Les Travailleurs de la mer/Partie 1/Livre 4/6

Émile Testard (Tome Ip. 231-234).


VI

CHANCE QU’ONT EUE CES NAUFRAGÉS DE RENCONTRER CE SLOOP


L’équinoxe s’annonce de bonne heure dans la Manche. C’est une mer étroite qui gêne le vent et l’irrite. Dès le mois de février, il y a commencement de vents d’ouest, et toute la vague est secouée en tous sens. La navigation devient inquiète ; les gens de la côte regardent le mât de signal ; on se préoccupe des navires qui peuvent être en détresse. La mer apparaît comme un guet-apens ; un clairon invisible sonne on ne sait quelle guerre ; de grands coups d’haleine furieuse bouleversent l’horizon ; il fait un vent terrible. L’ombre siffle et souffle. Dans la profondeur des nuées la face noire de la tempête enfle ses joues.

Le vent est un danger ; le brouillard en est un autre.

Les brouillards ont été de tout temps craints des navigateurs. Dans certains brouillards sont en suspension des prismes microscopiques de glace auxquels Mariotte attribue les halos, les parhélies et les parasélènes. Les brouillards orageux sont composites ; des vapeurs diverses, de pesanteur spécifique inégale, s’y combinent avec la vapeur d’eau, et se superposent dans un ordre qui divise la brume en zones et fait du brouillard une véritable formation ; l’iode est en bas, le soufre au-dessus de l’iode, le brome au-dessus du soufre, le phosphore au-dessus du brome. Ceci, dans une certaine mesure, en faisant la part de la tension électrique et magnétique, explique plusieurs phénomènes, le feu Saint-Elme de Colomb et de Magellan, les étoiles volantes mêlées aux navires dont parle Sénèque, les deux flammes Castor et Pollux dont parle Plutarque, la légion romaine dont César crut voir les javelots prendre feu, la pique du château de Duino dans le Frioul que le soldat de garde faisait étinceler en la touchant du fer de sa lance, et peut-être même ces fulgurations d’en bas que les anciens appelaient « les éclairs terrestres de Saturne ». À l’équateur, une immense brume permanente semble nouée autour du globe, c’est le cloud-ring, l’anneau de nuages. Le cloud-ring a pour fonction de refroidir le tropique, de même que le Gulf-Stream a pour fonction de réchauffer le pôle. Sous le cloud-ring, le brouillard est fatal. Ce sont les latitudes des chevaux, horse latitude ; les navigateurs des derniers siècles jetaient là les chevaux à la mer, en temps d’orage pour s’alléger, en temps de calme pour économiser la provision d’eau. Colomb disait : Nube abaxo es muerte. « le nuage bas est la mort. » Les Étrusques, qui sont pour la météorologie ce que les chaldéens sont pour l’astronomie, avaient deux pontificats, le pontificat du tonnerre et le pontificat de la nuée ; les fulgurateurs observaient les éclairs et les aquilèges observaient le brouillard. Le collège des prêtres-augures de Tarquinies était consulté par les Tyriens, les Phéniciens, les Pélasges, et tous les navigateurs primitifs de l’antique Marinterne. Le mode de génération des tempêtes était dès lors entrevu ; il est intimement lié au mode de génération des brouillards, et c’est, à proprement parler, le même phénomène. Il existe sur l’océan trois régions des brumes, une équatoriale, deux polaires ; les marins leur donnent un seul nom : le pot au noir.

Dans tous les parages et surtout dans la Manche, les brouillards d’équinoxe sont dangereux. Ils font brusquement la nuit sur la mer. Un des périls du brouillard, même quand il n’est pas très épais, c’est d’empêcher de reconnaître le changement de fond par le changement de couleur de l’eau ; il en résulte une dissimulation redoutable de l’approche des brisants et des bas-fonds. On est près d’un écueil sans que rien vous en avertisse. Souvent les brouillards ne laissent au navire en marche d’autre ressource que de mettre en panne ou de jeter l’ancre. Il y a autant de naufrages de brouillard que de vent.

Pourtant, après une bourrasque fort violente qui succéda à une de ces journées de brouillard, le sloop de poste Cashmere arriva parfaitement d’Angleterre. Il entra à Saint-Pierre-Port au premier rayon du jour sortant de la mer, au moment même où le château Cornet tirait son coup de canon au soleil. Le ciel s’était éclairci. Le sloop Cashmere était attendu comme devant amener le nouveau recteur de Saint-Sampson. Peu après l’arrivée du sloop, le bruit se répandit dans la ville qu’il avait été accosté la nuit en mer par une chaloupe contenant un équipage naufragé.