Les Travailleurs de la mer/Partie 2/Livre 4/5

Émile Testard (Tome IIp. 223-228).
Deuxième partie. Livre IV


V

DANS L’INTERVALLE QUI SÉPARE SIX POUCES
DE DEUX PIEDS
IL Y A DE QUOI LOGER LA MORT


Gilliatt remit la boîte dans la ceinture, et mit la ceinture dans la poche de son pantalon.

Il laissa le squelette aux crabes, avec la pieuvre morte à côté.

Pendant que Gilliatt était avec la pieuvre et avec le squelette, le flux remontant avait noyé le boyau d’entrée. Gilliatt ne put sortir qu’en plongeant sous l’arche. Il s’en tira sans peine ; il connaissait l’issue, et il était maître dans ces gymnastiques de la mer.

On entrevoit le drame qui s’était passé là dix semaines auparavant. Un monstre avait saisi l’autre. La pieuvre avait pris Clubin.

Cela avait été, dans l’ombre inexorable, presque ce qu’on pourrait nommer la rencontre des hypocrisies. Il y avait eu, au fond de l’abîme, abordage entre ces deux existences faites d’attente et de ténèbres, et l’une, qui était la bête, avait exécuté l’autre, qui était l’âme. Sinistres justices.

Le crabe se nourrit de charogne, la pieuvre se nourrit de crabes. La pieuvre arrête au passage un animal nageant, une loutre, un chien, un homme si elle peut, boit le sang, et laisse au fond de l’eau le corps mort. Les crabes sont les scarabées nécrophores de la mer. La chair pourrissante les attire ; ils viennent ; ils mangent le cadavre, la pieuvre les mange. Les choses mortes disparaissent dans le crabe, le crabe disparaît dans la pieuvre. Nous avons déjà indiqué cette loi.

Clubin avait été l’appât de la pieuvre.

La pieuvre l’avait retenu et noyé ; les crabes l’avaient dévoré. Un flot quelconque l’avait poussé dans la cave, au fond de l’anfractuosité où Gilliatt l’avait trouvé.

Gilliatt s’en revint, furetant dans les rochers, cherchant des oursins et des patelles, ne voulant plus de crabes. Il lui eût semblé manger de la chair humaine.

Du reste, il ne songeait plus qu’à souper le mieux possible avant de partir. Rien désormais ne l’arrêtait. Les grandes tempêtes sont toujours suivies d’un calme qui dure plusieurs jours quelquefois. Nul danger maintenant du côté de la mer. Gilliatt était résolu à partir le lendemain. Il importait de garder pendant la nuit, à cause de la marée, le barrage ajusté entre les Douvres ; mais Gilliatt comptait défaire au point du jour ce barrage, pousser la panse hors des Douvres, et mettre à la voile pour Saint-Sampson. La brise de calme qui soufflait, et qui était sud-est, était précisément le vent qu’il lui fallait.

On entrait dans le premier quartier de la lune de mai ; les jours étaient déjà longs.

Quand Gilliatt, sa tournée de rôdeur de rochers terminée et son estomac à peu près satisfait, revint à l’entre-deux des Douvres où était la panse, le soleil était couché, le crépuscule se doublait de ce demi-clair de lune qu’on pourrait appeler clair de croissant ; le flux avait atteint son plein, et commençait à redescendre. La cheminée de la machine debout au-dessus de la panse avait été couverte par les écumes de la tempête d’une couche de sel que la lune blanchissait.

Ceci rappela à Gilliatt que la tourmente avait jeté dans la panse beaucoup d’eau de pluie et d’eau de mer, et que, s’il voulait partir le lendemain, il fallait vider la barque.

Il avait constaté, en quittant la panse pour aller à la chasse aux crabes, qu’il y avait environ six pouces d’eau dans la cale. Sa pelle d’épuisement suffirait pour jeter cette eau dehors.

Arrivé à la barque, Gilliatt eut un mouvement de terreur. Il y avait dans la panse près de deux pieds d’eau.

Incident redoutable, la panse faisait eau.

Elle s’était peu à peu emplie pendant l’absence de Gilliatt. Chargée comme elle l’était, vingt pouces d’eau étaient un surcroît périlleux. Un peu plus, elle coulait. Si Gilliatt fût revenu une heure plus tard, il n’eût probablement trouvé hors de l’eau que la cheminée et le mât.

Il n’y avait pas même à prendre une minute pour délibérer. Il fallait chercher la voie d’eau, la boucher, puis vider la barque, ou du moins l’alléger. Les pompes de la Durande s’étaient perdues dans le naufrage ; Gilliatt était réduit à la pelle d’épuisement de la panse.

Chercher la voie d’eau, avant tout. C’était le plus pressé.

Gilliatt se mit à l’œuvre tout de suite, sans même se donner le temps de se rhabiller, frémissant. Il ne sentait plus ni la faim, ni le froid.

La panse continuait de s’emplir. Heureusement il n’y avait point de vent. Le moindre clapotement l’eût coulée.

La lune se coucha.

Gilliatt, à tâtons, courbé, plus qu’à demi plongé dans l’eau, chercha longtemps. Il découvrit enfin l’avarie.

Pendant la bourrasque, au moment critique où la panse s’était arquée, la robuste barque avait talonné et heurté assez violemment le rocher. Un des reliefs de la petite Douvre avait fait, dans la coque, à tribord, une fracture.

Cette voie d’eau était fâcheusement, on pourrait presque dire perfidement, située près du point de rencontre de deux porques, ce qui, joint à l’ahurissement de la tourmente, avait empêché Gilliatt, dans sa revue obscure et rapide au plus fort de l’orage, d’apercevoir le dégât.

La fracture avait cela d’alarmant qu’elle était large, et cela de rassurant que, bien qu’immergée en ce moment par la crue intérieure de l’eau, elle était au-dessus de la flottaison.

À l’instant où la crevasse s’était faite, le flot était rudement secoué dans le détroit, et il n’y avait plus de niveau de flottaison, la lame avait pénétré par l’effraction dans la panse, la panse sous cette surcharge s’était enfoncée de quelques pouces, et, même après l’apaisement des vagues, le poids du liquide infiltré, faisant hausser la ligne de flottaison, avait maintenu la crevasse sous l’eau. De là, l’imminence du danger. La crue avait augmenté de six pouces à vingt. Mais si l’on parvenait à boucher la voie d’eau, on pourrait vider la panse ; une fois la barque étanchée, elle remonterait à sa flottaison normale, la fracture sortirait de l’eau, et, à sec, la réparation serait aisée, ou du moins possible. Gilliatt, nous l’avons dit, avait encore son outillage de charpentier en assez bon état.

Mais que d’incertitudes avant d’en venir là ! Que de périls ! Que de chances mauvaises ! Gilliatt entendait l’eau sourdre inexorablement. Une secousse, et tout sombrait. Quelle misère ! Peut-être n’était-il plus temps.

Gilliatt s’accusa amèrement. Il aurait dû voir tout de suite l’avarie. Les six pouces d’eau dans la cale auraient dû l’avertir. Il avait été stupide d’attribuer ces six pouces d’eau à la pluie et à l’écume. Il se reprocha d’avoir dormi, d’avoir mangé ; il se reprocha la fatigue, il se reprocha presque la tempête et la nuit. Tout était de sa faute.

Ces duretés qu’il se disait à lui-même se mêlaient au va-et-vient de son travail et ne l’empêchaient pas d’aviser.

La voie d’eau était trouvée, c’était le premier pas ; l’étouper était le second. On ne pouvait davantage pour l’instant. On ne fait point de menuiserie sous l’eau.

Une circonstance favorable, c’est que l’effraction de la coque avait eu lieu dans l’espace compris entre les deux chaînes qui assujettissaient à tribord la cheminée de la machine. L’étoupage pouvait se rattacher à ces chaînes.

L’eau cependant gagnait. La crue maintenant dépassait deux pieds.

Gilliatt avait de l’eau plus haut que les genoux.