Les Tendresses premières/Seize, dix-sept et dix-huit ans

Seize, dix-sept et dix-huit ans


Seize, dix-sept et dix-huit ans !
Ô ce désir d’être, avant l’âge et le vrai temps,
Celui
Dont chacun dit :
Il boit à larges brocs et met à mal les filles !


Dites ! les fiers et superbes quadrilles
Aux kermesses, pendant l’été,
Quand on partait, gars violents et entêtés,
Chercher querelle aux gars du voisinage.

Le cœur battant, les reins cambrés, le torse en nage,
On s’éreintait à balancer, balourdement,
En des rythmes tournant vers l’étourdissement,
Le corps virevoltant des fermières ardentes.
Les bras serraient leur chair massive et abondante.
Les maris maugréaient, les amants se fâchaient ;
Les poings et les regards tour à tour se cherchaient ;
Des mots volaient, blessant l’orgueil d’une ample entaille,
Et la danse bientôt se changeait en bataille.
Dites — comme c’était rage et joie, et fête, alors ! —
On était souple et certains étaient forts.
Ils formaient le rempart ; les autres,
Tels des perdreaux, parmi des champs d’épeautre,
Se faufilaient, hardis et haletants,
Entre les blocs soudés des combattants
Et choisissant les yeux ensanglantés pour cibles,
S’y acharnaient, avec des doigts terribles.


On se montrait traître et cruel, sans le savoir.
Les empoignades qui s’exaltaient, le soir,
Se prolongeaient, la nuit, en combats rouges,
Au fond des bouges.
On revenait vaincus, vainqueurs,
Avec la hargne ou la folie au cœur,

Mais quand le sort avait trahi la chance,
Chacun, sans se montrer, rentrait chez soi,
Féroce et méditant comment une autre fois,
De l’échec essuyé, il tirerait vengeance.


La bière et ses tonneaux étaient les larges puits,
Où l’on trempait gaîment sa fièvre et son courage ;
Où l’on noyait dûment sa honte et ses ennuis.


Pintes brunes et pintes blondes,
Comme les filles du pays,
Lèvres belles et bouches rondes
Autour des brocs superbement remplis,
Saines, longues, rouges et pesantes guirlandes,
De gros buveurs, sablant toujours,
À gestes lents, à gestes lourds,
Avec, entre leurs doigts, la pipe de Hollande,
Combien vous me fûtes joie et orgueil,
Le jour où je franchis le seuil
Des cabarets fameux où s’exaltaient vos ventres.
On m’amena du « Chasseur Vert » vers les « Trois Chantres »
Mais ce ne fut vraiment qu’à « L’Archer d’Or »,

Où s’imposait à son comptoir de verre
L’hôtesse — énorme et salace commère —
Que je pus voir briller et pétiller la bière
En son plus large et violent décor.


Et jeune et largement vivante,
L’ample servante
Y circulait, avec de longs plateaux d’étain.
Sa peau luisait comme un satin.
On la hêlait de groupe en groupe.
Elle passait, frôlant les gens avec sa croupe ;
Et ses bras nus, ses bras ardents,
Qu’on eût voulu marquer d’un coup de dents
Et de chaudes morsures,
Tendaient, jusqu’à la bouche des buveurs,
Les brocs remplis d’ivresse et de saveurs
Et surmontés de mousseuses tonsures.


On se rendait à « L’Archer d’Or »
Moins pour l’hôtesse, hélas, que pour l’ample servante.
Les yeux vagues, les gestes tors,
On y buvait, jusques à l’épouvante,
Terriblement, en son honneur.
Mais rien jamais ne lui fit peur.



Elle riait à gorge déployée
D’être superbement palpée et rudoyée
Et de sentir les désirs chauds et violents
Brûler tels des feux, autour de sa chair belle.
Les soirs de fièvre et d’ivresse rebelle,
Elle apaisait les cris et les élans,
Et le tumulte noir des trop jeunes colères.
Les jours de foire ou de kermesse jubilaire,
Quand ceux de Puers, d’Opdorp et de Calfort,
En char-à-bancs, en carrioles,
S’amenaient boire et gloutonner à « L’Archer d’Or ».
On eût voulu s’enfuir avec la fille folle
Là-bas, très loin, vers n’importe où,
Au grand galop rythmé et fou
Des chevaux roux.


Mais ce rêve jamais n’entra dans sa pensée.
Faire sa besogne stricte, à chaque heure du jour,
La maintenait vers les simples devoirs baissée.
Bête de magnifique et fertile labour,
Avec le seul orgueil d’être rude et vaillante,
Elle peinait ; elle était fruste et bienveillante,
Et l’on était plusieurs à habiter son cœur.



Aussi, quand au beau temps des kermesses sauvages,
On s’en allait lutter, dans les prochains villages,
Et qu’on rentrait non plus vaincus, mais en vainqueurs,
Elle était là, plantée au-devant de sa porte,
Honteuse un peu de promettre pour le déduit,
La nuit,
À tant de gars qui s’étaient bien conduits,
Le festin de sa chair bonne, placide et forte.