Les Trois Dames de la Kasbah/XXXII

Calmann Lévy (p. 56-60).
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XXXII


À trois voix ils avaient repris la chanson du Joli Baleinier, et s’en allaient devant eux.

C’étaient toujours les mêmes petites rues, ils les reconnaissaient bien ; mais maintenant une foule d’apparitions pareilles à celle de Fatmah se montraient sur leur passage. — À tout instant, dans un mur teint de chaux blanche, on voyait s’éclairer un petit trou par lequel souriait une tête peinte, qui était couverte d’argent, de corail, et de fleurs d’oranger enfilées.

Quelquefois une porte s’ouvrait. À l’intérieur, des femmes qui avaient des voix très douces chantaient : « Dani dann, dani dann, » en frappant des mains, devant un réchaud de cuivre d’où sortait une fumée d’encens. On les voyait groupées sous quelque antique colonnade de marbre d’une forme exquise ; elles avaient des vestes de soie et d’or, des pantalons à mille plis, et de petites babouches de perles ; leurs costumes étaient composés de ces couleurs suaves, extraordinaires et sans nom qu’affectionnent les fées.

« Dani dann, dani dann…, » dans les petites rues qui semblaient les restes d’une ville morte, dans les maisons rongées de vétusté, près de tomber en poussière, tout cela avait je ne sais quel air d’enchantement et de « Mille et une Nuits ». — Elles souriaient, les invitant à entrer ; et eux s’arrêtaient devant elles, charmés mais n’osant pas.

Il y en avait de toute sorte, de ces femmes, et plus l’heure s’avançait, plus les vieilles portes s’ouvraient.

Des Mauresques toutes roses, cachées à demi sous des voiles de gaze de soie blanche. Des juives pâles, aux sourcils minces, au corsage de velours. D’autres qui, pour se prostituer, étaient venues de deux cents lieues dans l’intérieur, des oasis lointaines, et qui avaient d’étranges figures du désert ; immobiles à leur porte, elles se tenaient les yeux baissés, la voix rauque, avec de hautes coiffures en plaques de métal, et des bijoux barbares.

Même il y avait des négresses d’un type rare et d’une laideur très surprenante. Enveloppées de la tête aux pieds dans des cotonnades bleues à carreaux, elles étaient les plus entreprenantes, et, en allongeant de grandes pattes noires, elles les tiraient par leur manche pour les faire entrer. Eux les regardaient sous le nez, éclataient de rire, et passaient leur chemin.

Ils commençaient à comprendre maintenant, les trois Bretons, dans quel lieu ils étaient tombés…

Et, quand ils voyaient sortir de quelque vieux palais musulman une jolie créature avec de grands yeux artificiels, tout étincelante dans l’obscurité, comme une péri, — ils s’approchaient pour la toucher. De près, le plus souvent, elle était fanée, ses broderies d’or étaient défraîchies, ses bijoux n’étaient plus que du clinquant, simulant les vrais qu’elle avait vendus à des juifs. Alors Kerboul offrait par dérision des sous qui lui restaient, la fille lui jetait en français quelque injure ignoble qu’elle avait apprise d’un zouave, et refermait sa porte.

D’ailleurs la retraite était battue, en bas, dans la ville française ; les soldats et les spahis, qui ont leurs casernes tout en haut, passaient pour rentrer à l’appel. Ils en croisaient des bandes, qui montaient bras dessus bras dessous, comme chez eux, chantant à tue-tête l’Artilleur de Metz ou quelque chanson d’estaminet, sous les arcades mauresques. L’antique Kasbah, où jadis on eût massacré l’imprudent giaour, était pleine de braillements d’ivrognes.