Les Travailleurs de la mer/Partie 1/Livre 3/04

Émile Testard (Tome Ip. 174-176).
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Première partie. Livre III


IV

SUITE DE L’HISTOIRE DE L’UTOPIE


La chose, on le comprend de reste, prit d’abord fort mal. Tous les propriétaires de coutres faisant le voyage de l’île guernesiaise à la côte française jetèrent les hauts cris. Ils dénoncèrent cet attentat à l’écriture sainte et à leur monopole. Quelques chapelles fulminèrent. Un révérend, nommé Elihu, qualifia le bateau à vapeur « un libertinage ». Le navire à voiles fut déclaré orthodoxe. On vit distinctement les cornes du diable sur la tête des bœufs que le bateau à vapeur apportait et débarquait. Cette protestation dura un temps raisonnable. Cependant peu à peu on finit par s’apercevoir que ces bœufs arrivaient moins fatigués, et se vendaient mieux, la viande étant meilleure ; que les risques de mer étaient moindres pour les hommes aussi ; que ce passage, moins coûteux, était plus sûr et plus court ; qu’on partait à heure fixe et qu’on arrivait à heure fixe ; que le poisson, voyageant plus vite, était plus frais, et qu’on pouvait désormais déverser sur les marchés français l’excédent des grandes pêches, si fréquentes à Guernesey ; que le beurre des admirables vaches de Guernesey faisait plus rapidement le trajet dans le Devil-Boat que dans les sloops à voile, et ne perdait plus rien de sa qualité, de sorte que Dinan en demandait, et que Saint-Brieuc en demandait, et que Rennes en demandait ; qu’enfin il y avait, grâce à ce qu’on appelait la galiote à Lethierry, sécurité de voyage, régularité de communication, va-et-vient facile et prompt, agrandissement de circulation, multiplication de débouchés, extension de commerce, et qu’en somme il fallait prendre son parti de ce Devil-Boat qui violait la bible et enrichissait l’île. Quelques esprits forts se hasardèrent à approuver dans une certaine mesure. Sieur Landoys, le greffier, accorda son estime à ce bateau. Du reste, ce fut impartialité de sa part, car il n’aimait pas Lethierry. D’abord Lethierry était mess et Landoys n’était que sieur. Ensuite, quoique greffier à Saint-Pierre-Port, Landoys était paroissien de Saint-Sampson ; or ils n’étaient dans la paroisse que deux hommes, Lethierry et lui, n’ayant point de préjugés ; c’était bien le moins que l’un détestât l’autre. Être du même bord, cela éloigne.

Sieur Landoys néanmoins eut l’honnêteté d’approuver le bateau à vapeur. D’autres se joignirent à sieur Landoys. Insensiblement, le fait monta ; les faits sont une marée, et, avec le temps, avec le succès continu et croissant, avec l’évidence du service rendu, l’augmentation du bien-être de tous étant constatée, il vint un jour où, quelques sages exceptés, tout le monde admira « la galiote à Lethierry ».

On l’admirerait moins aujourd’hui. Ce steamer d’il y a quarante ans ferait sourire nos constructeurs actuels. Cette merveille était difforme ; ce prodige était infirme.

De nos grands steamers transatlantiques d’à présent au bateau à roues et à feu que Denis Papin fit manœuvrer sur la fulde en 1707, il n’y a pas moins de distance que du vaisseau à trois ponts le Montebello, long de deux cents pieds, large de cinquante, ayant une grande vergue de cent quinze pieds, déplaçant un poids de trois mille tonneaux, portant onze cents hommes, cent vingt canons, dix mille boulets et cent soixante paquets de mitraille, vomissant à chaque bordée, quand il combat, trois mille trois cents livres de fer, et déployant au vent, quand il marche, cinq mille six cents mètres carrés de toile, au dromon danois du deuxième siècle, trouvé plein de haches de pierre, d’arcs et de massues, dans les boues marines de Wester-Satrup, et déposé à l’hôtel de ville de Flensbourg.

Cent ans juste d’intervalle, 1707-1807, séparent le premier bateau de Papin du premier bateau de Fulton. La « galiote à Lethierry » était, à coup sûr, un progrès sur ces deux ébauches, mais était une ébauche elle-même. Cela ne l’empêchait pas d’être un chef-d’œuvre. Tout embryon de la science offre ce double aspect : monstre comme fœtus ; merveille comme germe.