Les Travailleurs dans nos grandes villes

Les Travailleurs dans nos grandes villes
Revue des Deux Mondes, période initialetome 22 (p. 790-799).

DES TRAVAILLEURS


DANS NOS GRANDES VILLES.




Dans l’exposé général des questions à discuter pour fonder l’organisation du travail, M. Louis Blanc paraît avoir compris que les merveilles de l’association dans l’industrie manufacturière ne pourraient suffire à créer l’abondance pour les masses, alors surtout que celles-ci travailleraient une ou deux heures de moins. Il a tourné ses regards vers les champs, non pour s’occuper des 20 millions d’ouvriers qui les exploitent si péniblement, et avec de si légers salaires, comparés à ceux des villes, mais pour y faire refluer le trop plein des cités. Il propose à cet effet la création de colonies agricoles dans chaque département ; les associations seraient soumises à peu près au régime économique du phalanstère. Il y aurait entre elles solidarité ; elles seraient sous la surveillance de l’état, qui fournirait le capital nécessaire à l’installation.

Je m’éloignerais de mon sujet en examinant tout ce qu’il y a de difficultés, pour ne pas dire d’impossibilités, dans l’application d’idées pareilles ; il n’est pas un détail de ce système qui ne soit hérissé d’obstacles, et, pour n’en citer qu’un, je dirai que l’agriculture, la vie des champs, ne sauraient s’accommoder d’un vaste bâtiment divisé en autant d’appartemens séparés qu’il y aurait de familles. Il faut que chaque ménage ait de la volaille, des cochons, des brebis, une ou deux vaches à lait. Il faut donc une basse-cour pour chacun, des étables et des volaillères. C’est la réunion de toutes ces petites industries, jointes à la variété des cultures, qui compose l’aisance des familles.

L’agglomération du personnel agricole est tout ce qu’il y a de plus nuisible à la production. J’ai souvent constaté que c’est à cette fâcheuse condition qu’il fallait attribuer, en très grande partie, la pauvreté de l’Espagne. On n’y voit ni châteaux, ni fermes, ni hameaux. Ce sont de gros villages de 1,000 à 3,000 habitans, qui vont cultiver à trois et quatre lieues. Les longues guerres intérieures, quelquefois l’absence de l’eau, ont amené ces agglomérations de cultivateurs. Il est aisé de comprendre qu’il en résulte une grande perte de temps. Pendant qu’on voyage, on ne travaille pas. Quand on est loin de son champ, on y va rarement, et une foule de ces petits soins qui assurent les récoltes ne sont pas donnés. Souvent, quand on a achevé un travail, il reste encore une ou deux heures de jour que l’on emploierait, si l’on était près de ses terres. La ménagère, quand elle a soigné ses enfans et sa maison, va dans le champ voisin extraire de l’herbe, sarcler des plantes ; il en est de même de l’homme qui soigne le bétail. Avec l’agglomération des travailleurs, rien de tout cela n’est possible, et cela fait une perte de forces considérable dans le cours de l’année. Le phalanstère pourra peut-être convenir, dans quelques cas, à la manufacture, mais je le crois absolument impropre à la fabrique agricole.

J’engage M. Louis Blanc à se faire rendre compte des résultats obtenus à l’union du Sig dans la province d’Oran ; il trouvera à cet égard des renseignemens certains près de M. le général Cavaignac, qui vient de commander cette province. L’union du Sig, fondée par souscriptions, a été soumise au régime que M. Louis Blanc veut donner à ses colonies agricoles ; elle était dirigée par un capitaine d’artillerie très passionné pour l’idée phalanstérienne. L’état lui donna 3,000 hectares de bonnes terres défrichées et arrosables en très grande partie par le barrage du Sig. On y ajouta 150,000 Francs de subvention pour les travaux d’utilité ou de sûreté publique. Eh bien ! malgré tous ces avantages, cet établissement est fort loin de prospérer ; on le dit même très voisin de sa chute.

De cet aperçu de l’un des mille côtés du plan de M. Louis Blanc, il ne faut pas conclure que je repousse entièrement l’idée de ramener aux champs une partie des ouvriers de la ville ; non, je l’approuve au contraire beaucoup, je ne combats que le moyen. Tout le monde comprend l’urgence de cette mesure de haute politique et d’humanité ; mais on est loin de s’entendre aussi bien sur les détails de l’application.

La création d’une société en commandite pour former une armée agricole qui serait chargée de défricher les landes, de reboiser les montagnes, de dessécher les marais, telle est la base d’un autre système, proposé par le 8e arrondissement de Paris, et plus impraticable encore, à mon avis, que celui de M. Louis Blanc. D’abord je doute que l’on trouve par souscriptions les capitaux énormes qu’il faudrait pour réaliser cette idée. Les souscripteurs ne seraient en général dirigés que par un sentiment politique et humanitaire qui ne serait pas suffisant pour atteindre le but ; l’intérêt financier, ce grand stimulant, n’y serait pour rien ; les capitaux ne prennent pas confiance, en général, dans les entreprises agricoles, et celle-ci moins que d’autres les séduira. Une foule d’insuccès en ce genre ont discrédité ces spéculations. Supposons néanmoins que les capitaux soient réunis ; on n’aurait pas encore vaincu les grandes difficultés. Comment des ouvriers accoutumés à toutes les jouissances de la ville, à des salaires considérables, comparés à ceux des ouvriers de la terre, consentiraient-ils à s’enrégimenter pour aller vivre et travailler rudement dans la solitude des landes, des marais et des montagnes ? Ils ne trouveraient là aucun des plaisirs, aucune des distractions dont ils jouissent le dimanche, le lundi et quelquefois le mardi. Comment d’ailleurs pourraient-ils exécuter les rudes travaux auxquels on les destine, eux qui, pour la plupart, n’ont travaillé qu’à l’ombre, à des métiers qui éprouvent peu les forces musculaires ? Leurs travaux, dans les débuts surtout, seraient tout-à-fait insignifians ; beaucoup mourraient à la peine, sous l’influence de la fatigue excessive, de la nostalgie et de l’air délétère qu’exhalent les défrichemens et les marais. Il est à peu près certain que le plus grand nombre déserterait dès les premiers jours.

Les partisans de ce système ont sans doute fort peu l’expérience des travaux dont ils parlent, car ils sauraient que, pour défricher et dessécher les marais, il faut des terrassiers d’élite, rompus dès leur jeune âge à ce dur métier. Ce n’est certes pas parmi les tailleurs, les tisseurs, les peintres, les doreurs, les passementiers, les mégissiers, etc., que l’on trouverait les ouvriers propres à cette ouvre immense. Pour les déclasser et les ramener à la fabrique agricole, il faudrait les faire passer par un noviciat beaucoup moins dur, et qui ne leur imposât pas la privation absolue de toutes leurs habitudes sociales. Que ferait-on des vieillards, des femmes, des enfans ? Dans les premiers temps, du moins, ils n’auraient aucun emploi, car leurs faibles bras ne pourraient ni défricher ni creuser des canaux de desséchement ; ils ne pourraient être utilisés que bien plus tard, lorsque les exploitations seraient créées, lorsqu’il y aurait du bétail et de petites cultures.

A-t-on bien calculé tout ce qu’il faudrait de temps et de dépenses, je ne dis pas pour assurer le bien-être de cette armée de travailleurs, mais seulement pour lui faire une installation qui lui permît d’exister ? Il faudrait partout construire des locaux pour les hommes et pour les animaux ; il faudrait acheter des bestiaux, les fourrages nécessaires pour les nourrir jusqu’à ce qu’on eût créé des prairies naturelles et artificielles, des charrettes, des outils aratoires de toute espèce, le mobilier des ménages, etc., etc. Il faudrait un état-major pour diriger les travaux, des administrateurs et des comptables, toutes choses qui augmenteraient beaucoup la dépense. On voudrait sans doute aussi, comme le propose M. Louis Blanc, créer immédiatement des écoles, des salles d’asile, des crèches, des bibliothèques, des salles de lecture où l’on recevrait les journaux. En un mot, c’est toute une société à fonder, à l’image de celle qui existe déjà, et qui ne s’est établie qu’avec les siècles. On comprendrait ce qu’il y a de gigantesque dans cette entreprise, si l’on avait vu de près ce que quelques villages fondés en Algérie ont coûté de peines, de soins minutieux et d’argent. Il a fallu six années de labeurs pour établir moins de six mille colons ruraux, et l’on avait à sa disposition toute une administration civile, aidée par les bras d’une puissante armée.

Lors même, d’ailleurs, que les deux systèmes que je viens d’examiner en raccourci seraient d’une application plus facile que je ne le pense, ils n’en seraient pas moins très lents dans leurs effets ; il est aisé de voir que les choses de cette nature ne s’improvisent pas, qu’elles sont l’œuvre du temps et des soins persévérans d’hommes pratiques. Or, nous avons besoin de remèdes prompts. Il y a urgence extrême de donner une direction utile à cette partie de la population des villes qui n’y trouve plus de travail. Le gouvernement a pris l’engagement de la faire vivre en travaillant : lors même qu’il ne l’eût pas promis, il faudrait qu’il le fît, dans la mesure de ses forces, pour le triple intérêt de l’humanité, de l’ordre social et de la prospérité publique ; mais peut-il continuer long-temps à occuper ce grand nombre d’ouvriers dans les ateliers nationaux ? Assurément non : ce serait une charge d’autant plus intolérable pour la France, que les travaux qu’on exécute ainsi sont de fort peu d’utilité ; cela ne peut donc durer.

L’assemblée nationale, nous l’espérons, améliorera cette situation par des lois et des mesures qui, en ramenant la confiance et le crédit, raviveront l’industrie publique. Toutefois il est à croire que le travail se ressentira long-temps du choc matériel et moral qu’il a éprouvé. Le mal matériel serait bientôt réparé ; il n’en sera pas de même des impressions fâcheuses produites par certains plans d’organisation des travailleurs. On connaît la ténacité des théoriciens ; ils lutteront contre les argumens et les faits. Tant que cette lutte durera, il y aura malaise dans l’industrie, et il est fort, à craindre que de long-temps elle ne puisse donner du travail à tous les ouvriers qu’elle employait avant la révolution. Il faut donc s’occuper immédiatement, avec ardeur et sans relâche, d’enlever à nos cités cette surabondance de travailleurs qui obèrent doublement la république, puisqu’on les paie et qu’ils ne produisent pas. Il faut, le plus promptement possible, doter l’agriculture du trop plein des villes. Sur ce point, je partage l’opinion de M. Louis Blanc. Je reconnais avec lui que cette immense fabrique offre au travail un champ vaste et fécond, un champ à peu près illimité ; mais je ne puis le suivre dans les hérésies agricoles auxquelles cette assertion le conduit, telles que celle-ci, par exemple : « L’agriculture permet de proportionner constamment la production aux besoins et aux ressources de la consommation. » Qui donc pourra établir cet équilibre dans une fabrique qui opère avec 24 millions de bras sur 52 millions d’hectares, et dont les résultats dépendent des saisons ? Pourquoi M. Louis Blanc ne nous donnait-il pas plus tôt son secret ? Nous aurions évité la mauvaise récolte de 1846, et nous aurions évité de produire en 1847 à tel point que les denrées ne se vendent pas aujourd’hui ce qu’elles ont coûté de main-d’œuvre. Nous avons commis la même faute pour la récolte de 1848, car elle s’annonce de manière à excéder de beaucoup les besoins et à faire baisser encore les prix, déjà trop bas pour rémunérer les travailleurs des champs à 1 franc par jour.

L’assertion de M. Louis Blanc répond à cette autre sentence : « On peut donner à l’agriculture un plein essor, sans craindre d’ajouter à l’encombrement des marchés et de déprécier les produits. » Mais ce qu’il y a d’aussi fort, c’est ce curieux paragraphe : « Le cultivateur vit sur le sol, des produits du sol, sans avoir besoin d’acheteurs. Son existence ne dépend pas, comme celle des ouvriers de l’industrie, des vicissitudes du commerce, des hasards, des crises politiques, de la fermeture d’un débouché lointain, d’une catastrophe imprévue. » La fabrique agricole n’a pas besoin d’acheteurs !… On croit rêver en lisant cela. Comment paiera-t-elle les impôts, les ouvriers qu’elle emploie, les objets fabriqués qu’elle achète à la ville, si elle n’a pas d’acheteurs ? Il est inutile de discuter de pareilles assertions ; ce serait douter du bon sens public. Revenons aux ouvriers qui manquent de travail dans l’industrie manufacturière, et qu’on ne saurait déverser trop tôt dans la grande exploitation nationale, l’agriculture.

Deux moyens se présentent : le premier, le plus grand, le plus promptement efficace, c’est de distribuer dans trente mille communes rurales tous les ouvriers qui accepteront une situation qui, au fond, serait meilleure que celle qu’ils ont dans les ateliers nationaux. Cette situation aurait surtout plus d’avenir, car rien n’empêcherait qu’elle se prolongeât assez long-temps pour que chaque individu, chaque famille pût se classer dans l’agriculture ou attendre la reprise des affaires industrielles. Voici, selon moi, comment il faudrait procéder à cette mesure de haute politique, de fraternité et d’économie publique.

Les conditions faites aux ouvriers qui se rendraient dans les campagnes seraient publiées dans toutes les grandes villes. Il leur serait accordé un mois pour les accepter, après quoi ils n’auraient plus droit à être admis dans les ateliers nationaux, qui seraient supprimés. Cette suppression serait juste, puisqu’on aurait offert en échange aux travailleurs le premier des ateliers nationaux.

Les conditions seraient les suivantes :

1° Les ouvriers sans travail dans les villes et les manufactures seront répartis dans les communes rurales pour y être occupés à l’agriculture.

2° Les ouvriers et leur famille, s’ils en ont, recevront, pour se rendre dans la commune qui leur sera assignée, une indemnité de route de 1 franc par jour pour les hommes, de 50 centimes pour les femmes et les enfans ; ils auront droit, en outre, au transport de leurs hardes.

3° Ils seront distribués, dans chaque commune, chez les propriétaires et les fermiers, sans qu’on puisse séparer la famille. Les propriétaires et les fermiers seront tenus, en échange de leur travail, de les nourrir et de leur donner un salaire de 40 cent. pour les hommes de dix-huit ans et au-dessus, de 25 cent. pour les femmes, et 15 cent. pour les enfans de douze à dix-huit ans, la simple nourriture pour les enfans au-dessous de douze ans.

4° L’état accorde un supplément de salaire de 50 cent. par jour pour les hommes de dix-huit ans et au-dessus, 30 cent. pour les femmes, 20 cent. pour les enfans de douze à dix-huit ans, 15 cent. pour les enfans au-dessous de douze ans. Ces supplémens seront accordés pour tous les jours de la semaine, fériés ou non. Les propriétaires ou fermiers ne paieront que les jours non fériés.

5° Les ouvriers et leur famille seront tenus de travailler, comme leurs frères des champs, en raison de leur force et conformément aux habitudes agricoles des localités.

6° La famille, à son choix, ou à celui du propriétaire ou fermier, pourra se nourrir en son particulier. Dans ce cas, le fermier ou propriétaire donnera, en argent ou en denrées au cours, 50 cent. pour les hommes, 40 cent. pour les femmes, 30 cent. pour les enfans de huit à dix-huit ans ; au-dessous de cet âge, les enfans vivront sur le commun.

7° Un mois après la publication du présent arrêté, les ouvriers ou les familles qui n’auront pas accepté les conditions qui précèdent n’auront plus droit aux secours de l’état. Les ateliers nationaux seront supprimés. Il ne sera fait exception que pour les vieillards, les malades et les infirmes.

Je n’entrerai point dans les détails d’exécution de cet arrêté ; une instruction très simple de M. le ministre de l’intérieur ferait dresser les états des ouvriers acceptans, états sur lesquels on ferait la répartition par département, laissant aux préfets le soin de faire la division par commune. Je dirai seulement qu’il me paraît juste et bien entendu de laisser, autant qu’il se pourra, aux ouvriers le choix du département et même de la commune. Une colonne des états devra indiquer le choix, et l’on y aura égard dans la répartition, autant que cela pourra coïncider avec l’égalité approximative entre les départemens et les communes.

Examinons maintenant les avantages que produira ce système de secours pour l’état, pour les familles d’ouvriers et pour les individus isolés.

L’état y trouvera, outre une garantie d’ordre public, une énorme économie et un accroissement de produits agricoles, tandis que les forces employées dans les ateliers sont à peu près improductives.

La dépense actuelle pour chaque ouvrier employé aux ateliers nationaux ne peut être évaluée à moins de 2 fr. 50 cent. par jour, en y comprenant les frais accessoires, tels que outils, contre-maîtres, directeurs, comptables, etc. ; soit, pour 300 jours de travail, 750 fr.

La dépense par le système proposé serait comme suit :


Indemnité de route, en moyenne 10 fr
Supplément de salaire, à 50 cent. par jour pour 300 jours 150
160 fr.

L’économie serait donc de 590 fr. par individu.

De son côté, l’ouvrier serait nourri et aurait 90 cent. par jour nets. L’ouvrier des champs est moins bien payé, surtout en hiver.

Ainsi, sur les 85,000 ouvriers actuellement classés dans les ateliers de Paris, il y aurait une économie de 50,150,000 fr.

Quant à la famille de l’ouvrier, il est aisé de voir qu’elle aurait un grand avantage à la mise en pratique de ce système. En ce moment, elle vit presque uniquement de la journée de 2 francs que reçoit son chef aux ateliers nationaux ; pour juger de la différence entre cette situation et celle qui lui serait faite dans la commune rurale, supposons-la composée de quatre individus : le mari, la femme et deux enfans, l’un de neuf ans, l’autre de treize ans ; voici ce qu’elle aurait en sus de la nourriture, qui est chose capitale.


Le mari recevrait de l’état ou du propriétaire 0 fr. 90
La femme 0 fr. 55
Un des enfans 0 35
Le second enfant 0 fr. 15
1 fr. 95

C’est-à-dire 1 fr. 95 cent. par jour ou environ 600 fr. par an en sus de la nourriture. Il est incontestable que cette situation est meilleure que celle que donnent les ateliers nationaux. Elle est aussi très préférable à celle qui serait faite à l’armée agricole défrichant les landes et les montagnes, desséchant les marais. Dans nos villages et bourgs, les ouvriers trouveront en grande partie les distractions et les ressources qu’ils ont dans les villes : ils auront l’église, le curé, le maître d’école, le médecin, le marchand, le cabaret, toutes choses qui leur manqueraient au début, du moins dans les landes de la Bretagne ou de la Sologne.

Il n’est pas besoin de démontrer que la production agricole gagnerait aussi à la réalisation de ce plan. Chacun sait que beaucoup de travaux très utiles ne se font pas faute de bras, ou se font imparfaitement, et qu’il en résulte un grand amoindrissement dans les récoltes.

La mesure que nous proposons pourrait sans doute causer un certain embarras à quelques propriétaires ou fermiers ; il est probable aussi que le travail des ouvriers de la ville ne représenterait pas toujours le salaire et la nourriture ; mais, outre qu’on aurait la satisfaction de faire une chose morale et utile pour le pays, on trouverait encore de larges compensations.

Un autre avantage essentiel, c’est qu’on ne leur donnerait au commencement que des travaux proportionnés à leur inexpérience et aux forces de chaque individu. Ainsi l’ordre et la confiance qui renaîtraient dans les villes ramèneraient bien vite le crédit, l’activité des affaires, et les campagnes ressentiraient immédiatement les bons effets de cette nouvelle situation.

Que serait-ce du reste que quinze ou vingt individus par commune ? Il serait presque toujours facile de les placer de gré à gré chez les propriétaires, et au besoin la municipalité désignerait les personnes qui devraient les recevoir à tour de rôle, si le sentiment de fraternité et les considérations d’intérêt public ne devaient pas la dispenser de ce soin.

Ainsi, en moins d’un mois, l’état pourrait se débarrasser de ce lourd fardeau politique et financier des ateliers nationaux en satisfaisant, de la façon la moins compliquée et la plus avantageuse pour le pays, aux obligations qu’il s’est imposées, et auxquelles d’ailleurs il n’aurait pu se soustraire. L’esprit a beau s’ingénier, il ne peut trouver, nous le croyons, une solution plus pratique et plus prompte surtout que celle-ci. Quoi de plus simple, en effet, au lieu de tout créer avec des capitaux immenses qu’on ne trouverait pas, que de placer immédiatement et avec de légers frais le trop plein des villes dans le vaste cadre de l’agriculture ? Point de locaux à construire, point de bestiaux, point d’outils, ni de mobilier à acheter, point d’état-major, point de directeurs, ni de contre-maîtres à solder. Le propriétaire ou le fermier tiendra lieu de tout cela sans rétribution, et le percepteur paiera sur des mandats visés par le maire les subventions accordées aux ouvriers par l’état.

Il est à présumer qu’une partie des ouvriers se classeraient dans l’agriculture. Ceux qui retourneraient aux fabriques, quand elles auraient repris de l’activité, y apporteraient d’heureuses modifications dans leurs idées. Ils seront moins exigeans, ils apprécieront mieux les avantages de la vie des cités, quand ils auront vu leurs frères des champs travailler sans relâche sous toutes les intempéries pour 1 franc ou 1 franc 2 centimes par jour, lorsqu’ils auront considéré que le petit propriétaire lui-même travaille tout aussi rudement et plus assidument que le journalier, pour faire vivre sa famille et lui créer un très modeste avenir.

On parle sans cesse de mettre entre les mains de tous les instrumens du travail, c’est-à-dire le capital. C’est ce qui existe déjà en réalité, mais on ne sait pas le voir ; c’est ce qui existera pour les ouvriers des villes transportés dans les campagnes. Ils jouiront immédiatement d’une part du capital de la terre, des bâtimens ruraux, des bestiaux, des outils aratoires, du mobilier mis à leur usage, etc. Ils profiteront d’une situation créée par le travail des siècles, car il faut enfin que l’on comprenne que la terre, telle que Dieu nous l’a donnée, n’avait presque aucune valeur par elle-même ; elle n’en a acquis que parle travail persévérant et les immenses capitaux, fruits du travail, qui lui ont été appliqués. Cela est si vrai, que, pour le démontrer, il suffirait de supputer, pour la plupart des propriétés, ce qu’elles ont coûté depuis un siècle en travaux extraordinaires, tels que constructions, défrichemens, clôtures, desséchemens de marais, extirpation de rochers, transport de terre sur les surfaces qui en manquaient, établissement de prairies naturelles, plantations d’arbres et de vignes, amendemens minéraux pour changer la nature des terres, etc., etc., et l’on trouverait que la somme de toutes ces dépenses est supérieure à ce que vaut la propriété actuellement. Il faudrait bien reconnaître alors, avec M. de Dombasle, que la terre n’a d’autre valeur que celle qu’on lui donne par les capitaux, bras ou écus, qui lui sont appliqués avec intelligence.

Les capitaux ne sont-ils pas le produit du travail ? et dès-lors ne sont-ils pas aussi sacrés que le prix de la semaine de l’ouvrier ?

Le deuxième moyen que je propose pour ramener à l’agriculture une partie de la population des fabriques, c’est, comme le demande M. Louis Blanc, la colonie agricole ; mais je ne la veux pas en France, où elle n’a pas ou presque pas de place : c’est en Afrique que je voudrais la porter, afin d’atteindre deux grands buts à la fois. Voilà le moment où notre colonie peut nous rendre le plus grand des services et nous dédommager largement des sacrifices qu’elle nous a imposés. L’une des plus grandes causes de notre malaise social, le plus grand danger pour la république, c’est le défaut d’espace en raison de la population. Je sais bien que le sol de la France, s’il était partout cultivé à la hauteur de l’art agricole, nourrirait aisément 60 millions d’hommes ; mais, cela étant, les bois et les troupeaux diminueraient énormément, et ce serait une calamité nationale. L’extrême division de la terre amènerait ce triste résultat ; on n’y marche déjà que trop vite par le code civil. Cependant, puisque l’homme a la passion de posséder un morceau de terre, il faut que cette passion si naturelle nous aide à peupler notre colonie de manière à y dominer la race arabe. Pour atteindre ce but, rien ne doit paraître trop coûteux. Appliquons à cette grande et double mesure politique les millions que nous dépensons si déplorablement en ateliers nationaux ; cela vaudra mille fois mieux.

En proposant la colonie agricole de M. Louis Blanc, je suis loin de me prononcer pour le régime de l’association et de la solidarité. En voici la raison. Pendant que j’étais en Afrique, j’ai vu créer trois villages militaires soumis au travail en commun. Les colons étaient tous jeunes et vigoureux ; ils étaient animés de l’esprit de camaraderie ; ils étaient accoutumés à la communauté de la gamelle, à l’uniformité de la vie militaire ; ils jouissaient, quoique colons, des vivres et de la solde, ce qui leur permettait de ne pas tenir autant au produit de leur travail ; malgré cela, les trois villages, au bout d’un an, sans s’être concertés, demandèrent à se désassocier, à ne plus travailler en commun. Les raisons que donnèrent les colons des trois villages furent uniformes : il n’y a pas d’émulation ; on ne croit pas travailler pour soi, on ne travaille pas ; nous nous mettons au niveau des paresseux. On les désassocia, l’émulation revint, et les villages prospérèrent. Le fait est là, on peut le vérifier. Les villages dont je parle sont ceux de Mered, Mahelma et Foucka autour d’Alger.

Quoi qu’il en soit, je crois qu’il est bon, pour l’édification publique, de renouveler l’expérience sur deux ou trois colonies, en leur appliquant le système complet des socialistes. C’est en Afrique, en fondant une société nouvelle, que nos réformateurs doivent faire leurs expériences, et non pas sur notre vieille société, où leurs idées ne peuvent que porter la guerre et la ruine. Que l’on essaie donc en Algérie le socialisme dans toutes ses formules, l’association selon M. Louis Blanc, le fouriérisme, le communisme complet ; que l’état vienne largement en aide à cette expérimentation ; les contribuables ne devront pas s’en plaindre, et pour mon compte je donnerais volontiers, à cet effet, la valeur d’une de mes coupes de trèfle. Il est urgent que le public sache, par des faits bien constatés, à quoi s’en tenir sur ces théories, qui troublent le pays et contribuent puissamment à le mettre dans la misère, en attendant l’abondance promise. Jusque-là faisons la colonisation de l’Algérie avec cette vulgarité consacrée par les siècles et la force des choses ; appliquons-y le trop plein des ouvriers de la ville, mais en choisissant les élémens les plus vigoureux, car on ne pourrait placer sans imprudence au milieu des Arabes une population qui manquerait de force physique et morale ; qu’on ne recule pas devant la dépense, on n’en fera jamais de plus productive. Si l’on sème des millions, on recueillera pour la France l’ordre et la prospérité ; pour la colonie, une population française qui, devenue puissante, déchargera la métropole du fardeau qu’elle supporterait indéfiniment sans l’emploi de ce grand moyen de peuplement.


Mal B…