Les Travailleurs de la mer/Partie 1/Livre 3/13

Émile Testard (Tome Ip. 211-212).
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Première partie. Livre III


XIII

L’INSOUCIANCE FAIT PARTIE DE LA GRÂCE


Une fois une parole dite, mess Lethierry s’en souvenait ; une fois une parole dite, Déruchette l’oubliait. Là était la nuance entre l’oncle et la nièce.

Déruchette, élevée comme on l’a vu, s’était accoutumée à peu de responsabilité. Il y a, insistons-y, plus d’un péril latent dans une éducation pas assez prise au sérieux. Vouloir faire son enfant heureux trop tôt, c’est peut-être une imprudence.

Déruchette croyait que, pourvu qu’elle fût contente, tout était bien. Elle sentait d’ailleurs son oncle joyeux de la voir joyeuse. Elle avait à peu près les idées de mess Lethierry. Sa religion se satisfaisait d’aller à la paroisse quatre fois par an. On l’a vue en toilette pour Noël. De la vie, elle ignorait tout. Elle avait tout ce qu’il faut pour être un jour folle d’amour. En attendant, elle était gaie.

Elle chantait au hasard, jasait au hasard, vivait devant elle, jetait un mot et passait, faisait une chose et fuyait, était charmante. Joignez à cela la liberté anglaise. En Angleterre les enfants vont seuls, les filles sont leurs maîtresses, l’adolescence a la bride sur le cou. Telles sont les mœurs. Plus tard ces filles libres font des femmes esclaves. Nous prenons ici ces deux mots en bonne part ; libres dans la croissance, esclaves dans le devoir.

Déruchette s’éveillait chaque matin avec l’inconscience de ses actions de la veille. Vous l’eussiez bien embarrassée en lui demandant ce qu’elle avait fait la semaine passée. Ce qui ne l’empêchait pas d’avoir, à de certaines heures troubles, un malaise mystérieux, et de sentir on ne sait quel passage du sombre de la vie sur son épanouissement et sur sa joie. Ces azurs-là ont ces nuages-là. Mais ces nuages s’en allaient vite. Elle en sortait par un éclat de rire, ne sachant pourquoi elle avait été triste ni pourquoi elle était sereine. Elle jouait avec tout. Son espièglerie becquetait les passants. Elle faisait des malices aux garçons. Si elle eût rencontré le diable, elle n’en eût pas eu pitié, elle lui eût fait une niche. Elle était jolie, et en même temps si innocente, qu’elle en abusait. Elle donnait un sourire comme un jeune chat donne un coup de griffe. Tant pis pour l’égratigné. Elle n’y songeait plus. Hier n’existait pas pour elle ; elle vivait dans la plénitude d’aujourd’hui. Voilà ce que c’est que trop de bonheur. Chez Déruchette le souvenir s’évanouissait comme la neige fond.