Les Travailleurs de la mer/Partie 2/Livre 4/7

Émile Testard (Tome IIp. 239-242).
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VII

IL Y A UNE OREILLE DANS L’INCONNU


Quelques heures s’écoulèrent.

Le soleil se leva, éblouissant.

Son premier rayon éclaira sur le plateau de la grande Douvre une forme immobile. C’était Gilliatt.

Il était toujours étendu sur le rocher.

Cette nudité glacée et roidie n’avait plus un frisson. Les paupières closes étaient blêmes. Il eût été difficile de dire si ce n’était pas un cadavre.

Le soleil paraissait le regarder.

Si cet homme nu n’était pas mort, il en était si près qu’il suffisait du moindre vent froid pour l’achever.

Le vent se mit à souffler, tiède et vivifiant ; la printanière haleine de mai.

Cependant le soleil montait dans le profond ciel bleu ; son rayon moins horizontal s’empourpra. Sa lumière devint chaleur. Elle enveloppa Gilliatt.

Gilliatt ne bougeait pas. S’il respirait, c’était de cette respiration prête à s’éteindre qui ternirait à peine un miroir.

Le soleil continua son ascension, de moins en moins oblique sur Gilliatt. Le vent, qui n’avait été d’abord que tiède, était maintenant chaud.

Ce corps rigide et nu demeurait toujours sans mouvement ; pourtant la peau semblait moins livide.

Le soleil, approchant du zénith, tomba à plomb sur le plateau de la Douvre. Une prodigalité de lumière se versa du haut du ciel ; la vaste réverbération de la mer sereine s’y joignit ; le rocher commença à tiédir, et réchauffa l’homme.

Un soupir souleva la poitrine de Gilliatt.

Il vivait.

Le soleil continua ses caresses, presque ardentes. Le vent, qui était déjà le vent de midi et le vent d’été, s’approcha de Gilliatt comme une bouche, soufflant mollement.

Gilliatt remua.

L’apaisement de la mer était inexprimable. Elle avait un murmure de nourrice près de son enfant. Les vagues paraissaient bercer l’écueil.

Les oiseaux de mer, qui connaissaient Gilliatt, volaient au-dessus de lui, inquiets. Ce n’était plus leur ancienne inquiétude sauvage. C’était on ne sait quoi de tendre et de fraternel. Ils poussaient de petits cris. Ils avaient l’air de l’appeler. Une mouette, qui l’aimait sans doute, eut la familiarité de venir tout près de lui. Elle se mit à lui parler. Il ne semblait pas entendre. Elle sauta sur son épaule et lui becqueta les lèvres doucement.

Gilliatt ouvrit les yeux.

Les oiseaux, contents et farouches, s’envolèrent.

Gilliatt se dressa debout, s’étira comme le lion réveillé, courut au bord de la plate-forme, et regarda sous lui dans l’entre-deux des Douvres.

La panse était là, intacte. Le tampon s’était maintenu, la mer probablement l’avait peu rudoyé.

Tout était sauvé.

Gilliatt n’était plus las. Ses forces étaient réparées. Cet évanouissement avait été un sommeil.

Il vida la panse, mit la cale à sec et l’avarie hors de la flottaison, se rhabilla, but, mangea, fut joyeux.

La voie d’eau, examinée au jour, demandait plus de travail que Gilliatt n’aurait cru. C’était une assez grave avarie. Gilliatt n’eut pas trop de toute la journée pour la réparer.

Le lendemain, à l’aube, après avoir défait le barrage et rouvert l’issue du défilé, vêtu de ces haillons qui avaient eu raison de la voie d’eau, ayant sur lui la ceinture de Clubin et les soixante-quinze mille francs, debout dans la panse radoubée à côté de la machine sauvée, par un bon vent, par une mer admirable, Gilliatt sortit de l’écueil Douvres.

Il mit le cap sur Guernesey.

Au moment où il s’éloigna de l’écueil, quelqu’un qui eût été là l’eût entendu chanter à demi-voix l’air Bonny Dundee.