Les Travailleurs de la mer/L’archipel de la Manche/14

Émile Testard (Tome Ip. 54-58).


XIV

AUTRES PARTICULARITÉS


D’une île à l’autre, on fraternise ; on se raille aussi, doucement. Aurigny, subordonnée à Guernesey, s’en fâche parfois, et voudrait tirer à elle le bailliage et faire de Guernesey un satellite. Guernesey riposte, sans colère, par cette « riselée » populaire :

Hale, Pier’, hale, Jean,
L’Guernesey vian.

Ces insulaires, étant une famille de mer, ont parfois de l’amertume, jamais d’aigreur ; qui leur prête des grossièretés, les méconnaît. Nous n’ajoutons aucune foi au prétendu dialogue proverbial entre Jersey et Guernesey : — Vous êtes des ânes. — Réplique : — Vous êtes des crapauds. — C’est là une salutation dont l’archipel normand est incapable. Vadius et Trissotin devenus deux îles de l’océan, nous n’admettons point cela.

Aurigny, du reste, a son importance relative. Pour les Casquets, Aurigny est Londres. La fille du garde-phare Houguer, née aux Casquets, fit à l’âge de vingt ans, le voyage d’Aurigny. Elle fut éperdue du tumulte et redemanda son rocher. Elle n’avait jamais vu de bœufs. En apercevant un cheval, elle s’écria : Quel gros chien !

On est très jeune vieux, non de fait, mais de droit, en ces îles normandes. Deux passants causent : — Le bon homme qui venait tous les jours par ici, il est mort. — Quel âge avait-il ? — Mais bien trente-six ans.

Les femmes de cette Normandie insulaires sont, est-ce un blâme ? est-ce un éloge ? difficilement servantes. Deux dans la même maison ont quelque peine à s’accorder. Elles ne se font aucune concession ; de là un service peu souple, très intermittent, et fort cahoté. Elles s’occupent médiocrement de leur maître, sans lui en vouloir, Il devient ce qu’il peut. En 1852, une famille française, débarquée à Jersey à la suite d’événements, prit à son service une cuisinière native de Saint-Brelade et une femme de chambre native de Boulay-bay. Un matin de décembre, le maître de la maison, levé au petit jour, trouva la porte du logis, qui donnait sur un grand chemin, ouverte à deux battants, et plus de servantes. Ces deux femmes n’avaient pu s’entendre, et à la suite d’une querelle, ayant probablement du reste quelques motifs pour se considérer comme payées de leurs gages, elles avaient empaqueté leurs nippes et s’en étaient allées, chacune de son côté, au milieu de la nuit, laissant derrière elles leurs maîtres endormis et la porte ouverte. L’une avait dit à l’autre : Je ne reste pas avec une beuveresse, et l’autre avait répliqué : Je ne reste pas avec une voleresse.

Toujours les deux sur les dix, est une séculaire locution proverbiale du pays. Que signifie-t-elle ? Que jamais, si vous avez chez vous un homme de peine ou une femme de service, vos deux yeux ne quittent ses dix doigts. Conseil de maître avare ; c’est la vieille défiance qui dénonce la vieille paresse. Diderot raconte que, pour un carreau cassé à sa fenêtre, en Hollande, cinq ouvriers vinrent ; un portait la vitre neuve, un le mastic, un le seau d’eau, un la truelle, et un autre l’éponge. En deux jours, et à eux cinq, ils remirent la vitre.

Ce sont là, disons-le, les antiques langueurs gothiques, nées du servage comme les indolences créoles sont nées de l’esclavage, vices communs à tous les peuples, et qui de nos jours disparaissent partout au frottement du progrès, dans les Channel’s Islands comme ailleurs, et peut-être plus rapidement qu’ailleurs. Dans ces industrieuses communautés insulaires, l’activité, qui fait partie de la probité, est de plus en plus la loi du travail.

Dans l’archipel de la Manche, certaines choses du passé sont encore visibles. Ceci par exemple, — Cour de fief, tenue en la paroisse de Saint-Ouen, en la maison de M. Malzard, le lundi 22 mai 1854, heure de midi. La cour est présidée par le sénéchal, ayant à sa droite le prévôt et à sa gauche le sergent. Assiste à l’audience, noble écuyer sire de Morville et aux autres lieux, possédant en lige une partie de la paroisse. Le sénéchal a requis du prévôt le serment, dont la teneur suit : — Vous jurez et promettez, par votre foi en Dieu, que bien et fidèlement vous exercerez la charge de prévôt de la cour du fief et seigneurie de Morville, et conserverez le droit du seigneur. — Et, ledit prévôt, ayant levé la main et salué le seigneur, a dit : — Je l’jurons.

L’archipel normand parle français, avec quelques variantes, comme on voit. Paroisse se prononce paresse. On a « un ma à la gambe qui n’est pas commun ». — Comment vous portez-vous ? — Petitement. Moyennement. Tout à l’aisi. C’est-à-dire, mal, pas mal, bien. Être triste, c’est avoir les esprits bas ». Sentir mauvais, c’est avoir « un mauvais sent » ; causer du dégât, c’est « faire du ménage » ; balayer sa chambre, laver sa vaisselle, etc., c’est « picher son fait » ; le baquet, souvent plein d’immondices, c’est « le bouquet ». On n’est pas ivre, on est « bragi » ; on n’est pas mouillé, on est « mucre ». Être hypocondriaque, c’est avoir « des fixes ». Une fille est une « hardelle », un tablier est un « devantier », une nappe est un « doublier », une robe est un « dress », une poche est une « pouque », un tiroir est un « haleur », un chou est une « caboche », une armoire est une « presse », un cercueil est un « coffre à mort », les étrennes sont des « irvières », la chaussée est « la cauchie », un masque est un « visagier », les pilules sont des « boulets ». Bientôt, c’est « bien dupartant ». La halle est peu garnie, la denrée est rare ; le poisson et les légumes sont « écarts ». Plaider, bâtir, voyager, tenir maison, avoir table ouverte, donner des fêtes, c’est coutâgeux (en Belgique, et dans la Flandre française, frayeux). Noble est un des mots les plus usités dans ce français local. Toute chose réussie est un « noble train. » Une cuisinière rapporte du marché « un noble quartier de veau ». Un canard bien nourri « est un noble pirot ». Une oie grasse est « un noble picot ». La langue judiciaire et légale a, elle aussi, l’arrière-goût normand. Un dossier de procès, une requête, un projet de loi, sont « logés au greffe ». Un père qui marie sa fille ne lui doit rien « pendant qu’elle est couverte de mari ».

Aux termes de la coutume normande, une fille non mariée, qui est grosse, désigne le père de son enfant dans la population. Elle le choisit quelquefois un peu. Cela n’est pas sans quelque inconvénient.

Le français que parlent les anciens habitants de l’archipel n’est peut-être pas tout à fait de leur faute.

Il y a une quinzaine d’années, plusieurs français arrivèrent à Jersey, nous venons d’indiquer ce détail. (Disons-le en passant, on ne comprenait pas bien pourquoi ils avaient quitté leur pays ; quelques habitants les appelaient ces biaux révoltés.) Un de ces français reçut la visite d’un vieux professeur de langue française, établi depuis longtemps, disait-il, dans le pays. C’était un alsacien, accompagné de sa femme. Il montrait peu d’estime pour le français normand qui est l’idiome de la Manche. En entrant il s’écria : — J’ai pien te la beine à leur abrendre le vranzais. On barle ici badois.

— Comment badois ?

— Oui, badois.

— Ah ! patois ?

— C’est ça, badois.

Le professeur continua ses plaintes sur le « badois » normand. Sa femme lui ayant adressé la parole, il se tourna vers elle et lui dit : — Ne me vaites bas ici de zènes gonchicales.