Les Touristes orientaux en Europe

LES


TOURISTES ORIENTAUX


EN EUROPE.




I. Journal of a residence in England of their royal highnesses Reeza Koolee Meerza, Najaf Koolee Meerza, and Taymoor Meerza, of Persia, originally written in Persian, by H. R. H. Najaf Koolee Meerza, and translated by Assaad Y. Kayat.

II Narrative of the residence of the Persian princes in London, by James Baillie Fraser.
III. Journal of a Residence of two years and a half in Great Britain, by Jehangeer Nowrojee and Hirjeebhoy Merwanjee ; of Bombay, naval architects.

IV. Travels in the Penjabet and a visit to Great Britain and Germany, by Mohan Lal, Esq., 1846.[1]




N’arrive-t-il jamais, au théâtre, que la salle soit plus curieuse à observer que la scène ? Quand la pièce est connue, quand les acteurs sont depuis long-temps jugés, on aime à tourner les yeux vers cette foule de spectateurs qui a son rôle dans la grande comédie de la vie, à suivre les combinaisons de l’intrigue du poète avec les mille caractères du public, à surprendre l’impression du drame sur ces spectateurs naïfs dont le goût n’est ni blasé par l’habitude, ni faussé par d’arbitraires conventions. C’est au charme d’un sentiment pareil que nous avons cédé en lisant les récits de quelques voyageurs orientaux qui ont récemment visité la Grande-Bretagne. Par elle-même, l’Angleterre est assurément une pièce fort connue ; nous savons tous par cœur les péripéties de ses grandeurs et de ses misères. Mille touristes européens, depuis Voltaire jusqu’au docteur Carus[2], nous ont conduits avec eux à ce drame shakespearien, tour à tour sublime et bouffon. Le pays de l’excentricité est presque devenu un lieu commun, qu’il est possible pourtant de rajeunir. Il ne faut, pour cela, que renouveler le parterre, observer, ainsi qu’il nous a été donné de le faire, l’impression que ressentent les enfans d’une société semi-barbare transportés au sein d’une civilisation aussi raffinée. Cette étude n’est même pas sans quelque utilité. Des préjugés divers s’usent par le frottement, et le bon sens inculte des Hindous peut servir à corriger les ridicules polis des Anglais.

A vrai dire, ce que les Orientaux voient en Angleterre, ce n’est pas l’Angleterre elle-même, c’est l’Europe. Les traits distinctifs qui séparent la Grande-Bretagne de la France, par exemple, leur échappent presque toujours. Ils ressemblent à ces enfans pour qui il n’y a ni marronniers ni tilleuls, mais seulement des arbres. En Asie, tous les Européens sont des Francs ; en Angleterre, l’Oriental ne voit guère que des Européens. On doit reconnaître cependant que, de tous les états de l’Occident, l’Angleterre est celui qui peut le mieux lui enseigner l’Europe. Elle grossit, elle met en relief tout ce qu’il peut en admirer et en comprendre. Elle excelle dans la partie du génie européen qui peut émerveiller des imaginations barbares ; elle possède l’industrie dans toute sa puissance, la richesse dans toutes ses fabuleuses grandeurs. L’Allemagne règne dans les domaines solitaires de la pensée et dans les arides sentiers de l’érudition, la France a le privilège d’imposer au monde civilisé ses opinions et ses arts ; mais ces hautes sphères de l’intelligence exigent une initiation préalable. Qu’est-ce qu’un Hindou ou un Persan pourrait comprendre aux théories de nos savans, aux créations de nos artistes, à l’éloquence de nos écrivains ? Il leur faut une puissance matérielle et visible ; ils aiment les tours de force de la civilisation. S’ils admirent la science, ce n’est pas lorsqu’avec les calculs du génie elle crée une planète nouvelle au-delà des mondes connus ; c’est quand, par ses applications, elle subjugue la nature indocile et asservit les élémens à nos lois. Ils feraient volontiers comme ces plébéiens d’Horace qui, au milieu d’une tragédie, appelaient à grands cris un ours ou des athlètes. Ce n’est pas un beau poème qu’ils demandent au théâtre de l’Europe, c’est quelque chose comme les exploits des Carter et des Van-Amburgh.

Trois nuances bien distinctes de la société orientale sont représentées par les singuliers touristes qu’on nous permettra de ne point séparer ici et de grouper autour de chaque fait, de chaque institution britannique, comme autant de peintres autour d’un même modèle. Les premiers, par la date comme par l’intérêt du récit, sont trois jeunes princes persans, cousins-germains de Mohammed-Châh, souverain actuel de la Perse. Leur père disputa le trône à Mohammed, fut vaincu, fait prisonnier, et, par une faveur inespérée, n’eut pas les yeux arrachés, comme c’est l’usage dans la famille ; il lui fut donné de mourir tranquillement au fond d’une prison. Dès qu’il se vit entre les mains du châh, il écrivit à ses fils de ne point songer à le délivrer par la force, ce qui pourrait irriter son auguste neveu et lasser sa royale clémence, mais d’aller plutôt implorer à Londres les secours tout-puissans des Anglais. Aussitôt voilà les trois princes à cheval, galopant à travers les montagnes, la neige et les torrens, à demi morts de faim et de fatigue, et arrivant enfin à Beyrouth, d’où le vaisseau de feu doit les conduire à une distance que leur imagination même n’ose leur représenter. Nous avons sous les yeux leur portrait d’après M. Partridge. C’est un groupe d’un effet original et charmant. L’aîné, Riza Couli, avait trente ans ; sa taille élancée, son front large, ses yeux vifs et pénétrans, annoncent un caractère plein de dignité et de résolution. C’était l’homme d’état de la famille ; c’est lui qui gouvernait, sous le nom de son père, la vaste province de Fars. Ses frères lui témoignaient, en toute occasion, la plus grande déférence. Le second, Najaf Couli, l’auteur de la relation, est fils d’une esclave géorgienne ; sa complexion frêle et délicate rappelait cette origine. Ses yeux étaient bleus, ses cheveux blonds ; il laissait croître sa barbe, qui descendait jusque sur sa poitrine. Une vue extrêmement basse, une voix sourde et voilée, une grande timidité, lui donnaient un air de gaucherie et d’embarras. Cependant c’est celui des trois princes dont l’esprit était le plus cultivé. Il possédait parfaitement les littératures persane et arabe, faisait des vers qu’on ne manquait pas d’admirer, et passait pour un prodige d’érudition, surtout à la cour de son père. Son caractère était religieux, ascétique ; il prenait volontiers des allures de derviche, ce qui ne l’empêchait pas d’aimer les bons mots, et même, en dépit du Coran, le bon vin, « l’eau de l’Europe. » On sait que les poètes persans confondent sans cesse, dans leur langage, l’ivresse de la dévotion avec une ivresse moins sainte. On l’avait vu quelquefois, au milieu de ses rians jardins, plongé dans une poétique rêverie, s’arrêter tout à coup et s’écrier : Quel dommage qu’il faille mourir ! Et puis, quelque autre jour, ce doux enfant de la Géorgie, ce promeneur sentimental, faisait mutiler les cadavres de ses ennemis et envoyait à son père une sachée de doigts.

Timour, le troisième frère, a cinq ou six ans de moins que l’aîné ; il est fils de la même mère, la plus noble des femmes de Firman-Firmâ. Ses traits, moins distingués peut-être que ceux de Riza, ont quelque chose de plus agréable encore ; sa physionomie respire la franchise et la confiance dans les autres comme en lui-même. Moins savant que Najaf, il admire sur parole les beaux vers de son docte frère, et déclare qu’il ne désire que quatre choses au monde : un bon cheval, une bonne épée, une taille de cyprès et une cruche de vin. Timour est en effet grand guerrier, grand cavalier, grand chasseur, non pas à la manière des fox hunters de Londres. La chasse en Perse est presque une bataille ; on y conduit trois ou quatre mille hommes, comme au temps de Cyrus. On a vu dans une chasse royale Timour, à l’âge de dix-sept ans, se lancer témérairement avant tous les autres et se trouver face à face avec un superbe lion qui, le prenant de flanc, enfonçait déjà ses griffes dans la cuisse de l’intrépide jeune homme. Lui, se retournant froidement, le tua d’un seul coup de cimeterre, et rapporta aux pieds du châh la tête sanglante de son ennemi. Tels sont les trois voyageurs qui s’embarquèrent à Beyrouth, sur le navire à vapeur l’Africain, le 22 avril 1836.

Deux ans plus tard, le 29 mars 1838, le navire anglais le Buckinghamshire quittait le port de Bombay, ayant à bord, entre autres passagers, deux jeunes gens, l’un fils, l’autre neveu de l’architecte en chef des constructions navales de cette ville. Tous deux appartenaient à la secte religieuse des parsis, ces disciples de Zoroastre, ces adorateurs du feu, qui, chassés pour la plupart de la Perse par l’invasion du mahométisme, refluèrent dans l’Inde et spécialement dans le Guzarate. Race paisible et laborieuse, ils s’adonnent spécialement à l’agriculture et au commerce. Les Anglais n’ont pas dans l’Indostan de plus zélés serviteurs ni de sujets plus dévoués. Depuis plus d’un siècle, la famille des deux jeunes parsis dirige de père en fils l’arsenal maritime de Bombay ; elle y a construit, outre plusieurs frégates et petits bâtimens, dix vaisseaux de ligne de soixante-quatorze, de quatre-vingt-quatre canons, « qui sont reconnus, nous dit le constructeur lui-même, pour les plus beaux et les plus forts vaisseaux à deux ponts qui soient au monde. » Cependant le génie turbulent des Européens vient un jour déranger les tranquilles habitudes de l’esprit de caste et rendre insuffisantes les meilleures traditions de famille. L’architecte en chef entend parler des rapides progrès que fait « la gigantesque vapeur ; » on dit qu’elle ne se borne plus à la navigation intérieure et au cabotage, mais que des vaisseaux à vapeur d’un immense tonnage vont traverser l’Atlantique et être armés en guerre. Ses amis l’avertissent qu’une ère nouvelle va commencer, et qu’il importe d’étudier la puissance inconnue qui doit la remplir. Il se résout à envoyer en Europe ses deux jeunes et studieux élèves, destinés, selon toute apparence, à le remplacer un jour, comme la vapeur doit succéder à la voile. Noroji et Merouanji partent donc, non pas tant pour l’Angleterre que pour ses chantiers de construction : il s’agit pour eux moins de visiter l’Europe en touristes, que de lui demander des enseignemens. Toutefois, en étudiant l’anglais et les mathématiques chez le révérend M. Hopkins, il leur arrivera de jeter un coup d’œil dans la rue, à travers les fenêtres du tranquille presbytère d’Egham ; ou bien, en courant de Londres à Southampton, à Portsmouth, à Devontport, à Bristol, ils saisiront à la hâte quelques remarques. Il est vrai que, par une modestie très peu européenne, les deux parsis ne se mettront que rarement en scène dans leur ouvrage ; ils diront plutôt ce qu’ils ont vu que ce qu’ils ont senti, et l’on sera souvent obligé de deviner l’homme sous le récit. Les deux cousins ne se distinguent point en effet l’un de l’autre. Nous ne savons si c’est Noroji ou Merouanji qui a tenu la plume, et il semble qu’ils aient mis tous deux la main à l’œuvre, comme pour construire la charpente d’un navire ou d’un mélodrame. Nous n’avons pas même ici, pour donner une idée de la personne des auteurs, la faible ressource d’un portrait. C’est celui de Jamsetji, l’architecte en chef, leur père et leur oncle, qu’ils ont placé pieusement au frontispice. Nous dirons cependant un mot de cette image : soit ressemblance de famille, soit influence d’éducation, elle indique assez bien le caractère de l’ouvrage. Jamsetji y paraît un homme d’un âge mûr, aux traits prononcés et massifs, qui s’enfonce dans son fauteuil, les doigts croisés sur l’abdomen, et semble affaissé dans une douce quiétude. Son nez aquilin, ses yeux bien fendus, mais chargés d’une épaisse paupière ; sa tête sans cou, qui naît immédiatement de sa poitrine, son teint d’un brun foncé, que fait ressortir la blancheur de sa robe, semblent indiquer un de ces hommes d’une seule pièce, qui veulent fortement, mais ne veulent qu’une chose, qui tracent d’un pas sûr, leur sillon dans la vie, sans regarder le sillon parallèle creusé par leur voisin. Travailleurs infatigables, savans obstinés, ces hommes poursuivraient, comme Archimède, la solution de leur problème au milieu de la prise de Syracuse. Le monde a beau s’ébranler sur leur tête, il ne troublera leur sécurité qu’en inventant la vapeur, s’ils sont constructeurs en chef à l’arsenal de Bombay.

Le dernier de ces touristes envoyés par l’Orient vers l’Europe est un jeune et beau Cachemirien, fort bien reçu dans la haute société anglaise, et dont le portrait, peint par M. W. Allan, a eu un véritable succès de vogue à l’une des dernières expositions du British national Gallery. Mohan Lal est chevalier de l’ordre persan du Lion et du Soleil, ce qui ne l’empêche pas d’ajouter à son beau nom oriental, au lieu de la qualification honorifique de mirza[3], la désignation tout anglaise d’esquire. C’est que Mohan Lal n’est pas un réfugié persan qui vient implorer une restauration impossible, ni un constructeur de Bombay qui veut compléter ses études et retourner au plus vite dans son arsenal ; c’est l’élève et presque le fils adoptif des résidens anglais de Delhi. Issu d’une noble famille, descendu, s’il en faut croire un auguste témoignage[4], de la race des princes de Cachemire, le jeune fils de Ra-Boudh-Singh reçut d’abord chez son père l’éducation ordinaire des Persans. Il fut ensuite présenté à M. Trevelyan, secrétaire du gouverneur-général de l’Inde, qui lui donna lui-même quelques leçons et le fit admettre dans la classe anglaise annexée au collége persan de Delhi. On ne comptait encore dans cette classe que six élèves ; c’était une institution ou plutôt une tentative nouvelle : les lettrés de Delhi s’en moquaient ; plusieurs résidens européens faisaient de prudentes objections. Cinq ans se sont écoulés depuis cette époque, et le nombre des jeunes indigènes qui suivent le cours des études anglaises est aujourd’hui d’au moins trois cents. La classe annexée est devenue un collége distinct, et même un seul collége ne suffit plus : la noblesse songe à en établir un second à son usage. Dans l’Inde moderne, comme dans la Bretagne de Tacite, les peuples barbares qui naguère repoussaient la langue des envahisseurs ambitionnent aujourd’hui leur éloquence. Pour apprécier toute l’importance de ce changement, il faut songer que Delhi semblait offrir le terrain le plus ingrat à cette culture étrangère : c’était, dans cette partie de l’Orient, le plus ferme rempart des traditions musulmanes, qui, protégées par l’autorité du roi, défendues par le bataillon compacte des maulavis et des hakims (théologiens et médecins), perpétuées par des cérémonies publiques et par de nombreuses mosquées, paraissaient devoir braver à jamais toutes les tentatives de rénovation, Ce premier succès, si peu probable, ouvre la carrière à toutes les espérances des philanthropes et à toute l’ambition des anglais.

Le nom de Mohan Lal se rattachera à cette grande révolution morale qui s’accomplit dans l’Inde : le prince cachemirien fut l’un des six élèves fondateurs de l’école anglaise dont nous avons parlé. La rapidité de ses progrès, le tour aimable de son esprit, ne contribuèrent pas peu à faire aimer l’éducation européenne et à en assurer la propagation. Quelques princes de l’Indostan voulurent marcher sur les traces de Mohan Lal ; plusieurs devinrent ses intimes amis, entre autres Sadat Malik, fils du roi de Hérat. Les princes de cette contrée n’ont point de dotation : Sadat Malik était pauvre ; il donna à Mohan Lal tout ce qu’il put lui donner : il lui apprit à nouer son turban avec une exquise élégance, « don précieux parmi les Asiatiques, dit M. Trevelyan, et qui peut exercer la plus grande influence sur la destinée de celui qui le possède. » Mohan Lal, portant donc sur sa tête toutes les espérances de sa fortune, vint en Angleterre il y a deux ans. Il vit aujourd’hui en gentleman dans une jolie maison de Manchester-Square, et, au milieu des loisirs dorés que lui a faits l’honorable compagnie[5], il nous raconte son infatigable odyssée, qui commence à Delhi et passe par Lahore, Caboul et Bokhara, pour arriver ou plutôt pour s’arrêter un instant à Londres, où l’auteur revient encore après avoir fait une promenade à Dresde et à Berlin.

Ainsi ces trois relations de voyage nous représentent en quelque sorte trois degrés dans le progrès des Asiatiques vers notre civilisation. Au premier sont les princes persans. Étrangers à la langue et par conséquent à l’esprit de l’Angleterre, ils n’en saisissent que les phénomènes extérieurs ; mais la singularité de leurs jugemens est compensée par la vivacité naïve de leurs impressions. Tout près de nous et presque dans nos rangs sont les architectes parsis, tranquilles bourgeois de Bombay, sujets fidèles de la compagnie des Indes. Ils comprennent et possèdent la science de l’Europe, et ne sont séparés de nous que par la distance de la religion, des habitudes et des arts. Dans un rang intermédiaire, nous placerons le collégien de Delhi, vrai précurseur de ces jeunes races d’Asie que la Grande-Bretagne entraîne dans son immense orbite, moins savant et moins studieux que les voyageurs de Bombay, mais déjà presque Anglais par la langue et par les relations sociales ; enfin, pour tout dire en un mot, auteur avec récidive[6] et menacé de devenir un homme de lettres.

Écoutons maintenant les confidences que vont nous faire tour à tour les princes persans, les constructeurs parsis et le noble cachemirien. Sachons d’abord quelle impression a produite sur eux ce moment décisif où l’on quitte le rivage de la patrie pour se jeter dans un monde inconnu. « Tout est solennel, a dit Mme de Staël, dans un voyage dont l’Océan marque les premiers pas ! » Que sera-ce donc si l’on va chercher au-delà des mers une contrée dont la langue, la religion, les mœurs et la nature même n’ont aucun rapport avec celles du pays qui nous a vus naître ? Les Persans en général sont fort peu voyageurs. Ils entreprennent une fois dans leur vie le pèlerinage de la Mecque, mais ils frémissent à la pensée d’un voyage en Europe, dans ce pays barbare et infidèle où il n’y a ni mosquées ni mollahs. La mer surtout leur cause une horreur profonde ; affronter ses périls n’est pas courage, mais folie. Les princes n’hésitèrent pourtant pas à entreprendre cette longue navigation. Tous leurs amis de Beyrouth descendirent sur le rivage pour les accompagner. Une demi-heure avant le coucher du soleil, les exilés leur dirent adieu et s’embarquèrent « sur la mer de l’Occident, dont les vagues en colère crient continuellement contre leurs cavaliers. » Najaf retrouvait ainsi, sous l’inspiration d’un sentiment vrai, la belle image de Byron : « Les vagues bondissent sous moi comme un coursier qui connaît son maître[7] ; » mais les cavaliers persans connaissaient peu ce coursier à l’écumeuse crinière : aussi la première émotion fut-elle toute physique. Ils se roulaient au hasard dans la cabine, indifférens à tout ce qui se passait autour d’eux. Le lendemain seulement, ils ouvrirent un peu les yeux ; le bruit des roues, la vitesse du vaisseau, le miracle de la vapeur, les jetèrent dans un grand étonnement. Bientôt la surprise fit place à la frayeur : un matelot vint fermer les sabords, et, à leurs questions inquiètes, on répondit qu’avant douze heures on aurait à subir un ouragan. « Allah ! quelle nouvelle ! après ce que nous avions déjà souffert et ce que les Anglais regardaient comme rien, à quoi devions-nous donc nous attendre, maintenant qu’ils n’étaient pas eux-mêmes sans crainte ! Ce qui leur prédit la tempête, c’est un tube de cristal où ils placent du mercure, qui s’élève ou descend selon l’état du temps ; ainsi notre existence à tous était contenue dans ce verre. » Le baromètre ne fut pas faux prophète. « Le vent continua de grandir, et toutes les vagues de la mer occidentale s’élevèrent en montagnes avec un bruit affreux jusqu’à la planète de Méchétéri (Jupiter). Nous étions si misérables, que nous avions perdu tout espoir. Le navire s’élevait quelquefois jusqu’au septième ciel et descendait ensuite jusqu’à la septième terre, ou jusqu’aux épaules du taureau qui supporte le monde. » L’auteur décrit ensuite les manœuvres de l’équipage, le sifflet du capitaine, le silence obéissant des matelots. C’est une tempête plus qu’homérique, dépeinte avec une imagination plus jeune que celle d’Homère. Le merveilleux même ne manque pas à la ressemblance. Najaf se ressouvint qu’ils avaient avec eux de la poussière de la tombe du seigneur des martyrs[8] : il se fit porter par quatre hommes sur le pont. Quel spectacle se découvrit à ses regards ! Les vagues ressemblaient à un déluge… Le prince ferma les yeux et jeta dans la mer quelques grains de la poussière sainte ; à l’instant, les flots devinrent beaucoup plus calmes, et l’ouragan perdit plus de la moitié de sa violence. — La pincée de poudre était sans doute trop petite pour opérer le miracle complet.

Laissons les passagers persans en proie à leurs craintes, et allons à Bombay assister au départ des jeunes constructeurs. Nous n’avons pas besoin de dire qu’il n’est plus question ici de ces terreurs de l’inexpérience : c’est le sentiment moral, c’est le chagrin de la séparation, ou plutôt de la privation, qui domine.


« On nous annonça que le Buckinghamshire allait mettre à la voile. À mesure que l’heure approchait, nous sentions notre cœur se serrer. L’idée de quitter nos maisons et l’île heureuse qui nous a donné le jour, le sacrifice qu’il nous fallait faire de tout le comfortable de la vie, la perspective de trois ans d’absence, loin de nos femmes, de nos parens, nous causaient une profonde tristesse… Le 29, au matin, nous dîmes adieu à nos familles et à nos amis ; bien des larmes coulèrent dans cette heure critique. Plusieurs vinrent à bord avec nous et y restèrent aussi long-temps qu’ils purent ; mais quelles paroles pourraient peindre notre douleur quand il fallut enfin nous séparer !… Tout le monde à bord était joyeux, excepté nous et quelques matelots indigènes ; tous songeaient au bonheur de revoir leur terre natale et les compagnons de leur enfance, et nous, nous quittions notre pays pour une terre étrangère, nous échangions toutes les aises de la vie pour les fatigues d’un long voyage sur mer ! Nos yeux restèrent tournés vers ce rivage bien-aimé que nous abandonnions, jusqu’à ce qu’il nous fût impossible de le distinguer. »


En vérité, Lucain n’a pas mieux dit dans le beau passage où il arrache Pompée à l’Italie qu’il ne doit plus revoir ; seulement le héros de la Pharsale est un peu moins préoccupé du comfortable. — Les voyageurs parsis eurent aussi leur tempête : le vent souffla avec fureur. Toute leur sollicitude se borna à mettre un vêtement plus chaud. Ils éprouvèrent pourtant alors une véritable contrariété : il devint fort difficile de boire le thé. « Ce fat la tâche la plus laborieuse, » nous disent-ils, et ils nous apprennent de quelle façon ingénieuse ils s’en tirèrent « Nous fûmes obligés de tenir la tasse dans nos mains, de verser le liquide et de le boire avec précipitation. » Évidemment voilà des parsis qui sont déjà fort anglais !

Le 19 juillet 1844, Mohan Lal s’embarquait pour l’Europe. Élève des Anglais de Delhi, interprète et secrétaire persan de l’infortuné sir Alexander Burnes, assassiné à Caboul en 1841, il partait à bord de la Semiramis, chargé de certificats et de lettres de recommandation. « La vaste étendue de la mer, qui se perdait, nous dit-il, dans un lointain sans bornes, était un spectacle nouveau, étrange et merveilleux pour moi. C’était la première fois que je voyais l’Océan et que je mettais le pied sur un navire à vapeur. » Son admiration ne fut mêlée d’aucun effroi ; en vain les vents contraires, qui règnent ordinairement pendant ce mois, soufflèrent avec violence. « Les vagues s’élevaient si haut, dit-il, et s’élançaient sur nous avec tant de fureur, que je croyais à chaque instant voir le vaisseau sombrer. » La seule chose qu’il éprouva fut un léger étourdissement, ce qui ne l’empêcha pas d’être le seul de tous les passagers qui put tenir tête au capitaine à table. Quant aux regrets que laisse la terre natale, il est probable que Mohan Lal n’en fut pas tout-à-fait exempt, si l’on en juge par ce qui lui arriva à Machad dans le Khorassan. Un Persan, charmé de sa personne et de ses bonnes manières, lui offrait sa fille avec une riche dot, s’il consentait à se fixer près de lui. « J’ai des parens, répondit le jeune Cachemirien, qui m’ont élevé avec peine, et dont je dois secourir la vieillesse. Pourrais-je être heureux, si l’amour de l’or ou de la beauté m’empêchait de remplir le devoir filial ? » Le vieillard lui saisit les mains en disant : « Gloire sur vos pensées ! » Toutefois l’invincible désir de voir et de connaître, attribut de la jeunesse des hommes et des peuples, le bonheur de braver le danger, espèce d’ivresse à laquelle on s’habitue et qui devient un besoin, entraînèrent Mohan Lal loin de sa patrie. C’est ce qu’il exprimait lui-même avec énergie au médecin anglais Macneill, qu’il avait rencontré à Turbat. Le docteur lui demandait s’il préférait s’arrêter dans son pays ou voyager encore. « L’homme qui, dans une course lointaine, a dormi sur la terre ou sur le rocher nu, répondit-il, n’aime plus le doux lit de la maison. Celui qui a goûté le pain dur du voyage ne peut souffrir les mets qu’assaisonne le lait de son pays. Le cœur susceptible de quelque émotion embrasse ardemment la bonne compagnie des voyageurs, et évite la société domestique. » L’Europe offrira-t-elle aux touristes orientaux ces distractions que Mohan Lal préfère aux joies tranquilles du pays natal ? Leurs souvenirs vont nous l’apprendre.

Les princes persans éprouvèrent, en arrivant en Angleterre, une espèce d’étourdissement pareil à celui de Mohan Lal sur la mer agitée des Indes. Dans les campagnes, la fécondité du sol, la richesse de la culture, qui contrastait d’une manière si heureuse avec les solitudes arides de Fars ; dans les villes, cette ondulation de la foule, ces lumières, ce luxe, ce bruit, ces équipages, choses si merveilleuses pour des yeux accoutumés aux rues étroites et fangeuses, aux murs de terre sans fenêtres et sans animation qui enferment les maisons de Chiraz, tout semblait les transporter dans un monde nouveau et réaliser pour eux les splendides fictions de Scheherasade. On aurait dit trois hommes des temps héroïques rappelés de la tombe, et assistant au spectacle inconnu de nos arts et de notre civilisation. Eux-mêmes comprennent parfaitement leur position vis-à-vis de la société européenne, et ils l’exposent dans leur journal avec une intelligente naïveté : « Maintenant nous voilà nouveau-nés dans le monde, comme si nous venions de quitter le sein de notre mère ! Graces soient rendues au Très-Haut, qui nous a donné pour ainsi dire une nouvelle vie ! » Il y a néanmoins, dans les formules de leur admiration, quelque chose de conventionnel qui vient de la mémoire, ou plutôt qui appartient à la langue. Najaf parfume ses descriptions avec la phraséologie ordinaire de ses poèmes, qu’il emprunte toute faite, le classique qu’il est, à Sadi, à Ferdousi, à Hafiz. « C’est ici le premier étage du paradis ; la lune majestueuse verse sa lueur sur les roses gardées par de mélodieux rossignols. Les roses de l’Angleterre ressemblent aux joues de ses habitans. » L’impuissance de décrire se trahit par la profusion des hyperboles. Najaf fait comme cet artiste antique, qui, désespérant de ses pinceaux, jette sur la toile son éponge imprégnée de toutes les couleurs. Il va jusqu’à exalter, le croira-t-on ? la gaieté de nos voisins d’outre-Manche. « Comme le vin rouge dans une coupe d’or, ainsi brille la gaieté des Anglais, et leurs belles figures ressemblent à la pleine lune à son lever. » Il s’extasie avec plus de raison sur ce brillant éclairage « qui n’est produit ni par l’huile ni par aucun autre liquide, mais par l’esprit de charbon, que de longs tuyaux conduisent à chaque endroit ; ce qui fait que, dans tout l’empire, la nuit est changée en jour. » L’auteur eût pu dire le contraire avec autant de vérité, s’il se fût promené à dix heures du matin au milieu des brouillards enfumés de la Tamise.

La surprise des constructeurs parsis ne fut pas moins vive pour être exprimée d’une façon plus européenne. Il était presque nuit quand ils arrivèrent à Londres, et, malgré cette circonstance, la foule se rassembla autour d’eux pour regarder leur costume. Les deux cousins étaient accompagnés d’un ami et de deux domestiques ; tous les cinq portaient le vêtement des parsis. C’était quatre fois plus qu’il n’en fallait pour attrouper les cockneys, de Londres. Les étrangers eurent quelque peine à fendre la presse pour arriver à Portland hotel, où ils devaient descendre. La multitude immense des passans, les voitures de tout genre qu’ils voyaient courir çà et là et qui paraissaient se hâter d’arriver, le bruit qui croissait sans cesse, leur firent croire qu’il y avait quelque émeute dans la ville ou quelque grand spectacle où tout le monde affluait. Cependant ils ne pouvaient s’expliquer comment ceux qui allaient à droite semblaient aussi pressés que ceux qui se dirigeaient vers la gauche. Chaque rue où ils jetaient les yeux leur paraissait une rivière qui versait son contingent de foule. Quelle fut leur admiration et quelle idée ne conçurent-ils pas de la grandeur de Londres, quand ils apprirent qu’on pouvait voir un pareil flux d’êtres humains chaque jour pendant douze ou quatorze heures !

L’esprit positif et pratique des constructeurs hindous alla bientôt saisir, au milieu de tout ce bruit, la source véritable de la grandeur anglaise. En fixant leurs regards sur la Tamise, ce ruisseau si petit auprès du Gange et de l’Indus, ils remarquèrent une foule presque aussi compacte que celle qu’ils avaient traversée dans les rues. Ce n’étaient, de tous côtés, que vaisseaux, que steamers, que bateaux et barques de toute espèce, spectacle magnifique dont nous ne pouvons, disent-ils, donner une idée à nos compatriotes. Ils se demandèrent alors comment cette tache si petite et si insignifiante que forme l’Angleterre sur la carte du monde peut ainsi attirer vers elle tant de nations, et ils se firent une réponse qu’ils recommandent à la méditation de leurs compatriotes : la cause de cette puissance, c’est l’industrie et le savoir. Les Anglais ne se contentent jamais du progrès accompli ; ils vont toujours en avant, quelque chose qu’il en coûte. La science mise en pratique, voilà le secret de leur grandeur. Cette prodigieuse industrie britannique excite même chez les tranquilles parsis quelques accès d’enthousiasme et une sorte de poésie de meilleur aloi que les hyperboles orientales des jeunes Persans.


« Combien l’Angleterre n’est-elle pas redevable à ses mines inépuisables de charbon et de fer ! Des mines d’or et d’argent seraient moins précieuses pour elle. L’argent et l’or n’enrichissent que quelques hommes ; le fer et le charbon mettent en mouvement des milliers de bras. Ce sont eux qui donnent naissance aux machines à vapeur, aux rouets, aux métiers et à tous les engins de la Grande-Bretagne. Ah ! heureuse Angleterre, qui possèdes en ton sein la source du travail, (les manufactures, de la richesse ! heureuse Angleterre, tu es et tu seras long-temps l’étonnement et l’envie de l’univers ! Que ne peuvent accomplir le fer et le charbon ! que ne peut exécuter la vapeur ! Les chars, chauffés par le charbon, volent sur des rails de fer ; le bois est scié par la vapeur ; le fer est forgé en ancres, roulé en feuilles, allongé en barres et en fil par le moyen de la vapeur ; le feu même qu’on emploie à produire ces puissantes machines est soufflé par la vapeur. La vapeur pompe l’eau, la vapeur bat le beurre, la vapeur imprime les livres, la vapeur frappe la monnaie. Par la vapeur, les navires, insoucieux du vent et de la marée, parcourent à leur gré les mers. La vapeur met le feu aux canons, la vapeur moud le blé, et toutes les pièces qui composent notre habillement des pieds à la tête sont confectionnées par la vapeur. »


On se doute bien que cette merveille européenne des chemins de fer ne manque pas de frapper aussi les princes persans. Ici encore, après un essai de description, l’imagination vient terminer l’esquisse. Les locomotives sont pour eux « des boîtes de fer dans lesquelles on fait bouillir de l’eau comme dans une cheminée ; sous cette boîte est une espèce d’urne de laquelle s’élève une vapeur douée d’une force merveilleuse. Dès que la vapeur s’élève, les roues se mettent en mouvement, la voiture déploie ses ailes, et les voyageurs deviennent comme des oiseaux. Il est à remarquer que, parmi les arts de l’Occident, les Orientaux venus à Londres ne comprennent et, n’admirent que ceux qui se proposent l’utilité pour but. Dans les beaux-arts, ils ne sentent que le mérite vulgaire de l’imitation, de la ressemblance ; on les prendrait pour les disciples du digne Le Batteux. Ce n’est pas toutefois qu’il leur manque le sentiment du beau, cette aspiration sans fin vers l’idéal, vrai titre de noblesse de l’homme : c’est que nos beaux-arts ne satisfont pas en eux ce besoin. Il ne faut pas croire que la musique et même la peinture soient des langages naturels, qui ne doivent à la convention aucun de leurs élémens. Il en est d’elles comme de la poésie, dans une proportion différente ; elles ne créent pas en nous l’image du beau de toutes pièces ; elles l’édifient avec les matériaux déjà déposés dans notre ame ; elles vont y chercher les idées, les souvenirs, les sentimens qu’ont fait naître l’éducation, les usages, les préjugés, et de ce composé d’erreurs ou de vérités contestables, elles font jaillir en nous la vérité suprême, le sentiment divin de la beauté. Toute œuvre d’art a sa perspective, son point fatal, duquel il faut la contempler : un peu plus haut, un peu plus bas, l’harmonie se brise, l’illusion disparaît. C’est ce qui fait que les créations de l’antiquité sont intraduisibles ; pour les rendre, il ne suffirait pas de substituer des mots aux mots ; il faudrait, par une métamorphose impossible, nous prêter pour un moment d’autres habitudes d’intelligence, d’autres opinions, d’autres mœurs. M. de Châteaubriand suppose, dans ses Natchez, que le Huron Chactas est délicieusement ému par une représentation de Phédre. « Je crus entendre, » lui fait-il dire, « la musique du ciel ; c’était quelque chose qui ressemblait à des airs divins, et cependant ce n’était point un véritable chant ; c’était je ne sais quoi qui tenait le milieu entre le chant et la parole… Les passions que vous appelez tragiques sont communes à tous les peuples, et peuvent être entendues d’un Natchez et d’un Français. » Chactas est un sauvage exceptionnel et digne des petits soupers de l’Ikouessen Ninon. Nos touristes orientaux ont reçu en naissant de Melpomène un coup d’œil moins favorable. À peine arrivés à Londres, les princes persans furent conduits à la maison du plaisir et de la musique, qu’on appelle en langage franc l’opéra (à Queen’s Theatre). Ils. furent, vivement frappés du coup d’œil que présentait la salle, des draperies qui garnissaient les loges, du splendide éclairage qui les inondait de lumière, des jeunes dames au visage semblable à la pleine lune, et dont la beauté éclipsait l’illumination du soleil. Ils remarquèrent aussi des endroits déterminés autour de la salle où étaient des femmes d’une grande beauté, avec des bras pareils au jasmin, et des figures semblables à un brillant miroir. Ces : charmantes personnes vendaient des rafraîchissemens. En somme, ce lieu enchanté fournissait tout ce qui nourrit l’ame et le corps. Quant à la musique qu’ils y entendirent, Najaf en parle peu dans son journal, où il se croit pourtant obligé d’admirer tout par politesse, et M. Fraser, l’introducteur, le guide officiel des jeunes princes, nous apprend qu’elle leur parut insupportable. Notez que ce n’étaient point des artistes anglais. On entendit d’abord Lablache, et quand M. Fraser leur demanda ce qu’ils pensaient de lui : « . Ce n’est rien du tout, répondirent-ils sans périphrase orientale, cela ne vaut pas la peine d’être écouté. » Mlle Grisi trouva pourtant grace devant eux ; encore leurs yeux furent-ils plus séduits que leurs oreilles. « Sa voix est charmante, disait Riza, mais j’en donnerais bien vingt pareilles pour ses bras. » Les costumes, les décors, les changemens à vue, la pantomime des acteurs, obtinrent complètement leurs éloges, la danse surtout les ravit ; mais nous serions tenté de voir dans cette admiration passionnée autre chose que l’amour de l’art pour l’art. « Je suis heureux, disait le jeune Timour, d’être habitué à voir les danses des femmes du châh, autrement il y aurait de quoi devenir fou. » De retour à Mivart’s hotel, Riza, l’aîné des princes, consignant ses souvenirs de la soirée, terminait par ces mots : « A la fin de la pièce, la danse commence. Vous qui avez un cœur, que vous dirai-je ? Figurez-vous de belles jeunes femmes dansant avec de jeunes hommes (en Orient les femmes dansent seules) ! Non, la plume ne peut courir, l’œil est forcé de s’arrêter, l’infortuné Riza est contraint de laisser ici son cœur et de retourner à sa résidence. » Et le dévot Najaf écrivait à son tour : « Qu’écrirai-je ? que dois-je dire ? Rien que ce qui a été dit par les saintes lèvres (par Mahomet) : le monde est la prison des croyans et le paradis des infidèles. En vérité, il ne manque rien à ce paradis, excepté cette grace que le Dieu de l’univers a promise à ses fidèles serviteurs dans le monde de là-haut. Le leur est fait de main d’homme et passager ; le nôtre est éternel et durable. Le vin de son plaisir n’est pas fait d’une matière mortelle. »

N’allez pas croire que les jeunes princes fussent insensibles à toute espèce de musique. « La musique, écrit Najaf, fait oublier à l’exilé la douce maison paternelle. » Cette phrase n’est pas une de ces vaines formules où l’exagération du langage dissimule mal la fausseté du sentiment. Les princes aimaient passionnément la musique appropriée à leurs organes et à leurs goûts. Un jour, M. Fraser devait les conduire à l’Opéra-Italien. On donnait la Sonnambula. Dès qu’il entra à Mivart’s hotel : Bonne nouvelle ! Fraser Saheb[9], s’écrièrent les princes, nous avons un instrument de musique de notre pays. Il faut que vous entendiez Timour ; c’est un virtuose des plus distingués. Il a étudié dix ans la musique. M. Fraser fit observer en vain qu’il était tard, que l’opéra allait commencer. — Oh ! patience ! dit Najaf, nous aurons bien assez d’opéra. Asseyez-vous. — On apporta la centara. Timour s’assit par terre, la plaça devant lui ; les autres écoutèrent dans un religieux silence. Timour, faisant voltiger ses doigts sur les fils d’archal de son instrument, en tirait d’aigres sons qui lui causaient ainsi qu’à ses frères un visible plaisir. — Bravo ! (aférin !) s’écriait l’aîné ; voilà le morceau qu’on nous jouait en engageant la bataille. Qui pourrait résister à cela ? — En effet, nous dit M. Fraser, c’était à faire fuir toute une armée, surtout si elle eût aimé la bonne musique. Cela ressemblait plutôt au bruit d’un certain nombre de pots cassés qu’on agiterait ensemble qu’au fracas imposant d’une bataille. — Eh bien ! dit en anglais un interprète qui se trouvait présent, il y a vingt ans que je suis en Angleterre, je comprends et je goûte la musique européenne ; cependant telle est la force des premières impressions, qu’il n’y a pas pour moi de musique supérieure à celle-ci.

Voulons-nous maintenant avoir par la comparaison une idée de ce que peut être une mélodie persane : un soir, les princes se trouvaient au bal calédonien. Fatigués bientôt de la chaleur et de la foule, ils se disposaient à sortir, quand arrivèrent trois cornemuses écossaises qui entonnèrent un pibrach national. Qu’est-ce que cela ? dirent les princes. C’est de la musique persane ! de la musique de notre pays ! Les artistes pressèrent la mesure ; les princes ne se contenaient plus ; leurs yeux s’humectèrent de larmes, leurs têtes, leurs mains, leurs pieds, suivaient le mouvement. Heureusement le pibrach cessa bientôt, car leur bruyant enthousiasme aurait mis le trouble dans toute la réunion.

Les constructeurs de Bombay portèrent à Queen’s Theatre des dispositions encore moins favorables. Le sentiment de l’art, qui, chez les princes persans, manquait seulement d’un certain genre de culture, semble, chez eux, avoir été étouffé par la culture exclusive d’une autre faculté. L’étude des nombres, la mesure des angles, l’adoration fanatique de l’utile, ne laissent dans leur pensée aucune place pour le beau. Ils remarquent les loges, le gaz, les toilettes, disent en passant un mot poli à la musique ; puis ils nous donnent avec exactitude la mesure du théâtre en hauteur et en profondeur, le nombre des places que contiennent les loges et le parterre, avec les différens prix que l’on paie au bureau. Quant au spectacle, ils font pis que de n’en point parler ; voici ce qu’ils osent écrire :


« C’était le dernier jour où Taglioni, la danseuse favorite des Français, devait danser en Angleterre, et un ami anglais qui nous accompagnait nous demandait souvent comment nous trouvions sa danse : pour sa part, il en était enchanté. Quant à nous, cela nous semblait avoir fort peu d’intérêt, et nous fûmes très surpris d’apprendre que, chaque fois qu’elle paraissait sur la scène, on lui comptait 150 guinées. Pensez donc ! 150 guinées par jour, données en Angleterre à une femme pour se tenir long-temps sur un pied, comme une oie, puis pour étendre une jambe horizontalement, pour pirouetter ainsi trois ou quatre fois sur elle-même, pour faire la révérence si bas qu’elle paraît s’asseoir par terre, pour bondir parfois d’un bout du théâtre à l’autre, toutes simagrées qui ne lui demandent pas plus d’une heure de travail !… Si nous n’avions pas vu ailleurs des preuves convaincantes de la sagesse du peuple anglais, nous en aurions une pauvre opinion en le voyant payer ainsi les sauts d’une marionnette. »


Les deux Indiens courent ensuite à quelques représentations plus dignes de leurs goûts : ils vont applaudir Van-Amburg à Drury-Lane et Carter à Astley’s, et, quoiqu’ils semblent frissonner d’abord un peu à la vue des exploits du premier, ils décrivent avec une complaisance évidente les tours de force du second : ils nous montrent ses tigres acteurs qui feignent de saisir et de dévorer leur maître, ses lions attelés au char et fouettés comme des chevaux, ses panthères entassées sous sa tête en guise d’oreillers et de traversins. De là ils vont à Victoria’s Theatre rire de tous les bons tours de Blanchard, vêtu d’une peau de singe, dont les gambades les intéressent beaucoup plus que les poses ravissantes de Taglioni. Si quelque chose pouvait expier à nos yeux ce crime de lèse-élégance, ce serait la conclusion suivante, qui n’est peut-être pas sans malice : « L’argent peut tout en Angleterre ; il fait danser les chevaux, soumet les lions au frein et déguise les hommes en singes. »

Il paraît qu’à Bombay on ne raffole guère plus de peinture que de danse. Les deux cousins s’en affligent eux-mêmes : ils voudraient que les dames, par exemple, apprissent à peindre, pour passer le temps, ce qui contribuerait sans doute efficacement à créer des artistes ; qu’elles s’exerçassent à faire des fleurs, des paysages et d’autres petites gentillesses de ce genre, à l’imitation des dames de l’Angleterre, pays où il y a, comme chacun sait, tant d’artistes célèbres. À ce propos, ils nous rendent compte de leur promenade à la Galerie nationale : ils nous donnent le plan, le coût de cet édifice, et nous apprennent qu’il y a, dans les salles d’exposition, des banquettes fort commodes ; ce qui n’empêche pas probablement qu’il n’y ait aussi des tableaux.

Quant aux princes persans, il en était pour eux de la peinture comme de la musique ; ils n’aimaient que celle qu’ils faisaient eux-mêmes : c’est un goût qui n’est pas sans exemple chez les artistes. Timour passait une partie de sa journée à dessiner. Quand il pouvait échapper à M. Fraser, on était sûr de le trouver, ou chez son armurier favori, ou dans son appartement, un crayon à la main. Les trois frères furent néanmoins conduits à l’exposition de peinture qui avait lieu alors à Sommerset-House. Ils admirèrent peu les tableaux. Le plus grand plaisir qu’ils y trouvèrent fut de voir, selon leur galante expression, les originaux eux-mêmes descendre de leurs cadres, et se promener dans la galerie sous les traits de cent femmes charmantes. L’illusion était à leurs yeux le triomphe de l’art, par quelque procédé qu’elle fût obtenue. Ils trouvèrent dans les rues de Londres une exposition, plus intéressante pour eux que celle de Sommerset-House. Le carrosse passa par hasard devant la boutique d’un coiffeur : à la vue des figures de cire qui en garnissaient la devanture, les princes firent arrêter et s’écrièrent avec l’accent de l’admiration : Quelles merveilleuses choses ! Le plaisir qu’ils prenaient à voir ces effigies donna l’idée de les conduire au salon de cire de Mme Tussant. On mit deux des princes dans le secret ; on ménagea une surprise au troisième, à l’auteur de la relation. On feignit d’avoir reçu une invitation de la reine, on partit en voiture, et on introduisit les étrangers dans une salle vaste et bien éclairée, où ils virent le roi (Guillaume IV), la reine et toute la cour. Najaf s’avança avec le plus profond respect et inclina la tête devant le très gracieux souverain ; mais celui-ci ne lui rendit pas même son salut. Le prince tira à part M. Fraser et lui demanda la cause de cette froideur. « Je ne sais, lui répondit son guide ; peut-être cela vient-il de ce que ce n’est pas le roi qui vous a invités, mais la reine. » Najaf fit auprès de la reine une seconde tentative aussi infructueuse. Il s’adressa, en dernier ressort, à l’un des ministres, et, n’en obtenant pas de réponse, il le secoua si rudement par le bras, que la pauvre figure de cire tomba sur le parquet. Nous avons suivi dans ce récit la version de Najaf lui-même ; M. Fraser nous apprend qu’il ne laissa pas aller les choses si loin : il avertit le prince au moment où il allait présenter son hommage à l’impassible souverain. Nous n’avons pas été fâché de montrer comment l’auguste touriste s’entend à broder une narration.

Il raconte encore avec intérêt une seconde erreur dont il fut le jouet, et que l’artifice de son récit fait en quelque sorte partager au lecteur.


« Nous sortîmes lundi, nous dit-il, pour aller, dans un vaste édifice, visiter les arts anglais. On nous fit entrer d’abord dans une salle où se trouvaient quelques belles peintures et quelques portraits des rois et des héros anciens. Un escalier nous conduisit dans une chambre haute, où l’on nous pria de nous asseoir. Dès que nous l’eûmes fait, la chambre changea de place et monta en l’air comme un aigle au large vol. Enfin elle replia ses ailes, s’arrêta dans les cieux, ouvrit heureusement son bec (sa porte), et nous sortîmes. Nous nous trouvâmes alors sur une terrasse d’où nous, découvrions toute la ville de Londres, avec la Tamise et l’Angleterre jusqu’à l’Océan. On voyait également les édifices, les jardins, la foule du peuple dans les rues de tous les quartiers. On entendait un grand bruit de voitures et de chevaux. Nous remarquâmes sur la Tamise d’innombrables vaisseaux, semblables à une forêt, dont plusieurs étaient à l’ancre, d’autres sous voile, d’autres ornés de leur panache de fumée. Après avoir contemplé tout à mon aise, je dis à M. Fraser que, toute magnifique qu’était la vue de Londres, j’aimerais mieux encore voir quelque chose des arts anglais, puisque c’était pour aujourd’hui le but de notre course. M. Fraser sourit et me demanda s’il y avait un art plus étonnant que celui qui nous environnait. »

On comprend qu’il s’agit du panorama. Veut-on maintenant contrôler les impressions du poète par les calculs de l’architecte ? Il ne faut que suivre Noroji et Merouanji devant les mêmes tableaux dont l’effet magique est si vivement rendu par le prince Najaf. Les deux parsis nous apprennent que le Colisée, où le panorama se trouve, est situé au sud-est de Regent-Park, orné d’un portique de style dorique et d’une voûte circulaire qui repose sur un polygone à six faces, occupant une aire de quatre cents pieds ; que l’architecte, M. Decimus Burton, l’a commencé en 1821, fini en 1827 ; que cet édifice a coûté d’immenses sommes et qu’on paie un shilling d’entrée. Une fois en haut, sur la terrasse, ne croyez pas qu’ils s’abandonnent poétiquement à une stérile contemplation. Par une brusque transition, ils retombent sur le solide terrain de l’économie domestique, et trouvent le moyen de nous apprendre comment on peut acheter à bon marché dans les boutiques de Londres. C’est le caractère et le mérite du journal des constructeurs parsis : leurs compatriotes y trouveront une foule de renseignemens utiles sur les hôpitaux, les omnibus, les ports, les machines, le daguerréotype, le ciment romain et mille autres choses encore. Pour nous, qui cherchons d’ordinaire ces informations dans le Guide du Voyageur, de pareils détails sont loin d’offrir le même intérêt.

Najaf et ses deux frères montraient, dans leurs promenades à travers Londres, un esprit moins observateur. Leur curiosité, d’abord très vive, s’émoussait promptement ; l’inquiétude sur le sort de leur famille, la perte de leurs biens, le regret du sol natal, l’influence d’un climat sombre et humide, la difficulté de parler et d’entendre, les rendaient indifférens aux choses les plus dignes d’intérêt. « Ami, disaient-ils à M. Fraser, cela est fort beau sans doute ; mais à quoi nous serviront toutes ces connaissances ? Ne sommes-nous pas de pauvres exilés ? » Aussi passaient-ils une partie de la journée à dormir. A l’heure convenue pour une visite, M. Fraser les trouvait souvent au lit ; il était obligé d’attendre patiemment la fin de leur toilette, et, quand ils étaient prêts à sortir, le temps était passé. Les deux aînés exprimèrent cependant le désir de voir quelques établissemens utiles : on les conduisit à Bedlam, à l’hospice des aliénés, mais ils se fatiguèrent bientôt et demandèrent à s’en aller. Ils ne purent prendre sur eux de visiter entièrement la maison des jeunes détenus. A peine entrés, ils s’ennuyèrent et partirent. Une seule chose dans cet établissement attira l’attention de Timour, ce fut la brasserie. Les trois princes, malgré la différence de leurs caractères, avaient en commun une certaine légèreté d’esprit qui tenait à leur pays et à leur éducation. « C’étaient à peu près, dit M. Fraser, de grands enfans gâtés. »

Il y a long-temps que nous avons laissé derrière nous un de nos compagnons de voyage, le jeune et brillant Cachemirien, l’esquire Mohan Lal. Lui aussi a été frappé à son arrivée du spectacle tumultueux de cette ville, qui, « par sa prodigieuse étendue et la multitude de ses habitans, peut être considérée comme la réunion de toutes les cités qui couvrent la face du monde. » Il a admiré la propreté, l’éclairage de ses rues, le tumulte régulier des affaires et du commerce, et il s’est demandé « où ces gens-là trouvaient le temps de dormir. » Mais lui-même ne trouve pas le temps de nous peindre tout ce qu’il rencontre : il traverse tout au pas de course, pressé qu’il est de répondre aux invitations qui l’assiégent. Les Burnes, les Elphinston, les Hogg, les Pottinger, les Elliot, et vingt autres gentlemen de la plus haute respectabilité, se disputent le plaisir de l’avoir à leur table. Son atmosphère, à lui, ce sont les splendides salons des directeurs de la compagnie des Indes, atmosphère un peu étouffante pour l’enfant des montagnes de l’Asie, qui, à l’île de Wight, se baignait tous les jours en mer au mois d’octobre, qui, à Londres, ne ferme ses fenêtres ni nuit ni jour, et court la ville vêtu d’une fine chemise de satin et d’un large pantalon blanc. Néanmoins il s’y acclimate assez bien ; il prend goût aux aristocratiques sourires, aux soirées élégantes, à l’amitié toute maternelle des jeunes dames de Londres, aux naïves caresses de leurs enfans, qui s’asseient sur ses genoux sans craindre sa noire moustache, et qui, long-temps après, se rappellent encore « le monsieur étranger aux beaux habits brillans. » Il visite même le prince Albert, qui le fait mander, et il le quitte enchanté, comme tout le monde, de son affabilité et de sa bonne grace. Après cela, comment pourrait-il s’amuser à nous décrire tout ce qu’il voit, tout ce qu’il sent ? Il jette pêle-mêle, en quelques lignes, Saint-Paul et Westminster, les vaisseaux et les ponts de la Tamise, le diorama et les chambres nouvelles, l’institution polytechnique et le Colisée, enfin les théâtres, qui, par leurs brillantes décorations, lui rappellent les jardins féeriques dont la description amusait son enfance. Il n’a pas grand’chose à dire sur la beauté ni sur la modestie des actrices ; il trouve cependant que le public les traite avec respect, et il apprend avec satisfaction qu’elles font quelquefois d’illustres mariages.

On comprend que, dans cette espèce d’enivrement du monde, Mohan Lal doit jeter un coup d’œil peu sévère sur la société qui l’entoure. Cependant il est le seul de nos voyageurs qui semble se douter de l’affreuse misère que recouvre cette trompeuse dorure. Il est vrai qu’il a été en Irlande. « C’était, dit-il, un spectacle déchirant de voir les hommes et les femmes, entourés d’une nombreuse famille, marcher sans chaussures et à demi nus par le froid le plus rude. Les Irlandais sont hospitaliers : j’étais bien reçu dans toutes les chaumières, et les fermiers paraissaient enchantés de m’offrir un morceau de pain et un verre de bière ; mais je voyais en général les pauvres habitans ne vivre que de pommes de terre. »

Quant aux défauts et aux ridicules de la société opulente, on devine que les regards de Mohan Lal se sont surtout arrêtés sur les femmes. Voici une peinture assez piquante de la manière dont se font les mariages :


« Les jeunes filles sont élevées sous les yeux vigilans de leurs mères, et, lorsqu’elles ne laissent rien à désirer sous le rapport de leur langage et de leurs manières, les parens n’épargnent ni dépenses ni fatigues pour les introduire dans la société, où elles ont à jouer un rôle difficile. La jeune personne doit être gracieuse, savoir chanter, danser, lire, écrire et parler au moins le français, si elle ne connaît pas d’autre langue étrangère. Les parens donnent des bals et invitent tout ce qu’ils connaissent de monde élégant. Ils sont fiers si leur fille gagne le cœur de quelque personne respectable ; mais, hélas ! tous ces talens, joints à des merveilles de beauté, sont regardés comme des choses secondaires : la jeune dame doit avoir de l’argent pour son mari, ou du moins l’espérance d’en posséder quand ses parens mourront. Dans tous les pays d’Asie, si une femme vit dans le célibat après avoir passé l’âge ordinaire du mariage, on la regarde comme une sainte, et encore cela arrive-t-il rarement. L’Angleterre a de quoi étonner les Asiatiques en leur offrant des milliers de saintes, je veux dire de femmes non mariées et pourtant d’un âge mûr, portant toutes le nom de mademoiselle et le costume d’une jeune fille de quinze ans. A mon arrivée en Angleterre, je me sentais tout embarrassé en adressant à une vieille et très respectable dame ce titre de mademoiselle, qu’il me fallait donner en même temps à une jeune personne qui paraissait sa petite-fille. Quand on parle de mariage, la première question est celle-ci : A-t-elle de l’argent ? Un gentleman pourra prodiguer les complimens et les contredanses à plusieurs jeunes filles dans une soirée, mais il ne manquera pas de choisir et d’épouser celle qui a, ou qui aura le plus d’argent, fût-elle d’ailleurs laide et sans grace. Dans un cas semblable, la dame sent parfaitement qu’elle n’a d’autres charmes que ceux de ses billets de banque ; néanmoins les règles de la société enfouissent toutes ces arrière-pensées dans le cœur des nouveaux mariés, et leur style, quand ils s’écrivent, ou se parlent, est précisément celui du plus pur et du plus tendre amour. L’âge n’est pas davantage un empêchement au mariage, dès que la richesse établit une compensation. Malgré cela, on voit plusieurs exemples de véritables affections et d’heureux mariages. Il y a un endroit, nommé Gretna-Green, en, Écosse, où une personne qui n’est pas prêtre, et que les journaux, disent être un forgeron, a le droit, d’après les lois du pays, de marier les jeunes gens avant l’âge et sans aucune des formalités nécessaires en Angleterre. Pendant mon séjour à Londres, il y eut un exemple de véritable attachement, et une jeune dame de noble famille fut mariée à Gretna-Green[10]. »


Voilà certes une page pleine de bon sens et même de malice. Mohan Lal ne laissera pas aller ces observations hardies sans leur donner un passe-port. Il ne veut pas se brouiller avec la république.


« Les femmes de l’Angleterre, ajoute-t-il, sont sincères et d’un cœur pur. Elles possèdent toutes les perfections et méritent les plus grands honneurs, les plus profonds respects. Ni intrigues ni hypocrisie ne trouvent place dans leur ame, et s’il survient dans le ménage quelques petits différends, c’est généralement la faute du mari. Telle est mon opinion sur le sexe en Angleterre. »


Cette opinion est-elle bien franche, et les éloges de Mohan Lal prouvent-ils autre chose qu’un désir très naturel de plaire à celles qu’il présente comme si accomplies ? Il nous revient à ce propos une petite anecdote orientale qui trouve d’autant mieux sa place ici, qu’elle nous offre l’occasion d’introduire sur la scène un nouveau voyageur. Il y avait une fois à Londres un ambassadeur persan. Issu d’une famille illustre, mais ruinée, Mirza Aboul Hussein-Khan ne devait ses richesses et sa haute position qu’à son propre mérite. Habile et heureux négociant, versé dans la connaissance des langues et des mœurs de l’Europe, il avait été remarqué par le châh, qui l’envoya en Angleterre. Non moins brillant que Mohan Lal, non moins respectueux en apparence pour les femmes, Hussein-Khan put bientôt compter dans le monde des succès de tout genre ; mais l’ingrat paya fort mal les bontés dont il avait été l’objet. En 1825, un respectable voyageur l’entendit avec indignation, à la cour de Téhéran, se vanter d’avoir emporté à Londres un grand nombre de magnifiques châles et de ne les avoir pas rapportés. Il nommait hautement des duchesses et autres grandes dames, lisait de jolis modèles de style épistolaire, et montrait au châh lui-même une miniature charmante donnée par une charmante main. Il ajoutait un nom, et ce nom était des plus nobles. N’a-t-on pas quelque droit après cela de se méfier à Londres des Orientaux qui parlent de leur discrétion, de leur vénération pour les femmes ?

Les trois Persans vantent les Anglaises avec une effusion qui ne le cède guère à l’enthousiasme de Mohan Lal ; seulement ils ne leur accordent pas les mêmes qualités et ne les louent pas dans le même style : « La plupart des femmes anglaises, disent-ils, sont plus délicates et plus mignonnes que la fleur du rosier : leur taille est plus mince qu’une bague, leur forme est gracieuse, et leur voix gagne le cœur. » Tandis qu’ils étaient à Bath, attendant l’autorisation du gouvernement pour se rendre à Londres, leur solitude fut illuminée par plus d’un visage semblable à l’astre des nuits. Les lionnes des bains, avec l’excentricité qui les caractérise, n’eurent rien de plus pressé que d’aller visiter les jeunes étrangers à leur hôtel. « Du vendredi 11 février au lundi 14, nous n’eûmes autre chose à faire, écrit Najaf, que de regarder les belles filles des chrétiens ; le nombre de celles que nous vîmes en un seul jour est au moins de cinq mille. Le maître du logis vint nous trouver et nous demanda si nous voulions permettre aux dames de venir nous voir. Je répondis naturellement : Qu’elles viennent. Ainsi tout le jour se passa à recevoir ces aimables visiteuses. » Les princes étaient assis sur un divan, les jambes croisées à la manière orientale, et lorsqu’entrait une personne de marque, ils se levaient, posant les pieds non pas sur le parquet, mais sur le divan même, ce qui leur donnait une attitude fort plaisante. « Une fois nous étions assis, continue Najaf, lorsqu’apparut à nos yeux une planète dont le lever les éblouit. Je pris courage, je touchai ses belles mains de jasmin et l’invitai à s’asseoir. Quelle vie pour le cœur !… Quel est le courage de derviche qui résisterait à tant de majesté ? Nous priâmes toutes les dames qui vinrent nous voir, — et à leur vue nous oubliions notre patrie, — de vouloir bien écrire leurs noms. A la fin du jour, le catalogue de ces très illustres houris contenait environ mille noms. » On conçoit que la conversation n’était pas très animée, au grand déplaisir des deux parties. On trouva pourtant moyen d’établir une causerie assez amusante. « Nous nous fîmes, dit Najaf, maîtres d’école et écoliers tout à la fois, enseignant des mots persans, apprenant quelques mots anglais. On traduisait par signes et avec l’aide des doigts, ce qui nous faisait tous beaucoup rire. »

Malgré toutes les hyperboles flatteuses de leur vocabulaire, les princes persans n’étaient pas des admirateurs aveugles, mais bien plutôt des juges assez difficiles. Il ne faut pas se fier à leur livre ; nous avons vu déjà qu’ils ne s’y mettaient pas tout entiers ; c’est dans leurs causeries intimes qu’il faut en chercher le complément et le correctif. L’un d’eux accompagnait un jour M. Fraser à l’exposition de la société d’horticulture. Les étagères étaient splendidement garnies, les avenues coquettement remplies : Londres faisait l’exhibition de toutes ses fleurs. Le prince, c’était l’ascétique Najaf, commença par s’ennuyer beaucoup, selon sa coutume ; puis, ayant su qu’on pouvait se procurer des rafraîchissemens, il s’assit et but à petits coups trois verres de vin de Porto. C’en fut assez pour lui rendre sa gaîté et pour le mettre même en veine de satire. Le jeune Persan qui, comme nous l’avons dit, avait la vue fort basse, voyait avec satisfaction plus d’une fraîche toilette se diriger de son côté. Il attendait patiemment jusqu’à ce que l’amorce infaillible de la curiosité féminine amenât tout près de lui les élégantes promeneuses ; mais alors son attente était souvent trompée. « Ces dames sont d’habiles mensonges, disait-il ; les brillantes couleurs de leurs vêtemens promettent la beauté ; elles approchent, elles sont vieilles et laides. Quelles parures ! mais, hélas ! quelles femmes ! Que ne s’habillent-elles suivant leur âge ! » Le prince était de l’avis de Byron : il goûtait peu les graces languissantes et faibles de ces pâles filles d’Albion[11]. Il avait pourtant écrit que les roses de l’Angleterre ressemblaient aux joues de ses femmes. Était-ce l’éloge des joues ou la critique des roses ? Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il fit à M. Fraser une très savante dissertation sur les femmes régulièrement belles et sur les beautés piquantes, « salées, » selon l’expression persane. Il conclut en décidant qu’il y avait là aussi peu des unes que des autres.

Nous avons vu comment Mohan Lal mariait les jeunes Anglaises, et souvent ne les mariait pas ; écoutons maintenant le prince Najaf, qui ne traite pas ce sujet délicat d’une façon moins cavalière :


« Voici, dit-il, comment se font les mariages dans ce pays. Les jeunes gens reçoivent d’abord une éducation complète dans les mathématiques et dans les autres branches de connaissances utiles. Les jeunes personnes apprennent à lire, écrire, dessiner et chanter. Puis, à vingt ans environ, voici ce qui se passe : beaucoup de jeunes personnes non mariées vont dans les parcs, dans les jardins publics et autres endroits de plaisir, pour respirer la fraîcheur de l’air. Ces jeunes demoiselles n’ont point de voile : ainsi les jeunes gens ne trouvent aucun obstacle à s’introduire près d’elles et à lier connaissance. Quand une affection durable est née d’une de ces rencontres, le jeune homme, après avoir recueilli quelques informations indispensables sur celle qui l’a inspirée, lui écrit pour lui déclarer son amour et la prier de faire connaître ses sentimens. Si elle ne partage pas cette affection, elle ne fait aucune réponse. Dans le cas contraire, elle favorise le jeune homme d’une réponse aimable, l’assure par écrit qu’elle l’accepte, laissant aux conférences subséquentes le soin de fixer le jour et le lieu du mariage. »


Le mariage à Londres étant chose si facile et si douce, le plus jeune des trois frères, Timour, fut presque tenté d’en essayer. Les princes se faisaient peindre par M. Partridge, leur voisin. Chaque jour, de très belles dames venaient voir le portrait. Un jour, elles s’y rencontrèrent avec les originaux. Ceux-ci les prièrent de s’asseoir, et lièrent tant bien que mal une espèce de conversation. Alors, s’il en faut croire Najaf, l’une d’elles dit à une autre, qui était fort jolie : Je serais bien la femme de votre frère ; malheureusement je n’ai pas de frère pour devenir votre mari. Timour, entendant cela, se prit à dire : Madame, si vous le permettez, je serai votre frère, cela lèvera la difficulté. Les dames furent enchantées de cette saillie, et la proposition fut adoptée au milieu des éclats de rire de tous les assistans. La plaisanterie devint sérieuse pour le pauvre Timour. Depuis ce jour, il ne fit que s’asseoir à côté de la jeune Anglaise et lui tenir compagnie. C’étaient des conversations sans fin, quoique par signes, car on ne parlait pas tout-à-fait la même langue, et néanmoins on s’entendait fort bien. Tout le monde complimentait le prince sur sa nouvelle et difficile conquête, car la jeune personne passait pour fort dédaigneuse. Partout où allaient nos Persans, on invitait la jeune lady. Enfin Timour devint éperdument amoureux, et perdit, comme Ulysse dans l’île de Calypso, toute idée de retour. Un fatal accident vint troubler ce beau rêve. Un soir, les princes avaient reçu et accepté une invitation : dès qu’ils arrivèrent, « Timour trouva la maison sombre, n’y apercevant pas un rayon de l’astre de son amour. Il regarda dans toutes les directions et ne vit pas l’étoile se lever sur l’horizon. Alors il se leva, alla droit au maître de la maison : Où est la dame ? lui demanda-t-il. Tout le monde se mit à rire. Elle est hors de vos atteintes, lui répondit-on. Il y a deux jours qu’elle est devenue amoureuse d’un jeune homme avec qui elle a été à la grande mosquée ; elle s’est mariée avec lui, et tous deux ont quitté la ville ; ils se promènent maintenant parmi les fleurs. » Timour devint presque fou de douleur. On finit pourtant par le consoler en lui représentant que, n’ayant pas tenu sa parole, elle méritait peu ses regrets. D’un autre côté, l’état civil de Timour aurait bien opposé à ses désirs quelques légers obstacles : il était déjà marié pour le moins une fois ; il avait épousé la fille de Vulli-Khan, très noble chef de bandits qui détroussait les voyageurs sur le grand chemin d’Ispahan. A ses yeux pourtant ce n’était qu’un médiocre embarras. Les Persans ont deux sortes d’épouses, et plusieurs épouses de chaque sorte : les unes liées à leurs maris par des nœuds indissolubles, on les nomme ahdée ; les autres, appelées moutah, ne sont engagées que pour un certain nombre d’années, de jours ou même d’heures ; les unes et les autres sont également honorées quand elles sont fidèles aux termes de leur contrat. Fath-Ali-Châh, aïeul de nos princes, avait huit cents ou même mille femmes de ces deux classes, de deux à trois cents fils et environ cent vingt filles. Il laissa à sa mort cinq mille fils et petits-fils. Jadis Priam n’avait que cinquante enfans ; décidément, l’Orient est en progrès.

On s’attend bien sans doute à ne pas voir les deux constructeurs de Bombay suivre Mohan Lal et les princes persans sur le terrain glissant où ils viennent de se placer. Il n’y a rien là pour la toise ni pour la statistique. Ce n’est pas à dire qu’ils n’auront pas aussi leur petit grain de causticité, mais, en hommes graves et positifs, ils le jetteront sur les coutumes de la vie sociale et politique de l’Angleterre. C’est ainsi que, remarquant l’importance extrême que les Anglais attachent à la lecture des journaux, ils saisiront finement la nuance de comique qui accompagne ce trait caractéristique des pays constitutionnels.

« Nous croyons, disent-ils, que pour bien des Anglais il n’est pas au monde de plus grande jouissance que d’avoir le journal le matin à leur déjeuner, et c’est une chose risible de voir avec quelle promptitude une certaine classe de lecteurs adoptent les opinions de la feuille qu’ils lisent. Le Times prétend que nous aurons la guerre avec l’Amérique, et je suis convaincu qu’il a raison, dit l’un. — Le Chronicle assure, réplique l’autre, que ce qui nous est parvenu n’est pas le rapport du congrès, mais celui d’un comité particulier. Ainsi nous n’aurons pas de guerre ; comptez là-dessus. — Savez-vous, dit quelqu’un, les sommes énormes que dépense le Times pour sa correspondance étrangère ? — Je ne crois pas un mot de ce que dit le Times, reprend quelque autre. Rien de plus divertissant que de lire le compte-rendu d’une même réunion dans deux journaux de couleur différente. Vous n’y trouvez rien de semblable. Les orateurs de leur propre parti ont toujours été écoutés avec la plus profonde attention ; leur opinion avait pour elle une imposante majorité. Quant aux orateurs du parti contraire, ils n’étaient pas supportables, et leur opinion n’avait qu’un petit nombre de représentans. »


Le voyageur indien flétrit avec non moins de verve la vénalité des électeurs. Après avoir parlé des bourgs-pourris et de la réforme, il remarque que, les partis ayant désormais une représentation à peu près égale en nombre, la majorité dépend souvent d’une dizaine de voix. Pour les avoir, on trouve tout naturel de les acheter. Alors il y a non pas seulement vente à l’amiable, mais enchère presque publique. Certains électeurs prudens ne se pressent pas de voter ; ils attendent l’heure du jour où une vingtaine de suffrages doivent décider du sort de l’élection : alors le prix s’élève, les consciences sont cotées jusqu’à trente, quarante et même cinquante livres sterling la pièce (750, 1,000 et 1,250 fr.).

Les jeunes Indiens lisaient beaucoup, écoutaient plus encore. Leurs renseignemens sur la formation de la chambre haute sont d’une exactitude piquante. Après avoir constaté avec leur sollicitude ordinaire le nombre des princes, des ducs, des marquis ; des barons qui la composent, ils nous montrent tous les ruisseaux plus ou moins purs qui ont concouru à en remplir l’enceinte. Les premiers pairs furent les grands vassaux que le roi convoquait sous sa bannière. L’honneur de la pairie fut conféré dans la suite à des titres bien divers. — Un député est-il embarrassant dans la chambre des communes, adresse-t-il sans cesse au ministère de fâcheuses interpellations, on le précipite dans la chambre haute. Un ministre, est-il importun à ses collègues, on le force à lâcher prise et on l’exile dans la pairie. Cet honneur toutefois n’est pas toujours un châtiment. Comme le gouvernement a besoin d’avoir aussi dans la noble chambre des amis ou du moins des suffrages, dès qu’on découvre, par exemple, un avocat ambitieux, à l’échine souple, à la langue affilée, prêt à recevoir en toute circonstance le mot d’ordre du ministère, aussitôt, en dépit de ses rustres aïeux, il devient une seigneurie.

Les parsis furent curieux de voir fonctionner de près cette machine politique dont ils avaient analysé les ressorts. On les introduisit dans une des tribunes de la chambre haute, un jour où devait s’agiter une grande question. Ce spectacle leur fit une impression qu’ils promettent de n’oublier jamais. Ils regardent les huit ou neuf heures que dura cette séance comme les plus agitées de leur vie, et cependant en somme leur attente fut trompée ; ils comptaient trouver dans les représentans de toute la richesse et de tous les talens du pays des hommes mieux vêtus et d’une meilleure tournure. Ils les virent dans des costumes d’un négligé effrayant, le chapeau sur la tête, étendus sur les bancs, avec lesquels leurs corps formaient des angles de tous les degrés et quelquefois des lignes entièrement parallèles. Plusieurs nobles pairs dormaient du sommeil du juste et ouvraient seulement les yeux quand un éclat de voix venait troubler leur quiétude. Les Indiens ne pouvaient se persuader que c’étaient là les hommes qui tenaient en main les destinées de plusieurs millions de créatures humaines. Cette surprise, causée par le nonchaloir des mœurs politiques, par l’absence de toute représentation, fut commune à tous nos voyageurs. Pour eux, il n’y a jamais assez de gardes aux portes, assez de trônes dans les palais, assez d’or et de pierreries dans les parures royales. Les Orientaux ne comprennent pas le pouvoir sans le faste. Ils ne sentent pas toute la grandeur d’une force qui peut se passer de prestige.

Les trois frères persans examinent aussi à leur manière la constitution politique de la Grande-Bretagne. On aime à voir comment les idées compliquées et abstraites de notre vieille civilisation prennent une forme simple en passant par ces jeunes et poétiques intelligences.


« Dans les premiers temps, les Francs, surtout ceux d’Angleterre, étaient comme des animaux et des quadrupèdes et n’avaient aucune espèce d’arts. Ils demeuraient dans les forêts, sur les montagnes et au bord de la mer, vêtus de peaux d’animaux, mangeant les produits naturels de la terre, et si par hasard ils avaient un roi, il leur prenait quelquefois fantaisie de le tuer : par contre, leurs rois tuaient beaucoup d’hommes. Ces oppressions, ces violences, causèrent toujours des querelles entre les rois et leurs sujets. Bien des gens, pendant la fureur de la persécution, furent obligés d’abandonner le pays et d’aller au Nouveau-Monde et ailleurs. A présent, ces horribles excès, qui se pratiquent dans les royaumes d’Asie, sont entièrement bannis de l’Europe. Les vizirs, les princes, le roi lui-même, n’ont pas le pouvoir de tuer un oiseau. Si, par exemple, le roi tire un oiseau pendant la saison défendue, il faut qu’il comparaisse devant le tribunal et se soumette à sa décision. »


Le prince Najaf prend trop au pied de la lettre les institutions européennes ; on peut s’en convaincre encore quand il parle de la dépendance des ministres : « Le vizir du trésor publie chaque année ses comptes dans les journaux, et toute personne qui a donné à l’impôt 10 tomans (100 francs) de son revenu a le droit, pour peu qu’elle trouve quelque chose à redire à la dépense, de monter à la chambre des communes, de saisir le vizir par le collet et de lui dire : Qu’as-tu fait de mon argent ? »

Le monde anglais est un joli roman dans l’esprit des jeunes princes ; c’est presque un conte des Mille et une Nuits. Il n’y a point de mendians dans la Grande-Bretagne, et partant point de souffrances ; les pauvres sont entretenus comfortablement aux dépens de l’état ; les machines fonctionnent toutes seules, et, tout en haut de l’édifice, une brillante aristocratie ne songe qu’à donner des dîners de 10,000 tomans (100,000 fr.). L’histoire des autres peuples ne se simplifie pas moins que celle de la Grande-Bretagne. Veut-on savoir comment l’Amérique a pris le nom qu’elle conserve ? Colomb, revenant bien fatigué en Espagne, s’arrête un instant sur le rivage pour dormir ; un de ses officiers profite perfidement de son sommeil, court à la capitale, apprend au roi la bonne nouvelle et donne son nom au nouveau continent : il s’appelait Améric. On reconnaît l’esprit symbolique de l’Orient, qui traduit toujours sous des formes palpables les événemens extraordinaires. C’est ainsi qu’il créa jadis les mythes d’Orphée et d’Hercule. La constitution des États-Unis nous est présentée de la même façon : « Ils ont un roi qu’ils renouvellent au bout de quatre années. Notre pays, disent-ils, est libéral et indépendant : chacun a donc le droit de gouverner. Ainsi on ne régnera que quatre ans, chacun à son tour. »

Des voyageurs qui s’expriment si librement sur l’industrie, les arts, les mœurs et la constitution politique de la Grande-Bretagne, auraient dû, ce semble, nous parler de sa religion. Le fait est que, soit respectueuse tolérance, soit habitude de croire sans examen et crainte d’appeler la controverse sur leurs propres convictions, nos touristes s’accordent tous à garder sur ce sujet un silence presque absolu. Mohan Lal n’en dit pas un mot dans la relation de son séjour en Angleterre. Nous voyons seulement qu’avant de quitter l’Asie, il rencontra à Caboul un missionnaire anglais qui le prit en amitié et se réjouit fort d’apprendre que le jeune Indien n’adorait qu’un seul Dieu. M. Wolf, c’était le nom du digne ministre, voulut pourtant tâcher de le mener un peu plus loin. Il vint un jour le trouver dans sa chambre, le pria d’écouter la lecture de la Bible et de se faire chrétien. Mohan Lal ne nous dit pas quelle fut sa réponse ; il nous apprend seulement qu’elle plut beaucoup au révérend, qui, en revanche, lui fit part de ses révélations. Il lui dit qu’il avait eu à Bokhara une entrevue avec Jésus-Christ, qui lui avait prédit que la jolie vallée de Cachemire serait dans quelques années une Jérusalem nouvelle. Cette confidence parut « fort singulière » au jeune voyageur, et il attend peut-être pour se convertir l’accomplissement de cette prophétie.

Les princes persans traversèrent la société anglaise avec l’inébranlable sécurité des vrais croyans. La supériorité évidente de la civilisation européenne n’apporta pas dans leur esprit le plus léger doute sur la religion de leur enfance. « Dieu livre la vie présente aux infidèles, disaient-ils avec le Coran ; la vie future sera l’apanage exclusif des élus. » Ils trouvèrent très originale la précaution de mettre une bible dans le havresac de chaque soldat, et parurent douter un peu de l’efficacité de cette prédication portative.

Quant aux deux parsis, ils surent un gré infini au vénérable ministre qui leur montrait les mathématiques de n’avoir pas même essayé de leur enseigner autre chose. Au reste, ces hommes enchaînés par les usages religieux les plus bizarres, qui purifient leurs demeures et leurs personnes avec les excrémens d’un bœuf, qui regardent comme un crime digne de mort de souffler une bougie avec la bouche, ces mêmes hommes, chose étrange, sont des admirateurs et presque des disciples de Voltaire. A la vue de son image dans le salon de Mme Tussant., ils s’arrêtent avec complaisance sur son éloge..

« Nous avons beaucoup entendu parler dans l’Inde, disent-ils, de ce célèbre écrivain, que ses ennemis regardaient comme un athée, parce qu’il n’était pas catholique. Nous avons appris qu’il adorait un seul Dieu, tandis que ses détracteurs en reconnaissaient trois. C’est donc déiste et non athée qu’ils auraient dû le nommer. Nous avons regardé son effigie avec respect, pensant qu’il lui avait fallu bien du courage et de bien fermes convictions pour s’élever ainsi contre la religion de son pays. Maintenant Voltaire et ses persécuteurs ont comparu devant le même Dieu : ils ont éprouvé que celui qui a créé le déiste, le chrétien, et le parsi, reçoit dans son sein paternel quiconque agit d’un cœur sincère, conformément à sa croyance. »

Les deux parsis de Bombay en viennent presque à reproduire un passage de la Henriade[12] pour célébrer Voltaire. La coïncidence est singulière. Quoi qu’il en soit, nous ne voulons pas trop voir ici la main de l’éditeur anglais ; il ne faut pas oublier que les architectes parsis ont depuis long-temps subi l’influence des idées étrangères. On aime d’ailleurs à retrouver ce cri de la conscience du genre humain au milieu des bégaiemens d’une civilisation imparfaite. L’unanimité de la raison, noble cachet de notre céleste origine, devient plus frappante encore à travers la diversité des dialectes, des coutumes et des mœurs. En lisant de pareils ouvrages, on croit voir les différens âges de la société antique qui se réveillent pour venir contempler la nôtre. Ces voyages inusités, ces longs étonnemens, ces naïves admirations rappellent les merveilleux récits de l’Odyssée : il semble qu’on entende ici comme un écho d’Homère et comme trois rapsodes de différens siècles. La distance des lieux produit un effet analogue à celle des temps. Malgré le cachet oriental de ces relations, on n’y peut méconnaître les traces de l’action toujours croissante que l’Europe exerce sur l’Asie. Qu’ils viennent de Téhéran, de Delhi ou de Bombay, les voyageurs orientaux éprouvent en présence de la société anglaise une impression commune c’est l’admiration et le respect ; seulement ils en varient le témoignage suivant le degré de culture auquel ils sont parvenus. Najaf ressent ou du moins exprime un enthousiasme sans mélange. L’excès de l’éloge n’est ici que l’impuissance de la critique ; Najaf vante tout, parce qu’il ne peut rien apprécier. L’architecte de Bombay examine les détails ; il y a chez lui plus d’observation et moins de surprise. Il n’a déjà plus l’enthousiasme qui précède l’étude ; il n’a pas encore celui qui la suit. Enfin Mohan Lal adresse plutôt son livre aux Anglais qu’à ses compatriotes, il raconte bien plus l’Afghanistan que la Grande-Bretagne, et, comme pour devenir lui-même le symbole de la destinée réservée à l’Orient, il vient, cet enfant de Delhi, se faire bourgeois de Londres et en prendre, autant qu’il le peut, le caractère et le langage. Notre époque paraît destinée à nous présenter souvent ce curieux spectacle. Tandis que l’industrie européenne supprime l’espace par la rapidité des communications, un instinct de rapprochement arrache à leur isolement séculaire les peuples les plus immobiles. Voilà qu’une immense jonque chinoise, avec ses formes bizarres et ses voiles en natte de jonc, part du port de Hong-Kong pour venir aussi visiter l’Angleterre. L’Orient vient enfin au-devant de l’Occident et lui présente la main : la race humaine court vers l’unité ; mais cette fusion inévitable ne s’accomplira pas sans faire naître de part et d’autre mille sensations nouvelles, sans provoquer mille révélations piquantes. Il nous a été donné d’en recueillir quelques-unes et de trouver réuni sous notre main ce que Montesquieu cherchait à créer artificiellement à force de malice, de verve et de hardiesse philosophique : la critique des institutions de l’Europe au point de vue d’un monde étranger au nôtre.


JACQUES DEMOGEOT.

  1. Londres, William Allen ; Paris, chez Friedrich Klincksieck, 11, rue de Lille.
  2. The king of Saxony’s Journey through England and Scotland in the year 1844, by Dr C. G. Carus, physician to his majesty, 1846.
  3. Placé avant un nom propre, mirza veut dire lettré, savant ; après le nom, il signifie prince.
  4. Le roi de Prusse a fait remettre à Mohan Lal son portrait enrichi de diamans et de cette inscription :
    AN
    MOHAN LAL MIRZA,
    AUS DEK STAMME DER FÜRSTEN VON KASCHMIR,
    FRIEDRICH WILHELM IV, KOENIG VON PREUSSEN
    M.DCCC.XLV.
  5. Ses services dans l’Afghanistan ont été rémunérés, dit-on, par une pension annuelle de 1,000 livres sterling (25,000 francs).
  6. Mohan Lal vient de publier la vie de l’émir Dost-Mohammed-Khan, de Caboul, comprenant les succès et les désastres de l’armée anglaise dans l’Afghanistan. — Londres, chez W. Allen.
  7. Childe-Harold, III, p. 1.
  8. L’iman Hossein, la cinquième personne honorée par les partisans d’Ali, à partir de Mahomet. Sa tombe est près de Bagdad.
  9. Saheb signifie ami ; c’est le titre que les Persans ajoutent au nom de tous les chrétiens avec lesquels ils sont en relation.
  10. C’était en effet un forgeron qui célébrait autrefois ces mariages ; aujourd’hui le maître de poste de Gretna-Green lui a succédé.
  11. Who round the north for paler dames would seek ?
    How poor their forms appear ! How linguid, wan and weak !
    (Childe-Harold, I, 58.)
  12. Ce Dieu les punit-il d’avoir fermé leurs yeux
    Aux clartés que lui-même il plaça si loin d’eux ?…
    Il grave en tous les cœurs la loi de la nature,
    Seule à jamais la même et seule toujours pure ;
    Sur cette loi, sans doute ; il juge les païens,
    Et, si leur cœur fut juste, ils ont été chrétiens.