement, je n’en sais plus rien : songez donc… à deux saisons de distance !… Me souviendrai-je de Jacques, dans l’avenir ?… Peu probable. Le portrait de mon amoureux est tracé à l’encre sympathique : éloignez-le de la belle flamme et les traits s’effaceront graduellement… Ainsi l’album de mon passé ne renferme que des pages blanches.

Le visage de Maxime — pendant cette cynique confession de Clarel — avait reflété des impressions contraires. Lorsqu’elle eut fini, il exprima une satisfaction singulière. Dans un élan, Fargeau s’écria :

— Ah ! je suis content !… Vous l’oublierez aussi, lui… quand vous aimerez… l’autre. Ça me soulage de savoir cela. Vous ne pouvez vous douter de ce que je souffre, ni sentir à quel point je suis exaspéré, chaque fois que votre voix se ralentit doucement pour prononcer : « Jacques !… »

Francine se redressa, d’un jet brusque qui grandit sa longue taille. Elle précisa :

— Mais, monsieur Fargeau… c’est une déclaration ?

Sûr de lui — sûr de cette maîtresse de demain que lui assuraient ses succès d’hier. — Maxime avoua résolument :

— Eh bien, oui… Je vous aime, et vous l’avez compris, bien avant ce soir : mes regards parlent si brutalement !… Ils ont le droit de tout dire : on ne les entend pas. Nierez-vous la double éloquence des yeux trop bavards et des lèvres closes ? Je vous adore, j’ai pris Lorderie en aversion parce qu’il est indigne de vous. J’admire votre beauté et je chéris votre impudence, votre indifférence, votre légèreté… car je vénère les vices aimables, abhorrant les vertus ennuyeuses… Vous êtes une désabusée ironique dont l’humeur tourne en humour… Et je souris de vous voir si gentiment mépriser tout ce qui vous entoure. Ô Francine !… je saurai bien vous rendre mon souvenir tenace, moi… parce que je vous aime mieux, parce que je vaux plus que lui, parce…

— Parce que vous êtes don Juan, monsieur l’irrésistible !

Fargeau s’arrêta net, glacé par cette voix railleuse. Francine continuait :

— Ne protestez pas… Vous êtes l’orgueil même. Vous ne me priez pas : vous me choisissez. Séduisant, brillant, charmeur, fort de votre libertinage et de vos triomphes, vous n’admettez point l’hypothèse d’un refus. Vous avez si habilement répandu le bruit de ces victoires : désormais, éblouies par votre prestige, toutes les brebis de Panurge aspirent à l’honneur de se faire tondre ! Je regrette de vous décevoir, cher monsieur, mais je ne suis pas de la race des brebis, moi : je vous ressemblerais plutôt… votre jactance n’est rien, auprès de ma fierté ! Or, apprenez ceci : je ne trompe jamais mon amant avant la rupture… J’aime Jacques Lorderie et vous me déplaisez : c’est clair. Je fus coquette avec vous ? D’accord. Pourquoi ? Pour me divertir un instant aux dépens de votre fatuité… La vie est une chose si monotone ! Et je me suis amusée aujourd’hui. Oubliez-le… N’en parlons plus… Après tout, c’eût été très vilain : Jacques nous aime profondément tous les deux ! Une telle pensée me retiendra toujours de le trahir… Allons, adieu, monsieur don Juan… Et à bientôt : mon ami Fargeau ne cessera pas d’être accueilli chez moi en bon camarade.

Elle lui tendait sa main — une petite main nerveuse dont la maigreur frêle laissait transparaître l’ossature délicate ; main sèche et faible, propre aux griffures, aux pinçons, bien plus qu’aux étreintes. — Et soudain Fargeau, qui avait porté cette main à ses lèvres comme pour la baiser, mordit sauvagement les doigts effilés, puis s’enfuit sans oser regarder Francine.

Ce soir-là, madame Lorderie dînait seule chez sa mère. Jacques, profitant de l’absence de sa femme, exécutait son projet d’aller voir Clarel. Depuis l’après-midi, il ruminait les moindres détails de son entrevue avec Fargeau, l’étrange attitude de celui-ci et sa distraction maussade.

Soupçonneux, Jacques retournait rue de Courcelles, — mû par le désir de combattre l’influence féminine qui menaçait l’avenir de leur amitié, autant que par cette émulation qui naît de toute rivalité amoureuse. Francine lui ouvrit elle-même — la bonne étant sortie — et le laissa sur le seuil. Un dialogue bref s’engagea :

— C’est toi ?… Inutile d’entrer. Je ne te reçois pas. Je ne te recevrai plus.

— Voyons, Francine… Tu es vexée que je sois resté quinze jours sans venir… sans t’écrire ?

— Non… J’ai assez de toi… Voilà tout.

— Tu es folle !… Qu’est-ce qui te prend ?… Explique-toi. On ne lâche pas les gens avec une telle désinvolture !

— N’insiste pas : tu me connais… Je n’ai guère l’habitude de perdre mes paroles. Je ne dis jamais qu’un mot, et c’est toujours le dernier. Bonsoir.

Elle le poussait doucement sur le palier, lui fermait la porte au nez. Lorderie, ahuri, attristé, redescendit machinalement… tandis que là-haut, Francine, avec un sourire pervers, contemplait rêveusement ses phalanges meurtries où commençait de bleuir la morsure sanguinolente…



IV


Dans le petit bureau qui lui était réservé au second étage du journal, Maxime Fargeau dépouillait son courrier, les doigts nerveux et le regard las. Il était venu à l’Écho pour fuir le bruit de la rue ; il était descendu dans la rue pour échapper à la sollicitude horripilante des doux yeux de Renée Fargeau ; il avait quitté sa maison afin de ne plus voir le visage de sa femme alors qu’il évoquait celui de Clarel. Et maintenant, fiévreux, brisé, dégoûté de ressasser les mêmes pensées, il cherchait à oublier Francine en accomplissant cette besogne machinale.

Il parcourait des lettres ineptes ou incohérentes : épîtres de bas-bleus sollicitant un bon article sur leur mauvais roman ; confidences hystériques d’inconnues, persuadées que vous vous servirez de leur « cas » pour écrire un livre ; nouvelles manuscrites envoyées par quelque lycéen dont la naïve outrecuidance trouve naturel d’accaparer à son profit le temps de travail d’un écrivain ; bref, cette correspondance saugrenue adressée à tout homme de lettres qui signe hebdomadairement la chronique d’un quotidien, comme si ses lecteurs — en échange de l’esprit qu’il dépense à l’intention de la généralité — jugeaient nécessaire de lui retourner des échantillons de leurs sottises particulières.

Soudain, Maxime s’exclama :

— Ah ! par exemple… C’est trop fort !

Son indifférence venait d’être secouée à la vue d’une enveloppe bleuâtre où son nom était griffonné en une cursive familière ; il la déchira rageusement, et découvrit un second pli adressé à Jacques Lorderie. Il marmotta :

— Mais c’est l’écriture d’Annie !… Eh bien ! elle ne manque pas d’audace, cette petite Dumesnil… La voilà qui me prend comme boîte aux lettres pour expédier ses tendresses à mon successeur… Et avec intention, encore : elle m’a écrit assez longtemps par l’entremise de Jacques… En changeant de facteur, elle entend me prévenir ainsi qu’elle s’est consolée de mon départ… Les femmes les plus bêtes possèdent l’ingéniosité des rosseries imprévues.

Cette impertinence de la jeune chanteuse (qui n’avait même pas déguisé ses pattes de mouche) mettait le comble à son irritation, le mortifiait d’une vague anxiété : une ancienne amante s’avisait de ne point le regretter, au delà d’une quinzaine… Ne serait-il plus invulnérable, pour qu’une humble sujette osât le taquiner avec tant d’irrévérence ?… Une guêpe avait piqué le talon d’Achille.

Et Fargeau, inquiet, doutait de son charme. La nouvelle humiliation qu’il croyait subir lui remémorait son échec auprès de Francine. Il était resté une semaine sans revoir la jeune femme, couvant la rancune, la fureur animale qui l’avait poussé à mordre celle qui le battait — tel un chien mord le maître inconnu ; — et méditant longuement sa défaite insolite.

Aujourd’hui, il se sentait irrémédiablement vaincu malgré sa résistance illusoire. Il aimait Francine Clarel de cette passion unique et profonde qui traverse une seule fois notre vie et que nous persistons à nier, avant de l’avoir éprouvée — ou inspirée. Il l’eût aimée, même docile et conquise… Qu’était-ce, à présent qu’elle lui apparaissait rebelle, insensible, mauvaise — adorable ? À la longue, Francine l’eût peut-être blasé, si elle avait cédé tout de suite… Il était à jamais subjugué par ce double prodige : une femme indifférente à sa séduction… une maîtresse capable d’être fidèle à son amant… Pour achever la situation, Clarel affichait des mœurs dissolues, des opinions licencieuses… Elle s’était refusée par plaisir, non par principes… Il n’avait même point la compensation de s’être incliné devant une vertu… C’était son propre vice qui faisait la nique à don Juan… Elle l’exaspérait et le harcelait… Il rêvait tour à tour de se rouler aux pieds de Francine ou de la rouer de coups… Des projets de viol allumaient ses yeux… Enfin, il accumulait mille raisons de l’aimer, alors qu’une seule eût suffi.

Et voici que cette petite peste d’Annie le défiait de son côté : il perdrait son pari, il était trompé avant Lorderie… Après tout, était-ce prouvé ? Cette lettre ne signifiait rien de catégorique… ce n’était qu’un indice, une supposition… Il fallait s’assurer du fait. Maxime enfouit l’enveloppe bleue au fond de sa poche et quitta le journal. Il était six heures du soir. Fargeau, presque certain de trouver Lorderie dans un café des boulevards, remonta rapidement la rue froide et boueuse et déboucha place de l’Opéra. Il frissonnait, transi par l’âcre bise de janvier ; — trop triste pour n’être pas frileux. Car, nos crises de marasme nous rendent plus accessibles aux intempéries.

L’atmosphère surchauffée du café bruyant réconforta Maxime, et la présence des quelques confrères devant qui l’on doit plastronner le redressa tout à fait, le port arrogant, l’œil souriant.

Au fond de la salle lumineuse, Jacques Lorderie était attablé avec des amis. Dès qu’il aperçut Fargeau, il se leva, accourut joyeusement, frétillant d’allégresse. Maxime lui dit sèchement :

— Tiens : voici une lettre d’Annie Dumesnil.

— Ah ! merci.

Jacques, sans malice, ouvrait la lettre, la lisait ; puis s’adressait à Fargeau :

— Enfin ! ça y est… Elle accepte que je la ramène de son concert, après la représentation… C’est la capitulation. Ce soir, je prétexterai un souper de centième en guise d’alibi conjugal… Oh ! cette Annie !… j’aurai mis du temps à la décider : trois semaines ! C’est un siège méritoire pour une simple théâtreuse ! On voit qu’elle pensait à toi… Dis donc, tu viens prendre une absinthe ?

— Non. Je ne suis entré que pour te donner ça… Mais je suis très pressé. Au revoir.

— Tu vas chez Francine ? cria gaiement Lorderie.

— Grand Dieu ! j’en ai assez, de celle-là… Je commence à te comprendre : c’est un petit geai insolent qui se croit tout permis parce qu’il sait tailler les plumes de l’oie !… J’ai déjà abandonné l’aventure.

— Tu as bien fait.

Fargeau, indécis, songea : « Se moque-t-il de moi, ou ne lui aurait-elle pas raconté qu’elle m’a évincé ? » Il opina pour la dernière hypothèse : un Lorderie se moquant de Maxime, c’eût été si extraordinaire ! Jacques conclut, tout guilleret :

— Alors… c’est moi qui ai gagné, puisque tu renonces à l’enjeu ?

Maxime Fargeau sortit du café en maudissant Lorderie : avait-il de la chance, cet animal ! Insouciant, il dégustait le plaisir sans ratiociner sur sa qualité… Aimé de Francine, Jacques savait lui préférer sagement une liaison inférieure mais anodine. Fargeau finit par s’exclamer, avec une logique bien humaine :

— Après tout… ce qui arrive est la faute de Lorderie : s’il ne m’avait pas proposé cette sotte gageure, je ne me serais jamais efforcé de rencontrer Clarel et, avant de la connaître, je n’attachais pas plus d’importance que lui à nos entreprises galantes !

Il arpentait le boulevard des Capucines en s’affermissant dans sa résolution de ne plus retourner chez Francine. Il possédait beaucoup de volonté, une âme d’une bonne trempe qui répondait bien à son masque énergique. Maxime se fût coupé une main sans hésiter afin que la gangrène n’envahît point le bras ; il était de ceux qui tranchent les difficultés à coups de hache et vont jusqu’au bout de leurs décisions. Fargeau se sentait éperdument amoureux et n’ignorait pas qu’aucune passion ne résiste à l’absence. Il oublierait l’amour en oubliant la femme : il frémissait à l’idée d’éprouver de nouveau ce choc bref, quand elle était là, qui le laissait pantelant, le cœur chaviré, les nerfs trépidants, la tête en folie… Il ne voulait plus la revoir.

Francine Clarel était devant lui.

Fargeau s’arrêta, médusé : à dix pas, penchée vers l’étalage d’une librairie, la jeune femme examinait les livres du jour avec un intérêt professionnel. Il la regardait avidement : ainsi inclinée, offrant de trois quarts sa tête italienne aux lèvres sinueuses, sa silhouette élégante, tout emmitouflée de fourrures, elle lui apparaissait, telle que la première fois — dans le bureau du rédacteur en chef…

La première fois !… Fargeau subissait l’attrait perfide des réminiscences. Ô coquettes ! Si vous souhaitez d’enchaîner avec certitude celui qui vous désire, montrez-vous, à la minute où il ne s’y attend pas, ayez la robe que vous portiez, le soir où il suivit des yeux votre grâce inconnue, et remettez du parfum qu’il respira dans votre sillage… Le rappel de la préface amoureuse est votre meilleur talisman.

Francine venait de le reprendre, sans s’en douter, rien que par sa présence.

Il aurait pu s’éloigner, la dépasser… Elle ne l’apercevait pas, elle tripotait la couverture jaune d’un roman d’académicien. Et pourtant, Maxime n’essaya pas de lutter, trop fataliste pour combattre le délicieux mauvais hasard qui replaçait leurs destins face à face.

Et parce qu’un badaud, s’approchant d’elle, lorgnait Francine avec insistance, Maxime, fouetté d’une jalousie subite, s’avança vers la jeune femme et la saisit par le bras.

— Tiens !… C’est vous, dit tranquillement Clarel en reposant son livre.

Elle avait une façon de l’accueillir — froide, polie, sereine — qui le déconcertait toujours. Avec elle, les débuts d’entretien languissaient : il fallait établir le « courant ». Fargeau proposa, pour échapper au va-et-vient du boulevard :

— Voulez-vous me permettre de vous offrir une tasse de thé ?

— Oui… À la condition que ce thé soit du Marsala… J’aime mieux le vin de Sicile que la tisane de Chine.

— Je sais justement un petit endroit où le Marsala est authentique.

Le petit endroit de Maxime n’avait rien de remarquable, quant à l’excellence des produits qu’on y débitait ; c’était une pâtisserie anglaise assez mal achalandée ; il se souvenait de son salon désert où errait la demoiselle mélancolique. Cette solitude propice avait décidé de son choix. Francine — artiste — avait accepté tout naturellement de goûter en tête à tête, mais Francine — personne régulière — eût refusé de monter aux cabinets réservés d’un grand café : Fargeau devait observer les nuances de susceptibilité qui combinent, en cet être hybride qu’est la femme artiste, le laisser-aller de la demi-mondaine et les scrupules de la femme du monde.

Dès qu’ils furent bien installés, tout seuls, dans un coin de l’établissement, Clarel interrogea :

— Alors, vous ne m’avez pas gardé rancune, de l’autre soir ?… Nous sommes toujours amis ?… Je commençais d’en douter : il y a une semaine que vous m’avez abandonnée et vous avez été poser deux fois chez Thérèse, elle me l’a dit… Vous n’éprouviez donc pas la tentation de sonner à la porte voisine, quand vous quittiez l’atelier ?

Elle lui souriait gentiment, la voix douce et les yeux tendres. Fargeau s’abandonnait lâchement à la caresse de ses prunelles noires dont elle variait si habilement l’expression. Il savourait la joie d’avoir retrouvé ce regard enjôleur qu’il fuyait depuis huit jours : la sagesse des hommes a des limites encore plus courtes, et il est rare que l’autel de Minerve reçoive deux aurores de suite la visite des mêmes fidèles.

Une émotion grandissante envahissait Maxime. Il murmura, d’un ton grave :

— Il m’est impossible de ressentir quelque animosité que ce soit à votre égard. Je vous aime trop profondément pour me dépiter de votre indifférence : la rancune ne peut plus entrer, lorsque le cœur est plein.

— Bravo !… Voilà une attitude digne de vous, Fargeau. Vous méritez une récompense : demandez-moi quelque chose… en camarade… et j’y consens, d’avance.

— Alors, Francine… Dans ce cas… vous allez me causer une joie intense si vous acceptez…

Fargeau était pâle, sa voix tremblait, et ses doigts déchiquetaient fébrilement la mie d’une brioche. Clarel l’observait curieusement. Il se pencha par-dessus la table et acheva, le regard implorant :

— Si vous acceptez de m’accompagner ce soir à la Scala.

Malgré ses efforts pour se contenir, la jeune femme éclata d’un rire sonore dont la résonance égaya la boutique silencieuse :

— Mon cher, excusez-moi, mais vous êtes trop drôle !… Cet accent suppliant s’accorde si mal avec votre demande !

Maxime répliqua, agité du même trouble :

— Je suis en train de commettre une lâcheté, mais, c’est plus fort que moi… Vous souvenez-vous de m’avoir dit que vous ne trompiez jamais votre amant avant la rupture et que l’affection de Lorderie pour nous, vous empêcherait toujours de le trahir… avec moi ?

— Parfaitement.

— Puis-je en déduire que l’infidélité de Jacques modifierait votre manière devoir ?

— Certes. Les maris ont seuls le droit d’être volages. L’époux nous donne son nom, l’amant ne nous offre que sa chair : s’il la reprend, il brise toute attache.

— Eh bien !… C’est mal ce que je fais… Voici : j’avais une maîtresse, une petite chanteuse assez connue : Annie Dumesnil… Lorderie l’a remarquée… Elle lui a fixé un rendez-vous, cette nuit, à la sortie de la Scala : si vous venez avec moi, ce soir, vous serez convaincue de…

— De la satiété qui vous inspira, à vous et à Jacques, l’idée fantaisiste de déranger l’ordre de vos correspondantes amoureuses, et d’essayer le troc de leurs personnes après avoir opéré celui de leurs lettres : au mépris des mathématiques, vous avez pensé que, cette fois, l’interversion des facteurs changerait peut-être la valeur du produit… N’est-ce pas ?

Fargeau, muet d’effarement, contemplait Francine avec une stupeur angoissée. Comment savait-elle ?…

La jeune femme poursuivit, d’une voix cinglante :

— Calmez vos remords, mon cher Fargeau… Vous n’avez point dénoncé votre ami, car il y a longtemps que je suis renseignée sur son compte. L’autre jour, quand je feignais d’aimer encore Lorderie en prononçant les paroles que vous m’avez répétées à l’instant, j’étais déjà informée de sa vilenie… Rappelez-vous… Ce fameux après-midi de décembre où, recevant simultanément la lettre d’Annie et la mienne, vous avez tenu cette conversation sur vos maîtresses… vous étiez seuls, dans la salle des « Informations » de l’Écho National… À un moment, quittant Lorderie, vous êtes allé à côté, chez le rédacteur en chef… Vous avez frappé à sa porte… Attention ; tâchez de vous souvenir… Cette porte, était-elle fermée ?… Non. Simplement entre-bâillée : vous n’avez eu qu’à pousser le vantail… Et vous ne m’avez pas vue bondir à l’autre bout du cabinet, m’accouder précipitamment à la cheminée et prendre une pose imperturbable, moi, qui attendais là depuis une demi-heure, et qui — l’oreille collée à cette porte entr’ouverte, le cœur battant, les dents agrippées au bâillon du mouchoir pour ne pas hurler — écoutais… écoutais avidement mon amant, dans la pièce voisine… Mon amant dont les phrases cruelles me déshabillaient corps et âme, pour le plaisir d’un autre mâle… Ah ! Le mufle !

Francine ajouta, après une pause :

— Salir ainsi un amour de deux ans… Car, je l’aimais … J’ai une ambition effrénée, je ne m’en cache pas… Or, pour moi, Jacques était le premier homme qui crût à mon avenir, qui m’encourageât, de sa parole et de sa plume. Vous le connaissez : il est très complaisant envers ses amis. Je ne sais pas fermer les yeux, malheureusement… Je suis trop clairvoyante… Quelques semaines de liaison, et j’avais jugé Lorderie : un esprit médiocre, une volonté paresseuse. Je me jurai d’en faire quelqu’un. Je m’efforçai de le stimuler, de tirer une originalité de ce talent endormi… On ne devrait pas divulguer ces choses : mais combien de fois n’ai-je pas retapé son ouvrage, glissant la phrase pittoresque qui allège une période monotone, le mot qui pétille à la fin du dialogue… Vous avez constaté de quelle façon mon zèle fut accueilli : c’est étonnant comme une femme qui veut être utile paraît embêtante. Après tout, Jacques a peut-être raison… Les maîtresses les plus niaises sont les mieux chéries, et depuis qu’on a mis une cervelle dans la tête de sa poupée, l’homme se plaint d’avoir un joujou trop perfectionné… Puis, un jour, nous nous trouvâmes en concurrence : l’éditeur Mallet nous publia deux romans, à une semaine d’intervalle : celui de Lorderie se vendit à peine, le mien tint l’étalage et fit plusieurs éditions… C’était la fêlure. Lorderie parla de ma « chance » en termes acidulés. Oh ! Les unions d’écrivains ! Accouplez une chatte avec un bull-dog et, l’instinct assouvi, vous les verrez s’entre-déchirer… Néanmoins, je ne l’aurais jamais cru capable de céder sa maîtresse à un ami, tel un bibelot qui a cessé de plaire : « J’ai assez de cette petite statuette de Gérôme : veux-tu me l’échanger contre un de tes Clodion ? » Et l’ami accepte… Ah ! Vous êtes réussis, tous les deux.

Clarel venait d’agir avec maladresse : elle avait prononcé un discours beaucoup trop long qui laissait à Fargeau le temps de rassembler ses idées. Il reconstituait l’aventure, comprenant pourquoi, le premier jour, Francine lui était apparue, pâle et glacée, avec des yeux durs, au regard sombre… alors que, par la suite, il l’avait retrouvée gaie, souriante, empressée même… Et, soudain cette réflexion : « Que signifiait sa conduite énigmatique, sa comédie d’amitié, de séduction… puisqu’elle savait ? » lui imposa un soupçon irrésistible qu’il exprima :

— Dans quel dessein cherchiez-vous à me plaire ?… Pourquoi m’avez-vous affolé ?… Votre intention n’était pas de châtier Lorderie en exploitant la vengeance même qu’il vous fournissait. Et vous n’avez aucune raison de vous en prendre à moi seul… Je ne vous ai offensée que pour avoir acquiescé à la proposition de Jacques : c’est à lui, surtout, que vous désirez nuire… J’en suis sûr. Alors ?

Francine ne répondit pas. Elle se déganta lentement, les yeux fixés sur la blancheur de sa peau qui se découvrait peu à peu, hors de la gaine de chevreau noir. Mutine, elle tendit sa main droite à Maxime :

— Regardez, murmura-t-elle en lui désignant une ombre rosée qui rayait l’index : ça se voit encore… Vous n’avez pas honte de m’avoir mordue ? Demandez pardon.

Fargeau baisa longuement les doigts fuselés qu’elle avançait à hauteur de sa bouche, tandis que l’Anglaise s’éloignait avec discrétion, affectant d’oublier ces clients attardés.

Vaincu, Maxime interrogea d’une voix douloureuse :

— Vous l’aimez encore, peut-être ?

— Qui ? Jacques ? Ah ! ah ! ah !… Pour qui me prenez-vous ? Je l’ai congédié, la semaine dernière.

Fargeau continua, enhardi par cette réplique :

— Je suis si épris de vous, Francine… vous êtes l’unique créature qui m’inspire une vraie passion… Je m’inquiète de vos moindres gestes… moi qui méprisais si délibérément mes aventures… Et la fatalité me présente à vous sous un aspect antipathique, dans un rôle insultant… Je vous avais perdue avant de vous connaître : vous m’avez détesté d’avance. Et maintenant… Maintenant, je ne rêve que vous, je ne veux que vous, malgré votre refus… C’est une obsession… Oh ! Vous avoir… vous posséder seulement une nuit !

— Cela n’est pas impossible…

Clarel avait détaché chaque mot avec une nonchalance étudiée. Elle lui coula une œillade perfide.

— Que voulez-vous dire, Francine ?

— Vous m’avez devinée, tout à l’heure, cher ami : j’espère me venger un jour de Jacques Lorderie et c’est pour atteindre ce but que j’ai formé le projet de vous intéresser à ma personne… Tant mieux, si j’ai réussi. Je suis Parisienne de naissance, mais il y a dans ma famille un ancêtre sarrasin… Quelques gouttes de sang oriental ont noirci mes yeux, mes cheveux… et mon âme. C’est vous dire que le nommé Othello était un peu moins vindicatif que moi. Par exemple, mon esprit, ultra-moderne, n’est pas aussi sanguinaire — et beaucoup plus raffiné. Ne craignez rien, Fargeau : c’est un rôle de comédie que je compte vous offrir… mon magasin d’accessoires ne contient pas de poignard — même en carton-pâte.

— Expliquez vous, Francine.

— Vous prétendez qu’il vous suffirait d’avoir une nuit de moi ?

— Oui, je suis prêt à tout, mais expliquez-vous !

— Une nuit d’amour, ça se donne par amour… sinon, cela se vend. À quel prix taxez-vous la mienne, Fargeau ?… Voyons… Une nuit de moi vaut bien deux nuits de vous, hein ?

— Comment ? Je ne saisis pas bien.

— C’est pourtant simple : il s’agit de trois nuits. Les deux premières, vous m’en faites le sacrifice, vous les employez à l’usage désigné par moi. La troisième, vous la passez avec votre humble servante : je vous la consacre en guise de récompense, et vous serez consciencieusement payé, je vous l’affirme.

— Vous êtes la femme la plus déroutante que je connaisse !… Quel est cet étrange marché ?

— Acceptez-vous, oui ou non, que j’achète deux de vos nuits contre une des miennes ?

— Oui, cent fois oui… Mais, sapristi ! Que devrai-je faire ?

— Oh ! Quant à cela, nous en reparlerons… Je vous accorde quelques jours de réflexion. Lorsque vous serez absolument décidé, je vous détaillerai chaque condition, au fur et à mesure,

— Pourquoi toutes ces tergiversations ?

— Par précaution. Ce que j’exigerai de vous sera terriblement difficile à accomplir. Je tiens à laisser votre désir s’exacerber encore un peu. Venez me voir, lorsque vous vous sentirez à point pour perpétrer quelque chose qui ressemble de très près à une mauvaise action…

— Oh ! S’il ne s’agit que d’une mauvaise action !

— Ne narguez point le diable avant d’avoir aperçu ses cornes… Pendant six semaines, je resterai chez moi tous les soirs, car j’ai un travail important à terminer : vous serez certain de me trouver au logis. À présent, réglez la demoiselle et arrêtez-moi un fiacre… Il est sept heures un quart.

— Cette bonne dame anglaise ne se doute guère des propos qu’auront entendus ce soir ses deux verres de Marsala !

Dans la rue, Fargeau, surexcité d’une joie angoissée, d’une appréhension mêlée de triomphe, voulut rire pour attirer la veine ; il plaisanta, goguenard :

— Mais, si l’entreprise est si périlleuse, je reculerai peut-être devant son exécution ?

— Non.

Francine l’enveloppa d’un regard intelligent et pénétrant :

— Vous savez bien, Fargeau, que vous ferez tout ce que je voudrai !…

— Pourquoi ?

— Parce que je suis la première femme qui ne vous aime pas.



V


Fargeau avait essayé de réfléchir pendant la moitié d’une semaine.

Le premier jour, il s’était plu à imaginer ce que serait la possession d’une telle maîtresse : vaniteuse, fantasque, presque naïve dans son cynisme exagéré ; assez banale, en somme, malgré son excentricité, car ce n’était qu’une coquette vicieuse, puérile et compliquée ainsi qu’elles le sont toutes, — mais préférée à toutes. Qu’importaient ses façons de capricieuse, son intolérable sûreté de soi, l’enfantillage impertinent avec lequel elle le traitait comme sa chose, estimant sa volonté d’homme abolie ?… Fargeau désirait passionnément Francine parce que le hasard en avait fait la première qui eût éveillé chez lui une sensation neuve… Nous nous abusons toujours, par fierté, sur la valeur de l’être qui nous a dérobé l’une des virginités de notre être. Et Maxime voulait voir dans Clarel la créature idéale qui eût été digne d’inspirer son premier amour. Il oubliait volontairement les travers de la jeune femme, pour apprécier la maîtrise dont elle avait donné la preuve en découvrant le dédain de son amant, en gardant si fermement le secret surpris… Elle possédait une énergie et une intelligence réelles : ce caractère de femme avait quelque chose de viril où il retrouvait un reflet de lui-même, et qui lui laissait pressentir l’adversaire future… Puis, Fargeau évoquait la figure séduisante de Francine, son regard mystérieux, sa pâleur ardente, ses lèvres mouvantes ; il appelait le souvenir de ses attitudes voluptueuses : elle avait une manière de s’étendre sur le grand divan, la taille molle, une hanche saillante et les pieds allongés, qui provoquait inconsciemment… Elle avait aussi d’étranges façons de sourire… et certains gestes des mains… Fargeau songeait, le rouge aux pommettes : « Une nuit d’elle, bigre !… Ça mérite bien qu’on commette deux sottises. » Surtout… surtout qu’une nuit de Francine en deviendrait plusieurs : il se faisait fort d’obtenir de nouvelles concessions, après qu’il aurait livré bataille sur son propre terrain.

Le second jour, Maxime se dit : « Que diable va-t-elle me demander ? « Les femmes paraissent déconcertantes : leurs actes — souvent imbéciles, quelquefois sublimes, mais toujours illogiques — sont imprévisibles pour l’homme dont le jugement s’exerce avec rectitude. À la place de Clarel, Fargeau se fût vengé de Jacques en prenant l’initiative de l’infidélité, à moins que sa colère ne l’eût incité à quelque violence… Sa perspicacité restait en défaut devant cette rancune qui se recueillait, se taisait, agençant obscurément le plan maléfique de ses représailles sournoises… Pour s’ingénier à deviner Francine, Maxime s’avisa d’un expédient ingénu — étant donnée sa profession d’homme de lettres : il ouvrit l’un des livres de la jeune femme et chercha l’âme de l’auteur entre les lignes. Mais là, encore, il eut une déception : Clarel étant l’une des rares romancières qui ont su résister à la tentation autobiographique. Volontairement impersonnelle, on la sentait étrangère à ses personnages ; et ce n’était pas au miroir qu’elle avait trouvé les gestes de ses marionnettes.

Fargeau élaborait d’invraisemblables conjectures : à quelles entreprises le destinait cette folle astucieuse ? Deux nuits… deux nuits… qu’avait-elle voulu dire ? La nuit : on aime, on vole, on tue… Dieu merci, Clarel n’appartenait pas à la catégorie des amantes criminelles. Songerait-elle à lui proposer de cambrioler l’appartement de Lorderie ?… ou de disputer à Jacques le cœur d’Annie Dumesnil ? Maxime plaisantait avec sa curiosité, comme on taquine un enfant impatient.

Le surlendemain, il avait tellement raisonné qu’il finissait par déraisonner. Il en arrivait à se persuader que Clarel avait imaginé de le faire divorcer afin qu’il se remariât avec elle. Fargeau épousant Francine, après la conduite injurieuse de Lorderie : quelle réparation éclatante ! Et Maxime — presque effrayé — constatait l’ascendant énorme que Clarel exerçait déjà sur lui : car, il envisageait sans indignation la perspective de quitter sa femme, cette douce Renée dont — la veille encore — il eût redouté de troubler la quiétude. Puis, il se rassura : Francine Clarel proclamait un mépris trop sincère des conventions sociales, pour qu’une solution aussi banale lui fût venue à l’esprit. Il se représentait mal la jeune femme faisant légaliser ses projets ténébreux à la mairie, sous la protection d’un monsieur bedonnant, la panse serrée dans les plis de son écharpe.

Et le soir même, il retourna rue de Courcelles.

— Mademoiselle n’est pas là, dit la bonne. Mademoiselle est à côté, chez mademoiselle Robert.

« Zut ! » pensa Maxime. Cependant, il se résigna à l’aller retrouver, en face.

On l’introduisit dans l’atelier, où les deux amies bavardaient.

— Bonjour ! s’écria joyeusement Thérèse.

Et sa voix avait cet accent cordial qui met le visiteur à son aise ; ses yeux remerciaient Fargeau d’être venu ainsi, à l’improviste.

— Bonsoir, murmura Francine.

Elle le considérait sans surprise, elle. Ses regards malicieux recommençaient de le défier…

Une œillade furtive de la jeune femme lui désignait Thérèse : le tiers incommode… Et Fargeau comprit que Clarel s’amusait de ce contretemps.

Il se roidit contre son exaspération, voulant paraître indifférent. Chez l’écrivain de complexion nerveuse, le surmenage intellectuel détermine vite une sorte de névrose : Fargeau éprouvait souvent de maladives envies de pleurer, des accès de rage puérile devant ses menues déceptions journalières.

Ce soir il eût battu Francine avec une joie âpre : ce n’était pas la première fois qu’elle lui inspirait ce besoin de brutalités, d’emportement, de violences. Clarel l’agaçait autant qu’elle lui plaisait : c’était une de ces créatures irritantes qui provoquent les coups.

Maxime dit froidement, en s’adressant à Thérèse :

— Je vous demande mille pardons pour mon indiscrétion : je me présente ici par ricochet… J’ai su que mademoiselle Clarel s’y trouvait, et je me suis permis de la rejoindre afin de lui annoncer que je suis désormais à sa disposition, au sujet de la collaboration qu’elle m’a proposée.

— Tiens ! vous allez travailler ensemble ? questionna Thérèse.

Maxime bredouilla, entamant une explication confuse. Francine l’interrompit :

— Voulez-vous passer chez moi demain, vers trois heures ? Je serai libre.

Il sentit qu’elle le congédiait, enchantée de prolonger d’un jour l’énervante incertitude.

Thérèse, voyant qu’il se levait, s’écria :

— Comment ! Vous partez déjà ?

— Je suis très pressé.

— Quand viendrez-vous poser ?

— Je n’en sais rien.

Maxime avait riposté d’une voix sèche, déversant sa mauvaise humeur sur l’artiste peintre.

Il ajouta gauchement :

— Ma femme m’attend… Au revoir, mesdemoiselles.

Et il se retira, emportant, comme une flèche du Parthe, la blessure aiguë du sourire de Francine.

Thérèse Robert regardait fixement la portière qui retombait derrière le jeune homme ; ses prunelles s’attardaient avec une attention machinale sur les derniers frémissements de l’étoffe, le tremblotement des effilés. Peu à peu, les joues blêmes de la vieille fille rougissaient, devenaient luisantes ; ses yeux semblaient grossir, gonflés d’une buée humide : Thérèse pleurait silencieusement.

— Eh bien !… qu’est-ce que c’est, voyons ?

Francine l’interpellait avec une brusquerie affectueuse ; la jeune femme se rapprochait de son amie et la prenait par la taille. Thérèse balbutia :

— J’ai du chagrin…

D’une voix presque indistincte, elle fit cet aveu — si rare de la part d’une femme à une autre femme :

— Ah !… si vous saviez comme je souffre d’être laide !

Clarel n’osa répondre, dédaignant les protestations hypocrites, les consolations inutiles. Alors, Thérèse continua :

— Je vous remercie, Francine : vous n’avez pas dit bêtement : « Ce n’est que ça qui cause vos larmes : vous n’êtes pas raisonnable ! » Je vous remercie de me comprendre… Je vous avais dissimulé jusqu’ici ce qui est la plaie de mon existence. J’affectais la résignation ; j’étais la première à rire de ma laideur, à la façon d’un amputé qui plaisante devant le baquet où gît sa jambe sectionnée, mais qui sanglotera désespérément, dès que le chirurgien sera parti…

Clarel objecta doucement :

— Toutes les femmes ne sont pas belles ; et cependant, toute femme possède sa séduction.

— Justement : moi, je n’ai pas même le charme…

— Vous êtes une artiste de grande valeur ; votre talent est admiré des meilleurs peintres ; qui plus est : vos toiles s’achètent… et vous avez à peine trente ans. Vous n’éprouvez donc aucune joie, dans la rue, dans un musée, quand deux jeunes rapins, se retournant sur vous, chuchotent : « C’est Thérèse Robert » ?

— Je donnerais tous mes succès pour les entendre murmurer : « La jolie fille ! »

— C’est si bref, ce plaisir-là : la vieillesse nous guette bientôt et nous distille, goutte à goutte, les tortures de sa déchéance. Les jolies femmes meurent deux fois, et c’est bien triste de se survivre.

— Qu’importe ! On a vécu. Le talent, la fortune, la gloire : voilà le bonheur des hommes. Mais, nous autres !… Ne sommes-nous pas créées pour l’amour, rien que pour l’amour ? Fillettes, nous adorons la poupée : cette parodie du fruit de l’étreinte. Notre adolescence frissonne au soupçon du mystère sexuel. Nos livres nous bercent d’idylles permises, et dans tous ces romans roses, l’héroïne est parée d’attraits enchanteurs… Vous plaignez celle qui survit à sa beauté : quelle pitié réserverez-vous à celle qui doit vivre avec sa laideur !… Moi qui ai reçu l’éducation sentimentale de mes pareilles et rêvé les rêves tendres des jeunes filles, j’en fus réduite à casser mon miroir, le jour où j’eus dix-huit ans, en ricanant, devant l’image détruite qu’emportaient les éclats de verre brisé : « Condamne-toi à un avenir stérile, ma petite… Tu ne pourras jamais choisir tes amours, avec cette tête-là ! »

Francine lui lança un regard d’amertume et d’ironie :

— L’amour… Thérèse !… Vous n’avez que ce mot à la bouche… C’est lui qui vous fait déplorer de n’être pas une merveille ? Pauvre amie !… Vous seriez la première à traiter d’insensé le chiffonnier qui désirerait de posséder un crochet en or pour ramasser les ordures ! D’abord, croyez-vous qu’il suffise d’être belle : j’ai connu d’admirables créatures qui ont rencontré plus d’un indifférent, et qui en ont souffert. Ensuite… ensuite… Voulez-vous savoir ce que c’est, ce piètre amour dont l’absence vous navre ? Écoutez ma vie ; vous me dites souvent que j’ai tout pour plaire… Eh bien, vous allez voir…

Elle poursuivit, la voix lointaine :

— J’ai commencé à faire l’épreuve de ce fameux amour, vers seize ans et demi… Je m’imaginais être adorée d’un jeune homme auquel on m’avait fiancée… Sa cour pressante, ses fadaises passionnées me leurraient aisément… Je le chérissais très ardemment, avec mon petit cœur tout neuf d’adolescente… Un soir, son père se présenta chez mes parents et, devant moi, cyniquement, leur reprit sa parole à cause d’une erreur sur le chiffre de la dot… Je pensai : « Il est en dehors de cela, il m’aime, il se brouillera avec sa famille afin de m’épouser. Je vais le revoir demain… » Je l’attendis huit jours, anxieusement confiante… Après cette première désillusion, je dus m’aliter plus d’un mois. La guérison me transforma : la douce fillette devint une petite rosse, sceptique et provocante… Je scandalisai les bourgeois bien pensants par mes propos subversifs, et je me mis à haïr le mariage, en gamine sensible, trop tôt désabusée. Personne ne demanda plus ma main ; j’étais décrétée dangereuse ; mais, à la faveur des soirées mondaines, les époux flirteurs m’enseignèrent des marivaudages chers aux demi-vierges. Dégoûtée, je me cloîtrai dans une solitude farouche. À vingt ans, je faisais des vers satiriques que publiaient les jeunes revues et des articles licencieux pour un journal qui ne payait pas : distraction de fille lettrée, qui, jusque-là, avait bâillé sa vie, compté les heures, dévoré les quinze cents volumes de sa bibliothèque, sans parvenir à comprendre le goût démesuré que certaines gens manifestent pour l’existence.

» …Et puis, plus tard, je me revois toute seule, majeure, orpheline de père et de mère… Je continuais d’écrire à droite et à gauche ; mes satires politiques dans une petite revue royaliste m’entre-bâillaient la porte d’un grand journal réactionnaire ; je devenais la petite Clarel, l’obscure lettreuse croisée un peu partout, d’une rédaction à l’autre… Un beau matin, le prince de Lesparre achetait notre journal : le Drapeau Blanc… Un hasard me plaçait en face du nouveau directeur, un jour où je passais devant son bureau ; je distinguais mal son visage fripé de grand blondin quinquagénaire, trop chic, trop snob, trop élégant. Lui, avait reluqué mes vingt-deux ans, mes yeux noirs et ma taille fine… Le prince de Lesparre : gentilhomme, millionnaire, député, sportsman, industriel et, désormais, directeur d’un grand quotidien… Je fus très fière d’être la maîtresse du « patron »… Je m’imaginais faire acte d’ambitieuse. Hélas ! quelle liaison décevante !… Le prince est un dépravé maussade ; et tous mes élans d’affection se heurtaient à son cynisme de fêtard blasé. Oh ! ces nuits interminables, ces mignardises excédantes des vieux amants ; et surtout, cette manie de parler qu’ont les hommes, dans ces moments-là… Ces mots bébêtes, obscènes, vulgaires… Par instant, je criais, écœurée : « Mais, tais-toi… Je t’en supplie, tais-toi ! » Une minute d’exaspération me poussa à rompre… Je perdais le prince, le journal et ma situation… Heureusement, j’avais des rentes personnelles, très modestes, mais suffisantes… Après cette crise, je me replongeai dans les livres : la lecture est une excellente détente… Un soir que je feuilletais les Confessions de J.-J. Rousseau, mes yeux s’arrêtèrent sur cette phrase : « Il est trop difficile de penser noblement quand on ne pense que pour vivre. » Ce me fut une espèce de révélation… Je songeai : « Comment ! tu mènes une existence lamentable, tu fréquentes des gens malpropres, tu cours les journaux et les théâtres, ainsi qu’une besogneuse en quête de deux louis ; et tu possèdes l’indépendance qui te permettrait de garder ton temps pour une œuvre peut-être utile ! » Du jour au lendemain, je changeai : je fus la casanière que vous connaissez ; je travaillai joyeusement, obstinément… Je déchargeai mon âme de sa jeune expérience en notant mes observations : j’écrivais un roman imaginaire où il n’y avait rien de moi, où, pourtant, chaque événement de ma vie privée formait une pièce de la mosaïque. Et puis, je cherchai à publier mon livre… L’accueil facile et probe de mes éditeurs me causa une agréable surprise : j’avais découvert un métier lucratif en croyant faire un essai d’art. La critique de Lorderie, sur mon bouquin, me valut d’entrer en rapports avec Jacques… Je le prenais pour un bon garçon, sans vices… son honnêteté me reposa deux ans : c’était le lien affectueusement charnel, entre amants qui s’estiment… Je me considérais comme sa seconde femme… Et il n’y a pas six semaines, ce goujat me proposait à l’un de ses amis, ainsi que l’enjeu d’un pari stupide. Il me traitait à la façon d’une ribaude dont on joue la possession d’un coup de dés ; ou à la manière d’un cheval que deux jockeys essayent, à tour de rôle… Ah !

Francine conclut, d’une voix coupante :

— Eh bien, voilà !… Tout ça, c’est l’amour, mon amie Thérèse… La trahison, le libertinage et l’ignominie… Ce sont toutes ces bonnes choses que vous regrettez !

Elle ajouta, avec une émotion inattendue :

— Quant à cette ardente chanson qui, parfois, nous monte aux lèvres par un jour de beau soleil : la grande passion… ah ! sapristi ! je suis bien heureuse de n’avoir jamais rencontré l’homme capable de me l’inspirer. Ça doit faire encore plus mal. Je sens que je l’aurais tant aimé… moi qui n’aime personne. Il vaut mieux garder son cœur vide que de s’éprendre d’un infidèle.

Thérèse Robert l’avait écoutée, sans l’entendre ; l’air absent, les yeux lointains ; on devinait sa pensée absorbée ailleurs. Avec l’égoïsme de la douleur vive, elle répondit à Francine :

— Vous n’avez pas souffert autant que je souffre. Après chacune de vos déceptions, renaissait une autre espérance… Tandis que moi !… Avez-vous éprouvé ce supplice…

Elle se levait, allait vers une psyché, et continuait, le doigt braqué sur son image :

— Ne pouvoir se regarder dans la glace sans qu’une boule de sanglots refoulés vous étrangle à la gorge. Pétrifiée de détresse à la vue du visage informe qui ricane au fond du miroir, s’écrier : « C’est à moi, ce masque de Gorgone ! » Et se sentir la langue sèche, la poitrine étreinte, la tête en feu, à l’idée de vivre irrémédiablement sous cette enveloppe de chair qui trahit l’être spirituel… Elle finit par me brûler de son contact abhorré : c’est une tunique de Nessus. Dire que je la dépouillerai seulement au tombeau, quand la mort pourrira graduellement ma déchéance physique — m’apportant l’amère revanche de n’être plus qu’un squelette pareil aux squelettes des beautés terrestres, une carcasse en tout point semblable à celle de Phryné !… Et la risée du destin m’a fait naître artiste, m’a donné des yeux de peintre, un regard épris des lignes pures, de l’harmonie des formes, des couleurs chantantes : je possède le sens de la poésie extérieure comme pour mieux me repaître de ma hideur ! Car, il y a des gens qui ne comprennent pas leur disgrâce : je connais une pauvre petite presque aussi laide que moi et qui se croit charmante ; elle a des coquetteries d’irrésistible… elle est heureuse. Si j’avais eu la chance de voir à sa manière… Oh ! le calvaire de la laideur consciente… Imaginez-vous cette torture, Francine !… Ça me déchire le cœur : j’ai beau tâcher à réagir…

Clarel la considérait avec pitié. Elle finit par questionner :

— Vous l’aimez donc à ce point-là ?

— Qui ?

— Eh !… Fargeau, parbleu !

Thérèse s’effondra comme une loque, cachant sa figure de ses coudes ramenés en avant : elle fut un petit tas d’étoffe écroulé aux pieds de Francine ; on ne distinguait d’elle que sa chevelure terne, au chignon maigre, et sa nuque creuse où saillissaient les vertèbres. Clarel remarqua :

— Lorsqu’une femme, séduisante ou non, doute de ses charmes, c’est qu’elle est très amoureuse.

Thérèse gémit, d’une voix étouffée :

— J’ai honte… Je suis grotesque… À mon âge, se griser de passion platonique, comme une pensionnaire… Songez donc : il est si beau et je suis si laide !… Je sens bien qu’il est indifférent, que je ne lui inspire aucune sympathie… Je n’existe pas, moi, aux yeux des hommes… Et lui, qui mérite les plus belles…

— Bah !… il ne vaut pas le quart de votre amour.

— Oh ! Francine, protestait Thérèse, scandalisée.

Elle reprit :

— D’abord… comment saviez-vous que c’est lui ?…

— Ma pauvre amie… il y a longtemps que je vous ai devinée, allez ! Ce n’était guère difficile…

Et Francine ajouta, — inconsciemment cruelle :

— Vous devenez presque jolie, quand vous le regardez !



VI


Dans l’antichambre, tandis qu’il remettait sa canne et son pardessus à la bonne de Clarel, Fargeau entendit sonner à trois reprises le coucou de la salle à manger.

« Hum !… elle va trouver que je suis exact », pensa-t-il, avec un léger dépit : il avait honte de son empressement.

La vieille domestique lui ouvrit la porte du salon : au beau milieu de la pièce, à quatre pattes sur le tapis, Francine, les cheveux ébouriffés, les joues congestionnées, émargeait à coups de crayon bleu de grands rectangles de papier imprimé, étendus devant elle.

— Bonjour, vous ! dit la jeune femme. J’ai reçu ce matin les épreuves en placards de mon prochain livre… Alors, je suis venue les corriger ici, puisque je vous attendais… Il va paraître le premier mars : est-ce une bonne époque pour la librairie ?

Maxime, déconcerté par cet accueil imprévu, fronça les sourcils et crispa ses lèvres mobiles.

— Qu’est-ce que vous avez, Fargeau ?… Vous faites la tête d’un monsieur qui sort de chez le dentiste.

Le jeune homme s’offusqua :

— Je croyais que le rendez-vous que vous m’aviez fixé, hier, serait consacré à un entretien sérieux.

Francine eut un rire clair. Elle s’allongea tout à fait, à plat ventre sur le sol, les coudes enfoncés dans la peluche d’une carpette, le menton soutenu par les poings tendus en avant. Et sa face malicieuse brava l’irritation de Fargeau :

— Mon cher, rien n’est plus sérieux, aux yeux d’un bas bleu, que la préparation d’un futur bouquin… Vous êtes du métier, vous : c’est inexcusable de me manifester l’étonnement des profanes. Pour le moment, les fautes des typos m’intéressent infiniment plus que celle que je devrai commettre une nuit en votre honneur…

Fargeau, énervé, contemplait le jeune sphinx, dont le visage aguichant lui offrait la double énigme de sa bouche voluptueuse et de ses yeux railleurs. Enroulée dans un grand peignoir de laine blanche, Francine étalait ses formes graciles, aux membres souples, aux lignes serpentines : l’étoffe collante précisait avec impudeur certains détails de son corps. Maxime constata : « Elle n’a pas de corset et sa chemise est sans doute légère ! » Il apercevait, nettement accusée, la pointe d’un sein qui s’érigeait à travers le vêtement ; et cette indiscrétion minuscule lui semblait dix fois plus suggestive qu’un coin de nudité.

Clairvoyant, il songea : « La fine mouche !… Elle affecte l’insouciance ; et, cependant, sa petite mise en scène a été laborieusement préparée : cette pose abandonnée, cette tenue indécente… Et son allusion habile à la chose, après un flot de paroles insignifiantes… Pas maladroite comme allumeuse, la belle Clarel ! »

— Asseyez-vous donc, Fargeau, reprit Francine en s’étirant avec nonchalance.

Délibérément, Maxime s’accroupit en face d’elle, à la turque. Il observa :

— J’aime cette atmosphère de fantaisie que vous créez autour de vous. Dès que j’entre ici, je retrouve la même impression : j’ai l’illusion de vivre la vie factice d’un Gulliver sentimental ; Francine Clarel m’apparaît trop étrange pour n’être point la fiction puérile et profonde de quelque humoriste acerbe ; et, dans ce salon, où une jeune femme me reçoit avec la plus naturelle attitude — quoiqu’elle soit couchée par terre et me fasse asseoir sur le tapis, je serais à peine surpris de voir entrer un cheval bien élevé, soutenant un plateau à thé sur la pointe de ses sabots…

— En tout cas, je n’ai rien d’une indigène de Brobdingnac, rétorqua Francine, qui désignait du regard ses contours un peu grêles. Je ne suis qu’une simple petite bonne femme prête à répondre à vos questions…

Elle avait quitté le ton du badinage ; elle était enfin décidée à s’expliquer. Maxime se pencha vers la jeune figure animée : des mèches désordonnées tombaient sur le front, sur les yeux vifs qui luisaient comme ces yeux de griffon dont la prunelle scintille à travers une frange de poils trop longs ; et les lèvres entr’ouvertes ébauchaient, par habitude, leur sourire toujours ironique.

Fargeau eut l’intuition qu’elle allait le faire sombrer dans une trouble aventure ; mais, à quoi bon lutter ?… Il se rappela un ouvrage de son enfance où le mazdéisme était exposé en quelques naïves anecdotes à l’usage des écoliers : au cours de ces historiettes, le perfide Ahriman, après mille péripéties, était invariablement vaincu par le bon Ormazd. Longtemps, le petit garçon, imbu des légendes merveilleuses, avait peuplé le monde où il vivait des deux génies, l’un nuisible, l’autre bienfaisant : Ahriman, le camarade qui volait ses billes, le domestique qui le frappait, le maître qui le punissait ; Ormazd, le parrain qui lui apportait de beaux livres reliés d’or et de pourpre, l’ami Lorderie qui se pliait à ses moindres caprices ; et la caresse maternelle dont il sentait l’effleurement léger, chaque soir, quand il commençait à s’endormir… Son expérience juvénile lui avait enseigné peu à peu que, dans la vie réelle — à rebours du dénouement moral de ses contes orientaux — c’est toujours Ahriman qui l’emporte… Et, à cette minute encore, Maxime, incliné vers Clarel, cédait au cher mauvais Principe.

Il parla, l’accent léger, pour se dissimuler les conséquences peut-être graves de l’entretien :

— J’ai rêvé parfois que le diable m’achetait mon âme ; j’ai rêvé hier qu’une femme m’achetait deux nuits ; j’ai donc trois chances de perdre mon salut éternel. Et je viens vous demander, aujourd’hui, de me donner la clé du songe : que sera-t-il, demain ?

— Un cauchemar !

Fargeau n’avait ni le goût ni l’aisance de Francine, pour ces conversations en jeux de mots : son esprit bouillant se lassait vite des concetti. Il brusqua l’entretien :

— Écoutez, Francine… Je vous ai dit que je suis résolu… je vous affirme encore une fois que j’obéirai à votre volonté, quelle qu’elle soit. Consentez à vous exprimer sérieusement et faites-moi connaître les deux conditions de notre pacte… tout de suite.

— Pas si vite !… Si votre médecin vous ordonnait : « Prenez une cuillerée de cette potion chaque matin ; dans huit jours, vous serez rétabli », avaleriez-vous le contenu de la bouteille séance tenante en vous imaginant guérir plus tôt ?… La première nuit, d’abord.

— Mais, si j’accomplis ses obligations, en perdrai-je le bénéfice au cas où la seconde épreuve, ignorée jusqu’au dernier instant, m’apparaîtrait irréalisable ?… Ou bien, m’accorderez-vous la moitié de ma récompense ?

— Jamais, par exemple ! Vous seriez trop bien payé… Les choses faites à demi semblent souvent plus… Je me comprends…

— Donc, la partie n’est pas égale.

— Apaisez-vous : l’expérience numéro un sera la moins facile… Du moment que vous l’aurez exécutée, vous ne reculerez point devant l’autre.

— C’est encourageant !

— Vous dérobez-vous ?

Fargeau s’emporta :

— Assez !… Vous ne sentez pas que je vous aime au point de m’associer à vos folies et d’accepter des turpitudes… Je veux posséder l’âme qui brille dans vos yeux… J’éprouve un désir impérieux de vous, de votre chair, un désir à crier comme les bêtes qui brament d’amour. Et nous sommes là, en train de marivauder stupidement !… Qu’exigez-vous, Francine ? Je vous appartiens. J’oserais les pires actions : j’ai atteint l’heure où les gestes des brutes nous deviennent accessibles.

— Eh bien !… voici.

Clarel se releva, d’un gracieux effort de reins ; elle se mit debout, manifestant ainsi une gravité tardive. Fargeau l’imita. La jeune femme l’enveloppa de son regard profond, et reprit tranquillement :

— Voici. Je serai à vous, Maxime, je vous aimerai de toutes mes forces, et comme il vous plaira… Votre être me semblera aussi cher ce jour-là, qu’il m’est indifférent ce soir… Si…

Elle fit une nouvelle pause, savourant l’émotion qui pâlissait Fargeau ; puis, termina :

— Si vous passez une nuit dans le lit de madame Jacques Lorderie.

Maxime bondit :

— Hein ? Quoi ?… Vous plaisantez ! C’est de la démence… Moi, tromper Jacques : avec sa femme !

— Vous l’auriez bien trompé avec sa maîtresse.

Francine ajouta, caustique :

— Ce n’est pas la même chose : voilà ce que vous pensez, n’est-ce pas ? Une maîtresse, ça n’a aucune valeur ; il ne demandait qu’à vous céder la sienne. C’est justement ce qui inspira mon plan de vengeance : Jacques a voulu vous faire manger dans son écuelle… Eh bien, mon cher, avant de déguster sa bisque, il faudra que vous goûtiez à son pot-au-feu. Celui qui a joué avec le fer périra par le fer : puisque notre bon Lorderie souhaitait d’être cocu grâce à vous, il le sera — un peu plus conjugalement qu’il ne l’aurait désiré ; — et le ciel exaucera deux fois son vœu. Amen.

Fargeau murmura :

— Pas ça… Non ; pas ça. Je préférerais tuer quelqu’un. Songez donc… Lorderie est un homme qui m’affectionne tendrement, à qui je dois tout. Il m’a rendu mille services. Au début, nous n’avions de fortune ni l’un ni l’autre ; mais Jacques, plus souple, plus adroit, se hissait à chaque place où j’avais échoué : alors, il me faisait signe : « Hep ! tu peux monter », et me tendait les bras. À l’Écho, il possède une certaine influence, ayant épousé une parente du directeur : aussitôt, il cherche à m’attirer près de lui. Non, Francine… Réfléchissez. Convenez qu’il m’est impossible d’entreprendre la séduction d’une autre femme, quand c’est vous qui obsédez ma pensée… On ne peut imaginer cela !… Et puis, je ne suis pas un lâche ; j’ai de l’honneur… Je ne trahirai jamais un ami tel que Lorderie. D’ailleurs, serait-ce un moyen de vous plaire que de me salir par un acte aussi bas ? Vous avez voulu m’éprouver… Dites ?

— Oh ! mon cher, je vous admirerai profondément le jour où vous vous serez avili afin de me servir : c’est le rouet d’Omphale qui nous jette dans les bras d’Hercule… Voyez-vous, aux yeux des femmes, l’amour a la saveur du gibier : nous l’apprécions beaucoup mieux lorsqu’il est un peu faisandé.

— Que vous êtes agaçante avec vos phrases !

Maxime regardait Clarel d’un air presque hostile. Il reprocha :

— La moindre fille a la charité de feindre la jalousie, devant son compagnon du moment… Et vous, froidement, vous osez me proposer la conquête d’une autre, sans égard pour ma passion… Est-ce de la sécheresse ou de l’inconscience ?

— Je vous ai déclaré loyalement que je ne vous aime pas. Mais je vous adorerai si vous m’aidez à châtier Lorderie. Ne comprenez-vous point que je déteste l’homme qui m’a odieusement humiliée et que ma haine se décuplait en vous écoutant louer ses vertus d’ami ?… Oui : j’ai le cœur sec. Jadis, mon âme était un arbre chargé de fleurs et de fruits : peu à peu, la vie a effeuillé les pétales, pourri la semence, secoué les branches à tous les vents ; et il n’est plus resté qu’un tronçon de bois dépouillé — mais se dressant fièrement sur ses racines solides — qui s’appelle : mon orgueil… c’est le seul point sensible où l’on puisse m’atteindre… J’en souffre terriblement, aujourd’hui. Ah ! Fargeau… Vous ne savez pas quelle maîtresse vous tiendrez contre vous, lorsque votre volonté aura triomphé des scrupules mesquins… Je m’imagine déjà mes caresses, à la pensée de l’acte accompli… Mon amour vaut bien une trahison.

Maxime faiblit, car il discuta :

— Cet acte, d’abord, serait impossible… Je connais madame Lorderie.

— Moi, je connais son mari.

— Denise Lorderie est une honnête femme : on n’a qu’à la considérer… elle est née petite bourgeoise.

— Le carnier de don Juan contient plus de lapins de choux que de poules faisanes… Cette chaste épouse entend Jacques chanter vos prouesses toute la journée : elle doit en rêver la nuit.

— Vous vous méprenez, Francine.

— Non… Et puis, qu’importe !… Vous êtes décidé : puisque vous tablez sur la résistance éventuelle de la victime.

Fargeau rougit : elle avait raison, il allait s’oublier… Il se ressaisit brusquement.

Francine était, là, à sa portée, demi-nue sous son peignoir mal agrafé ; ses lèvres rouges, ses regards brûlants semblaient défier sa convoitise. Après tout, il était bien bête… Perdre tant de paroles, quand il suffisait d’un geste… Elle ne sonnerait pas sa bonne ; elle craignait trop les situations ridicules.

Brutalement, il empoigna la jeune femme, emprisonnant son corps frêle, avec la joie de pétrir la chair fondante ; de serrer, de serrer jusqu’à sentir, sous ses doigts, la peau glisser le long des fausses côtes… Francine cédait, inerte. Sans se défendre, elle le laissa chercher sa bouche. Et soudain, Maxime fut surpris par un baiser savant, inattendu, qui le pénétrait de mollesse et de douceur, l’alanguissait de volupté, lui suggérant toutes les lâchetés du désir…

Il songea, enivré d’allégresse : « Elle s’abandonne… Donc elle m’aime instinctivement en dépit de sa comédie perverse. » Et son étreinte se relâchait, car la violence le rebutait à présent qu’il la croyait consentante… Alors, Francine, éclatant de rire, se dégagea prestement, s’élança vers l’antichambre, et ricana — hors de portée :

— Assez comme cela Fargeau : si je vous ai accordé le coup de l’étrier, c’était pour vous faire prendre courage avant l’assaut.

Blessé au vif, Maxime comprit qu’elle l’avait encore joué : il retint à peine une injure. Et, remettant machinalement le pardessus qu’elle lui tendait, il partit sans lui dire adieu, cependant que Clarel, rouvrant la porte d’entrée, se penchait au-dessus de l’escalier et rappelait le jeune homme pour lui crier moqueusement, d’une voix incisive :

— Et maintenant : va te battre !



VII


Fargeau se retrouva sur le trottoir de la rue de Courcelles, la tête chaude, les idées en déroute et les lèvres tout enfiévrées par le baiser de Francine. Il s’aperçut qu’il était courbaturé de fatigue, comme à la suite d’une longue trotte. Hélant un chauffeur en maraude, il lui donna l’adresse de son domicile et s’allongea sur les coussins de la voiture avec une satisfaction animale.

Maxime habitait au fond d’Auteuil. Dès qu’il reconnut la perspective grise de la rue Mozart, il éprouva un dégoût subit de son intérieur. La pensée de se revoir dans un décor trop familier, d’embrasser sa femme, de répondre à ses questions, — lui devint insupportable. Cette aversion du home l’assaillait chaque fois qu’il se séparait de Clarel. Il se pencha par la portière et cria au wattman :

— À l’Écho National !

L’automobile fit volte-face, repartant vers les quartiers du centre. Arrivée à la Concorde, la voiture stoppa, immobilisée devant l’encombrement de la rue Royale. Alors, Maxime descendit et paya le chauffeur : il s’était représenté soudain l’Écho National à cinq heures du soir : la cohue des rédacteurs, des visiteurs, Lorderie bavardant avec Perrault, tout ce monde l’arrêtant, l’accaparant… Le journal lui parut trop fastidieux : il y renonça.

D’ailleurs, il se sentait reposé ; il eut envie de marcher à l’air. Le froid calmerait sa migraine. Il se dirigea du côté des Tuileries, remonta les quais. Ses regards suivaient rêveusement le ruban noir du fleuve, à peine visible dans la nuit tombante. Il réfléchissait.

Cette Francine Clarel était une détraquée malsaine : l’hypertrophie de sa vanité l’avait, en quelque sorte, déséquilibrée : jugeant que tout lui était dû, elle s’estimait lésée par le sort et son amertume exagérée la rendait implacable. Somme toute, si Lorderie l’avait gravement offensée, elle n’en était pas suffisamment éprise pour se livrer aux cruautés que suggèrent les grandes douleurs. Sa fierté seule souffrait ; or, le sadisme raffiné de sa vengeance outrepassait l’affront reçu. Quelle femme ! pensait Fargeau : si lucide, si intelligente, lorsqu’elle raisonne sur des généralités, elle devient tout à fait insensée quand sa personnalité est en cause. Elle est la première victime de son caractère : combien de gens s’insurgent ainsi contre leur fortune sans se douter que leur plus grand malheur fut de naître mécontents !

Il poursuivit ironiquement : « Comme je la jauge bien, hors de sa présence ! J’ai l’impression exacte du petit être absurde qu’est cette créature dangereuse et morbide… Et si, tout à coup, elle était devant moi, je ne songerais qu’à me griser du parfum de sa chevelure ! »

Un garçon livreur, qui s’obstinait à marcher sur ses talons en sifflant la valse à la mode, obséda Maxime qui traversa brusquement un pont — afin d’échapper à ce supplice — et se trouva quai Malaquais.

Fargeau continua sa route, sans savoir où le conduisaient ses pas. Le trottoir était à peu près désert ; dans l’obscurité environnante, brillaient les lumières de quelques vitrines : librairies d’antan exposant des volumes d’occasion, des estampes jaunies et de précieuses éditions anciennes ; devantures de marchands de couleurs exhibant des têtes de plâtre, des copies de tableaux célèbres. Une paix infinie planait sur ce coin de Paris.

Maxime reprenait : « Tromper Lorderie… Me méprise-t-elle assez !… Ou plutôt, non. Les femmes les plus honorables n’ont point le sens de l’honneur : peut-on demander à celle-là de le comprendre ?… Jacques : un ami unique, un de ces êtres rares que la chance du voisin ne fait point jaunir et qui savent lui prêter main-forte dans l’adversité. Tromper Lorderie… Cette Francine est toquée… Je ne parviendrais même pas à me forger l’excuse d’un mauvais souvenir troublant une heure de notre amitié : il s’est toujours montré parfait à mon égard. C’est moi qui ai jeté un froid entre nous, depuis que j’éprouve une stupide jalousie de tout ce qui a passé dans l’existence de cette femme… Elle me la baille belle, avec ses promesses : elle n’a pas inventé un amour inédit ! Alors… le plaisir qu’elle me donnerait n’équivaut point à cette loyale affection d’homme, dont l’aide me fait être deux devant les obstacles, telle l’ombre fidèle qui dédouble ma silhouette. »

Et puis, il devait à Jacques autre chose encore : sa situation à l’Écho, que des affaires de publicité rendaient très lucrative. Dans la vie, les questions d’argent compliquent fréquemment les questions de sentiments. Maxime se fût déjà révolté à l’idée de trahir un compagnon dévoué ; mais la pensée que cet ami était son protecteur mêlait une sensation d’écœurement à son indignation.

Pour la seconde fois, il formait la résolution de ne plus revoir Clarel. Un sursaut de désir l’exaspéra : « Ah ! pourtant, je l’aime trop… Je la veux… Il faut que je l’aie, à n’importe quel prix ! »

Alors, la raison de Fargeau essaya de reprendre le dessus et lui souffla malignement : « Eh bien ! monte chez la première fille venue, et que le geste éternellement semblable te procure l’illusion de posséder l’autre ! »

Machinalement, il leva les yeux vers les fenêtres de la plus proche maison, comme un passant galant qui cherche aventure. Et il fut stupéfait…

Sans qu’il s’en aperçût, sa promenade vagabonde l’avait conduit jusqu’à la place Saint-Michel ; il avait suivi le boulevard des étudiants, avec une inconscience de somnambule.

À présent, il était arrivé à la hauteur du Luxembourg, et les fenêtres qu’il regardait ainsi, c’étaient celles d’une maison qui faisait le coin de la rue de Médicis, d’une maison bien connue, bien familière : l’immeuble même où logeait Jacques Lorderie.

Maxime attacha une importance extrême à cette coïncidence : fataliste, il était impressionné par le hasard qui l’amenait juste là ; sa superstition y voulait découvrir un présage.

Ce n’était pas l’habitude qui l’avait attiré à cet endroit : il venait rarement chez Jacques. Madame Lorderie et madame Fargeau, seules, échangeaient des visites ; les deux hommes préféraient la liberté du dehors.

Et Maxime considérait la demeure de son ami avec une sorte de frayeur candide.

Jacques habitait au premier étage. Fargeau constata que la véranda du grand salon était brillamment éclairée : il pouvait distinguer jusqu’à la couleur rougeâtre d’une azalée dont la corbeille se trouvait dans l’embrasure. Une ombre féminine passa derrière la vitre. Maxime murmura : « Elle est chez elle… et elle est seule… Il est six heures et demie : Lorderie doit musarder à l’Écho National, à moins qu’il n’y travaille ou n’y reçoive quelques raseurs. »

Il ajouta, inquiet et soupçonneux : « Pourquoi ça m’intéresse-t-il, au fait… de la savoir seule ? »

Ce matin encore, Denise Lorderie était pour lui cette créature impersonnelle au physique un peu flou, au caractère indécis : la femme qu’il n’avait jamais songé à désirer.

Maintenant, il cherchait à se la représenter exactement : elle était blonde — ou châtain ; petite, grasse, déjà alourdie par l’embonpoint de la trentaine ; elle avait des joues rondes et fraîches, de beaux yeux bleus, une bouche pulpeuse dont la lèvre supérieure, presque toujours retroussée, découvrait les dents très blanches ; et elle était gaie, d’une humeur de fauvette jacasse.

Il la revoyait, assise à sa gauche, pendant les dîners auxquels ils se retrouvaient, deux ou trois fois dans l’hiver ; il se rappela soudainement ses épaules charnues qui fleuraient le muguet.

Et il fut tout troublé de se souvenir que la femme de Lorderie était jeune et attrayante… La machination de Francine lui paraissait moins fantasque, mais plus redoutable.

Lentement, à pas hésitants, Maxime se rapprocha de la porte d’entrée. Il pénétra sous la voûte. Son cœur battait à coups saccadés, comme décroché entre ses côtes, l’oppressant de chocs violents et irréguliers. Il s’arrêta ; puis, malgré lui, reprit son chemin. Il monta trois marches ; jamais un escalier ne lui avait semblé aussi rude ; il avançait péniblement, involontairement, ainsi que l’on cède à quelque suggestion…

Il s’exclama : « Allons !… Voici qu’Ahriman triomphe une fois de plus ! »

Ensuite, il essaya de réagir : « Je suis bête de m’exagérer l’importance d’une simple visite. » Et il se donna l’excuse des lâches, qui reculent les conséquences de leurs actes : « Après tout, il ne peut rien se passer ce soir ! »

Arrivé au premier, il sonna résolument. Une jeune femme de chambre au tablier festonné apparut.

Maxime questionna :

— Madame est-elle visible ?

— Mais oui, monsieur.

Il s’étonna que la servante se disposât à l’introduire sans prévenir auparavant sa maîtresse : « Ah çà !… On dirait que je suis attendu ! » Beaucoup moins intime avec madame Lorderie qu’avec son mari, Maxime n’espérait point un accueil si familier : cette réception insolite accentuait encore sa gêne.

La femme de chambre ouvrit la porte du salon. Les mains moites, la gorge serrée d’émotion, Maxime se dirigea vers la pièce illuminée…

— Monsieur Fargeau !… Oh ! comme c’est aimable à vous de nous avoir fait cette bonne surprise.

Un brouhaha de voix féminines, la vue d’une dizaine de dames empanachées, de deux ou trois jeunes gens graves, achevaient d’ahurir Fargeau : tout décontenancé, il finissait cependant par comprendre que sa visite tombait à merveille et qu’il se présentait — sans s’en douter — au « jour » de madame Lorderie.

Il alla saluer Denise ; puis, reconnut Renée Fargeau, parmi les dames rangées en demi-cercle : « Ma femme !… Par exemple, c’est le comble. » Renée interrogeait paisiblement :

— Tu as eu l’idée de venir me chercher ?… Tu es gentil.

Maxime, dominant son trouble, s’assit, tâcha de se mêler à la conversation.

Le salon de madame Lorderie était fréquenté par des bourgeoises oisives — ses connaissances particulières — et par des artistes débutants, qui jugeaient habile de faire leur cour à la femme afin de se concilier la faveur du mari. Les propos se ressentaient de ce double courant ; tour à tour trop futiles ou trop littéraires. Tandis qu’une dame vantait le talent de sa couturière (une ancienne « première » de la rue de la Paix), deux jeunes gens — sans pitié pour leurs voisines — entamaient une fougueuse discussion sur l’évolution politique d’un illustre écrivain contemporain.

Souriante et sereine, indifférente à ces papotages discordants, Denise Lorderie ne s’occupait que de ses bonnes, surveillant du coin de l’œil la façon dont elles préparaient la table à thé et les gâteaux. De temps en temps elle s’efforçait de saisir une réplique au vol et lançait à l’un et à l’autre, au petit bonheur, une phrase qui n’avait aucun rapport avec l’entretien : mais ces quiproquos passaient inaperçus.

Maxime se rappelait, à présent, que Renée lui avait annoncé au déjeuner : « Cet après-midi, j’irai essayer mon corset, mes chapeaux, et puis, je terminerai la journée chez Denise Lorderie. » Il l’avait écoutée distraitement : au déjeuner, il ne se souciait guère de Denise !… Et le seul intérêt du moment, c’était son rendez-vous avec Francine.

Maxime leva les yeux : une jolie fillette l’interpellait gentiment, lui tendant une tasse de chocolat. C’était Simone Lorderie, la fille de Jacques, une mignonne gamine de neuf ans que sa mère avait déjà dressée au manège factice des politesses et des caquetages de salons.

Fargeau regardait affectueusement cette miniature de mondaine : longue et menue dans sa robe droite de velours turquoise, l’enfant, blonde comme Denise — d’un blond cendré de tabac turc — dévisageait Maxime avec de grands yeux marron, doux et veloutés : les yeux mêmes de son père. Et le jeune homme, contraint, repensait à Jacques…

Naturellement, les visiteuses s’extasiaient toutes sur la grâce de la petite Simone.

— Comme vous êtes heureuse ! dit Renée Fargeau à madame Lorderie. Moi qui regrette tant de n’avoir pas d’enfant ! Pour un peu, j’irais à Lourdes…

Maxime sourit malgré lui. Sa femme, délicate et maladive, guettée par la tuberculose, eût redouté à l’égal de la mort une grossesse qu’il lui avait toujours épargnée. Mais Renée — bien qu’elle fût peu mondaine — affectait, dès qu’elle était avec une amie, ce ton faux, ces sentiments outrés, cette sensibilité mensongère qui caractérisent la conversation des femmes, et les mettent toutes à l’unisson, dans ce concert de bavardages où l’hypocrisie donne le la.

Maxime examinait attentivement Denise Lorderie, un peu boulotte mais fort élégante dans sa robe de charmeuse gris perle ; ses cheveux châtain clair, relevés en arrière, dégageant le front, encadraient d’ondulations régulières un visage rond et rose de belle Flamande ; ses regards bleus avaient une expression charmante de quiétude et de candeur : on sentait que l’idéal de Denise se bornait à son existence paisible, à son mari aimable et volage, à sa fillette docile.

Il songea : « Si jamais je séduis une telle femme, je mériterai mon surnom !… Elle a autant de dispositions pour l’adultère que Francine Clarel pour les pénitences monastiques… D’ailleurs, je ne saurais lui plaire, car elle ne me tente pas du tout. »

Puis, il contempla sa femme : souple et frêle, Renée offrait une délicieuse figure affinée sous la mousse pâle d’une chevelure presque argentée à force d’être blonde ; ses yeux verts, à la prunelle dilatée, avaient la douceur alanguie d’un regard de chatte paresseuse. Adorablement coiffée d’un petit bonnet d’hermine, enroulée dans une étole de renard blanc, la jeune femme considérait tendrement son mari, heureuse de se sentir jolie en sa présence.

Il regarda les autres visiteuses : une vieille dame quelconque flanquée de deux adolescentes anémiques, une belle rousse appétissante qui dévorait un petit pain fourré avec une sensualité engageante ; et trois jeunes femmes animées qui comparaient les mérites respectifs de leur domesticité. Il s’émanait de ces créatures agréables une sorte de frivolité pacifique.

Fargeau se dit : « Voilà des femmes qui, pour la plupart, mènent une existence normale ; elles sont honnêtes ; elles ont une morale, des principes qu’elles ne comprennent peut-être pas très bien, mais qu’elles observent religieusement ; leurs passions, leurs méchancetés, leurs joies et leurs préoccupations gardent toujours une mesure, un respect des prescriptions reçues. Leur vie ressemble à un canevas tracé d’avance sur lequel elles brodent les couleurs de leurs fantaisies restreintes… Ah ! combien ma sauvage est différente de ces correctes civilisées ! »

Il évoquait le sourire cynique d’une brune frimousse provocante.

— Vous connaissez Francine Clarel, monsieur Fargeau ?

Denise l’interrogeait. Il tressaillit au nom de Francine, se sentit rougir jusqu’aux tempes.

L’un des jeunes confrères qui se trouvaient là, venait de citer Clarel, avec l’aigreur envieuse du débutant de vingt ans qui parle de l’auteur de vingt-cinq ans : l’aube est jalouse du matin.

Et madame Lorderie s’écriait :

— Mon mari estime qu’elle a des qualités… Il est en relations avec elle, seulement il n’a jamais voulu l’inviter : il prétend qu’elle refuserait parce que le monde l’ennuie… Alors, figurez-vous… J’ai une curiosité folle de la voir, cette femme qui se cache. Elle est donc laide ?

Dans un élan de solidarité masculine, Maxime riposta vivement :

— Lorderie a raison, madame. Je connais Francine Clarel, en effet… Elle n’a rien d’intéressant. D’ailleurs, il vaut mieux ignorer la personnalité d’un écrivain : le meilleur de lui-même, il le met dans ses livres… Et lorsque nous sommes en sa présence, il n’a plus que des restes à nous servir. À quoi bon s’inquiéter de la silhouette, quand on peut acheter l’âme pour trois francs cinquante !

Fargeau était horripilé par cette malencontreuse conversation. Il s’imaginait que toute l’assistance allait deviner son secret. Il adressa un signe imperceptible à Renée qui se leva aussitôt, ayant compris qu’il désirait partir.

Et ce fut très prosaïquement — tel un mari empressé raccompagnant sa jeune femme — que Maxime sortit de cette maison devant laquelle il avait éprouvé la première défaillance de son honneur.



VIII


Denise Lorderie avait trente-deux ans. Sa figure reflétait la fraîcheur et l’insignifiance de son âme. C’était la femme qui bâille dans une exposition de peinture, mais se récrie de plaisir devant les chromos qui décorent le couvercle d’une boîte à poudre de riz. Elle lisait avec une application touchante les œuvres que lui recommandait son mari, et se consolait en dévorant secrètement les feuilletons populaires que publiait l’Écho National. Bonne musicienne (la génération à laquelle elle appartenait fit succéder, aux pianoteuses d’antan, les jeunes bourgeoises virtuoses par snobisme), Denise étudiait pendant plusieurs mois des morceaux hérissés de difficultés qu’elle exécutait sans compréhension : et c’était, après les soins d’intérieur, sa principale occupation.

Une grande partie de son existence était consacrée à ses bonnes. Le problème budgétaire de madame Lorderie se résumait à ceci : de l’argent que lui remettait son mari pour les besoins de sa maison, faire un usage restreint en ce qui concerne la table — lorsqu’on n’a pas d’invité, — réduire les frais inutiles et se montrer parcimonieuse envers les domestiques, afin de prélever chaque mois, sur les sommes destinées aux dépenses courantes, la dîme ignorée et rondelette qui grossira le pécule réservé pour les toilettes, toujours minime aux yeux d’une coquette.

Jacques, qui ne soupçonnait guère ces économies, admirait sa femme dont l’élégance suprême lui apparaissait peu dispendieuse ; mais, il se plaignait souvent de la nourriture et du nombre incalculable de bonnes qui défilaient chez lui sans parvenir à s’y fixer.

Denise se gardait de lui donner le mot de l’énigme : depuis que la manie du syndicat a envahi jusqu’aux gens de service, les maîtres se voient contraints de bien payer s’ils veulent être bien traités. Madame Lorderie tournait ainsi la difficulté : de janvier à fin mars — la période de ses réceptions — elle engageait une cuisinière et une femme de chambre impeccables qui lui faisaient honneur devant ses connaissances et qu’elle rétribuait grassement. Dès les premiers jours d’avril, madame Lorderie avait ses nerfs, et congédiait ses domestiques l’une après l’autre, pour la moindre peccadille. Alors, c’était, dans la maison, une succession de boniches à trente-cinq francs, qui découchaient, buvaient, paressaient, et que l’on devait chasser tous les huit jours : ce manège durait trois mois. Une semaine avant de partir en villégiature, madame Lorderie cessait de courir les bureaux de placement et ne reprenait des bonnes qu’à la rentrée ; puis, invoquant un grief véniel, elle les renvoyait dans la seconde quinzaine de décembre afin d’économiser leurs étrennes.

La conversation de Denise n’était plus qu’un récit perpétuel de ces tribulations ancillaires.

La scène suivante se renouvelait souvent : c’était pendant un repas ; Lorderie, comme nombre d’auteurs, essayait l’effet d’un article qu’il venait d’écrire en le « parlant » devant sa femme. Denise, acceptant consciencieusement son rôle d’auditoire, écoutait son mari développer ses théories sur l’art contemporain comparé au naturalisme, ou sur la faillite des écoles littéraires. Les yeux braqués vers Jacques, s’évertuant, mais en vain à paraître attentive, la jeune femme se trémoussait, fronçait les sourcils, agitée d’un souci étranger. À la fin, n’y tenant plus, elle interrompait :

— Dis donc… Tu ne trouves pas qu’elles ont un drôle de goût ?

— Qui ça, ma chérie ?

— Les lentilles.

Jacques, interloqué, hésitait.

Sans attendre sa réponse, madame Lorderie criait :

— Je suis sûre que c’est la nouvelle cuisinière qui a jeté du carbonate de soude dans leur eau pour activer la cuisson !

Et laissant tout en plan, elle se précipitait à l’office où on l’entendait gronder.

Lorderie, résigné, l’attendait — méditant sur l’aptitude des simples servantes pour les connaissances chimiques — et regardait mélancoliquement la petite Simone, qui baissait le nez vers son assiette, avec cet air penaud des enfants craintifs qui sentent que leurs parents vont se disputer.

Dix minutes plus tard, Denise, triomphante, réintégrait la salle à manger, et s’exclamait, avec la satisfaction du devoir accompli :

— Ça y est… Je viens de lui donner ses huit jours !

Si Jacques insinuait timidement :

— Tu ne pourrais pas te montrer un peu plus patiente ?… L’indulgence est le secret de notre autorité sur ceux qui nous servent.

Denise trépignait :

— Voilà !… C’est encore moi qui ai tort… Maintenant, tu me reproches de ne pas nous laisser tous empoisonner par cette fille malpropre — qui doit être anarchiste !

Elle pleurait presque de rage… puis, soudain, frappée par la puérilité grotesque de sa propre colère, Denise s’arrêtait, éclatait de rire ; et, calmée, s’adressait à son mari :

— Qu’est-ce que tu me racontais donc, au fait… quand je t’ai coupé la parole, à propos des lentilles ?

Telle était la femme à qui Francine Clarel s’était promis de faire goûter les délices de l’adultère.



IX


À la suite de sa visite à madame Lorderie, Maxime Fargeau était retourné chez Francine. Il lui avait confessé sa démarche, son hésitation et son impuissance. Il s’était efforcé de lui démontrer l’inanité d’une vengeance invraisemblable, digne d’une héroïne de mélo. Il avait trouvé de ces phrases justes, nobles, précises, éloquentes ; — de ces phrases vibrantes qui n’émeuvent jamais la femme, parce qu’elles sont trop simples et trop franches.

Ce don Juan oubliait à parler le langage des séducteurs, depuis qu’il apprenait à aimer.

Clarel l’avait considéré avec un léger dédain.

Elle avait déclaré, paisible et entêtée :

— Vous ne tenez guère à moi… Mon cœur, mon corps, mes caresses — si vous saviez, Maxime, comme je suis capable d’aimer ! — vous auriez tout cela contre un chiffon de papier… et vous refusez !

— Un chiffon de papier ? répétait Fargeau, interdit.

— Oui… une toute petite feuille de papier, glissée dans le creux de votre main, un billet roulé en boulette. La lettre d’action de grâces qu’elle vous écrirait certainement (je connais la reconnaissance épistolaire des amantes) au lendemain de la nuit que vous lui auriez donnée…

— Francine !…

— Quatre pages parfumées, signées : Denise… qu’est-ce que cela, en échange de mon amour ? et vous refusez !

— Vous divaguez.

— Si je vous punissais… Si je vous condamnais ma porte jusqu’à nouvel ordre, Fargeau ?

— Ne prenez point cette peine. Votre attitude me lasse à la fin… Je ne reviendrai plus.

— À demain ! lui disait Francine, gouailleuse.

Ce « demain » qu’elle criait en bravade, Maxime l’avait passé à errer dans le Parc Monceau, frémissant, lorsque ses pas le rapprochaient de la rue de Courcelles. Vingt fois, il avait été sur le point de monter. Néanmoins, il avait résisté à la tentation, il était parti. Et pendant une semaine, Francine put se croire oubliée.

Alors, un matin, Fargeau reçut une lettre de l’éditeur Mallet qui le priait de passer à sa librairie en lui fixant un rendez-vous pour l’après-midi. Maxime se rappela que, trois mois auparavant, Mallet avait accepté de publier la reproduction de son roman : Fillette ; depuis, il n’en avait eu aucune nouvelle. Mais, comme la vie littéraire est un entraînement progressif la patience, Maxime ne s’était guère inquiété du sort futur d’un bouquin de jeunesse, résigné à une attente prévue. D’ailleurs, son aventure avec Clarel absorbait complètement son esprit.

Maxime se rendit à la maison d’édition. En entrant, il pensa à Francine, malgré lui : Mallet était l’éditeur de la jeune femme, et la première chose qu’aperçut Fargeau, fut le dernier roman de Clarel, — exposé sous une vitrine. Un employé, reconnaissant Maxime, lui cria :

— Vous pouvez monter : monsieur Mallet est dans son bureau.

Dès que Fargeau approcha du cabinet directorial, des murmures, des éclats de voix l’avertirent que l’éditeur n’était point seul. Il entrevit des ombres qui s’agitaient à travers la porte vitrée. Mais Mallet était un homme simple qui recevait tous ses auteurs, pêle-mêle, perpétuant les vieilles traditions de la librairie ; et Maxime frappa sans façon.

— Entrez !

Fargeau tombait au milieu d’une scène.

Debout, en face de Mallet qui la contemplait d’un air pacifique en tripotant sa barbe blonde, Francine Clarel, rouge de fureur, triturait entre ses mains un objet indéfinissable, et s’exclamait :

— Elle est atroce, votre couverture !… Je ne veux pas de cette couverture-là sur mon livre !

Mallet ripostait flegmatiquement :

— Elle est très bien, ma couverture… Du reste, il n’est plus temps de la modifier.

— Allons donc ! Nous avons encore trois semaines… Et trois semaines, avec vous, ça peut compter pour un bon mois… J’ai l’horreur des couvertures jaunes : c’est l’étiquette des auteurs graves. Pourquoi ne m’avez-vous pas fait une couverture blanche, ornée de filets rouges, semblable à celle de Sinclair ?

— Pour changer.

— Mon titre ne se détache pas sur ce fond safran.

— Vous trouvez que le titre ne se voit pas assez ?… Ben, qu’est-ce qu’il vous faut !

À ce moment, Francine affectait de remarquer seulement la présence de Fargeau. Se précipitant vers le jeune homme — sans même lui laisser le temps de saluer Mallet — Clarel lui disait d’un ton impérieux, agressif :

— N’est-ce pas qu’elle sera affreuse, la couverture de mon livre ?

Maxime était ahuri : il croyait Francine ironique et froide, incapable d’emportement. Il ne l’avait jamais connue ainsi : irascible, impétueuse, tapant du pied comme un enfant.

Il en reçut un choc brutal : elle était toujours restée imperturbable devant lui, alors qu’elle le voyait souffrir par elle ; elle avait assisté tranquillement aux luttes et aux douleurs que déchaîne la vraie passion : regardant ce cœur d’homme battre et palpiter, avec l’impassibilité du praticien qui décortique un viscère du bout de son scalpel. Mais aujourd’hui — tandis qu’il la supposait uniquement préoccupée de leur pacte — il la découvrait encore plus indifférente ; il la surprenait sous un nouvel aspect : animée, exubérante, discutant avec une ardeur intense, à propos d’un futile détail de métier : évidemment, le choix d’une couverture de roman paraissait autrement important à Clarel que la trahison de Lorderie ou l’amour de Maxime Fargeau.

Maxime pensa : « Si c’était moi qui fusse Mallet, je la lui changerais tout de suite la couleur de sa couverture ! »

Pendant une minute, il envia âprement celui qui possédait le moyen de la contenter sans commettre d’infamie.

Il regarda Mallet, et songea : « Certes, son éditeur tient plus de place dans sa vie qu’un amant… Leurs relations sont plutôt orageuses. Elle passe son temps à se brouiller et à se réconcilier avec lui ; tour à tour, elle le déteste ou le porte aux nues, le traite de tyran ou de Mécène… Mais c’est le seul homme qui puisse se vanter de lui inspirer quelque intérêt, parce qu’il est le collaborateur indispensable de son ambition. »

Une ambitieuse volontaire et pratique : voilà ce qu’elle était. On ne parvenait à s’en faire aimer qu’à la condition de satisfaire son arrivisme… « Ou ses désirs vindicatifs » ajoutait la tentation. Et derechef, Maxime hésitait, repris par ses incertitudes.

À cet instant, Mallet interpella Fargeau ; et dit, en considérant amicalement Francine :

— Hein ?… Ce qu’elle est assommante, mademoiselle Clarel !

Il poursuivit, s’adressant à la jeune femme :

— Descendez donc à la caisse : je crois qu’on a un compte à vous régler… Ça va vous calmer.

Et Maxime vit Francine leur serrer la main, à chacun, avec la même désinvolture ; puis, quitter la pièce — aussi insouciante que si elle n’avait point connu Fargeau, sinon comme un confrère quelconque, rencontré par hasard dans une librairie.

Comment aurait-il soupçonné que Francine Clarel, très liée avec Mallet — lui avait reproché l’avant-veille : « Eh bien ! il me semble que vous l’oubliez, ce pauvre Fargeau !» ; et qu’ayant regardé l’éditeur écrire sa lettre, elle s’était arrangée de manière à se trouver chez Mallet à l’heure du rendez-vous ; — afin d’offrir à Fargeau le spectacle de son insensibilité distraite, et de le ressaisir grâce à cette comédie d’indifférence qui attise toujours la flamme amoureuse ?



Fargeau revenait à Clarel, de jour en jour moins révolté.

Une fois, elle inventa d’être malade et le reçut couchée.

Le décor de la chambre voluptueuse qui dégageait un chaud parfum de cassolette ; l’apparition de Francine étendue dans un grand lit bas — peu approprié aux nuits solitaires — avaient imprégné Maxime d’une veulerie sensuelle et soumise qui ressemblait à la douceur rampante et servile des fauves, auxquels le dompteur va distribuer la pâture sans cesser de les menacer de sa cravache.

La jeune femme avait le teint assez pâle pour feindre une indisposition ; mais ses yeux, qu’elle avait bistrés d’une ocre artificielle, étaient ceux d’une maîtresse épuisée bien plus que d’une malade affaiblie. Et Fargeau fut impressionné à la vue des cheveux éparpillés en nappe brune sur l’oreiller ; il est rare qu’une belle chevelure se fasse valoir autrement que décoiffée : Francine avait profité d’une occasion inusitée. Elle savait également qu’une femme vraiment jeune n’est jamais plus jeune qu’au lit : ce négligé galant lui rendait ses dix-huit ans.

Et, ce jour-là, Fargeau l’avait fixée avec un regard si bizarre qu’elle avait murmuré :

— Allons !… vous vous décidez ?

Il n’avait rien répondu : c’était répondre. Elle avait continué, victorieuse :

— Ne vous exagérez donc pas la gravité de votre entreprise… Ma vengeance restera secrète… vous ne nuirez point à Lorderie, puisqu’il ignorera votre conduite. L’homme trompé souffre surtout de savoir… et il y a tant de maris heureux !… Ce tout petit geste pour lequel on osa de grandes choses, cet acte qui devrait être insignifiant comme tous les actes naturels, mais dont nos mœurs ont fait le crime, l’idéal, la folie, le bonheur ; bref, ce pivot du monde : le Baiser — ne laisse pas plus de traces derrière lui que le vol d’une mouette au ras de l’eau… Songez-y !… Que diable ! Il ne s’agit point de conquérir une vierge… Denise Lorderie sera la même après la faute : loin de pâtir, Jacques y gagnera ; car sa femme deviendra meilleure de n’être plus irréprochable ; son caractère s’adoucira d’humilité… Rien ne sera divulgué : donc, rien n’aura d’importance… C’est le bruit du tonnerre qui nous fait regarder la foudre. Et je vous jure, Fargeau, que cette preuve d’adultère, cette lettre d’amour que je vous réclame : je la brûlerai devant vous… dès que vous me l’aurez apportée. Ces représailles clandestines suffiront à me soulager et je savourerai ma joie en silence.

Elle accompagnait ses paroles de mouvements qui paraissaient involontaires : c’était une de ses jambes qui se soulevait, creusant le drap autour d’elle mais le plaquant sur le ventre et sur la hanche ; c’était son bras duveté qui se relevait pour soutenir la nuque, découvrant l’aisselle moite. Maxime s’affolait au voisinage de cette demi-nudité ; une odeur fade et troublante s’exhalait de ce corps de femme. Il n’avait même pas tenté de la toucher : à quoi bon ! il était sûr qu’elle eût résisté à l’aide de quelque ruse infaillible. Et il s’était enfui l’âme en désordre…

Il avait couru, d’une traite, chez Lorderie, sans s’accorder un minute de réflexion ; le feu que Francine avait mis dans ses veines l’animait d’une sorte d’énergie mauvaise.

Il avait trouvé Denise, seule, cette fois. La jeune femme, un peu étonnée par cette visite imprévue, avait attendu qu’il parlât, croyant qu’il avait une communication urgente à lui faire. Mais Fargeau la contemplait en silence ; et, tout frémissant encore, il conservait un visage si bouleversé, ses yeux fiévreux gardaient une telle lueur de convoitise, que madame Lorderie, intimidée, s’était demandé : « Qu’a-t-il donc monsieur Fargeau ?… Comme il me regarde drôlement ! »

Elle s’était remémoré instantanément toutes les anecdotes galantes narrées par son mari. Si la conversation littéraire de Jacques la laissait distraite, en revanche elle apportait une attention extrême aux moindres potins qu’il lui contait. Lorderie était flatté qu’on l’écoutât lorsqu’il causait ; de plus, il aimait à s’entretenir de son meilleur ami : ces deux raisons l’entraînaient peu à peu à ne parler que de Maxime Fargeau, quand il était en tête à tête avec sa femme.

Denise subissait le prestige de Don Juan : son honnêteté bourgeoise s’émoustillait au récit des prouesses amoureuses du jeune homme. Les femmes sans histoire adorent les histoires de femmes. Elles y goûtent ce plaisir tout particulier des gens qui se plaisent à lire des faits divers de crimes et de cambriolages, quand ils se sentent en sécurité dans leur appartement verrouillé, fermé à la chaîne de sûreté.

Et Denise avait songé — avec un délicieux chatouillement de peur : « Ah ! bah !… Est-ce que ce scélérat de Fargeau se mettrait à me remarquer ! » Elle voulait consciencieusement s’offenser, à cette supposition : mais son amour-propre se délectait.

Maxime continuant à se taire, elle avait interrogé, avec un embarras mêlé de curiosité :

— À quoi pensez-vous, cher monsieur ?

— Je pense que vous devriez changer l’ameublement de votre salon, madame, répondait Maxime.

Denise l’avait considéré d’un air stupéfait.

Fargeau — dans ce décor oriental adopté par Lorderie — reconnaissait le grand divan turc, les panneaux laqués de pourpre, les tapis multicolores du salon de Francine : cette réminiscence inopportune achevait de l’égarer. Quelle idée avait eue Jacques de meubler pareillement sa femme et sa maîtresse !… « Il aurait pu faire quelques efforts d’imagination, sacristi ! maugréait intérieurement Fargeau : ça ne le gêne donc pas, lui ? » L’autre fois, il avait à peine vu le salon : il s’y trouvait tant de monde !

Madame Lorderie, inquiète, avait questionné :

— Ce n’est plus à la mode, n’est-ce pas, ce style-là ? Je m’en doutais bien.

Maxime s’imaginait que la porte allait s’ouvrir et Clarel apparaître ; il lui semblait entendre le : « Bonjour, Fargeau ! » dont elle l’accueillait : il se croyait encore rue de Courcelles.

Après avoir émis quelques lieux communs sur le goût exotique et avoué ses préférences en faveur du xviiie siècle — afin d’expliquer sa malencontreuse réflexion — Maxime s’était retiré, tout ému. Et ce n’était qu’en bas — devant la grille du Luxembourg et l’animation du Quartier Latin, contrastant avec la vaste solitude de l’avenue de Wagram — que son illusion s’était dissipée.

Le soir, Denise avait annoncé à son mari :

— Ton ami Fargeau est venu me voir.

— Tiens !… En voilà une idée !… Qu’est-ce qu’il t’a raconté ?

— Il trouve le salon horrible… Il a raison… Les étoffes voyantes, c’était bon l’année des Ballets Russes : à présent, c’est d’un vulgaire !… On dirait que nous sommes à l’intérieur d’un magasin de curiosités du passage des Princes : il me semble que je vends des Kimonos. Écoute… Jacques… Il faut écrire au tapissier… Offre-moi un autre mobilier pour mon anniversaire !… Un salon Louis XVI, avec des bibelots légers et des fauteuils à médaillon ?

Jacques l’avait regardée d’un air hébété ; cette volubilité l’étourdissait. À la fin, il s’écriait :

— Eh bien !… Je le retiens, Fargeau. Lui qui ne fait jamais de visite… Il s’est dérangé tout exprès pour te décrier notre ameublement ? Il est maboul. Sérieusement… Maxime m’inspire des craintes… Tu sais si je l’affectionne… Or, c’est effrayant ce qu’il a changé depuis un certain temps. Il fuit l’Écho national : il envoie ses articles par la poste ! Il m’évite… oui, il m’évite visiblement… Et il vient chez moi, dans le même moment !… Que signifient ces lubies ?… Et puis, il a maigri ; il est encore plus nerveux qu’auparavant : la dernière fois que je l’ai rencontré, j’ai cru qu’il allait me gifler parce que je m’étais mouché trop bruyamment. Ce n’est pas sa faute… sa figure tourmentée révèle une véritable souffrance… Tout cela ça date de l’histoire de Franc…

— Comment : ça date de l’Histoire de France ?

— Oui… non. Enfin, je voudrais bien savoir ce qu’il a, nom d’un chien !… Il couve peut-être une fièvre… C’est dans son tempérament. Il a eu la scarlatine, la typhoïde… c’est un fièvreux.

Et tandis que le brave Lorderie se désolait — envisageant les hypothèses les plus affligeantes — Denise, absorbée préoccupée (au point d’en oublier l’ameublement du salon) se demandait, toute pensive devant ces indices significatifs — les sautes d’humeur de Fargeau, l’ombrage qu’il prenait de Lorderie et ses deux visites successives :

— Mais… Serait-il donc amoureux de moi, pour de bon… ce don Juan ?



X


Installé dans son bureau, à sa table de travail, Lorderie méditait devant une feuille de papier réglé et un paquet de cigarettes égyptiennes. Il se disposait à allumer l’un des cylindres bagués d’or, lorsque la sonnerie du téléphone troubla sa quiétude.

Examinant l’appareil d’un regard rancunier, Jacques grommela : « Si c’est un auteur, je lui dis le mot le plus savoureux de notre langue pour lui apprendre le français. »

De longue date, Jacques était la victime d’une vieille mystification : un jour de gaieté, Fargeau avait déclaré en présence de plusieurs personnes : « Lorderie n’aime pas les visites, mais il est très flatté, si on sollicite ses articles par l’organe discret du téléphone. » À partir de ce moment-là, des gens naïfs, induits en erreur, avaient persécuté Lorderie sans s’en douter le moins du monde.

Il ne se passait guère de semaine où Jacques ne fût appelé à l’appareil pour entendre un interlocuteur inconnu lui susurrer : « Allô !… Je suis monsieur Paul Durand… qui vient de publier Les Ardeurs de Lesbie, roman antique… Puis-je espérer la faveur d’une critique aimable, dans l’Écho ? »

Sur quoi, Lorderie, agacé, raccrochait le récepteur en invoquant le nom du Seigneur.

Aujourd’hui, c’était une voix féminine qui demandait :

— Allô ! Je parle bien à monsieur Lorderie… à lui-même ?

— Oui ! hurla Jacques. À qui ai-je l’honneur ?…

— C’est moi… Jacques… Moi : Francine Clarel.

— Toi !

Instinctivement, Lorderie reprenait le tutoiement habituel ; instinctivement aussi, il jetait un coup d’œil vers la porte de son cabinet pour vérifier si elle était bien fermée (le boudoir de Denise se trouvant à côté.) Il poursuivit, d’une voix assourdie :

— Qu’est-ce que tu veux ?… Est-ce au sujet de ton prochain roman, qu’on annonce pour mars ?

— Non. Je désire avoir une conversation avec toi : j’ai quelque chose à te dire… Consens-tu à venir chez moi demain soir, vers dix heures ?

— Certainement. Ce n’est pas moi qui ai cessé de te voir : c’est toi qui m’avais assez vu. Je serais un malotru si je refusais ta proposition : tu possèdes le privilège des capricieuses.

— Seras-tu libre, demain soir ?… Ta femme sortira peut-être ?

— Non. Elle ne sortira pas. Mais ça ne fait rien : j’invoquerai un prétexte… Alors, c’est entendu ?

— C’est entendu.

Lorderie se redressa, tout guilleret : ah ! ah ! elle se lassait de sa solitude, la fière Clarel… Son aventure avec Fargeau n’ayant point abouti, elle éprouvait la nostalgie de l’ancienne liaison : cette invite, de sa part — après une rupture inexplicable — était révélatrice… L’orgueilleuse daignait faire les premiers pas. Jacques se sentait l’esprit joyeux ; ses relations avec Annie Dumesnil avaient été éphémères et manquaient de variété. Un renouveau de désir l’attirait vers Francine. Une autre raison, également : la chanteuse s’était montrée cupide et dispendieuse, elle l’avait endetté. Clarel était une maîtresse plus noble qui n’agitait jamais la question d’argent : elle trafiquait de son cerveau mais ne vendait point son corps. Elle n’avait accepté de lui que de menus bijoux ou des objets d’art. Elle ne réclamait même pas la collaboration qu’il lui obtenait très facilement à l’Écho, et ne l’incitait guère à pousser ses livres… À l’époque où elle avait connu Lorderie, Francine se débrouillait déjà toute seule, sans protection masculine : ambitieuse mais désintéressée, elle se sentait assez forte pour ménager son indépendance et ne mélangeait point l’amour avec les affaires.

Deux mois d’absence embellissaient Francine Clarel — aux yeux de Lorderie — de toutes les qualités qu’il lui découvrait soudain : les défauts avaient disparu dans l’ombre du passé.

La femme que l’homme aime le plus est celle qu’il n’a jamais eue ; la femme qu’il aime le moins est celle qui vient de se donner à lui ; et la femme qu’il recommence à aimer est celle qu’il a cessé de posséder.

Lorderie conclut : « Après tout, si c’est une rosse, elle est rudement attrayante et on ne s’ennuie pas en sa compagnie quand elle est bien disposée ! »

Il eut le cœur en fête à la pensée de la nuit qu’il passerait le lendemain.

Après avoir téléphoné à Jacques, Francine prit un roman nouveau et s’allongea sur le divan de son salon. Elle feuilletait le volume sans avoir le courage de couper les pages et considérait soigneusement les cartons de publicité qui, de temps en temps, s’échappaient des feuillets : c’était sa façon de lire quand elle attendait quelqu’un. À ses yeux, la lecture était un travail et non une distraction : elle s’y appliquait, et ne commençait jamais un livre, si elle se savait forcée de s’interrompre bientôt.

Comme Clarel regardait le prospectus d’une compagnie maritime représentant une vue de Corse, la bonne ouvrit la porte et introduisit Maxime Fargeau.

La jeune femme dit, en lui tendant la main :

— Asseyez-vous près du feu… Ce mois de février est glacial… Vous voyez : je fais brûler du bois, malgré le chauffage central… J’aime la danse des flammes au-dessus des bûches. J’ai conservé des petits coins d’âme très rococo.

Maxime approcha un pouf de la cheminée, tout près de Clarel. La jeune femme continua :

— J’étais en train de penser à vous. Je procédais à une récapitulation des événements… Voyons… vous allez m’aider. Il y a maintenant une dizaine de jours que vous tournez autour de la blonde Denise ; vous la rencontrez presque quotidiennement… et j’ai un mal à vous arracher trois paroles au sujet de ces entrevues !…

» Pourtant, vous devez être avancé… À en croire Octave Feuillet, la chute d’une honnête femme serait plus rapide que les courants du Meïkong… Donc, la place n’est point inexpugnable… Où en êtes-vous, décidément ?

Maxime répondit :

— Vous avez eu tort de me lancer dans une aventure encore plus folle que ma folie. Quand je vous vois là, à deux pas de moi — et cependant si loin… Je ne sais qu’une chose : c’est que je vous veux et ferais tout pour cela. Vous m’ordonnez : « Allez chez elle »… J’y vais, inconscient. Et puis, là-bas, la réalité me reprend : je me sens incapable de remplir mon rôle.

Maxime regardait ardemment Francine : tout un côté du visage de la jeune femme était dans l’ombre ; l’autre, éclairé par le feu de la cheminée, s’allumait de reflets d’or. La joue de Francine était de chair lumineuse et des lueurs d’étincelles scintillaient au fond de sa prunelle.

Surprenant un geste irrité de Clarel, le jeune homme ajouta vivement :

— Je dois reconnaître que j’obtiens, en quelque sorte, un demi-succès que ne mérite guère ma politique.

Francine se redressa, féline :

— Ah !… madame Lorderie s’humanise… Parlez donc, Fargeau !… Elle se laisse vaincre ?

— Pas positivement. C’est assez subtil… Dès ma seconde visite, l’esprit de Denise Lorderie fut en éveil. J’étais devant elle et je pensais à vous ; mes regards s’avivaient au souvenir de vos attitudes, mes mains tremblaient de désir… Alors, elle attribua très naturellement à ses charmes les signes de trouble que je ne pouvais réprimer. J’eus l’intuition de ce qu’elle éprouvait, en voyant son embarras et sa rougeur… Ensuite, son erreur s’affirma lorsque je me fus présenté rue de Médicis à plusieurs reprises, choisissant les heures où Lorderie se trouve au journal. Elle remarqua l’incorrection de mes visites prolongées malgré l’absence de son mari, et en tira la conviction que j’étais amoureux d’elle… Dieu sait que je n’y fus pour rien ! La plupart du temps, je restais muet, contraint, assis gauchement vis-à-vis d’elle ; et si je me décidais à parler, mes phrases étaient d’une banalité stupide. Mais, ma maladresse même persuade Denise de mon amour supposé : la réputation que l’on m’a faite la dispose à juger ce manque d’aisance comme l’hommage d’un libertin envers une vertueuse aimée. Un fait très significatif : elle avait tenu Jacques au courant de mes deux premières visites… Je me suis aperçu, depuis, qu’elle lui taisait les suivantes.

— Bravo, murmura doucement Francine.

— Oh ! Ne chantez point victoire. Je crois avoir compris absolument ce caractère de femme ; c’est la petite bourgeoise dont l’adolescence fut nourrie de lectures morales et romanesques ; elle s’est mariée à vingt ans avec un jeune homme de vingt-quatre qui l’épousait pour faire sa vie, parce qu’elle est la cousine du directeur de l’Écho et qu’elle lui procurait des relations, une situation. C’était le classique petit ménage ; elle, trop jeune pour avoir des sens, lui, trop calme pour l’enflammer de passion. Le bonheur conjugal de Denise, c’était l’intérieur qu’elle dirigeait à sa guise ; c’étaient les sorties du soir, les réceptions, les diamants, les propos lestes et les spectacles défendus jadis. Le mari ?… mon Dieu, elle l’appréciait pour son humeur égale et sa galanterie de jeune époux. Ensuite, vint l’enfant — l’occupation suprême : bébé que l’on soigne, fillette que l’on pare de fanfreluches. L’existence semble comblée. Et puis, un beau jour, avec la trentaine, arrivent les premières inquiétudes d’un tempérament qui s’ignore… Le mari — infidèle — vous néglige depuis quelque temps et vous abandonne à une chasteté dangereuse… On repense à des confidences d’amies voluptueuses, on relit des romans oubliés… et l’on finit par se dire, toute désillusionnée : « Je n’ai pas connu l’amour, moi… Jacques : ce n’était pas ça ! »

Maxime poursuivit :

— Eh bien ! c’est à ce moment que j’entre dans sa vie… Sentez-vous quelle importance je prends à ses yeux ?… Denise me connaît fort peu, je l’ai toujours rencontrée au milieu de vingt personnes. Mais, il y a dix ans que Lorderie lui parle de moi ainsi que d’un Lovelace. Mes aventures intéressent au plus haut point cette aimable linotte ; elle sait le nom de toutes mes maîtresses et m’en suppose d’imaginaires… Le récit de mes passades l’amuse autant que la dernière pièce des Variétés. Et voici que cet homme dissipé, ce Maxime Fargeau — qui lui apparaît comme un héros de Marcel Prévost — tombe soudain amoureux d’elle (du moins, elle se le figure). Du coup, flattée dans son orgueil de femme, Denise s’émerveille d’avoir un mystère à cacher à Jacques. Elle songe, en me regardant avec une certaine gratitude : « Moi aussi, je pourrais prendre un amant, si je voulais ! » Et quel amant : un homme qui a possédé un nombre incalculable de femmes. Mais cette pensée suffit à la satisfaire pleinement ; ses rancœurs d’épouse s’atténuent. Et Denise Lorderie reste une brave petite créature attachée à son mari, à sa gamine, à son foyer ; et l’adultère qu’elle croit embusqué à sa porte ne lui inspire que cette réflexion : « Somme toute, je suis une honnête femme comme on en voit peu ! » Elle est trop glorieuse de sa probité pour faillir. Je l’effraie plus que je ne la tente ; elle aime surtout l’auréole dont la nimbe ma passion présumée, — et me plaint intérieurement, à la pensée que je souffrirai peut-être…

Clarel déclara d’une voix nette :

— Je ne suis point de votre avis. J’estime, au contraire, qu’elle est au point voulu.

— Pour un séducteur réellement épris. Mais, moi… Comment parviendrais-je à lui faire commettre une faute qui me répugne autant qu’elle l’épouvante ? Je n’ai pas envie de Denise, l’action de tromper son mari me paraît abjecte… Où puiserais-je des arguments persuasifs ?

— M’oubliez-vous ?

Francine lui tendait ses lèvres. Elle chuchota dans un baiser :

— Ah ! que les hommes nous ressemblent peu… La femme est capable de tout, quand elle aime : elle a toujours son amant devant ses yeux ; son cœur, ses nerfs, son imagination imposent leur volonté à ses sens et à son esprit. Elle va droit au but, sans se soucier de ses actes… et dompte ses dégoûts pour servir celui qui la domine. Mon Dieu !… vous m’amusez avec votre honneur… Qu’est-ce que l’honneur, en matière d’amour ? Pour certains peuples, c’est d’offrir sa femme à l’hôte d’un soir ; pour d’autres, c’est de jeter ses filles au Yoshivara afin qu’elles gagnent leur dot en maison publique ; les uns séquestrent leurs épouses, les autres trafiquent des vierges comme d’un bétail… le Français ne vend point sa femme et ne s’arroge point de droit sur celle d’un ami ; mais il supporte fort bien que sa fiancée l’achète. Vous réprouvez les mœurs des étrangers qui — réciproquement — méprisent les vôtres… bah !… l’honneur de la chair, c’est une question de latitudes. Tandis que le désir, le besoin de jouir triomphe universellement : un couple enlacé est le même sous tous les ciels. Nous avons plusieurs honneurs, mais nous ne concevons qu’une façon d’aimer. Fargeau… laissez-vous conduire… et ne sacrifiez pas votre plaisir pour le culte d’une idole indécise.

Elle se blottissait contre lui, l’imprégnant de sa chaleur, moulant ses formes au torse du jeune homme. Elle roucoula dans un murmure :

— Vous irez demain chez Denise.

— Demain ?

— Vers dix heures du soir, elle sera seule… je le sais… Lorderie passe la nuit dehors.

— Francine !

— Vous irez… Je veux que cela soit exécuté demain. Lorderie ne rentrera pas avant deux ou trois heures du matin. Elle sera émue, troublée, vaincue d’avance… et si seule ! Les bonnes seront déjà remontées au sixième et l’enfant couchée. Fargeau… vous penserez à la nuit que je vous ai promise. Et puis… Denise est jolie femme, après tout !

Fargeau se demandait par quel sortilège il pouvait écouter ces propos sans bondir. Son esprit, lucide, s’indignait et se riait d’une trame aussi folle qu’odieuse, mais sa chair conquise l’aveulissait de bien-être sensuel. Il avait à portée de sa bouche les lèvres les plus tentantes et le visage le plus enjôleur ; il humait la chevelure de la jeune femme, entêtante comme une grande gerbe odorante. Sans rien dire, il serra plus étroitement le corps abandonné et goûta les lèvres rouges… Francine insista :

— Vous irez demain… Maxime… À l’idée de ma revanche si proche, je sens que je vous aime… presque.

Fargeau la mordait d’un baiser farouche, il la haïssait de tant la désirer en dépit de tout.

Clarel eut un sourire rusé :

— Oh ! Embrassez-moi, Maxime… Vous avez la permission de m’embrasser… Je ne suis pas de celles qui rassasient moi : on a toujours faim en quittant ma table…

Elle se dégagea très lentement et se pelotonna sur le divan, la figure tournée vers le feu. Fargeau considéra le brun profil pensif dont les traits étaient dessinés par une ligne de pourpre : le reflet des bûches ardentes. La jeune femme restait immobile et rêveuse.

Serait-elle donc froide ? se demandait Maxime déçu. Insensible et calme, elle subissait ses caresses ainsi qu’une corvée ennuyeuse et nécessaire. Elle lui rappelait une chatte qu’il avait beaucoup aimée : la bête favorite accueillait les agaceries de son maître avec la même passivité dédaigneuse, la même grâce indolente.

Pourtant… Avec ses yeux d’orage, toujours cernés, ses lèvres charnues et ses mouvements trop souples, Francine ne pouvait pas mentir à son physique voluptueux.

Alors ? Lui déplaisait-il à ce point, qu’elle n’avait eu aucun frisson sous ses baisers ? Ou bien continuait-elle son exaspérante comédie d’indifférence ? « Non, pensa Fargeau, elle est sincère : seulement, lorsque cette femme-là désire quelque chose — que ce soit une couverture de livre ou une ignominie — elle ne voit que sa convoitise du moment, et le seul moyen d’en détourner son attention est de commencer par la satisfaire…

» Allons ! conclut Maxime, découragé : mon destin était marqué d’avance… À quoi me sert de lutter pour retrouver le bon chemin, si je dois patauger dans mon ornière ! »



XI


En se retrouvant devant la porte de Francine, Lorderie éprouva une savoureuse émotion de pèlerin profane. Il se remémora certaines heures de leur liaison, — les plus libertines ; les souvenirs suggestifs des amants lui revenaient en foule. Il se rappela une soirée semblable où, arrivant chez elle, il avait surpris Clarel complètement nue, accroupie devant le feu du salon et contemplant gravement son image dans la glace d’un écran. Elle lui avait dit, comme s’il se fût agi de la chose la plus naturelle : « Je cherche à me rendre compte si la « Femme qui se chauffe » que X… expose à la galerie Petit, est peinte dans une tonalité exacte… Ne trouves-tu pas qu’il abuse des chairs violettes et orangées ? C’est le soleil qui nous fournit ces oppositions violentes. Dans une pièce claire, le reflet de la flamme nous baigne de lumière rose et blonde… Regarde »…

Lorderie — qui n’aimait pas la peinture — n’avait point perdu son temps en dissertations critiques ; il l’avait regardée… mais ce n’était guère à l’art qu’il songeait.

Et puis, il s’était effarouché :

— Tu n’es pas folle de rester ainsi ?… Ta bonne peut t’apercevoir.

— Ma vieille Maria ?… C’est ma nourrice… Je l’ai toujours gardée à mon service. Il y a vingt-cinq ans, elle m’habillait et me déshabillait plusieurs fois par jour, pour changer mes langes… Donc, elle n’ignore aucun détail de mon académie.

— Et si le visiteur n’avait pas été moi ? Tu n’as même pas tourné la tête à mon entrée.

— Il n’y a que Thérèse Robert (avec toi) que Maria introduit ici sans annoncer… Or, je ne me gêne guère devant Thérèse… Elle est peintre : je lui ai déjà posé des études.

Lorderie n’arrivait pas à s’assimiler cette impudeur. Il avait ressenti presque du malaise à la pensée que Francine s’était dévêtue sans honte sous les yeux d’une autre femme ; et bien qu’il ne doutât point de la pureté des relations de Clarel avec l’innocente Thérèse, il était envahi d’un trouble équivoque.

Il avait reproché :

— Tu n’es pas un modèle, saperlipopette !… Tu n’as donc aucune modestie ?

Alors, Francine avait répété l’un de ses paradoxes préférés :

— La femme qui vit de son corps doit le dissimuler soigneusement aux regards ainsi qu’une précieuse énigme : le mystère de notre beauté est sa plus grande valeur. Phryné se couvrait jusqu’aux cheveux pour paraître en public. Puisque je ne tarife point mon corps, que m’importe de le dévoiler ? Je sais que ses proportions sont justes et agréables à l’œil… Je le montre sans confusion. J’estime ta semonce absurde : la pudeur, c’est la plus-value des courtisanes habiles… La femme libre peut s’en dispenser.

— Il me semble que je suis transporté au milieu d’un chapitre du Roi Pausole, avait murmuré Lorderie, en considérant cette jeune personne nue dans un salon décent.

Il n’avait pas insisté… réfléchissant qu’il est plutôt grotesque — lorsqu’une femme vous reçoit déguisée en Ève — de remplacer le discours du Serpent par un cours de morale édifiante.

Aujourd’hui, Lorderie constatait avec mélancolie que la vieille Maria l’accueillait d’un air cérémonieux. Il fut prié d’attendre cinq minutes au salon ; on le laissa seul. Il murmura : « Bigre ! On voit que j’ai passé la main… Il y aura un tas d’habitudes à reprendre — et à rapprendre ! » et fut déconfit : la réconciliation allait se compliquer d’un protocole inutile.

La domestique revint et invita monsieur à la suivre. Elle conduisit Lorderie dans le bureau de mademoiselle.

— Bonsoir, Jacques. Assieds-toi… Retire ton pardessus : il fait très chaud ici ; en t’en allant tu serais saisi par le froid du dehors et tu t’enrhumerais.

Francine avait débité sa phrase d’une voix monotone.

Lorderie l’examina — tout décontenancé. Elle avait sa figure sérieuse et reposée des heures où l’on se sent le travail facile ; elle portait un sévère costume tailleur de drap bleu qu’elle avait dû garder tout l’après-midi, car un œillet froissé se fanait à sa boutonnière ; et elle était assise devant un amoncellement de feuilles volantes couvertes de lignes égales.

Le bureau de Clarel était la seule pièce de l’appartement qu’elle avait meublée selon son goût personnel. Du parquet jusqu’au plafond, les murs étaient cachés par des tablettes chargées de livres ; des boiseries sculptées divisaient les rayons de cette bibliothèque. Tout un côté était occupé par les belles reliures ; sur les autres, s’étalaient les derniers bouquins reçus, encore brochés. Une petite échelle — comme on en voit à la salle de lecture de la Nationale était placée dans un coin. La table de travail, — massive, importante — occupait une partie de la pièce ; elle était encombrée d’un fouillis de choses indescriptibles : désordre apparent où Clarel s’organisait merveilleusement, rangeant à sa portée une multitude de paperasses indispensables.

Une buire légère, fragile, en verre de Venise, dont l’anse était une guirlande d’algues et de plantes marines à peine teintées, — un bronze de Clodion, un masque hilare de Chéret ; — une aiguière en cuivre, baroque et presque obscène, vrai chef-d’œuvre de l’art hindou, — et, dans un cache-pot de marbre rose décoré d’une tête de Méduse aux serpents tordus, des amaryllis épanouissant leurs corolles vermeilles : tels étaient les ornements qui égayaient le bureau de Francine — décelant sa passion des fleurs et du bibelot.

Clarel était assise dans un petit fauteuil canné, au dossier arrondi — un siège de vieux fonctionnaire. Elle regardait Lorderie sans émotion, les yeux graves.

Jacques, déconcerté, ne savait sur quel ton commencer l’entretien ; il lui en voulait un peu : après tout, puisqu’elle l’avait fait venir, c’était à elle de parler la première. Cependant, il essaya de dire tendrement :

— Il me semble que nous ne nous sommes jamais séparés et que j’étais là, hier…

Mais Francine l’interrompit, avec une nuance d’impatience :

— Non… non, Jacques. Tu ne m’as pas comprise : ce n’est pas dans l’intention de renouer que j’ai tenu à te revoir !

Elle ne put s’empêcher de sourire, devant la physionomie désappointée de son ancien amant. Elle s’accouda à la table et mit ses mains contre son visage ; son regard profond se posa sur Lorderie.

Elle ajouta :

— Je ne t’aurais point dérangé pour rien : j’ai à te confier une communication très intéressante.

— Quoi donc ? interrogea Lorderie, déçu.

— Attends… Es-tu si pressé ? Dans le temps, lorsque nous avions un rendez-vous nocturne, tu te ménageais deux heures d’absence — au moins.

— Je m’étais rendu libre, en effet, croyant… espérant…

— Eh bien !… Bavardons quelques minutes en buvant de ce Tokay que tu m’avais envoyé… et fumons une cigarette.

Francine se levait, atteignait le plateau à liqueurs et servait Lorderie avec des mouvements gracieux. Elle dit, lui tendant un étui :

— Tiens… tes cigarettes du Caire. Ce sont les mêmes, tu sais : elles sont restées là.

Jacques, repris d’une nouvelle ardeur en face de cette jolie fille qui évoquait leur intimité amoureuse de jadis, tenta d’enlacer Francine qui se dégagea d’un geste prompt et murmura, — la voix lasse :

— Non… Jacques… Voyons ! Puisque c’est fini, nous deux…

Lorderie implora :

— Mais enfin, pourquoi as-tu rompu sans raison, sans explication ? Je me le suis demandé bien des fois !… Qu’est-ce que je t’ai fait ? Qu’as-tu à me reprocher ?

— Rien, répondit Francine avec effort.

— Alors ?

La jeune femme lui lança un regard oblique, perfide, malicieux ; et riposta doucement :

— Alors, c’est moi qui ai des torts envers toi… Tout à coup, je me suis aperçue que j’avais cessé de t’aimer, Jacques ; j’ai découvert une chose beaucoup plus grave : j’étais éprise d’un de tes amis. Je connais la loyauté des amitiés masculines et le respect que vous professez à l’égard de vos maîtresses, lorsqu’elles sont respectables… J’étais sacrifiée d’avance à deux sentiments : ton estime pour moi ; ton affection pour ton ami. Jamais je ne t’aurais causé la douleur de te tromper avec un vieux camarade ; jamais tu n’aurais eu l’abnégation — ou la bassesse — de me céder à ton plus cher compagnon : nous nous serions méprisés tous les trois, après un pareil marché… Et c’est pourquoi je t’ai quitté, afin d’oublier le caprice que m’avait inspiré monsieur Maxime Fargeau.

Lorderie ne manquait pas d’esprit mais il était totalement dépourvu de finesse. Il ne comprit goutte ; ne soupçonna ni ne chercha la moindre allusion.

Il eut, au contraire, une exclamation naïve :

— Maxime aussi a été très amoureux de toi !

— Hum !… Le penses-tu ? fit Clarel en ébauchant une moue incrédule.

Elle poursuivit, sans cesser d’examiner Lorderie :

— Jacques, je n’ai plus de désir pour toi. Seulement, tu déclares toi-même que tu n’as rien à te reprocher, me concernant… Par conséquent, tu es sûr d’avoir conservé ma tendresse… C’est l’intérêt que je te porte qui me pousse à te révéler une chose que tu ignores et qui te touche directement. La bonté que tu m’as toujours témoignée m’engage à te prévenir de ton infortune… Jacques… Depuis le jour où j’ai… distingué Maxime Fargeau, je me suis occupée de ses faits et gestes (c’était assez naturel) ; j’ai suivi ses aventures, je me suis renseignée sur son compte…

Clarel s’arrêta, pour regarder l’une de ses bagues dont le chaton était formé par le cadran d’une montre minuscule et originale : les aiguilles marquaient dix heures et demie. Elle eut un sourire ambigu ; puis continua :

— Eh bien ! Si je t’affirme avec certitude que Maxime Fargeau n’est guère amoureux de moi, c’est qu’il courtise éperdument une dame qui se nomme Denise Lorderie.

— Ma femme ?… En voilà une blague !

Jacques avait crié cela avec une confiance absolue, une belle surprise d’homme bien tranquille. Clarel le fixa d’un œil caressant — l’œil doux et amusé d’une jeune chatte qui contemple tendrement le serin qui chante dans une cage, à portée du coup de griffe.

Elle insista d’une voix paisible :

— Je crois même qu’il est son amant.

— Tu es toquée !… D’abord, je te défends de calomnier ma femme… Denise… Denise est parfaite !

Tout en prononçant ces paroles, Lorderie songeait, ébranlé : « Au fait, pourquoi Maxime s’est-il dégoûté subitement de Francine, après avoir entrepris sa conquête ? Un soir, au café, il m’a déclaré brusquement qu’il avait assez d’elle… Ensuite, à quel propos est-il venu chez moi deux fois, coup sur coup, à l’heure où il devait me supposer absent ?… Comment… Fargeau aurait le courage de me trahir : non, c’est impossible. »

On décrète une action impossible, dès l’instant où l’on commence d’admettre sa vraisemblance.

Jacques questionna brusquement :

— Sur quoi bases-tu tes insinuations ?

— Tu souhaites d’avoir une preuve ?… Eh bien, en ce moment, Fargeau est chez ta femme.

— Tu mens !

— Quel serait mon but, si je mentais ?… Elle l’a probablement averti que tu passerais une partie de la nuit dehors… D’ailleurs, tu n’as qu’à vérifier mon assertion.

Lorderie ne s’inquiéta même pas de la manière dont Francine s’était assurée de la présence de Maxime chez Denise. Il n’avait qu’une idée : voir… savoir.

Il se leva et courut dans l’entrée. Clarel sortit derrière lui, elle le regarda : il ouvrait la porte avec des mouvements saccadés ; il était devenu si blême que Francine, apeurée, n’osa que balbutier : « Jacques… Tu t’en vas… comme cela ? » il dégringolait déjà l’escalier.

Francine rentra à l’intérieur de l’appartement et s’élança vers une fenêtre. Elle se pencha à la croisée, s’efforça de distinguer l’ombre de Jacques, malgré l’obscurité. Elle ne vit rien, mais entendit le ronflement d’une auto qui s’éloignait…

Alors, Clarel murmura :

— Ah ! sapristi… Il avait gardé sa voiture… Pourvu qu’il n’arrive pas trop tôt !



XII


L’auto roule comme une trombe à travers un dédale de rues noires ; son bruit caverneux, la lueur d’éclair que ses lanternes projettent en avant, donnent à Jacques l’impression d’avancer au milieu d’une tempête, dans des grondements d’orage. Il a baissé la vitre qui se trouve derrière le chauffeur pour lui ordonner d’accélérer l’allure ; des bouffées d’air froid lui cinglent le visage, lui coupent la respiration. Machinalement, il répète : « Plus vite, plus vite, donc ! »

Lorderie souffre atrocement pendant ces dernières minutes d’attente : il lui semble que de surprendre sa femme avec Maxime lui causerait une douleur moins insupportable que l’incertitude présente.

Par quelle aberration Fargeau a-t-il entrepris la séduction de Denise : il la connaît depuis dix ans et il lui fait la cour aujourd’hui seulement ? Lorderie ne comprend pas. Il pense : « À sa place, moi, je n’aurais pas pu… Il oublie donc que c’est ma femme ? » car il ne doute plus de la véracité de Francine : Fargeau est l’homme dont le caprice s’attache surtout à la maîtresse qu’il n’a point possédée encore ; et le caractère de Maxime confirme les dires de Clarel. Lorderie est consterné à l’idée que Fargeau l’aime moins que ses amours, immole avec désinvolture une camaraderie de trente ans pour assouvir sa fantaisie d’une heure. Jacques se sent jaloux de cet ami qui est si passionnément amant, — lui qui se sait amant médiocre et si exclusivement ami !… Il eût sacrifié toutes ses maîtresses afin de ne pas perdre Fargeau. Il songe à peine à son malheur conjugal : ce sont ces bons souvenirs d’une loyale et tendre jeunesse, ces illusions détruites par un vilain geste, qui étranglent sa voix chevrotante, alors qu’il crie : « Plus vite… Plus vite, chauffeur ! »

Le misérable, le méchant Fargeau : s’il se doutait du mal qu’il fait à l’être qui lui est si dévoué — et pour quoi ? pour un soubresaut de volupté que lui eût procuré la première venue ! Jacques frissonne : il s’imagine voir Maxime enlaçant sa femme, la grisant de caresses, tandis qu’ils supposent le mari bien loin… L’image lui arrache un cri de rage. Et cette voiture qui a l’air de courir sans avancer d’un mètre !

Maintenant, c’est la gaieté des quartiers illuminés. Les fiacres qui défilent devant les restaurants et les théâtres ; les passants qui traversent bêtement ; les autobus, ces lourdes bêtes massives — arrêtent l’auto de Lorderie qui stoppe à chaque instant, trépidante et grondante.

Un camelot hurlant : « La Presse !… » se plante devant la voiture pour mieux regarder Jacques, qui penche son pauvre visage angoissé par la portière et lance des exclamations d’impatience.

— Te bile pas… Ta bonne amie t’attendra ! gouaille le gavroche, qu’amuse la détresse anonyme de ce bourgeois anxieux.

Lorderie remarque un couple, sur la chaussée : la femme est blonde, elle a la tournure de Denise ; son compagnon lui serre le bras, d’un geste galant. Jacques frémit : dire qu’ils se sont peut-être promenés ainsi ; elle lui a fixé des rendez-vous au dehors avant de l’introduire chez elle ! Ils auront dû vagabonder au Bois, goûter au Pré-Catelan ; ils se seront retrouvés dans les musées ; il lui aura déclaré sa flamme devant des débris de sculptures étrusques… La fièvre lui martèle les tempes et les poignets tandis qu’il reconstitue leur aventure. Et quand il songe qu’à cet instant, ils sont chez lui, dans sa maison… dans son lit, qui sait !… Et que chaque parcelle du temps qu’il perd à les rejoindre représente un baiser de plus… Lorderie mord la paume de sa main pour se soulager de sa frénésie par un acte brutal.

À présent la voiture, dégagée, file de nouveau, suivant des rues désertes.

Cette Denise ! Quelle audace inouïe se dissimule sous son front calme et quelle hypocrisie reflètent ses yeux sereins : elle ose recevoir un amant au domicile conjugal. Elle méprise toute prudence, — éloignant sans doute les bonnes et couchant sa fille plus tôt… Ah çà, de quel feu Maxime est-il parvenu à animer cette argile de petite bourgeoise ? Jacques reste confondu. Sa femme l’ébahit et son ami le désespère profondément.

Une brise humide l’avertit que l’on traverse la Seine. Enfin !… L’auto monte le boulevard Saint-Michel, atteint la place Médicis.

Lorderie, haletant, descend, paye le chauffeur, sonne à sa porte.

Il grimpe l’escalier quatre à quatre.

Mais, arrivé au seuil de son appartement, il faut qu’il calme son exaspération. C’est avec des gestes silencieux, de lents ménagements de cambrioleur qu’il introduit sa clé dans la serrure. Sans bruit, il referme la porte, se glisse dans l’antichambre, sur la pointe des pieds. Le voici devant le salon. Ses doigts tremblent ; il entend distinctement son cœur battre à coups précipités. Il est saisi d’une émotion terrible…

Et puis, il se décide cependant à entrer.



XIII


Maxime Fargeau ne pouvait, admettre l’hypothèse d’une résistance féminine.

Nulle fatuité dans son cas : l’habitude du triomphe lui avait façonné une âme spéciale ; il était né favori d’Ève : il ne songeait guère à s’en glorifier, mais protestait naïvement contre l’exception.

Son état d’esprit était celui d’un joueur heureux qui vient d’éprouver sa première perte ; il considère le tapis vert avec une stupeur ingénue ; il s’indigne contre la fortune traîtresse ; puis, il se ravise, persiste à lutter, s’obstine, double sa mise, ponte et martingale… Aux périodes de chance, il s’amusait comme un dilettante : la déveine en fait un incurable passionné.

Maxime n’avait plus qu’une pensée, maintenant : posséder Francine. Ah ! quand il aurait le droit de l’étreindre à son aise et qu’elle crierait de joie sous ses caresses, on verrait bien si elle ne se laisserait point dompter, la mauvaise bête.

Il désira en finir le plus tôt possible et n’hésita pas un instant à se rendre chez Denise.

Quand madame Lorderie entendit sonner à cette heure tardive, elle crut que c’était un télégraphiste qui apportait une dépêche. Elle était seule, la petite Simone dormait déjà. Elle alla ouvrir — avec l’appréhension que nous suggère l’imprévu — et se trouva en face de Fargeau.

Deux réflexions également affligeantes se présentèrent à son esprit dans la même seconde :

« Ah ! mon Dieu, est-ce qu’il lui est arrivé quelque chose ? »

« Quelle guigne : j’ai justement mon vieux peignoir ! »

Cette dernière préoccupation fut celle qui domina, et madame Lorderie s’écria, d’un air désolé :

— Oh !… monsieur Fargeau : vous m’excusez de vous recevoir en négligé ?

Maxime répondit machinalement :

— C’est moi, madame, qui suis impardonnable de vous déranger.

Ils sentirent également la dissonance de ces paroles banales tombant dans une ambiance insolite.

Madame Lorderie le faisait entrer au salon, et tournait, par habitude, le commutateur électrique qui illuminait les douze bougies du lustre, — alors qu’on n’en laissait que trois d’allumées, lorsqu’il n’y avait pas de visiteur.

Maxime demanda :

— Jacques est là ?

— Non.

Il affecta de s’étonner. Madame Lorderie ajoutait :

— Mon mari est au banquet des Gens de lettres.

La surprise de Fargeau devint sincère, il réfléchit : « Le dîner des gens de lettres ?… mais il avait lieu hier… L’absence de Jacques a donc une raison inavouable puisqu’il en a fourni un faux prétexte à sa femme. »

Madame Lorderie se trémoussa sur sa bergère, atrocement gênée : elle regrettait d’avoir donné tant de lumière, s’apercevant trop tard que cet éclairage implacable faisait ressortir la fraîcheur douteuse de son vêtement d’intérieur.

Maxime, qui détestait le mensonge, parvint néanmoins à énoncer péniblement :

— Je regrette que Jacques ne soit pas ici… J’étais monté, en passant, pour lui dire bonsoir et lui parler, par la même occasion, d’une affaire qui nous intéresse…

Leurs regards se croisèrent, complices : ils feignaient l’ignorance d’une arrière-pensée devinée.

Denise se gourmandait : « J’ai été inconséquente… Depuis quinze jours, il me poursuit et mon inertie est un encouragement tacite. Voilà le résultat… il s’enhardit au point de risquer une visite nocturne… sachant très probablement mon mari à ce banquet… Qu’est-ce que je vais inventer pour me sortir d’embarras ? Je ne peux pas le renvoyer. »

Elle se reprochait sincèrement sa conduite, car une sorte de frayeur vague l’envahissait. Fargeau la regardait avec plus d’attention que les jours précédents ; c’était à cet instant où elle se croyait à son désavantage qu’elle lui paraissait mieux que de coutume : la femme se juge d’après sa robe, mais l’homme la juge d’après son corps.

Denise se trouvait impeccable lorsqu’elle s’était congestionnée à force d’étrangler telle ou telle portion de sa rondelette personne — selon la fantaisie des modes — dans un costume qui déformait son embonpoint, remontant les chairs abdominales jusqu’aux seins et dessinant les contours ballonnés d’une croupe défigurée sous un amas d’étoffes drapées. C’était une élégante : le mot dit tout.

Ce soir, Maxime lui découvrait une grâce insoupçonnée dans ce vieux peignoir d’un mauve passé qui épousait mollement les lignes plus harmonieuses d’un corps débarrassé du corset. Denise lui rappelait les belles servantes de Franz Hals ; ses membres robustes s’avéraient d’une fermeté appétissante ; et, malgré le défaut d’une poitrine tombante — la poitrine des mères qui ont nourri elles-mêmes leur bébé — l’ensemble qu’offrait Denise avait une espèce de charme comestible.

Madame Lorderie subissait l’examen de Maxime avec un effroi grandissant ; les regards approbateurs de ces yeux gris, vifs et pétillants, causaient à Denise la sensation d’une brûlure intense. Elle éprouvait cet émoi puéril et voluptueux des honnêtes femmes ou des vierges qui se sont placées dans une situation fausse. La présence de Fargeau l’énervait et l’affolait ; elle commençait à perdre la tête. Elle contemplait machinalement les mains du jeune homme — de longues pattes fines et nerveuses, à la peau sèche, aux doigts minces, aux ongles bombés — et sentait que si ces mains l’eussent emprisonnée dans une étreinte dont elle appréhendait les délices coupables, elle n’aurait su résister.

Et soudain, dans un effort consciencieux pour réagir, Denise eut une inspiration. Elle s’écria :

— Vous allez prendre une tasse de chocolat… Si ! si !… Je vous défends de refuser… Je sais par madame Fargeau que vous avez l’habitude de souper…

— Mais… il n’est pas l’heure.

— Vous avez faim : j’en suis sûre… je l’ai deviné ! Attendez-moi un moment : Simone vous tiendra compagnie.

— Elle n’est donc pas couchée ?

— Oh ! ma petite est une grande fille… Elle reste levée jusqu’à onze heures.

Madame Lorderie sortit en coup de vent, fuyant le danger. Elle courut vers la chambre de sa fille. L’enfant dormait profondément, les coudes remontés au-dessus de l’oreiller, les poings dans ses cheveux. Denise la considéra un instant, avec ce respect des mères pour le repos des jeunes êtres. Et puis, elle se décida, tira doucement la fillette hors du lit, la prit dans ses bras. Et, tout en lui enfilant ses bas, en lui passant ses pantoufles, en retapant ses boucles blondes, madame Lorderie murmura à Simone :

— Écoute, mon trésor… Fais bien attention à ce que je te dis… Il y a monsieur Fargeau, l’ami de papa, qui est au salon. Il faut que tu ailles le saluer et causer avec lui ; il sera très content de te voir : c’est pour cela que je t’ai réveillée. Tu entends ?… Tu ne lui raconteras pas que tu étais couchée : il se moquerait de toi et te prendrait pour un petit bébé… Tu resteras au salon tant qu’il sera là… Et si tu es sage, tu seras récompensée. As-tu compris ?

— Oui, maman, répliqua la petite Simone en ouvrant ses grands yeux ensommeillés.

Madame Lorderie lui répéta trois ou quatre fois ses recommandations minutieuses ensuite, elle s’en fut à l’office préparer sa petite cuisine, après avoir envoyé l’enfant au salon.

Le départ brusque de Denise avait fait sourire Fargeau. Il n’était point dupe de son innocente comédie : on ne couche pas les gamines de neuf ans après onze heures ; elle allait chercher Simone pour se protéger de lui à l’aide de ce frêle et tout-puissant bouclier. Maxime soupira : « Pauvre femme ! son désir de tromper son mari ressemble à mon envie de trahir mon ami. Nous formons une jolie paire d’amoureux, à nous deux !… Allons, j’ai encore perdu mon temps et je puis renoncer à l’aventure. Pour commettre l’infamie de séduire la femme de Jacques, il aurait fallu au moins que je fusse épris d’elle… Je ne suis capable de ressentir à son voisinage qu’une vague sollicitation de sexe… Ah ! Elle sera réussie, la nuit qu’avait préméditée Francine : une vraie « nuit blanche », c’est le mot. Francine… Il serait obligé de subir ses sarcasmes, demain… Elle se fâcherait, l’étrange et folle créature. Tout à coup, Maxime pensa : « Au fait, comment savait-elle que Lorderie serait absent, ce soir ?… » Lorderie devait se trouver en bonne fortune, puisqu’il avait invoqué un alibi mensonger afin de passer une partie de la nuit hors de chez lui… Et Francine était au courant ?… Le soupçon se précisa : eh, parbleu ! c’était clair… Clarel avait rappelé Jacques auprès d’elle afin de ménager ce tête-à-tête avec Denise… C’était bien de Francine, cette idée-là : et son sadisme se délectait sans doute à cajoler Lorderie tandis qu’elle se représentait la scène qui se déroulait ici.

Une jalousie furieuse mordit Fargeau, qui souhaita d’être transporté subitement rue de Courcelles ; et le jeune homme se tortura à imaginer ce qui se passait là-bas, à se forger le spectacle d’une réconciliation amoureuse ; — ne supposant guère qu’à l’instant exact — juste retour des choses, — Jacques éprouvait à son endroit les mêmes affres anticipées, du fond de l’auto qui le ramenait à son domicile.

Fargeau était à cent lieues du salon de madame Lorderie, il ne se souciait plus du tout de sa démarche nocturne, et il fut naturellement stupéfait de voir la petite Simone devant lui.

— Bonsoir, monsieur, disait l’enfant en le regardant de ses grands yeux fixes.

Maxime reprit conscience. L’aspect de cette bambine aux paupières encore gonflées, hâtivement revêtue d’une robe boutonnée de travers, attendrit le jeune homme. Il songea que Denise était une femme charmante et méprisa énergiquement Clarel. Il projeta de battre en retraite dès le retour de madame Lorderie ; en attendant, il tâcha d’engager une conversation avec Simone.

Il s’exclama — de cette voix fausse et chantante que l’on se croit forcé de prendre pour parler aux enfants :

— Comme on vous laisse veiller tard, mademoiselle Simone !… Vous n’êtes pas fatiguée ?

La fillette eut la mine réfléchie de quelqu’un qui a promis de garder un secret. D’ailleurs, elle était plus sérieuse que d’habitude, sentant obscurément qu’elle était mêlée à un incident inaccoutumé. Elle répondit avec une fierté comique :

— Je ne suis pas un bébé… J’aurai dix ans dans six jours.

Elle ajouta, par une association d’idées :

— Papa m’a dit que le jour de ma fête il m’emmènerait à la matinée du Malade imaginaire, aux Français.

Fargeau caressa doucement la tête blonde et proposa :

— Et moi, vous voulez bien que je vous envoie un présent pour votre anniversaire de naissance ?

— Oui, monsieur.

— Eh bien, dans six jours, vous recevrez une belle poupée qui aura des cheveux d’or semblables aux vôtres…

Mais Simone fit la moue ; elle murmura :

— Pas une poupée… Je ne joue jamais. Les poupées, c’est bête… ça ne bouge pas : leurs yeux m’agacent.

Elle prit un air câlin et demanda, avec cette délicieuse indiscrétion des petits :

— Dites, monsieur… Achetez-moi plutôt une boîte de couleurs à l’huile et une palette carrée… J’ai tant envie d’essayer de peindre sur toile ; et papa refuse de me donner des couleurs à l’huile parce qu’il craint que je ne m’empoisonne en suçant mes pinceaux… Pourtant, je ne les suce pas, vous savez !

Maxime souriait, gagné par ce babillage qui l’apaisait inconsciemment. Il l’interrogea :

— Vous êtes donc une artiste, mademoiselle Simone ?

— J’adore le dessin, les tableaux… Maman me conduit souvent au Musée du Luxembourg… Quand je serai grande, j’irai travailler à l’École des Beaux-Arts pour faire de jolies choses, comme Meissonier…

— Ah ! C’est Meissonier qui obtient vos préférences. Vous me montrerez vos esquisses : moi aussi, j’aime la peinture… Si vous me les apportez, vous aurez votre boîte de couleurs.

— Alors, je cours chercher mes cartons tout de suite… mais vous ne vous moquerez pas de moi ?

L’enfant se précipitait hors de la pièce ; puis revenait presque aussitôt, courbée sous la charge d’un grand portefeuille à dessins. Fargeau, sceptique et complaisant, tendit la main vers les feuilles de papier qu’elle en tirait, une à une. Il se préparait à admirer d’informes gribouillages. Il fut très étonné : le premier dessin représentait un jeune héros, vêtu d’une légère tunique, et jouant de la lyre ; à ses pieds, un lion, un léopard et une panthère, ramassés dans des poses différentes, semblaient l’écouter avec ravissement. Et Maxime constatait — malgré des défauts de proportions et une ignorance totale de la perspective — le talent précoce de Simone, qui avait su donner une curieuse expression d’extase aux yeux de ses fauves et une grâce extrême au geste du bras qui tenait l’instrument.

— C’est Orphée, murmura Simone. Les bêtes : je les ai copiées vivantes, au jardin des Plantes.

— Mais vous êtes particulièrement douée, mon enfant ! s’écria Fargeau, intéressé.

Encouragée, la petite sortait d’autres croquis.

Une somptueuse sultane apparut. Elle était peinte à l’aquarelle. La finesse de son profil, le trait sûr du sourcil surmontant la longue paupière brune, frappèrent Maxime. Et les détails ingénieux, le coloris adroitement combiné de son costume chatoyant, dénotaient un sens hâtif du goût et de la mesure.

— Schéhérazade, annonça Simone.

Ensuite, Maxime vit défiler Ali-Baba et les Quarante Voleurs, Bacchus et Silène, Aladin, le Minotaure, Sindbad le marin, la belle Andromède liée sur son rocher ; — dans une succession désordonnée qui lui apprenait que la petite Simone empruntait tour à tour ses sujets aux « Mille et une Nuits » éditées à l’usage de la jeunesse, ou bien à sa mythologie enfantine.

Ce fut à ce moment que Jacques Lorderie ouvrit la porte du salon.

Il aperçut Fargeau, dont le bras enserrait affectueusement la taille de sa fille ; et l’entendit déclarer :

— Vous aurez beaucoup de talent, ma petite Simone, il faudra cultiver ça !

Fargeau était conquis par l’émotion vibrante dont frémit tout véritable artiste qui découvre l’éclosion d’un autre artiste ; il songeait : « Où diable a-t-elle été pêcher sa vocation, celle-là ? Sa mère ne compte pas — intellectuellement… Et son père est un bon grammairien sans imagination. »

Il était emballé à tel point que, lorsque ses regards tombèrent sur Lorderie arrêté au seuil de la pièce, il ne pensa même pas à s’inquiéter de sa présence inattendue. Et, s’adressant à Jacques comme s’il continuait une conversation, Maxime dit tout naturellement :

— Tu devrais lui faire travailler la peinture, à ta fille… Elle a des dispositions étonnantes.

Lorderie fut effaré. L’enfant se jetait sur son père et lui sautait au cou en murmurant :

— Monsieur Fargeau va me donner des couleurs à l’huile, en tubes… Tu permets, s’pas ?

Alors, Maxime se rappela seulement le motif de sa visite nocturne en remarquant la figure décomposée et les yeux hagards de Jacques Lorderie. Il eut une vague intuition : à force de désirer Clarel, de ne plus voir qu’elle, Maxime avait fini par la connaître un peu. Il se demanda : « Puisque je présume qu’il était chez Francine, serait-ce elle qui l’eût renvoyé ici afin de me faire surprendre ?… Il a l’air d’un homme renseigné… Non : elle n’eût point osé cela. » À tout hasard, avec son instinct de séducteur, Fargeau se chercha une justification. Il dit :

— Je ne t’ai pas rencontré au journal, aujourd’hui… On y a parlé de la crise ministérielle : le bruit court que Griviers, notre ancien camarade de Condorcet, prend le portefeuille de l’Intérieur… J’ai pensé que cela l’intéresserait, toi qui sollicites le ruban rouge… Et je suis venu, pour t’annoncer la nouvelle… ce soir… à n’importe quelle heure.

Lorderie le considéra fixement, sans répondre ; puis, il ordonna à sa fille :

— Va te coucher, ma mignonne.

L’enfant répliqua étourdiment :

— Je ne peux pas. Maman m’a dit de rester au salon tant que monsieur Fargeau serait là.

— Obéis-moi.

Docile, la petite Simone sortit, après avoir tendu son front à son père, puis à Maxime.

Fargeau avait rougi, à la phrase innocente de la gamine ; tandis que Lorderie comprenait du coup qu’il ne s’était rien passé, que Denise se défendait contre Maxime puisqu’elle s’aidait de la présence de sa fille. Ainsi… tous les torts étaient du côté du jeune homme ; son acharnement à poursuivre madame Lorderie n’avait même point l’excuse d’une coquetterie féminine : Denise ne l’avait pas encouragé.

Et soudain — bouleversé par la joie de se savoir sauf autant que par sa déception à découvrir son ami encore plus coupable d’intention, Jacques s’écroula sur un pouf et se mit à pleurer à chaudes larmes, hoquetant de gros sanglots ; ridicule et touchant comme tout homme en peine ; abandonné à cette crise émotive qui trahissait sa nature sensible et faible.

Violemment troublé, Maxime se précipita vers son ami. Il supplia :

— Jacques… Je t’en prie, ne te fais pas de mal !… On nous a tendu un piège et nous nous sommes laissé tromper… Écoute… je peux te le prouver… Tu viens de chez Francine, n’est-ce pas : elle a cherché à t’inquiéter… C’est elle qui m’a envoyé chez toi, à cette heure indue…

Lorderie relevait son visage boursouflé de plaques violettes ; ses prunelles humides interrogèrent ardemment Fargeau, mais le jeune homme s’interrompit net. Denise entrait, portant sur un plateau le chocolat fumant. La jeune femme poussa une exclamation, à la vue de son mari :

— Comment ! tu es déjà revenu ! Quelle heure est-il donc ?… Je ne t’ai pas entendu ouvrir…

Elle s’approcha, remarqua les joues congestionnées et les pommettes mouillées de Jacques. Elle jetta un cri :

— Oh !… tu pleures… Qu’est-ce que tu as ?… Jacques !… Mon chéri…

Denise posait son plateau dans un coin sur une table et accourait, effrayée.

Alors Jacques recommença de sangloter, se livrant sans vergogne au soulagement qu’il en éprouvait, à la détente qui le calmait délicieusement ; il versait les larmes heureuses d’un passager qui vient d’échapper au naufrage… Il ressentait aussi le plaisir inconscient d’apitoyer sa femme et son ami, de les retrouver — grâce à ses pleurs — dans leur rôle normal de compagnons fidèles. Et se doutant, d’après les dernières paroles de Fargeau, qu’il était la victime de quelque guet-apens de Clarel, il gémissait par intermittence :

— Ah ! la garce… la garce !

Madame Lorderie regardait Maxime d’un air anxieux : le jeune homme était-il responsable de l’état dans lequel elle voyait son mari ? Les premiers mots de Jacques lui furent une réponse ; s’apaisant peu à peu, Lorderie parvint à articuler :

— Denise… je te demande pardon. Ne fais pas attention… c’est une erreur… Tout à l’heure, n’est-ce pas, à ce dîner… une mauvaise langue a tenu des propos sur Fargeau, m’a insinué que tu te laissais conter fleurette par lui… Je n’ai rien cru, naturellement : je te sais incapable… Seulement, ça m’a rendu maussade ; la méchanceté des gens me dégoûte. Incommodé, énervé, je suis rentré plus tôt… Et de rencontrer Maxime justement ici, ce soir… Ça m’a produit un drôle d’effet… Je me suis imaginé ce que j’aurais souffert si ç’avait été vrai.

Denise fut partagée entre la fierté d’être restée pure et le remords d’avoir senti sa vertu chanceler une seconde : quoique l’épée ne fût point tombée, Damoclès savait bien qu’elle ne tenait qu’à un fil.

Et sous l’empire de ces deux sentiments, Denise s’indigna — mais d’un air contrit :

— Jacques !… Tu as pu envisager cela !

Lorderie répliqua vivement :

— Puisque je t’affirme que je n’ai accordé aucune importance à ces commérages, voyons !… La petite était là, causant avec Maxime… Il m’a expliqué tout de suite le mobile de sa visite : une nouvelle très agréable… Griviers est à la tête du nouveau cabinet. Si tu savais ce que ça m’intéresse !… Fargeau est bien gentil de s’être dérangé exprès… Par exemple, tu dois le comprendre, je n’ai pas été maître de mes nerfs… Voilà tout. D’abord, la meilleure preuve que je ne suis pas fâché contre Maxime, que je lui garde ma confiance, c’est que je vais descendre avec lui et le reconduire jusqu’à la place Saint-Michel, là !… comme au bon temps de notre jeunesse, quand nous courions le Quartier Latin… J’espère que tu es convaincue… Allons viens, Maxime.

D’un regard impérieux, Jacques intimait à Fargeau son désir d’être seuls. Il lui saisit le bras — d’un geste qu’il voulut amical et qui n’était que trop fébrile.

Maxime, confus, honteux de son attitude grotesque, se laissait entraîner sans résistance.

Denise implora :

— Ne t’attarde pas dehors… J’ai eu si peur !

Jacques revint sur ses pas et l’embrassa avec tendresse, se soulageant dans son affection d’époux de toute l’émotion de son amitié endolorie. Et tandis que les deux hommes s’en allaient, madame Lorderie, mal remise de cette fausse alerte, encore tremblante d’avoir effleuré le danger, s’exclama naïvement :

— Dire qu’il y a des femmes qui trompent leur mari… Ben, elles en ont du courage !



XIV


Ils suivaient la rue de Médicis, silencieuse, sous un ciel pâle que le clair de lune baignait de lumière blanche. Maxime, levant machinalement la tête, s’aperçut que l’astre était cerné d’un halo bleuâtre. Il pensa : « Tiens, il pleuvra demain. » Car c’est surtout dans les moments graves que par une anomalie bizarre les choses extérieures nous inspirent des réflexions sans intérêt.

Jacques interrogea brusquement :

— Eh bien ! Maintenant, explique-toi : qu’as-tu voulu dire, là-haut ?

Maxime répondit par une autre question :

— Je ne me suis pas trompé : tu étais chez Clarel ?

— Oui. Elle m’a téléphoné hier, vers deux heures, pour me fixer un rendez-vous.

— La fourbe… Elle m’a dénoncé, parbleu ! après t’avoir attiré auprès d’elle afin d’isoler ta femme à un jour prévu…

— Au fait, elle s’est préoccupée de savoir si Denise sortirait de son côté.

— Et dans l’après-midi même, elle m’imposait cette visite…

— Mais, sapristi ! Parle plus clairement : tu sembles prétendre qu’elle t’aurait obligé de faire quelque chose ? Qu’est-ce que ça signifie ?… Moi, je constate l’évidence : je t’ai trouvé chez moi, cette nuit ; tu as motivé ta présence inusitée par un prétexte absurde… Or, vingt minutes auparavant, Francine m’apprenait tes assiduités à l’égard de ma femme, et m’affirmait non sans raison, qu’il me serait facile de vous surprendre ensemble, Denise et toi.

— Lorderie, je suis très malheureux !

Jacques ne comprit guère cette exclamation. Pour l’instant, les apparences l’invitaient à se croire plus à plaindre que Fargeau. Il insista :

— Je ne doute pas de la droiture de ma femme… Mais, en revanche, ta conduite m’apparaît assez équivoque et je te prie de me découvrir la raison qui te porte à me fuir depuis quelque temps, alors que tu recherches le séjour de mon domicile dès que j’en suis absent ?… Dans quel but y étais-tu, ce soir ?

— Écoute… Jacques : je vais t’avouer tout, j’aime mieux ça.

Ils étaient arrivés devant l’Odéon. Ils se mirent à marcher le long des galeries ; ils tournaient autour du théâtre avec l’allure nonchalante de deux flâneurs, baissant le ton et modérant leurs gestes parce que des gens, qui sortaient pendant un entr’acte, les croisaient à chaque pas.

Après s’être recueilli, Maxime commença d’une voix sourde :

— Je suis de ceux qui croient au hasard. Le hasard est un barbet malin qui mène notre existence aveugle : selon que le chien tire sa corde à droite ou à gauche, la pauvre trottine sur une route unie ou trébuche contre toutes les pierres d’un chemin rocailleux. Il y a des gens qui s’écrient, en écarquillant leurs paupières vides : « J’y vois très bien, je cours droit au but. » À la minute même, le chien Hasard fait une pirouette et les voilà qui tombent par terre. Va, Lorderie !… la cause de nos tourments, c’est la fatalité qui voulut, un jour, qu’une femme jetât son billet dans une boîte aux lettres à l’instant exact où une autre femme y glissait le sien.

Il mit sa main sur le bras de Jacques pour calmer l’impatience de son ami, et poursuivit :

— Le soir où tu me proposas, avec ton insouciance de sceptique, d’échanger nos maîtresses respectives comme nous venions d’échanger leurs lettres ; le soir où la coïncidence de la poste, amenant ces correspondances par le même courrier, t’inspira cette idée légère… Francine Clarel était là, à côté de nous — attendant le rédacteur en chef dans son bureau, — et elle surprit toute notre conversation.

Lorderie interrompit, avec une injustice naïve :

— Ah !… la rosse !…

Maxime continua :

— Tu connais Clarel, ayant vécu dans son intimité durant deux ans. Ai-je besoin de te décrire la fureur et la haine qu’elle ressentit en t’écoutant ?… Et c’est fort compréhensible. En général, il est périlleux d’entendre quelqu’un parler de vous, lorsqu’il ignore votre présence : cette fois, tu avais forcé la dose habituelle. Francine ne songea plus qu’à se venger de son humiliation. Et voici où mon malheur commence… Je m’étais ingénié à rencontrer Clarel afin de gagner notre pari. Du jour où je fus en relations avec elle, je m’épris ardemment de Francine. J’ai eu bien des aventures, mais je n’ai jamais eu de passion : tu ne peux te rendre compte de ce que ça renferme de désir, de sentiment, d’illusions inassouvies, le premier amour d’un blasé ! Avoir possédé négligemment toutes les femmes et se trouver en face de la Femme ! Être fasciné aussi ingénument qu’un adolescent à l’âge, hélas ! où nous n’avons plus la versatilité de la jeunesse pour nous guérir… Je sais que Francine Clarel est une créature quelconque qui ne jouit point d’une séduction rare. Mais qu’importe ! C’est celle qui était destinée à transformer mon caprice en un amour obstiné, l’unique maîtresse capable de me retenir ; et l’on voit tous les jours des hommes s’affoler pour une petite femme très ordinaire que bien d’autres ne regardent même point. Or, tandis que je me laissais aller à ma passion, Clarel tendait ses filets, m’amenait sournoisement au point qu’elle visait. Elle m’avait dissimulé longtemps son arrière-pensée : elle feignait à ton égard une tendresse qui m’exaspérait… Ah ! Lorderie, si je t’ai évité alors, c’est que tu m’inspirais une jalousie féroce ; je te détestais d’être aimé d’elle. Je passe sous silence les alternatives d’espérances et de déceptions auxquelles me soumettait cette coquette. Bref, sache que j’étais à moitié fou le jour où elle accepta de se donner à moi contre une condition inimaginable.

Fargeau murmura, en détournant la tête :

— Francine avait décidé — c’étaient là ses représailles — que tu serais trompé, légitimement, par l’ami même à qui tu avais offert ta maîtresse. Elle se fût accordée moi le jour où je lui eus apporté la preuve d’une trahison sans lendemain… Jacques… Tâche à faire déraisonner ta raison pour mieux comprendre mon état d’esprit… Je n’envisageai pas une seconde la possibilité d’exécuter ce plan de détraquée… Mais Francine exerce sur moi une influence néfaste ; c’est comme une espèce d’envoûtement qui égare ma volonté… Un soir, elle me poussa chez toi : je trouvai ta femme au milieu d’une réception, je fus en face de ta petite Simone qui me rappela à mon devoir rien qu’en me regardant avec tes prunelles… Je sortis, me croyant sauvé, affranchi désormais de Clarel. Bah ! Le mangeur de haschisch se prétend guéri de son vice, mais dès que la pâte verte se retrouve à sa portée… les belles résolutions s’envolent ! Si tu savais… Elle m’a ensorcelé par tous les moyens. Je l’ai vue, à moitié nue, abandonnée sur son lit ; et je devinais les joies de son corps… Je ne pensais plus qu’à cette nuit qu’elle m’avait promise. Quand elle me disait : « Allez là-bas », je lui obéissais sans avoir conscience… Demande à ta femme si jamais un mot de galanterie s’est échappé de ma bouche : devant Denise Lorderie, j’étais toujours figé de honte tel un ivrogne dégrisé. Et enfin, aujourd’hui, Francine m’a envoyé chez toi après m’avoir exalté du goût de ses lèvres et du parfum de ses cheveux… Dire qu’elle complotait à ce moment même de me calomnier à tes yeux en me plaçant dans une situation où les apparences semblent plus probantes que la vérité. Conviens que je suis aussi malheureux que blâmable, Jacques, puisque celle qui m’a joué avec tant de perfidie, je l’adore malgré moi… Et ce soir, vois-tu, ce soir où tu m’as supposé coupable : justement, je n’ai jamais senti avec plus de force que je serais incapable d’accomplir cette vilenie… Ta femme, étonnée, inquiète de notre tête-à-tête embarrassé, a usé d’un subterfuge si délicat et si touchant en allant réveiller sa fille afin de mettre un peu d’innocence entre nos âmes troublées… Dans cette atmosphère bourgeoise, devant cette enfant charmante, j’ai recouvré soudain mon bon sens.

Lorderie avait écouté l’étrange confidence de Fargeau d’un air abasourdi ; la stupeur l’avait empêché d’interrompre. Après un temps, il finit par s’écrier :

— Eh bien !… je l’ai échappé belle.

Il constata sans colère :

— Tu es d’une amoralité stupéfiante, Maxime. Tu viens de me raconter tout naturellement que, depuis deux semaines, tu ne songes qu’à me tromper ; et tu sembles avoir perdu la notion de tes actes. Je ne t’en veux pas… Il ne s’est rien passé : en amour, on pardonne tout, hors le geste physique.

» Mais qu’as-tu fait de ton énergie, mon pauvre ami ?… Tu t’es laissé dévoyer au point de tenter de me nuire, sans réfléchir au remords que tu aurais enduré après coup ?… Tu aurais souffert de mes propres maux. Voyons, Fargeau, il était insensé de t’acharner à séduire Francine du moment qu’elle se butait dans son idée… Comment as-tu pu concevoir une minute ?… Décidément, c’est contagieux la folie : elle t’avait communiqué la sienne. Que diable ! À ta place, j’aurais rempli mon rôle de don Juan ; et, lâchant la capricieuse, je me serais diverti à d’autres conquêtes… plutôt… plutôt… que de trahir l’ami qui…

Lorderie s’arrêta. Le tact de son affection l’obligeait à ne point rappeler son dévouement, et il s’affligeait en pensant qu’il n’osait évoquer leur fraternité de peur d’accabler Fargeau.

Maxime cheminait à ses côtés, la tête basse, les bras ballants, traînant sa canne, avec la démarche molle d’un vaincu. Jacques le considéra, plein d’étonnement et de vague commisération. Pour la première fois, depuis qu’ils se connaissaient, Lorderie se sentit supérieur à son ami.

Fargeau releva son front, ses regards douloureux s’attachèrent sur Jacques ; puis, il dit simplement :

— Je l’aime tant… si tu savais !

Malgré lui, Jacques fut remué. Il ne comprenait pas que l’on pût tenir si intensément à une femme, mais, puisque Maxime subissait l’emprise de Clarel…

Fargeau ajoutait d’une voix rauque :

— Je l’ai perdue, maintenant. Elle est si mauvaise !

Lorderie fut pris d’une pitié involontaire pour ce voluptueux passionné qui souffrait visiblement.

Il crut l’apaiser en dépréciant Francine :

— Est-ce singulier, d’être féru de cette femme !… Elle n’est pas extraordinaire, au fond… Son bagout, toutes les filles de Paris le possèdent dès qu’elles apprennent à parler : l’esprit n’est-il point la menue monnaie de la race française ?… Tu la trouves jolie ? Le visage est expressif et les mains sont fines… Mais elle a déjà les yeux et les traits fatigués par le travail prolongé. Et puis… si les hanches sont belles, néanmoins, elle a les seins trop petits…

— Tais-toi !

Fargeau lui lançait un regard farouche et se mordait les lèvres, d’un mouvement crispé.

Lorderie devina qu’il ne lui pardonnait pas d’avoir été l’amant de Francine Clarel. Il en éprouva un sentiment bizarre : il était attristé d’une confuse honte à l’idée qu’une de ses actions était cause du mal de Fargeau. Jacques n’était point de ces égoïstes affectueux qui cherchent uniquement dans leurs amitiés à satisfaire le besoin de se sentir aimés et d’aimer un peu, mais que la peine d’un ami d’élection laisse, au fond, indifférents. Au contraire, ses sensations de joie ou de géhenne étaient étroitement associées à celles du compagnon de prédilection.

Il pensa : « N’est-ce pas un peu ma faute, ce qui arrive aujourd’hui ? J’ai commis une grossièreté en traitant Francine à la manière d’une maîtresse de passage que l’on jette au bras du voisin, avec un sourire d’adieu… Elle l’a su. Elle veut se venger de moi, et elle y est déjà parvenue sans s’en douter, puisqu’elle a fait souffrir mon ami… Puis-je garder rancune à Fargeau de son inconsciente tentative d’adultère : on n’accuse point le somnambule qui manque de briser un objet précieux en accomplissant les gestes que lui suggère le sommeil hypnotique. Depuis deux mois, ce malheureux garçon manifeste la volonté d’un automate. Mais, moi… J’étais parfaitement lucide, le soir où me vint cette fantaisie insolente de lui céder Clarel. Eh bien !… aux yeux d’un juge impartial, lequel — de Maxime ou de moi — aurait eu la responsabilité des événements qui ont suivi ?… Quand brûlent des forêts entières, le promeneur insouciant qui était passé là, la veille, pouvait-il imaginer qu’il faisait œuvre d’incendiaire en jetant négligemment sur la lisière du bois son cigare encore allumé ? »

Lorderie s’arrêta brusquement de marcher ; il appliqua sa main sur l’épaule de Fargeau. La sécurité de son honneur conjugal l’inclinait à la mansuétude et il s’abandonnait à la bénignité qui dirige les faibles. Joyeux d’avoir trouvé le dénouement qui délivrerait Maxime, Lorderie eut un éclair de bonté qui éleva un moment son âme au-dessus des mesquineries humaines. Et contemplant Fargeau avec un regard qui exprimait son immense tendresse, Jacques dit posément :

— Nous allons rompre ostensiblement… Nous ne nous adressons plus la parole en public et nous échangeons un coup de chapeau très sec lorsque nous nous croisons, devant le monde. Je te laisse ma place à l’Écho National ; mais comme « Fiat lux » m’a offert récemment sa critique littéraire, je quitte l’Écho pour entrer dans ce nouveau journal : ainsi notre rupture s’affirme éclatante. D’ici la semaine prochaine, la brouille Maxime Fargeau-Jacques Lorderie sera le potin du jour : on verra des entrefilets spirituels, des échos transparents dans la Vie en rose ou dans le Cri parisien… Et parmi les gens qui représentent ce tout petit clan de Paris qui s’appelle le Tout-Paris, nul n’ignorera cette catastrophe minuscule : l’éboulement d’une vieille amitié…

Maxime lui coupa la parole :

— Lorderie, avant de prendre un parti définitif, songe que je n’avais pas réfléchi une minute aux conséquences de ma conduite… Je ne peux pas imaginer que nous nous séparerons ainsi, brutalement…

Jacques reprocha :

— Oh ! Maxime… Comment oses-tu supposer que si notre rupture était sérieuse, je te l’annoncerais le sourire aux lèvres ?… Grand bêta ! Tu ne comprends donc pas que je te fournis ta preuve ? Dans notre milieu, on inventera mille histoires pour expliquer notre histoire… Querelles littéraires… Jalousie d’auteurs… Mais elle… elle qui apprendra notre brouille avec une joie triomphante, crois-tu qu’elle doutera une seconde de toi, lorsque tu lui diras : « Je vous ai obéi… Et Jacques m’a chassé, parce qu’il a tout découvert ? »

— Tu ferais cela ? cria Fargeau. Tu te laisserais passer pour un mari grotesque aux yeux de ton ancienne maîtresse ?… Tu risquerais qu’elle divulguât peut-être…

— Non : je la connais… elle est discrète et ne claironne point ses victoires. Quant à jouer les Dandin aux regards de Francine, je m’en moque !… Ça m’est bien égal qu’elle me croie cocu. J’ai trop de plaisir à penser que la dupeuse sera dupée. Elle ne l’aura pas volé !

Jacques ajouta d’une voix vibrante :

— Et puis, vois-tu, mon ami, ces choses-là n’ont pas d’importance en regard de ton amour… Tu es fou de cette femme, il te la faut… Tant que tu n’auras pas possédé Clarel, tu souffriras le supplice d’un damné. Moi, ça me fait mal de te sentir avoir mal. Ah ! bon Dieu, si mon amitié est capable de t’aider à guérir ton caprice, j’en suis assez heureux pour ne pas me cabrer devant les moyens que j’emploie… Sois l’amant de Francine ; et, après, tu reconnaîtras sans doute qu’elle ne valait point la peine qu’elle a failli nous causer… Je te retrouverai comme avant. Tu seras mon grand, mon fort, mon beau Fargeau… Tu auras de nouveau tes yeux calmes et ta voix limpide… Ces vilains plis s’effaceront des commissures de tes lèvres… Et nous redeviendrons deux copains bien unis. Oh ! mon cher vieux, je sacrifie volontiers mon amour-propre aux pieds d’une jeune gredine, pour replâtrer notre ancien bonheur !

Maxime, ému et honteux, murmura : « Dire que c’est ainsi que tu réponds à ma demi-trahison ! »

D’un élan irrépressible, il se jeta dans les bras de Lorderie et l’embrassa, d’un baiser viril et maladroit qui lui rappelait leur enfance, leurs étreintes bourrues, au collège, lorsqu’ils se réconciliaient à la suite d’une courte dispute…

Tandis que les quelques passants attardés sous les galeries se retournaient avec étonnement pour les considérer, — car il est rare de voir deux hommes se donner l’accolade en public, ailleurs que sur les quais des gares.



XV


Huit jours plus tard, la séparation des deux amis défrayait les conversations de la rédaction pendant les minutes d’oisiveté où la vie du journal fait trêve, entre les mises en pages de l’édition de province et l’arrivée des feuilles du soir. Ce fut Perrault qui annonça la nouvelle à Francine. On attribuait la rupture à quelque frasque de Fargeau : parbleu ! cet incorrigible don Juan avait dû souffler une conquête à Lorderie et ce dernier s’était rebiffé. Sans remarquer l’étrange physionomie de Clarel, le rédacteur en chef l’avait interrogée candidement, — avec sa curiosité professionnelle :

— Savez-vous le nom de la femme, chère amie ?

— Non.

— Ce Lorderie est extraordinaire… On n’a jamais percé le mystère qui entoure ses aventures. Alors que Fargeau a été vu avec une foule de jolies filles dont il pourrait porter les couleurs à sa boutonnière ainsi qu’une brochette de décorations galantes, on a toujours ignoré quelles étaient les maîtresses de Lorderie… En a-t-il seulement ?

Effectivement, Jacques n’étalait point ses amours. Sa prudence personnelle et la sauvagerie taciturne de Francine étaient même parvenues à dissimuler à tous les yeux leur longue liaison de deux années. Au journal, Lorderie passait pour un mari fidèle : c’était la seule originalité qu’on lui découvrît.

Clarel avait observé, logique :

— Je ne comprends guère, Perrault, que vous ne vous expliquiez point les raisons d’agir de ces deux hommes : Fargeau a épousé une femme qui ne sort pas, qui est perpétuellement souffrante ; il a donc toute licence de s’afficher ; il est peu probable qu’elle apprenne ses infidélités. Au contraire, madame Lorderie, très mondaine, très répandue, fréquente une société malicieuse où la moindre médisance lui serait répétée : Lorderie est obligé de s’astreindre à plus de précautions.

Sur ce, Clarel avait quitté l’Écho National.

Ainsi, une discorde soudaine avait divisé les deux amis, sans motif apparent, au lendemain même de la fameuse nuit… Francine, trépidante, se demanda : « Pourquoi Fargeau n’est-il pas encore venu ? » Elle frémissait d’impatience, éprouvant cette anxiété douloureuse qui précède l’action imminente. À la veille d’un événement prévu et pourtant incertain, que ne donnerait-on pas pour devancer l’heure qui sonnera le glas ou la victoire ?

À bout de forces, la jeune femme entra dans un café et rédigea un billet bref qui fixait un rendez-vous impératif à Maxime, le jour même, le plus tôt possible ; puis, ayant envoyé le chasseur de l’établissement déposer la lettre à l’Écho, Clarel rentra chez elle dans un état de surexcitation nerveuse qui déterminait un tremblement de tout son corps, et la crispait de la nuque aux chevilles.

En descendant du journal où il venait de trouver le billet de Clarel, Maxime Fargeau aperçut Jacques Lorderie qui traversait la place de l’Opéra. Jacques le reconnut à son tour, ne le salua point, mais se rapprocha sans affectation. L’un derrière l’autre, les deux amis s’engagèrent dans la rue Auber ; Maxime entra sous une porte cochère ; Jacques le suivit en pouffant :

— Non !… C’est trop drôle, nous avons l’air d’un couple d’amoureux qui se rejoignent subrepticement.

— Dame… puisque notre amitié est clandestine, dorénavant.

Lorderie chuchota :

— Quelle situation !… Un vaudevilliste y puiserait un scénario. Il est vrai que dans ce quartier, nous risquons d’être rencontrés à chaque pas… Et ce serait terrible qu’on nous vît nous serrer la main. Dieu ! que c’est cocasse de jouer aux ennemis… Néanmoins, je souhaite que nous puissions bientôt nous raccommoder officiellement. Où en es-tu, avec Francine ?

— J’ai reçu, précisément, une lettre d’elle qui me donne rendez-vous… tout de suite.

— Ah ! la ruse semble produire son effet. Alors, tu vas chez elle… Tiens, sais-tu, j’ai envie de te conduire moi-même rue de Courcelles… ça sera du plus haut comique !

— Prends garde… si l’on nous surprenait ensemble ?

— Pas de danger : en auto !

Lorderie appela un chauffeur. Puis, une fois qu’ils furent montés dans la voiture, Jacques, après avoir crié l’adresse, baissa gravement les stores, et fit remarquer à Maxime :

— Nous continuons d’imiter le manège du jeune amant et de la femme du monde.

Lorderie reprit sérieusement :

— Pourquoi n’es-tu pas retourné plus tôt chez Francine ?

— J’ai jugé habile d’attendre son invite, répliqua Maxime. Ensuite… ensuite, je t’avouerai que j’ai craint, que je crains encore, d’exciter ses soupçons par mon attitude contrainte… J’ai différé jusqu’à présent le moment de la revoir, d’affronter son examen, ses questions… J’ai peur que le trouble que j’éprouve en face d’elle ne m’empêche de bien mentir.

— Ne t’inquiète donc pas… Les événements mentent pour toi : la vérité s’admet quelquefois à grand’peine, mais on croit tout de suite aux faux semblants. Francine est déjà persuadée que tu as accompli son dessein ; nous nous affectionnons trop profondément pour qu’elle impute notre rupture à une autre cause que la plus grave… le flagrant délit manigancé par elle. Songe donc que ma femme… Oui, Denise elle-même, ajoute foi à notre comédie. Elle est sûre — quoi que je prétende — d’être l’objet du malentendu qui nous désunit, et ne cesse de me harceler à ce sujet depuis qu’un imbécile lui a colporté les bruits qui courent sur nous… Ma foi, son erreur est assez naturelle.

Lorderie s’égaya soudain à quelques souvenirs et continua goguenard :

— Tout le monde est tombé dans le piège… Un exemple : jadis, il était rare que l’on nous communiquât une appréciation flatteuse concernant notre collaboration… Eh bien ! depuis une semaine, je n’entends parler que du talent de Maxime Fargeau. C’est étonnant ce que les confrères disent du bien de toi — maintenant que l’on nous croit fâchés ! Bonnes rosses… Jusqu’au directeur de l’Écho (c’est pourtant le cousin de ma femme, mais les parents sont nos envieux naturels) qui m’insinue perfidement : « Vous ne redoutez pas, mon cher Lorderie, si vous abandonnez mon journal pour vous séparer de Fargeau, qu’il ne s’établisse des comparaisons entre vos mérites et que chacun de vous soit considéré, tour à tour, comme « celui des deux qui écrivait mieux que l’autre » ?

Lorderie, s’avisant du mutisme de Fargeau, insista :

— Ça ne t’amuse pas de songer qu’on me chante tes louanges en pensant me blesser ?

Maxime, qui avait l’air soucieux, finit par répondre gravement :

— J’estime que l’aventure où t’entraîne ton dévouement n’est point si plaisante… Tu sais que Clarel est une femme qui tolère mal certaines sortes de plaisanteries… Voici la seconde fois que tu te moques d’elle : il me semble qu’elle doit le deviner et que je vais la trouver renseignée… Dans ce cas, comment me recevrait-elle et de quelle façon exprimerait-elle son double ressentiment !

— Ah ! trembleur ! On t’a inoculé le virus de l’indécision… Tu aurais commis un crime pour l’avoir, et tu hésites aujourd’hui, quand elle est prête à te tendre les bras.

— Francine est une créature dont il faut se méfier, Lorderie.

— Baste !… D’ailleurs, tu es arrivé à destination. Au revoir et… courage ! Aie donc l’obligeance d’ordonner au chauffeur de me conduire rue de Médicis : je garde l’auto.

Fargeau ne s’était jamais senti plus ému, en sonnant à la porte de Francine. Il n’avait avoué que la moitié de la vérité, lorsque Jacques l’avait questionné ; certes, la perplexité où le plongeait la perspective d’un accueil douteux et l’appréhension du mensonge inhabile faisaient partie de son inquiétude ; mais son angoisse venait de la pensée que le moment décisif approchait… Les vrais amants connaissent seuls, en face de l’amour, cette torture passionnée qui les exalte et les brise, les glace et les enfièvre, trempe leur plaisir de pleurs et leur dispense la volupté comme une mort palpitante. Maxime souffrait d’avance de sa joie douloureuse.

Il était plus tourmenté que jamais en entrant chez Clarel. Et, dès le seuil du salon, il aperçut Thérèse Robert qui était venue voir sa voisine. Francine s’élança vers lui :

— Ah ! Enfin : vous voilà.

Bien qu’il sût la cause de son impatience, il éprouva une surprise délicieuse devant le visage contracté et les regards fiévreux de Clarel : pour la première fois qu’elle s’intéressait à lui, il voulait s’en réjouir de même que s’il se fût illusionné sur le mobile qui la guidait.

Thérèse se leva, se dirigea du côté de l’antichambre ; elle se sentait de trop. Elle avait deviné depuis longtemps que Fargeau aimait Francine ; et les confidences de cette dernière lui ayant révélé qu’il n’était guère payé de retour, Thérèse plaignait sincèrement le jeune homme.

La femme peintre songeait naïvement : « Comme c’est bête que ce soit moi qui aime Maxime : à quoi cela peut-il lui servir, je me le demande !… La fée Carabosse qui m’a gratifiée de mon visage aurait bien dû me fabriquer un cœur à l’avenant : c’est illogique d’éprouver les sentiments de la jeune première quand on a la tête de sa duègne. Si j’avais la faculté de repasser mon âme à Francine, elle le chérirait et il serait heureux !

Aussitôt qu’elle eut remarqué la nervosité de Clarel, Thérèse pensa : « Tiens !… Elle l’attendait… elle avait grande envie de le voir ! » Une attitude si nouvelle de la part de Francine fit rêver l’artiste peintre. Elle décida de les laisser en tête à tête, s’imaginant que Maxime commençait peut-être à plaire à son amie.

Sur le pas de la porte, Thérèse dit à Fargeau :

— Je vous ai rencontré avant-hier et vous ne m’avez pas aperçue, tant vous étiez absorbé… Oui : quai Voltaire… Chez un marchand de couleurs… Vous choisissiez avec une attention extrême des tubes de carmin et de blanc de céruse. Et vous aussi, vous êtes donc peintre ?

Maxime maudit Thérèse, se figurant que Clarel allait soupçonner la vérité. Il bredouilla :

— C’est… c’est pour une petite fille — Ma nièce… Elle adore la peinture et sera probablement votre émule. Je lui avais promis une boîte de couleurs à l’occasion de son anniversaire.

— Quel âge a-t-elle ?

— Dix ans.

— Amenez-la moi, Fargeau. Je lui donnerai volontiers des conseils à votre petite nièce, si elle est douée. C’est si beau d’aider un jeune talent à se développer : il semble qu’on élève une plante ; c’est d’abord une petite herbe qui sort de terre et qui oscille maladroitement sans parvenir à se tenir droite ; ensuite, elle grandit, s’affermit, forme une tige où se dessinent des embryons de choses imprécises : un bout de vert pâle qui pointe, un peu d’écorce qui se détache… Et puis, soudain, un matin de printemps, tout s’épanouit à la fois : les feuilles, les fleurs, c’est un éblouissement brusque ; et l’on a l’impression d’avoir créé.

Maxime hocha la tête : eh bien ! il ne manquait plus que cela… Conduire Simone Lorderie à l’atelier de Thérèse Robert, dans la demeure même de Clarel ! Il eut ce frisson des gens qui s’effrayent puérilement à l’idée d’un fait inexistant quoique sachant pertinemment qu’ils n’en ont rien à craindre.

Et lorsque Thérèse les eut quittés, il geignit comiquement :

— Mais elle ne démarre donc pas de chez vous !… Je la rencontre à chaque visite et elle me paraît de plus en plus hideuse à force de m’agacer. Francine, vous ne voulez pas déménager ?… Je connais des appartements exquis, dans le faubourg Saint-Germain, très loin de Thérèse Robert…

— Ma voisine est parfaite et je tiens à son voisinage, riposta Francine d’un ton péremptoire. J’avoue toutefois qu’aujourd’hui, je l’aurais bien envoyée en Laponie.

Elle le fixa de ses prunelles élargies et questionna, d’une voix enrouée :

— Qu’est-ce qui s’est passé… Dites ?… Pourquoi n’êtes-vous pas revenu ?

Fargeau pâlit, baissa la tête : c’était l’instant qu’il appréhendait. De ses réponses allait dépendre la conviction de Francine. Il réfléchit : « Ce n’est pas juste de solder la note du plaisir avant d’en avoir touché le bénéfice… Voilà un quart d’heure de Rabelais que l’on me fait payer à échoir. »

Il se décida à marmotter entre ses dents :

— Ce qui s’est passé… Vous devez le savoir aussi bien que moi !

La phrase porta : Clarel rougit légèrement. Elle l’examina d’un regard aigu : la confusion qu’exprimait Fargeau était en effet celle d’un coupable ; dans sa crainte de mal jouer son rôle, il l’incarnait à la perfection : il bégayait son premier mensonge comme il eût avoué péniblement une faute ; et la subtilité de Francine était incapable de discerner la nuance.

Elle murmura :

— Vous avez exécuté… tout ?… Tout ce que je demandais ?

— Oui.

— Et… Lui… vous a surpris ?

Fargeau la regarda durement. Il pensa : « Dire que si c’était arrivé pour de bon, elle prendrait cela aussi tranquillement. » À l’instant même, Francine, s’abandonnant à un accès de joie âpre, eut un élan vers lui :

— Maxime, vous m’en voulez… Vous avez raison. J’ai agi sans loyauté… Je vous avais promis que Lorderie ignorerait son infortune… Mon pauvre don Juan : n’avez-vous donc tenu dans vos bras que des poupées bourrées de son, pour connaître aussi peu les femmes après en avoir tant aimé ? Moi : me contenter d’une vengeance silencieuse ! Mais je hais cet homme, et j’entends qu’il souffre dans son orgueil de mari ce que j’ai souffert dans ma fierté d’amante. Je vous ai trompé… parce qu’il fallait pourtant vous décider ! Oui : j’ai prévenu Jacques ; c’était perfide… mais si tentant ! Vous avez deviné que c’était moi qui vous trahissais, vous m’avez gardé rancune… C’est pour cela que vous ne reveniez pas ?… Maxime… Maxime ; qu’a-t-il fait, quand il a… constaté ?

— Il a pleuré.

— Et puis ?

— Il m’a chassé : êtes-vous satisfaite ?… Nous voilà définitivement ennemis, nous avons brisé toutes relations.

— C’est tout ?

Francine, anéantie de surprise, ouvrait des yeux effarés. Elle s’exclama :

— Oh !… Le lâche !

Ses regards sombres révélaient à Fargeau tout ce qu’elle avait rêvé de dramatique et de désastreux, sous le couvert d’une revanche libertine : elle s’était imaginé les deux hommes aux prises, et Maxime frappant malgré lui dans un geste d’instinctive défense… elle échafaudait des complications : duel ou meurtre, et son bon plaisir avait conclu témérairement que Lorderie aurait le dessous. Fargeau songea : « Me serais-je mépris, le jour où je décrétai qu’elle n’appartenait point à la catégorie des maîtresses farouches ? »

Comme si elle avait senti qu’elle perdait un peu de son empire sur lui, Clarel lui adressa son sourire le plus séduisant et murmura tendrement :

— Vous me jugez inique, n’est-ce pas, de ne manifester nul remords ?… Ô mon cher ami, je conçois l’importance de mes torts… mais comment vous plaindre quand j’escompte en même temps la valeur de la récompense !… Vous ne m’en voudrez plus, lorsque mes cheveux seront autour de votre cou et que mon cœur battra contre votre poitrine : vous posséderez ma vie brûlante et mes lèvres vous baigneront d’un bonheur éperdu… Vous crierez alors que j’avais le droit de tout exiger, Maxime… Je peux me permettre ce que je veux, parce que je sais aimer.

Elle le regarda d’une manière si caressante et si féline qu’il eut un frisson rapide ; il glissa sa main frémissante derrière la taille de Clarel et l’attira à lui, en chuchotant :

— Dites… quand m’aimerez-vous ?

Câline, Francine appuya sa joue sur l’épaule du jeune homme : elle le trouvait beaucoup plus charmant depuis qu’elle le croyait fautif ; elle commençait de goûter le charme de ces beaux yeux gris, pétillants d’intelligence, de cette moustache blonde qui représentaient pour elle le châtiment de Jacques Lorderie. Ses prunelles s’attardaient à détailler le visage de Fargeau, de tout près : la figure mate était hâlée d’une teinte jaunâtre qui s’arrêtait brusquement sous les maxillaires, et la chair du cou restait très blanche. Clarel pensa : « Il a une peau appétissante… C’est un bilieux maigre et musclé : Jacques était trop sanguin, lui ; je finissais par prendre en grippe ses joues roses de moutard bien portant. » Étrangement alanguie, Francine se demandait si elle le laisserait poursuivre l’épreuve jusqu’au bout… Elle réagit, décida : « Oui… car si je me donnais avant, il estimerait que je faiblis ; et il m’aimerait moins, d’avoir découvert que je l’aime un peu. »

Et, détournant ses yeux ardents, Clarel dit avec une indolence affectée :

— Mais… je serai à vous dès que vous aurez rempli la seconde condition.

— Ah !…

Maxime étouffa un juron. Les péripéties, les émotions violentes de ces jours derniers lui avaient fait perdre la mémoire : il se rappela les exigences de Clarel. Avait-il cru la gagner, pour la voir se dérober ? Était-ce la peine d’avoir abusé de l’affection de Lorderie, si la deuxième fantaisie de Francine devait se révéler également irréalisable ?

Tremblant d’énervement, il questionna rageusement :

— Est-ce qu’il s’agira encore de Jacques ?

— Oh ! je déteste les répétitions : m’estimez-vous si peu inventive ? Je vais vous proposer un autre genre d’expérience… On ne recommence pas la même prouesse.

Fargeau soupira intérieurement : « Lorderie ne pourra plus m’aider, ce coup-ci ! »

Et sa réflexion ingénue prouvait qu’après s’être émerveillé de la tendresse de Jacques, il en eût accepté un second témoignage comme un service tout naturel.

Clarel s’expliqua posément :

— Vous avez sacrifié votre honneur pour votre amour : ce n’est déjà pas mal. Mais, en somme, vous n’avez éprouvé qu’un préjudice moral : Denise Lorderie est, paraît-il, une fort jolie personne ; et l’obligation physique que je vous imposais n’était qu’une formalité agréable. Quel que soit votre désir de moi, vous êtes un homme, et il n’a pas dû vous coûter beaucoup de me tromper avant la lettre… Ils sont rares, les nobles amants qu’une passion unique rend impuissants devant celle qui n’est pas Elle. Or, il m’est venu la curiosité de savoir si, pour m’obtenir, vous seriez capable de tenter une entreprise que tous les hommes déclareraient impossible…

— Est-ce un projet infamant ? interrompit Fargeau.

— Mais non : nous avons déjà exploré ce terrain-là. Votre première nuit fut une vengeance… En guise de réhabilitation, j’ai rêvé que celle-ci soit une aumône : après avoir commis le mal, n’est-il pas expiatoire de faire le bien ?

— Vous m’épouvantez… Une bonne action de Francine Clarel, ça ne doit pas être une chose banale !

— Maxime… Notre nuit à nous sera splendide : vous n’avez jamais connu l’amour. J’ai mes travers et mes tares, on peut me détester justement ; mais je possède au bout des doigts, sur les lèvres, à fleur d’épiderme, je ne sais quel instinct du plaisir qui charme celui qui reçoit mes caresses. Si j’ai lassé Jacques Lorderie, c’est que j’étais lasse de lui — à négliger même de lui plaire : mon affection seule lui restait. Mais dès que j’ai souhaité le reprendre, il est venu à mon appel… Alors… pour mériter une nuit d’amour comme jamais il n’y en eut dans votre vie, il faut que vous fassiez le sacrifice de vos fiertés, de votre égoïsme, de votre puissance et de votre beauté même… que vous forciez peut-être la nature à l’aide d’artifices… afin de payer au divin Éros une sorte de rançon de volupté, en aimant charitablement la plus laide avant de posséder la plus désirable.

Elle poursuivit, à voix basse :

— Vous êtes adoré d’une créature de douceur et de bonté qui vaut mieux que nous, car c’est une âme simple. Son cœur vous a voué une immense tendresse désintéressée qu’aucune autre n’aura à votre égard — et qui m’étonne par sa pureté. Elle n’oserait songer à vous, mais elle doit y rêver pendant son sommeil. Fargeau… accordez l’illusion inespérée de votre caprice d’un soir à… Thérèse Robert, et je suis à vous, sans restriction.

Maxime s’attendait si peu à cela ; l’image ridicule qu’évoquait cette proposition saugrenue se présentait à ses yeux avec tant d’intensité qu’il éclata de rire, bruyamment, brusquement. C’était un rire maladif, convulsif, inextinguible, il étranglait presque en balbutiant :

— Je vous demande pardon… c’est nerveux.

Devant la mine offusquée de Clarel, il reconquit son sang-froid, et interrogea :

— Qu’est-ce qu’elle vous a fait, la malheureuse ?… À la rigueur, j’admets vos représailles envers Lorderie… Mais Thérèse Robert… Quelle raison avez-vous de lui jouer ce tour abominable, à cette pauvre fille ?… Pourquoi lui souhaiter la honte et le regret d’une joie sans lendemain ?

Francine eut une protestation passionnée :

— Mais ce serait son bonheur éternel… Vous ne comprenez donc pas ! Je vous dis : « Elle vous aime. » Ça signifie qu’elle accepterait de vivre toute une vie d’opprobre et de détresse pour une nuit d’amour ! Avoir là, soudain, à sa portée, quelques heures de la jouissance qu’elle se croit condamnée à ne jamais connaître !… Faites boire une coupe de champagne au miséreux qui vous contemple à travers la glace du restaurant, et demain, en se désaltérant à la fontaine Wallace, il se rappellera la saveur du vin blond avec des larmes de plaisir dans les yeux… Un peu vaut mieux que rien… Nihil… : quelle triste devise pour une existence. Ah ! le désespoir, les désirs refoulés des filles dédaignées qui meurent lentement de leur chasteté forcée : il y aurait un roman à écrire sur ce sujet !… Celle qui a aimé est souvent dégoûtée de l’amour : la vierge estime qu’il est le but suprême. Et vous prétendez que je joue un tour à Thérèse en lui offrant la consolation d’un souvenir unique, quand la mémoire de cette nuit d’illusion et de félicité embellira la solitude de ses jours futurs ?… À moins qu’elle ne la guérisse en la décevant, ajouta malicieusement Francine. Mon cher, vous n’entendez rien au cœur des femmes.

Fargeau riposta, avec une ironie acerbe :

— Tandis que vos propos démontrent que vous connaissez merveilleusement celui de l’homme… Votre condition est naïve… ou atroce… ou hypocrite. J’arrive à me demander si ce n’est pas une façon déguisée de vous refuser, une fois que vous avez satisfait votre esprit vindicatif grâce à ma crédulité…

Francine bondit :

— Apprenez, mon cher, que je ne promets rien que je ne sois prête à tenir… Vous êtes fort capable de m’obéir si telle est votre volonté… À défaut de Vénus, priez Esculape… Et relisez ce passage de L’Art d’aimer, où Ovide chante le miel de l’Hymette… À partir du jour où vous aurez aimé Thérèse (oh ! je n’exige point de preuve : elle sera la première à me le confier et je verrai la joie de ses yeux), je vous attendrai dans ce logis comme le maître d’un soir. Vous avez ma parole d’honneur.



XVI


Le lendemain, après le déjeuner, comme Francine se disposait à sortir, boutonnant ses gants tout en regardant son chapeau dans la glace, la bonne introduisit Thérèse Robert.

Étant donnée l’intimité de leurs relations, les deux amies avaient convenu de se renvoyer réciproquement lorsqu’une visite était inopportune. Thérèse s’écria donc :

— Oh ! je vois que je vous dérange… je me sauve.

— Au contraire… entrez. Je vais vous demander de me rendre un service… si ça ne vous gêne pas.

Clarel paraissait énervée. Elle fit passer Thérèse dans son bureau et dit :

— Êtes-vous venue avec l’intention de me consacrer un moment… un bon moment ?

— Mon Dieu… oui. Je m’ennuyais, toute seule, chez moi. Je traverse une crise d’impuissance, une de ces périodes décourageantes où le travail se dérobe : je ne peux plus peindre… D’abord, cela m’irrite de ne point terminer ce portrait de Fargeau qui a lâché les séances de pose. Mais… parlons de vous : en quoi m’est-il possible de vous obliger ?

— Voici, expliqua Francine : je suis très agacée… Une histoire bête. Je suis en procès avec mon fourreur : l’été dernier, je lui donnai à garder une étole de renard bleu ; la fourrure, mal surveillée, fut abîmée par les mites… D’où conflit. Nos démêlés traînent depuis ce temps-là… J’ai fini par proposer une cote mal taillée pour me débarrasser de cette préoccupation. Et justement, mon homme d’affaires doit me téléphoner tout à l’heure… J’ai hâte de savoir le résultat de sa démarche : ces ennuis de la vie courante me tracassent stupidement ! D’un autre côté, j’ai rendez-vous avec Mallet, à la librairie ; il va me remettre sans doute quelques exemplaires de mon livre… Il le lance à la fin de ce mois, dans une huitaine de jours. Je suis ballottée entre le désir de connaître la solution de mon affaire et le besoin puéril de contempler ma besogne de huit mois habillée de sa couverture jaune. Que voulez-vous, j’ai mon métier dans le sang : aurais-je écrit vingt romans que je ne serais pas encore blasée sur les joies qu’il procure… Alors, si vous étiez bien gentille, vous m’attendriez ici (je n’en aurai pas pour longtemps ; je serai de retour dans une heure) et, lorsque mon bonhomme téléphonera, vous répondrez à ma place afin de me rapporter sa communication… Figurez-vous que ma vieille Maria est arriérée à tel point qu’elle n’a jamais compris le maniement de l’appareil ; elle est un peu sourde, elle n’entend guère ce qu’on lui dit et touche d’un doigt méfiant cet objet compliqué qu’elle a peur de détraquer. Elle me répéterait tout de travers ce qu’aurait téléphoné maître Pradin : vous me rendrez un vrai service en la remplaçant.

— Mais, très volontiers, répondit Thérèse.

— Vous ne vous ennuierez pas trop ?

— Est-ce que l’on s’ennuie au pays des livres ? fit la vieille fille en désignant les rayons de la bibliothèque. Je butinerai parmi vos bouquins, et l’heure semblera brève.

Francine quitta son amie. Restée seule, Thérèse commença de lire les titres des innombrables volumes qui s’alignaient sur les tablettes ; elle feuilleta quelques pages de Criquette et reprit Renée Mauperin. Puis, ses regards se reportèrent à travers la pièce ; elle admira en connaisseur le beau cache-pot de marbre rose et remarqua que Clarel avait changé les fleurs qui le garnissaient : aujourd’hui, c’étaient des calcéolaires qui s’y épanouissaient à ras de terre, leurs pétales ramassés se mélangeant au feuillage. Thérèse s’amusa du coloris moucheté de ces fleurs baroques ; elle s’attarda à les examiner ; et s’abandonna insensiblement à une rêverie vague… La sonnerie téléphonique la fit sursauter.

Elle se précipita vers l’appareil. Il s’agissait maintenant d’enregistrer consciencieusement ce qu’on allait lui raconter sur cette histoire de fourrure avariée. Elle décrocha le récepteur :

— Allô ?

— Allô… Je parle à mademoiselle Clarel ?

— Oui, cria Thérèse.

— Voici… Je voulais vous écrire… Et puis, je préfère vous dire cela de vive-voix mais pas en votre présence… Alors, j’ai trouvé ce moyen de causer avec vous, sans vous voir.

Thérèse, interloquée, pensa que l’homme d’affaires usait d’un bizarre galimatias. Elle précisa :

— Voyons, monsieur : qu’est-ce que le fourreur a décidé ?

— Le fourreur… Quel fourreur ?

— Vous n’êtes donc pas maître Pradin ?

— Mais non, Francine… C’est moi : Maxime Fargeau.

En l’espace de deux secondes, Thérèse connut ce qu’est la tentation. La loyauté lui ordonnait de rectifier l’erreur, de ne point entendre une conversation qui ne s’adressait pas à elle. Mais Fargeau était l’homme qui absorbait toutes ses pensées, au sort duquel elle s’intéressait passionnément. Il venait de dire : « Francine » tout court, sur un ton familier. Thérèse songea : « Serait-il déjà son amant ! » Elle se rappelait l’accueil fébrile de Clarel, la veille, et grillait de savoir si le jeune homme avait obtenu enfin ce qu’elle lui souhaitait très ingénument, en amie résignée et dévouée. Le hasard servait sa curiosité. Comment aurait-elle eu le courage de prononcer un mot ou de faire le geste, pour raccrocher ?… Elle avait à peine eu le temps de réfléchir, que la voix de Fargeau continuait :

— Quand je subis l’influence de vos regards, je ne peux plus exprimer ma volonté. Écoutez-moi bien, Francine : voici ce que je veux vous dire… Vous m’avez demandé une chose inadmissible et je vous adjure de revenir sur votre décision. Je suis prêt à tout pour gagner le bonheur que vous m’avez promis ; mais, je n’ose penser que — sérieusement — vous m’avez imposé de faire croire à votre amie Thérèse que je l’aime, afin de mériter que vous m’aimiez à votre tour ; je ne dois pas tromper cette pauvre fille et votre pitié envers elle s’exerce de singulière façon : lui donner douze heures d’illusion, et puis, la quitter ensuite, ayant conquis le droit de vous plaire… Vous prétendez qu’elle m’aime : avez-vous réfléchi à l’affliction qu’elle éprouverait, après cela, en sentant notre bonheur voisin ? Vous me faites trop souffrir, depuis plus de deux mois, pour que je reste insensible à l’idée d’une souffrance amoureuse. Francine… vous travaillez beaucoup ; votre chère tête surmenée par les intrigues qu’elle agence a voulu introduire dans la vie réelle la folie des complications romanesques… Reprenez votre sang-froid. Formulez un désir moins insensé : je vous jure que je saurai l’exaucer… sinon… sinon : je me résignerai désespérément à ne plus vous revoir… Francine… vous m’entendez ?…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Vous causez, monsieur ? questionna la demoiselle du téléphone, après un silence.

— Francine !

Thérèse raccrocha le récepteur.

Atterrée, suffoquée, elle laissa tomber lourdement ses coudes sur la table, et ses paumes tremblantes s’appuyèrent contre ses joues. Sa physionomie avait pris soudain l’expression stupide de quelqu’un qui vient de recevoir un coup de poing et que le choc abrutit douloureusement. Qu’est-ce qui lui arrivait ?… Elle était une humble créature effacée, douce, modeste : une de celles qui mènent une existence de second plan, à l’abri des feux de la rampe et des éclats du drame… Qu’était-ce que cet éclair qui l’avait foudroyée, tout à coup, dans sa pénombre ? Elle comprenait à peine… pourquoi lui faisait-on du mal ?… elle ne gênait personne… À quel mobile misérable Francine avait-elle obéi en froissant sa pudeur, en divulguant le secret surpris ? Thérèse sentait tout son être se rétracter et la névralgie sillonner son cerveau, à la pensée que Maxime savait. Ainsi, Clarel, cette Clarel qu’elle admirait si tendrement, l’avait lâchement bafouée, l’imposant à son amoureux comme une pénitence profane précédant la récompense désirée ! Quels caprices sadiques singularisaient les aventures de Francine : à quel vice infernal cédait-elle ; et à quel propos y mêlait-elle une amie inoffensive ? Thérèse gémit :

« C’est trop horrible… C’est à en mourir de honte. »

Un froid intérieur glaçait ses membres, tandis que sa chair brûlait de fièvre. Et, pendant que son esprit se torturait à penser — ses doigts, machinalement, par une habitude professionnelle, avaient saisi un crayon bleu qui traînait sur le bureau et traçait des dessins vagues, des spirales qui s’achevaient en forme de chevelures, de profils perdus — au milieu d’une feuille de papier buvard qui se trouvait devant elle…

Depuis combien de temps était-elle livrée à cette pénible méditation ? Voici qu’elle entendait Francine, qui entrait vivement dans le bureau et s’exclamait avec animation :

— Bonjour… Je n’ai pas été longue, hein ?… Je suis furieuse : les volumes sont encore à l’atelier de brochage… Oh ! ce Mallet : quel lambin ! M’a-t-il dit la vérité, au moins ? Eh bien !… est-ce qu’on a téléphoné ?

— Oui, fit distraitement Thérèse qui contemplait fixement Clarel.

— Mais qu’est-ce que vous avez, Thérèse ?… Vous êtes toute pâle ?

La sonnerie du téléphone retentit de nouveau :

« Est-ce Fargeau qui recommence ? » se demanda la femme peintre, effrayée.

Francine se pencha vers l’appareil. Thérèse entendit quelques répliques :

« Ah !… c’est vous, cher maître ?… bon… il prend les frais à sa charge… il remplacera une peau… très bien… merci. »

Puis, se tournant du côté de son amie, Clarel s’écria :

— Où aviez-vous la tête ?… monsieur Pradin vient seulement de téléphoner !… décidément, vous n’êtes pas à votre aise… vous sentez-vous malade, ma petite Thérèse ?

— J’ai la migraine, murmura Thérèse.

Elle était au supplice. Francine la considérait avec une sollicitude affectueuse ; ses grands yeux avaient une expression de franchise et de tendresse qui révoltait la vieille fille. Clarel déclara :

— Vous broyez du noir, en ce moment… Mauvais pour la santé, ça… Il faut remettre un peu de bleu sur votre palette. Vous êtes toujours seule, aussi… c’est déprimant, parfois, ce recueillement où se plaît l’artiste. Tenez : je vais vous forcer à vous secouer, moi ! Ma chère amie, je joue les pique-assiette afin de vous servir : je m’invite à dîner chez vous pour demain, huit heures. Vous voilà obligée de lâcher les papillons funèbres : le soin du menu vous réclame… Je suis très gourmande — vous savez — de cette gourmandise raffinée des gens qui n’ont jamais faim. Allez conférer avec votre cuisinière.


Francine prit son amie par les épaules et l’embrassa sur chaque joue. Thérèse eut un frisson de dégoût sous cette étreinte. Son regard sombre enveloppa Clarel. Et — se rappelant l’origine de la jeune femme — elle songea, indignée : « Est-ce leur race qui veut cela ?… Est-ce que, de siècle en siècle, le lait maternel leur transmet la honte d’un des leurs ?… Et leurs petites lèvres, dès qu’elles sucent le sein, apprennent-elles déjà à ébaucher le baiser de Judas ? »

Car il est dans la nature humaine de gratifier un peuple ennemi du monopole des mauvais instincts, sans convenir que le mal englobe toutes les races puisqu’il naquit du premier être.



XVII


La femme de chambre s’escrimait à boucler les dernières courroies.

— Priez le concierge de monter, dit Thérèse. Il aidera le cocher à descendre les malles.

Il était neuf heures du matin. L’atelier bouleversé avait le triste aspect des pièces d’où l’on déménage ; la baie grise du haut vitrage était embrumée par une fine petite pluie de février.

Thérèse avait passé la nuit à entasser des choses, au hasard, dans les deux malles qu’elle avait été chercher elle-même dans la chambre de débarras : au milieu de son désarroi, l’idée du départ lui était apparue comme un moyen de salut. Elle ne pouvait supporter l’odieux voisinage de Francine, dorénavant ; eh bien ! elle s’en irait… très loin… dans un pays où il y aurait du soleil, des fleurs. Elle y peindrait… La portraitiste s’efforcerait de devenir paysagiste… Et elle oublierait peu à peu Francine, Paris, tout le monde… peut-être même Fargeau. Elle avait décidé de prendre d’abord le chemin de fer, jusqu’à Marseille. Là, s’embarquerait-elle sur l’un des paquebots qui nagent vers des contrées bleues ou continuerait-elle de suivre la Riviera ? Elle ne savait. Ce qu’elle voulait, c’était fuir, fuir tout de suite. Ses paquets terminés tant bien que mal, elle avait longuement réfléchi ; et puis, elle s’était installée à son secrétaire ; elle avait écrit.

Le matin, en descendant, la femme de chambre et la cuisinière, ébahies, avaient trouvé leur maîtresse au milieu de ses bagages, prête à partir. Les domestiques qui servent des artistes, quoique très fiers de lire le nom de leur patron dans le journal, gardent toujours la conviction qu’ils travaillent chez des demi-fous. Les bonnes de Thérèse, ahuries, avaient exécuté ses ordres avec une consternation silencieuse, persuadées que « Mademoiselle » avait une de ses toquades.

— Comment ! Vous nous quittez, mademoiselle Robert, s’exclama le concierge en entrant. Où allez-vous donc ?

— Dans le Midi. Je vous enverrai mon adresse, pour faire suivre le courrier.

— Dans le Midi… par ce temps-là… Vous en avez de la chance, de pouvoir vous payer ça !

Thérèse descendit avec un soupir de délivrance. Avant de monter en voiture, elle tendit une enveloppe à sa femme de chambre :

— Tenez. Vous remettrez cette lettre à mademoiselle Clarel… tout à l’heure… quand vous voudrez. Il suffit qu’elle l’ait vers midi. Allons… adieu, Victorine.

Thérèse se fit conduire à la gare de Lyon. Elle apporta une attention voulue aux formalités de l’enregistrement, des bagages, des billets retenus, de la place dans le rapide du soir : ces soins, si agaçants de coutume, distrayaient son esprit tourmenté. Ensuite, elle s’assit au buffet, commanda du café noir. Elle but lentement ; devant elle, des gens passaient, avec cette allure affolée qui, sur les quais des gares, ferait reconnaître, entre mille, le voyageur français. Une femme, au timbre aigu, criait en leit-motiv : « Ernest, où sont tes tickets ?… Ernest, où sont tes tickets ? » À un coup de sifflet, une grosse dame se mit à galoper éperdument vers une direction imprécise. Un petit garçon qui promenait une voiture de journaux s’arrêta vis-à-vis de Thérèse, qui lui demanda le Journal et le Figaro. Tandis que l’enfant se fouillait pour lui rendre la monnaie, elle aperçut, parmi les livres de la bibliothèque ambulante, l’un des romans de Francine Clarel. Elle eut un geste d’énervement… Ah ! l’ennui de connaître ceux qui ont pris pour métier de répandre leur personnalité urbi et orbi… Ce nom allait la poursuivre partout. D’ici huit jours, elle le retrouverait dans les gares, sur la Riviera, à l’étranger, s’étalant sur le bouquin que les libraires exposeraient à qui mieux mieux, avec sa bande raccrocheuse Vient de paraître. Elle parcourut distraitement les journaux qu’elle venait d’acheter. Sur la table où Thérèse s’appuyait, le garçon de buffet avait posé un carafon de cognac en servant le café. Après avoir considéré ce carafon pendant deux minutes, Thérèse le déboucha et mélangea quelques cuillerées d’alcool avec le liquide qui restait dans la tasse. Elle avala la boisson d’un trait ; puis, se levant, elle s’avança vers un employé, lui demanda un renseignement concernant le train qu’elle prendrait dans la soirée, et sortit de la gare.

Thérèse regarda une horloge : il était dix heures et demie. Elle murmura : « J’y serai dans une heure ; il se trouvera certainement chez lui ou bien il ne tardera guère à rentrer pour déjeuner. » Elle héla un fiacre qui rôdait sur le boulevard Diderot, et ordonna :

— Rue Pierre-Guérin… C’est du côté de la rue Mozart, à Auteuil.

Une fois qu’elle fut arrivée, Thérèse contempla un instant la haute maison neuve, avant d’entrer. Son cœur battait. Elle tâchait péniblement à rassembler les phrases qu’elle avait arrangées dans sa tête, pendant la nuit précédente. Enfin, elle se décida à monter.

— Monsieur Maxime Fargeau ?

Un valet de chambre la dévisageait d’un œil investigateur et malveillant, cherchant à catégoriser cette visiteuse matinale. Thérèse ajouta vivement :

— Faites passer ma carte… Monsieur me connaît.

Le domestique s’en fut, la laissant sur le palier. Il revint bientôt et l’introduisit dans le cabinet de travail de Fargeau, avec des manières plus déférentes.

C’était un petit bureau coquet, aux meubles hindous bizarrement sculptés. Une Trimourti authentique était posée sur la table : la triple Divinité, minuscule, faisait les gestes hiératiques. Un chasse-mouches brodé de couleurs éclatantes s’étalait au milieu d’un cahier, en guise de presse-papiers. Avec un beau dédain des styles et des époques, Fargeau avait collé un vitrail moyenâgeux devant la fenêtre ; alors que la Carrière du Débauché de W. Hogarth décorait les murs de ses huit estampes et que deux tigres de Frémiet s’entredévoraient sur la cheminée.

Maxime saluait Thérèse, lui désignait une chaise ; et malgré la courtoisie de son accueil, ne pouvait s’empêcher de marquer une certaine surprise.

Elle se contraignit, pour sourire et dire avec enjouement :

— Je vous fais une visite incorrecte, mais ma figure me permet ces dérogations : je ne suis pas très compromettante.

Elle ajouta, plus grave :

— Je me suis présentée chez vous, dès ce matin, parce que je voulais absolument vous voir et qu’il s’agit d’une chose urgente.

Intrigué, Maxime se demanda si cette démarche inattendue avait quelque corrélation avec la proposition de Francine : était-ce une ruse de Clarel qui avait attiré la vieille fille ici ?

Il murmura de vagues paroles d’encouragement :

— Si je puis vous être utile en quoi que ce soit, mademoiselle ?

Tandis qu’il pensait : « Que diable va-t-elle me dire ? » Thérèse commença :

— Voici. Je suis obligée de partir pour le Midi… Un voyage imprévu… Alors…

Maxime, se méprenant à l’air embarrassé de son interlocutrice, continua in petto : « Ah ! çà, est-ce qu’elle viendrait m’emprunter de l’argent ? » Thérèse poursuivait :

— Alors, il faut que je vous parle aujourd’hui : au journal, je risquais de ne pas vous rencontrer ; et demain, je ne serai plus à Paris. Monsieur… j’ai découvert malgré moi un secret qui vous concerne et je crois devoir vous en avertir. Hier… j’étais seule, chez Francine Clarel ; elle m’avait chargé de téléphoner avec son avocat… On a sonné… J’ai été trompée par les premières répliques ; quand on a interrogé : « Mademoiselle Clarel ? » j’ai répondu : « Oui ». Enfin, vous comprenez, monsieur… C’est moi qui ai entendu votre communication, d’un bout à l’autre…

Fargeau reçut un choc désagréable. Ça, par exemple… s’il s’y attendait ! Son premier mouvement fut de plaindre Thérèse ; mais la stupeur, la confusion qui l’empourprait jusqu’aux cheveux, l’empêchaient de trouver un mot, une excuse, une explication. Il s’excita : « Voyons, il faut pourtant que je dise quelque chose ! » Au geste qu’il ébaucha, Thérèse s’écria vivement :

— Non !… je vous en prie : laissez-moi continuer, sans m’interrompre… C’est si difficile… Je ne sais comment m’exprimer… J’ai beaucoup réfléchi, depuis hier. D’abord, sur le moment même, je m’étais laissée emporter par une violente colère contre Francine. Et puis, ensuite, tout doucement… il m’a semblé que je comprenais cet étrange caractère de femme… Clarel est une illusionnée, une utopiste qui s’imaginerait faire de belles choses si elle pouvait mettre ses théories en pratique — sans se douter des horreurs qu’elle rêve… Tenez : Clarel est à l’amour ce que Tolstoï fut à la Russie… Elle vaut mieux qu’on ne pense, allez ! parce que je crois qu’elle est un petit peu folle… Elle s’est figuré qu’elle me rendrait heureuse… Je ne lui en veux plus. Je lui ai pardonné son indélicatesse. Je n’éprouve aucune rancune, estimant les faits de sang-froid : car Francine s’est grossièrement trompée, monsieur Fargeau… Je ne sais où elle a été puiser une histoire aussi ridicule !… Moi, amoureuse… quelle idée grotesque ! Les romanciers ont une imagination : ils voient la passion partout — tels ces médecins monomanes qui diagnostiquent une maladie chez chaque individu… C’est le métier qui leur tourne la tête. Si ces bêtises étaient fondées, serais-je ici, bien tranquille, causant avec vous sans baisser les yeux ? Cette pauvre Clarel est toquée… D’ailleurs…

Thérèse hésita, avant de reprendre d’une voix chevrotante :

— D’ailleurs, afin de détruire le moindre soupçon, je veux vous donner une preuve de mon indifférence. Voici : d’après ce que j’ai deviné, elle a dû vous faire souffrir, hein, mon cher Fargeau, pour avoir l’audace de vous imposer son caprice, sa perversité, jusqu’aux pires inventions ! Vous la désirez donc follement, cette terrible maîtresse ?… Écoutez… Je lui ai écrit, ce matin : dans ma lettre, je lui apprends mon départ ; je lui dis que vous êtes venu me voir, hier soir ; et que nous passons ensemble, à Fontainebleau, toute cette journée et… Et vous pouvez aller chez elle, demain, monsieur Fargeau. Vous n’aurez qu’à vous taire, qu’à lui laisser croire ma fable. Oh ! n’ayez pas de scrupules !… Je quitte Paris pour longtemps et me moque de ma réputation : je ne suis pas de celles que la médisance se plaît à distinguer, moi. Ce que je fais là, c’est afin de vous prouver entièrement, n’est-ce pas, la fausseté des suppositions de Francine… La jalousie est la première forme de l’amour, puisque l’amour est un désir de possession exclusive : est-ce qu’une femme qui vous aimerait autrement que d’amitié vous mettrait à même de conquérir celle que vous voulez ?… Alors, voilà… Maintenant, je vais vous laisser, puisque je me suis expliquée… Adieu, monsieur Fargeau : je vous souhaite d’être très heureux… si elle le permet.

Oh ! la pauvre fille, comme il la trouvait touchante avec son insistance maladroite, ses yeux trop brillants qui s’efforçaient de sourire en retenant une petite larme au coin de la paupière ; et cette voix tremblée qu’elle prenait pour affirmer son indifférence !

Maxime, ému, s’émerveillait de cette faculté de plaire que lui avait octroyée le destin : ainsi, Thérèse et Jacques s’étaient rencontrés sans le savoir dans une même inspiration de dévouement ; ils s’humiliaient et se calomniaient pour lui — qui éprouvait de l’antipathie envers Thérèse et une affection très calme à l’égard de Jacques. Fargeau s’attrista : ne méritait-il point que la femme qu’il aimait se montrât rebelle et scélérate, lui qui venait d’accueillir avec égoïsme les deux sentiments les plus rares au monde : un grand amour et une grande amitié ?

Thérèse se levait, se dirigeait vers l’entrée. Maxime considérait d’un regard apitoyé la petite créature attendrissante. Et soudain, cédant à son impulsion, il l’attira à lui, prit entre ses mains la douce vilaine figure ; et il exprima silencieusement son regret, son admiration, sa compassion, sa gratitude, dans un long baiser fraternel…

Au moment du déjeuner, lorsqu’il entra dans la salle à manger, madame Fargeau questionna :

— Qu’est-ce donc que cette personne que j’ai entrevue tout à l’heure, à son arrivée ?… Ce qu’elle est restée longtemps !

— Ah !… Je parie que tu es venue écouter à la porte ? plaisanta Maxime, subitement inquiet.

— Oh ! non, riposta Renée avec un sourire malicieux : la visiteuse était trop laide !

Francine, stupéfaite, relisait pour la troisième fois la lettre de Thérèse Robert :


« Excusez-moi, ma chère amie, de décommander notre dîner de ce soir. Je ne pourrai vous recevoir. Il m’est arrivé une chose extraordinaire. Hier, en vous quittant, j’ai trouvé chez moi quelqu’un — quelqu’un qui a la folie ou la perspicacité de m’aimer, oui, moi : la laide. Il me l’a déclaré avec des phrases contraintes et pourtant si éloquentes ! Je me plaignais de mon sort, ne me doutant guère du bonheur qui m’attendait : l’homme supérieur, — d’âme assez élevée pour placer son idéal au-dessus de la chair, assez subtil pour savoir deviner le diamant sous la gangue ; — l’homme capable d’apprécier le cœur vibrant qui se cache sous ma pauvre carcasse étriquée, il faut que ce soit justement celui que j’aime depuis si longtemps. Car, c’est de Lui, qu’il s’agit, Francine… Il a senti mon immense amour et il a oublié mon visage. Je n’ai pas voulu que ce fût ce décor habituel qui connût ma joie. Je me sauve dans un petit coin où il me rejoindra aujourd’hui ; un petit coin de la forêt de Fontainebleau, un paysage aimé des peintres. J’y resterai quelque temps. Encore une fois, pardonnez-moi mon contre-ordre. Je suis si heureuse…

« thérèse. »

Clarel murmura, rêveusement :

— Mon Dieu ! Comme il a bien su la leurrer… C’est qu’elle y croit vraiment. Il a une habileté de séduction… et une volonté… un désir de moi… Allons ! il faut que je paye mes dettes, maintenant.

Elle ajouta, avec une nuance de sensualité :

— Tant mieux…



XVIII


Fargeau se rappelait une scène de son enfance : il était au jardin d’Acclimatation, en compagnie de Lorderie. Arrêté devant le parc des antilopes, Jacques s’amusait à tendre un morceau de pain à l’une des jolies bêtes ; puis, dès qu’elle avançait la tête, le gamin, taquin, reculait sa main hors de portée — riant de voir l’animal frotter ses cornes contre le grillage qui le séparait de lui. Ce jeu durait quelque temps ; enfin, au moment où Jacques allait peut-être lui laisser saisir le pain, la bête, lasse de ces feintes, craignant sans doute une nouvelle ruse, considérait la proie offerte d’un air dédaigneux et, bondissant au milieu de sa clairière, recommençait de brouter l’herbe sans écouter les appels que lui jetait l’enfant.

Moins sage ou plus opiniâtre que l’antilope, Maxime retournait ce soir chez Clarel. Mais ce n’était pas sans appréhension : quelle surprise lui réservait-elle encore ?… Il lui semblait qu’il était écrit que Francine ne lui appartiendrait jamais. Il se cingla d’une raillerie : « Si cette dernière nuit doit me voir consommer le péché à la manière des deux autres, je risque d’être échec et mat ! »

Il était honteux de l’émoi irrésistible qui serrait sa gorge et rétractait son estomac. Il grogna :

— Sapristi !… j’ai l’air d’un potache qui va passer devant l’examinateur.

À la porte de Clarel, il constata que ses doigts tremblaient en cherchant la place du timbre.

Francine lui ouvrit tout de suite ; elle était là, aux aguets ; elle avait déjà fait remonter sa bonne au sixième. Avant qu’il eût parlé, elle murmura :

— Oui… je sais. Venez.

Sans préliminaires hypocrites, elle le conduisait dans sa chambre. Maxime, d’un geste presque enfantin, effleura les mains, les bras de Clarel ; lui palpa légèrement les épaules, les cheveux. La jeune femme s’étonna, sous l’innocente et bizarre caresse :

— Qu’est-ce qui vous prend, Fargeau ? Vous ressemblez à un aveugle qui cherche à voir avec ses doigts.

Maxime dit doucement :

— Il faut que je sente mon bonheur bien tangible… J’ai peur que vous ne soyez qu’une illusion de mes sens, une apparence trompeuse qui peut se volatiliser subitement. Est-ce bien vrai que vous êtes à moi ?

— Plus que vous ne pensez.

Elle lui offrait ses lèvres. Il contempla un instant, avec une jouissance intense, le pâle et voluptueux visage de Francine ; ses yeux noyés de langueur sous les longues paupières sombres ; et sa bouche entr’ouverte qui laissait apparaître la pourpre langue humide entre l’émail des dents luisantes.

Il la saisit brusquement, l’écrasa contre lui. La taille onduleuse se cambra sous sa main ; les hanches mouvantes se collèrent à son corps. Maxime frémit de joie. Francine s’abandonnait avec des tendresses lascives, une sincérité d’amoureuse. L’une des mains de la jeune femme s’accrochait à la nuque de Maxime ; l’autre s’appuyait sur le rebord de la cheminée où ils étaient accotés ; soudain, les doigts de Francine rencontrèrent une enveloppe posée sur le marbre ; Fargeau perçut un froissement de papier. Et Clarel s’arracha brutalement à son étreinte. Agitant la lettre qu’elle avait reçue probablement dans la journée et que le hasard lui remettait sous les yeux, la jeune femme gronda :

— Le misérable… Ah ! le misérable !

Maxime se sentit glacé. Son pressentiment se réalisait. Il savait bien qu’elle ne serait jamais à lui ; qu’au dernier moment, quelque chose surviendrait qui lui infligerait la déception suprême. Qu’était-ce que cette lettre qu’elle malaxait avec rage ? Une dénonciation ? Avait-elle appris les agissements de Lorderie : était-ce lui qu’elle traitait ainsi ? Exacerbé d’énervement, Fargeau questionna d’une voix tremblante :

— Qui ?… ma chère aimée… Qui est-ce qui est un misérable ?

— Mallet, parbleu !… Aujourd’hui, sans crier gare, il me prévient qu’il a décidé de me reculer d’un mois… Mon livre ne paraîtra qu’à la fin de mars. Oh ! Mais vous savez, il me payera ça… Jamais je ne remettrai les pieds dans sa librairie ; je porterai mon prochain bouquin à l’un de ses confrères — qui cherche, du reste, à m’attirer chez lui… On a tout intérêt à changer d’éditeurs : on y gagne des droits d’auteur plus élevés… c’est le principe de la concurrence. Mallet m’a manqué de parole : voilà une chose que je ne peux souffrir. Heureusement que je n’ai pas de traité avec lui ; moi, d’ailleurs, on ne me retient que grâce aux traités : j’ai l’humeur vagabonde…

Maxime pensa : « Ça y est : elle est déchaînée ! » Résigné, il s’écroula dans un fauteuil. Il n’y avait rien à faire, rien à dire. Il la connaissait trop ; il eût été périlleux de l’interrompre ; elle aurait tourné sa colère contre lui. Pendant cinq minutes, il eut la patience d’écouter Clarel exhaler son ressentiment et ses plaintes avec la prolixité que lui inspirait tout sujet relatif à son métier. Pour comble, elle n’apparaissait que plus tentante encore à son infortuné amoureux, animée par cette irritation qui avivait ses regards courroucés ; et ces mouvements désordonnés qui, involontairement, mettaient en valeur la brusque souplesse de son corps agile. Il se dit : « Comme elle serait charmante si elle n’écrivait point ! »

À la fin, Maxime se décida à insinuer timidement :

— Calmez-vous… Le mois prochain, lorsque Mallet vous annoncera qu’il réimprime, vous ne songerez plus du tout à lui être infidèle et vous trouverez que son caissier a une tête sympathique. Dites… Francine, vous ne pensez pas que nous pourrions peut-être choisir un autre moment pour nous occuper de votre éditeur ?

Clarel sourit, et le considéra tendrement, en murmurant :

— Mon pauvre Fargeau !…

Elle vint s’asseoir sur ses genoux ; mutine, elle approcha son visage de Maxime et, happant la bouche du jeune homme entre ses lèvres, elle la mordilla légèrement. Puis, cédant à un accès d’abandon, elle avoua sans coquetterie :

— Il faut me prendre telle que je suis… amoureuse — mais pas affectueuse… amante — mais guère aimante… Et encore… je sais donner du plaisir sans en éprouver beaucoup moi-même… Voyez-vous, j’ai essayé, dans le temps, de vivre par mon cœur et ma chair : je suis bien mal tombée ; on m’a fait souffrir… J’ai coupé court aux sentiments, pour ne point achever de gâter mon existence. Aujourd’hui, je goûte à l’aventure ainsi qu’à un vin nouveau et je brise mon verre dès qu’il est vide… et j’oublie l’ivresse sitôt qu’elle s’est dissipée. J’avais fermé mon âme au cadenas : c’est l’ambition qui en a trouvé le mot. De ce côté, pas de déception au moins : depuis que la fièvre d’arriver s’est emparée de moi, j’ai connu des joies d’autre sorte — plus âpres, plus fortes, plus sûres… J’ai rêvé d’atteindre un but et le travail m’en rapproche chaque jour. Chacun de mes efforts fut un peu de terrain gagné… Je ne suis pas heureuse ; je ne suis pas aimée ; mais je serai ce que je veux être… Voilà pourquoi, mon ami, vous me voyez me soucier de mon libraire à l’heure où l’on ne doit songer qu’au berger… Ma carrière, c’est ma raison d’être : tout le reste m’a désabusée… Je suis vieille, Fargeau : je viens d’avoir vingt-cinq ans, mais j’ai déjà trop vécu… Mon cœur est ratatiné comme une pomme sèche.

Maxime la serrait contre lui ; insidieux, il commençait de dégrafer le corsage de la jeune femme, profitant de son attendrissement pour la désarmer sournoisement au cas où elle aurait la lubie d’une résistance. Il s’accoutumait peu à peu à ses revirements — et s’en défiait.

Francine continua :

— Je désire vous aimer… Vous êtes l’homme qui a fait deux choses extraordinaires pour moi. Nous pourrions réaliser l’union parfaite… Efforcez-vous de me plaire, Maxime : il me semblerait que je ressuscite, si je parvenais à dépouiller ma froideur, à oublier enfin cette peur que m’inspire la passion… Ah ! je vous avais promis une nuit libertine, je devais payer ma dette en jeux sensuels… Fargeau, tâchez de m’entraîner plus loin. Ce soir, j’ai la velléité de revenir une simple créature confiante…

Maxime les connaissait bien, ces ferveurs sentimentales qui précèdent le désir : chez une femme comme Clarel, elles auraient la durée de l’étincelle qui jaillit du silex. Il se hâta de l’emporter vers l’alcôve.

Il jouit d’autant plus de sa récompense qu’il savait l’obtenir en fraude : il avait l’impression de voler quelque chose ; notre plaisir est décuplé s’il s’assaisonne d’un condiment pervers. Et puis, Francine avait à cœur de dépasser ses paroles : elle se révélait telle qu’elle s’était dépeinte. Bienheureux les hommes qui tiennent dans leurs bras une femme indifférente et zélée : trop souvent, une maîtresse réellement éprise se trouve paralysée par son émotion même…

Cette nuit-là, Clarel eut l’agréable surprise de découvrir chez Maxime un de ces amants délicats et rares qui savent aimer en silence.

Lorsqu’il fut rhabillé, Maxime retourna s’asseoir au bord du lit ; il ne pouvait se décider à la quitter. Francine, renversée en arrière, rejetait faiblement de la main une de ses boucles noires qui lui chatouillait l’épaule. Elle se souleva avec effort, s’agrippant au cou de Fargeau ; sa figure lasse s’arrêta à la hauteur du visage de Maxime ; et ses yeux curieux plongèrent dans ceux du jeune homme.

Une lueur vicieuse traversa son regard ; elle interrogea lentement :

— Dis-moi… qu’as-tu ressenti, à l’idée que tu trompais ton ami ?

Fargeau, un peu étonné, objecta :

— Mais… puisque tu as rompu avec Jacques…

— Bête !… Je ne te parle pas de moi. Ce que je veux que tu me racontes, c’est l’aventure… celle de Denise… Lorderie vous a surpris ; seulement, j’espère bien que c’était après l’événement… Hein ? Alors, réponds… Je me demande si la sensation de te dégrader, de profaner quelque chose, de commettre une action basse et défendue, ne pimentait pas l’attrait d’une possession, en somme, assez fade ?…

Fargeau fronça les sourcils : il n’était guère en humeur de se laisser tourmenter de nouveau. Il adorait Francine, certes… mais, il venait de le lui prouver amplement ; et il reconquérait toute sa liberté d’esprit à cette heure d’assoupissement et de bien-être.

Clarel insistait :

— Pourquoi te taire ?… Ce serait si amusant, ces petites confidences… Tu sembles à peine te douter, mon cher, que je t’ai ménagé savamment une série d’impressions inédites… Voyons… Ce serait gentil de les analyser.

Sous l’influence de cette conversation, Fargeau se sentit soudain beaucoup plus résigné à partir. Il se leva, après avoir effleuré les cheveux de Francine. Elle le retint, d’une phrase claironnée dans un rire clair :

— Je ne te devais qu’une nuit, mon ami… Si tu t’en vas ainsi, ma porte sera close demain.

Toute blanche, parmi les draps en désordre, elle s’allongeait, impudique. Avec sa brune toison ébouriffée, épanouie au-dessus du corps tendant sa longueur frêle en ligne droite, elle évoquait un iris noir sur sa tige pâle.

Maxime fût froissé dans son amour-propre : il se rappela ses précédentes maîtresses et leurs effusions, au sortir de la première étreinte… Celle-ci parlait déjà de le congédier. Pourtant, cette nuit… Il reprocha, se souvenant de ses ardeurs :

— Tu es donc menteuse quand tu aimes ?

— Fat !

Il la reprit contre lui. Dès qu’elle paraissait s’éloigner, il était mordu d’angoisse. Espiègle, Clarel chuchota :

— Et Thérèse ?… Maxime. Comment as-tu été capable… de cet héroïsme ? Je te l’avais imposé afin de te punir de ta participation à la gageure de Lorderie. De quelle manière t’a-t-elle accueilli, dis ?… Est-ce qu’elle n’était pas un peu comique ?

Cette fois, c’était trop : il avait supporté aisément de passer pour un ami traître, mais il ne put tolérer ce personnage d’amant grotesque.

Exaspéré, il cria :

— Me croyais-tu assez vil pour t’obéir ?… Le prix eut été inférieur à la peine !

Et crûment, emporté par un grand éclat de colère, Fargeau lui raconta tout : Lorderie, le téléphone, Thérèse… Ça le soulageait de prendre sa revanche, de clamer fièrement qu’il l’avait bernée, elle, la cynique et la présomptueuse. Il pensa « Je la perds… mais tant pis ! »

Lorsqu’il eut fini, il tourna les yeux vers elle : Francine le contemplait d’un regard éperdu de tendresse et de désir ; ses lèvres esquissaient un sourire vaincu ; elle murmura doucement :

— Oh !… Grande canaille, va ! Félicite-toi d’avoir attendu l’aurore pour me braver : car, puis-je me fâcher, maintenant !… Je pardonne les deux premières nuits de don Juan en faveur de la troisième.

Après une pause, elle ajouta d’une voix rancuneuse :

— Par exemple… Lorderie aura de mes nouvelles, lui !

Saisi d’inquiétude en voyant ses prunelles orageuses, Fargeau s’aperçut seulement qu’il avait livré le secret de son ami dans une minute d’imprudence. Il songea : « J’ai été maladroit… Bah ! Je la surveillerai… »

Puis quelques semaines s’écoulèrent. Francine ne parlait plus de Jacques, semblant l’avoir oublié. Elle se montrait fort amoureuse : et Fargeau se rassura peu à peu, tout au bonheur de leur liaison.



XIX


30 mars. Depuis trois jours, le roman de Clarel était exposé aux étalages.

Vers cinq heures du soir, Francine flânait sur la place du Théâtre-Français. Elle se plaisait, pendant cette période d’attente anxieuse qui suit le lancement d’un livre, à rôder à l’entour des grandes librairies pour raffermir ses espérances et dissiper cette impression de vide et de découragement qui l’attristait à chaque mise en vente. Dès l’instant où le public prend possession de son œuvre, l’auteur a le sentiment d’en être dépouillé : tant qu’il y travaillait, c’était son bien, sa chose, sa propriété exclusive ; aujourd’hui, elle appartient à tout le monde, sauf à lui : le passant la feuillette négligemment ; le libraire l’expose en piles majestueuses ou la place à l’écart ; l’éditeur la présente, l’annonce à sa guise, — et insinue à l’écrivain devenu inutile qu’il ferait bien mieux d’aller travailler à son prochain roman que de s’occuper d’une affaire qui, désormais, ne le regarde plus.

Trépidante, piaffant d’impatience, assaillie de pressentiments sinistres — guerre imprévue, désastre, catastrophe interrompant la vente : « Mon Dieu ! pourvu qu’on n’assassine pas le président de la République ! » — Clarel se glissait parmi les lecteurs qui bouquinaient à la devanture de Stock ; et elle considérait ses livres empilés les uns sur les autres, bien en vue. Superstitieuse, elle se dit : « S’il y en a un nombre impair, c’est que la vente marchera… » et, puérile, faillit pousser un cri de joie après avoir compté sept exemplaires.

Elle avisa une horloge : cinq heures un quart.

Elle sembla se rappeler un rendez-vous oublié, traversa rapidement la rue Saint-Honoré, remonta dans la direction de l’Opéra.

Elle avançait d’un pas élastique et régulier. Les hommes qui la croisaient se retournaient sur cette passante aguichante, à la taille svelte, aux yeux vifs, aux pommettes allumées d’une légère fièvre. L’un d’eux hésita ; puis, rebroussant chemin, se mit à sa poursuite.

Clarel entendit bourdonner derrière elle les chuchotements des suiveurs :

— Vous êtes ravissante, madame.

Elle marcha un peu plus vite.

— Mazette ! vous trottez ferme… Une femme qui se presse ne peut courir que chez son amoureux.

Francine dépassa la rue du Quatre-Septembre.

— Il est bien heureux, celui que vous allez rejoindre.

Clarel réprima un ricanement. Elle s’engagea sur les grands boulevards.

— C’est un amoureux qui vous attend ?

— Oui ! fit rageusement Clarel en se retournant brusquement vers le suiveur obstiné.

Elle le dévisagea : c’était un petit bourgeois rondelet, d’une cinquantaine d’années ; il paraissait tout glorieux de l’œillet blanc qui fleurissait à sa boutonnière, des guêtres qui ornaient ses pieds, et il se rengorgeait d’avoir osé aborder une femme ; ses yeux minuscules, au regard égrillard, et son gros nez, crevé de narines trop rondes, faisaient de sa face un groin de porc.

Francine pouffa, malgré elle : le galantin avait une tournure si cocasse. Elle questionna gouailleuse :

— Ah çà ! mon bonhomme… Seriez-vous fabricant de seccotine, par hasard ?

L’autre ne comprit point. Enchanté qu’elle lui eût répondu, ravi d’être traité avec familiarité, il répliqua ingénument :

— Non, je suis dans les pierres précieuses… Je représente une maison de taille de diamants.

La voyant rire, il insista :

— Dites… où allez-vous ?

— Au Café Sicilien.

— C’est tout près… Me permettez-vous de vous accompagner ?

Clarel le toisa, ironique. Elle murmura d’un air dédaigneux :

— Venez si ça vous amuse… Vous assisterez à des choses curieuses.

Situé à deux pas de l’Écho National, le Café Sicilien était le rendez-vous de tous les rédacteurs du journal. C’était si commode : Perrault y déjeunait souvent ; et même, il y allait parfois à l’heure de l’apéritif, car le cycliste de l’Écho, dûment stylé, n’avait qu’à franchir quelques mètres afin d’avertir le rédacteur en chef de l’arrivée du « patron ». Lorderie y écrivait très souvent une lettre sans importance, pour avoir l’air d’y rédiger ses articles. Fargeau y fréquentait aussi, quoique plus rarement.

Ce soir-là, le café était plein. Francine eut de la peine à se frayer un passage à travers la salle, jusqu’à la petite table du fond où se réunissaient habituellement les collaborateurs du journal. Perrault y était installé en compagnie de Lapérolle, un de ses secrétaires, et de Bertin, un confrère du Quotidien. Perrault cria :

— Bonsoir, Clarel !

Et puis, il examina le compagnon inconnu de la jeune femme d’un œil intrigué. Alors Francine, désignant son suiveur, dit avec un flegme imperturbable :

— Ça… c’est un monsieur errant que j’ai trouvé dans la rue et qui veut à toute force que je l’adopte.

Les trois journalistes s’esclaffèrent. Le vieux galantin, confus, ne sut que résoudre : on se moquait de lui ; il avait grande envie de tourner les talons. Perrault, attendri par son attitude pitoyable, vint à son aide. Il proposa :

— Asseyez-vous donc, monsieur : vous payerez les bocks. On ne vous mangera pas : nous préférons boire.

Le vieux beau se rasséréna : ces gens, qu’il devinait recommandables malgré leurs façons débraillées, lui inspiraient confiance. Ils étaient gais : on devait s’amuser en leur société. Il resta. Et, entendant Perrault demander à Francine :

— Eh bien !… votre roman est lancé… êtes-vous contente ?

Il interrogea respectueusement :

— Madame est femme de lettres ?

— Oui, monsieur, répliqua Perrault. Et même, vous allez profiter de l’occasion pour vous faire offrir une dédicace : ça ne vous coûtera que trois francs… Alfred !

Il interpellait le chasseur de l’établissement :

— Alfred, mon ami, cours à la librairie Floury… Tu réclameras le dernier roman de mademoiselle Clarel… Tiens… monsieur te donne cent sous : je t’autorise à garder la monnaie.

— Bien, m’sieur Perrault.

Le gosse revenait cinq minutes plus tard, apportant le volume à couverture jaune sur lequel flamboyait, en lettres rouges, le titre : Confessions d’une amoureuse.

Perrault prit l’exemplaire dans ses mains. Il décréta :

— Pas mal présenté : le titre est alléchant… Ça peut se vendre.

Clarel déclara en haussant les épaules :

— Il faudrait une bonne formule de publicité… Celle de Mallet est infecte… Quatre lignes insignifiantes aux échos des journaux : le public n’y prête aucune attention !… Si Mallet voulait m’écouter : les deux ou trois mille francs qu’il emploie en publicité lui rapporteraient autrement… Ses annonces sont beaucoup trop discrètes… La réclame doit tirer l’œil, exciter la curiosité et frapper brutalement le lecteur.

— Oui, approuva Perrault. Le tam-tam est excellent, autour d’un bouquin… C’est le bruit de la grosse caisse qui nous décide à entrer dans la baraque foraine… Tenez, une chose propre à faire acheter un livre, aussi, c’est un bon petit scandale éclatant à propos, dans la vie privée de l’auteur… Ah ! voilà du nanan !… Vous n’auriez pas ça sur vous… en cherchant bien ?

— Ma foi, non.

Francine souriait distraitement. Elle ne cessait de regarder la porte du café.

Le vieux beau, que cette conversation entre professionnels n’intéressait guère, intervint timidement :

— On m’a promis une dédicace…

— Ah ! c’est vrai, dit Clarel. Lapérolle, passez-moi donc votre stylo… Au fait, j’ignore votre nom, mon cher monsieur ?

Le vieux beau se recueillit un instant ; puis, prononça avec componction :

— Calixte Chaloupiot… avec un t au bout.

— Avec un t au bout, répéta Francine. Elle éclata de rire : Non, quelle idée de s’appeler Chaloupiot ! Vous avez dû le faire exprès…

Tout en ricanant, elle griffonnait quelques mots sur la page de garde du livre. Elle dit :

— Voilà qui est fait.

Et releva la tête, regardant de nouveau vers l’entrée du café. Soudain, Francine tressaillit. Jacques Lorderie venait de pousser la porte mobile ; il s’avançait lentement, saluant des têtes de connaissance, à droite et à gauche. Il se dirigeait ainsi que de coutume, du côté de la table du fond. Lorsqu’il aperçut Clarel, assise auprès de Perrault, il eut un mouvement d’hésitation… Baste ! Il n’avait pas besoin de se gêner : Francine l’accueillerait sans déplaisir, ce soir…Au lendemain d’une mise en vente, la jeune femme oublierait l’ancien amant pour ne voir en Jacques que le critique littéraire de Fiat-Lux : il connaissait si bien son caractère ! Elle désirerait se ménager une bonne presse.

Il s’approcha, tout souriant ; et ses premières paroles furent :

— Mes compliments, chère amie… J’ai lu Les Confessions.

Francine se pencha vers son sac à main, l’ouvrit ; Perrault la regarda farfouiller quelques secondes ; il crut qu’elle cherchait son mouchoir ; mais, en l’espace d’un éclair, il vit les doigts minces se relever, crispés autour d’un objet brillant… Une détonation crépitait et Lorderie s’affaissait en poussant un gémissement, avant que le journaliste se fût rendu compte de ce qui arrivait.

Ce fut un tumulte dans la salle. Lapérolle et Bertin s’était précipités, relevant le blessé qu’ils allongeaient sur une banquette. Des consommateurs, prudents, se sauvaient en renversant des chaises ; d’autres, curieux, se massaient autour de la table de Perrault. Une femme affolée courait de-ci de-là, en hurlant d’une voix perçante : « Au secours ! À l’assassin ! » Le gérant, furieux, bousculait ses garçons : « Fermez les portes ! Demandez un médecin… courez prévenir la police ! » Bloqué entre le mur et les badauds, le pauvre petit monsieur Chaloupiot, blême de terreur, claquait des dents : « Avec qui me suis-je fourvoyé, Seigneur ! Dire que c’est moi qu’elle aurait pu assassiner ! » Oh ! il était guéri pour longtemps de suivre des inconnues dans la rue, celui-là !

Et Francine, très calme — un peu plus pâle, seulement — restait immobile, impassible comme une spectatrice qui assiste à une scène de tragédie : elle ne semblait pas plus émue que s’il s’était agi de la répétition publique d’un film cinématographique.

Perrault réfléchissait rapidement : c’était donc elle, la maîtresse de Lorderie ?… Jacques avait dissimulé avec tant de soin, que sa femme ignorait tout, sans doute… Il fallait tâcher d’étouffer le scandale… Le journaliste se précipita vers le gérant. Et, dominant le vacarme, on entendit sa voix cuivrée qui tonnait :

— N’allez pas chercher les agents !… Pas d’esclandre !… Je prends tout sur moi… Vous me connaissez, voyons… Je suis le rédacteur en chef de l’Écho National, nom de Dieu !

Il ne remarqua point le regard haineux que lui lançait Clarel.

Mais le gérant lui opposait un refus énergique :

— Ah ! non, monsieur Perrault… C’est trop grave. Vous perdez la tête !

Alors, Perrault s’approcha de Lorderie, dont Bertin et Lapérolle s’efforçaient d’écarter les vêtements avec précaution. Jacques avait conservé sa connaissance, il voulut sourire et murmura faiblement :

— Vous inquiétez pas, Perrault… Pas grand bobo… Elle m’a raté.

Mais, au même moment, il hoquetait. Lapérolle saisit vivement une serviette, l’étendit. Et Perrault vit quelque chose de rouge qui coulait à flots de la bouche de Lorderie, en glougloutant.

Il échangea un regard significatif avec Lapérolle, et marmotta entre ses lèvres : « Elle a dû le toucher au poumon, la gredine. »

Et pendant ce temps, trois petits reporters, que leur bonne étoile avait amenés au Café Sicilien un quart d’heure avant, se disputaient pour parvenir jusqu’à Francine : ce seraient eux les premiers informés ! Le carnet ouvert, crayonnant fébrilement, ils la suppliaient de bien vouloir… deux mots, seulement…

Comment donc ! Clarel, presque aimable, débitait d’une voix sûre :

— Dites que Lorderie était mon amant : il m’a trompée, je l’ai découvert, je me suis vengée. Je vous prierai d’observer — à titre de bizarre coïncidence — que le sujet du roman que je viens de publier : Confession d’une amoureuse est : « De la jalousie dans la passion »…

À cette minute, Maxime Fargeau passait sur le boulevard. Il remarqua la foule qui stationnait devant le Café Sicilien. Apercevant un confrère arrêté là, Fargeau questionna négligemment :

— Qu’est-ce qu’il y a donc, au Sicilien ?

— C’est Francine Clarel qui vient de tirer des coups de revolver sur Jacques Lorderie.

Fargeau bondit. Il renversa à moitié le garçon qui gardait la porte :

— Laissez-moi entrer, sacrebleu !… Laissez-moi…

Ses yeux fous épouvantèrent l’autre, qui lâcha prise.

Maxime courut à travers la salle ; à moitié chemin, il tomba dans les bras de Perrault qui lui dit tout de suite :

— On le sauvera, allez… Il n’est qu’évanoui.

— Je veux le voir !

« Pauvres bougres ! pensa Perrault. Les voilà réconciliés, à présent. »

Fargeau, atterré, considérait la face exsangue de Lorderie. Il se détourna et fut vis-à-vis de Francine. Cette femme… Elle avait tenté de tuer son seul ami et il restait muet devant elle,

— pétrifié… Il éprouvait du dégoût et de la haine envers l’esprit criminel qui avait agencé le drame ; mais, il se souvenait d’avoir encore dormi la nuit dernière dans ces bras parfumés ; cette main, qui avait osé le geste meurtrier, lui dispensait les plus chères caresses…

Et Francine n’avait rien à craindre de lui. Il l’aurait vue mourir sous ses yeux sans en être affligé, mais il était incapable de toucher une parcelle de cette chair en fleur qui l’avait fait pleurer de volupté.

Et s’approchant de celle qu’il détestait et désirait tout à la fois, Maxime gronda à voix basse :

— Tu avais prémédité ton acte, gueuse… Tu es sans excuse… Je le sais, moi. Il y a un mois que je t’ai avoué la supercherie de Jacques et l’échec de ton plan. Si tu avais obéi seulement à un accès de fureur irrésistible, c’était dès le lendemain que tu essayais de te venger… Ta conduite est ignoble et inexplicable, comme toujours… Qu’est-ce que tu attendais ?… Dis… qu’est-ce que tu attendais ?

Alors, le défiant du regard et redressant sa fine tête orgueilleuse, Clarel riposta avec un sourire cynique :

— Pardi !… j’attendais que mon livre fût en vente.


FIN





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