Les Travailleurs de la mer/Partie 1/Livre 1/5

Émile Testard (Tome Ip. 123-126).
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Première partie. Livre I


V

AUTRES CÔTÉS LOUCHES DE GILLIAT


L’opinion n’était pas bien fixée sur le compte de Gilliatt.

Généralement on le croyait marcou, quelques-uns allaient jusqu’à le croire cambion. Le cambion est le fils qu’une femme a du diable.

Quand une femme a d’un homme sept enfants mâles consécutifs, le septième est marcou. Mais il ne faut pas qu’une fille gâte la série des garçons.

Le marcou a une fleur de lys naturelle empreinte sur une partie quelconque du corps, ce qui fait qu’il guérit les écrouelles aussi bien que les rois de France. Il y a des marcous en France un peu partout, particulièrement dans l’Orléanais. Chaque village du Gâtinais a son marcou. Il suffit, pour guérir les malades, que le marcou souffle sur leurs plaies ou leur fasse toucher sa fleur de lys. La chose réussit surtout dans la nuit du vendredi saint. Il y a une dizaine d’années, le marcou d’Ormes en Gâtinais, surnommé le Beau Marcou et consulté de toute la Beauce, était un tonnelier appelé Foulon, qui avait cheval et voiture. On dut, pour empêcher ses miracles, faire jouer la gendarmerie. Il avait la fleur de lys sous le sein gauche. D’autres marcous l’ont ailleurs.

Il y a des marcous à Jersey, à Aurigny et à Guernesey. Cela tient sans doute aux droits que la France a sur le duché de Normandie. Autrement, à quoi bon la fleur de lys ?

Il y a aussi dans les îles de la Manche des scrofuleux ; ce qui rend les marcous nécessaires.

Quelques personnes s’étant trouvées présentes un jour que Gilliatt se baignait dans la mer avaient cru lui voir la fleur de lys. Questionné là-dessus, il s’était, pour toute réponse, mis à rire. Car il riait comme les autres hommes, quelquefois. Depuis ce temps-là, on ne le voyait plus se baigner ; il ne se baignait que dans des lieux périlleux et solitaires. Probablement la nuit, au clair de lune ; chose, on en conviendra, suspecte.

Ceux qui s’obstinaient à le croire cambion, c’est-à-dire fils du diable, se trompaient évidemment. Ils auraient dû savoir qu’il n’y a guère de cambions qu’en Allemagne. Mais le Valle et Saint-Sampson étaient, il y a cinquante ans, des pays d’ignorance.

Croire, à Guernesey, quelqu’un fils du diable, il y a visiblement là de l’exagération.

Gilliatt, par cela même qu’il inquiétait, était consulté. Les paysans venaient, avec peur, lui parler de leurs maladies. Cette peur-là contient de la confiance ; et, dans la campagne, plus le médecin est suspect, plus le remède est sûr. Gilliatt avait des médicaments à lui, qu’il tenait de la vieille femme morte ; il en faisait part à qui les lui demandait, et ne voulait pas recevoir d’argent. Il guérissait les panaris avec des applications d’herbes ; la liqueur d’une de ses fioles coupait la fièvre ; le chimiste de Saint-Sampson, que nous appellerions pharmacien en France, pensait que c’était une décoction de quinquina. Les moins bienveillants convenaient volontiers que Gilliatt était assez bon diable pour les malades quand il s’agissait de ses remèdes ordinaires ; mais, comme marcou, il ne voulait rien entendre ; si un scrofuleux lui demandait à toucher sa fleur de lys, pour toute réponse il lui fermait sa porte au nez ; faire des miracles était une chose à laquelle il se refusait obstinément, ce qui est ridicule à un sorcier. Ne soyez pas sorcier ; mais, si vous l’êtes, faites votre métier.

Il y avait une ou deux exceptions à l’antipathie universelle. Sieur Landoys, du Clos-Landès, était clerc greffier de la paroisse de Saint-Pierre-Port, chargé des écritures et gardien du registre des naissances, mariages et décès. Ce greffier Landoys tirait vanité de descendre du trésorier de Bretagne Pierre Landais, pendu en 1485. Un jour sieur Landoys poussa son bain trop avant dans la mer, et faillit se noyer. Gilliatt se jeta à l’eau, faillit se noyer lui aussi, et sauva Landoys. À partir de ce jour, Landoys ne dit plus de mal de Gilliatt. À ceux qui s’en étonnaient, il répondait : Pourquoi voulez-vous que je déteste un homme qui ne m’a rien fait, et qui m’a rendu service ? Le clerc greffier en vint même à prendre Gilliatt en une certaine amitié. Ce clerc greffier était un homme sans préjugés. Il ne croyait pas aux sorciers. Il riait de ceux qui ont peur des revenants. Quant à lui, il avait un bateau, il pêchait dans ses heures de loisir pour s’amuser, et il n’avait jamais rien vu d’extraordinaire, si ce n’est une fois au clair de lune une femme blanche qui sautait sur l’eau, et encore il n’en était pas bien sûr. Moutonne Gahy, la sorcière de Torteval, lui avait donné un petit sac qu’on s’attache sous la cravate et qui protège contre les esprits ; il se moquait de ce sac, et ne savait ce qu’il contenait ; pourtant il le portait, se sentant plus en sûreté quand il avait cette chose au cou.

Quelques personnes hardies se risquaient, à la suite du sieur Landoys, à constater en Gilliatt certaines circonstances atténuantes, quelques apparences de qualités, sa sobriété, son abstinence de gin et de tabac, et l’on en venait parfois jusqu’à faire de lui ce bel éloge : Il ne boit, ne fume, ne chique, ni ne snuffe.

Mais être sobre, ce n’est une qualité que lorsqu’on en a d’autres.

L’aversion publique était sur Gilliatt.

Quoi qu’il en fût, comme marcou, Gilliatt pouvait rendre des services. Un certain vendredi saint, à minuit, jour et heure usités pour ces sortes de cures, tous les scrofuleux de l’île, d’inspiration ou par rendez-vous pris entre eux, vinrent en foule au Bû de la Rue, à mains jointes, et avec des plaies pitoyables, demander à Gilliatt de les guérir. Il refusa. On reconnut là sa méchanceté.