Les Travailleurs de la mer/Partie 1/Livre 3/06

Émile Testard (Tome Ip. 185-187).
Première partie. Livre III


VI

ENTRÉE DE LETHIERRY DANS LA GLOIRE


« La Galiote » prospérait. Mess Lethierry voyait s’approcher le moment où il deviendrait monsieur. À Guernesey on n’est pas de plain-pied monsieur. Entre l’homme et le monsieur il y a toute une échelle à gravir ; d’abord, premier échelon, le nom tout sec, Pierre, je suppose ; puis, deuxième échelon, vésin (voisin) Pierre ; puis, troisième échelon, père Pierre ; puis, quatrième échelon, sieur Pierre ; puis, cinquième échelon, mess Pierre ; puis, sommet, monsieur Pierre.

Cette échelle, qui sort de terre, se continue dans le bleu. Toute la hiérarchique Angleterre y entre et s’y étage. En voici les échelons, de plus en plus lumineux : au-dessus du monsieur gentleman, il y a l’esq. (écuyer), au-dessus de l’esq., le chevalier (sir viager), puis, en s’élevant toujours, le baronet (sir héréditaire), puis le lord, laird en écosse, puis le baron, puis le vicomte, puis le comte (earl en Angleterre, jarl en Norvège), puis le marquis, puis le duc, puis le pair d’Angleterre, puis le prince du sang royal, puis le roi. Cette échelle monte du peuple à la bourgeoisie, de la bourgeoisie au baronetage, du baronetage à la pairie, de la pairie à la royauté.

Grâce à son coup de tête réussi, grâce à la vapeur, grâce à sa machine, grâce au Bateau-Diable, mess Lethierry était devenu quelqu’un. Pour construire « la galiote », il avait dû emprunter ; il s’était endetté à Brême, il s’était endetté à Saint-Malo ; mais chaque année il amortissait son passif.

Il avait de plus acheté à crédit, à l’entrée même du port de Saint-Sampson, une jolie maison de pierre, toute neuve, entre mer et jardin, sur l’encoignure de laquelle on lisait ce nom : les Bravées. le logis les Bravées, dont la devanture faisait partie de la muraille même du port, était remarquable par une double rangée de fenêtres, au nord, du côté d’un enclos plein de fleurs, au sud, du côté de l’océan ; de sorte que cette maison avait deux façades, l’une sur les tempêtes, l’autre sur les roses.

Ces façades semblaient faites pour les deux habitants, mess Lethierry et miss Déruchette.

La maison des Bravées était populaire à Saint-Sampson. Car mess Lethierry avait fini par être populaire. Cette popularité lui venait un peu de sa bonté, de son dévouement et de son courage, un peu de la quantité d’hommes qu’il avait sauvés, beaucoup de son succès, et aussi de ce qu’il avait donné au port de Saint-Sampson le privilège des départs et des arrivées du bateau à vapeur. Voyant que décidément le Devil-Boat était une bonne affaire, Saint-Pierre, la capitale, l’avait réclamé pour son port, mais Lethierry avait tenu bon pour Saint-Sampson. C’était sa ville natale. — C’est là que j’ai été lancé à la mer, disait-il. — De là une vive popularité locale. Sa qualité de propriétaire payant taxe faisait de lui ce qu’on appelle à Guernesey un habitant. On l’avait nommé douzenier. Ce pauvre matelot avait franchi cinq échelons sur six de l’ordre social guernesiais ; il était mess ; il touchait au monsieur ; et qui sait s’il n’arriverait pas même à franchir le monsieur ? Qui sait si un jour on ne lirait pas dans l’almanach de Guernesey au chapitre gentry and nobility cette inscription inouïe et superbe : Lethierry esq. ?

Mais mess Lethierry dédaignait ou plutôt ignorait le côté par lequel les choses sont vanité. Il se sentait utile, c’était là sa joie. Être populaire le touchait moins qu’être nécessaire. Il n’avait, nous l’avons dit, que deux amours et, par conséquent, que deux ambitions, Durande et Déruchette.

Quoi qu’il en fût, il avait mis à la loterie de la mer, et il y avait gagné le quine.

Le quine, c’était la Durande naviguant.