Les Symphonies - Idylles héroïques/Préface

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Préface


I

La musique est l’art de notre temps. Elle a remplacé dans les salons la conversation et les lectures ; elle règne sur le théâtre au détriment des œuvres littéraires ; elle a pénétré les autres arts de son esprit, altéré leurs méthodes, et déplacé, à son profit, leurs limites. Mais le véritable secret de son influence, c’est qu’elle rencontre, chez les contemporains, quelque chose de plus qu’un penchant légitime pour ses charmantes séductions ; elle a trouvé dans les âmes certaines aspirations, mieux faites pour s’exprimer dans un langage indéterminé comme le sien, que sous la forme exacte et précise de la parole, surtout de la parole française.

Comme symptôme social, est-ce là un progrès ? Nous ne le pensons pas ; le moraliste et le politique en jugeront. Dans tous les cas, c’est un fait considérable, et la critique ne doit pas le perdre un instant de vue dans l’histoire de l’art contemporain.

A chaque période historique il y a ainsi un art type sur lequel se règlent les autres arts et dont ils reproduisent le caractère. Aux époques essentiellement religieuses, dans l’Europe du moyen âge, dans l’Égypte, dans l’Inde, l’architecture est l’art maître, et ses constructions immenses se développent parallèlement aux longues épopées. En même temps que l’individu et la pensée humaine se séparent de la société religieuse, la statuaire se détache de l’architecture, et la domine sur l’Acropole et sur l’Agora d’Athènes. Homère, Eschyle, Sophocle taillent, comme Phidias, la statue de l’homme divinisé. La sculpture est l’art de l’antiquité classique ; elle semble régir la poésie héroïque et la philosophie stoïcienne. Au moment où l’Europe sort du moyen âge, comme la Grèce était sortie de l’Égypte et de l’Inde, ce n’est plus par la statuaire, c’est par un art moins simple, moins solide et plus varié, c’est par la peinture, que la physionomie de l’homme moderne plus complexe, plus expressive et moins énergique, se dégage de l’édifice religieux et social. Les grands poètes italiens de la Renaissance, Arioste et Tasse, sont des peintres comme Léonard, comme Raphaël.

Mais pendant ce règne d’un art si voisin de la statuaire et si propre encore a reproduire l’ancien type héroïque, voici qu’un génie tout opposé, voici que l’art essentiellement moderne apparaît avec les premiers symptômes d’une immense révolution dans la société et dans les âmes. Un grand poëte a pu écrire, en toute exactitude, ce titre d’un admirable morceau dans LES RAYONS ET LES OMBRES : Que la musique date du seizième siècle. La pièce tout entière atteste, d’ailleurs, combien l’état des sentiments qui concorde avec la musique s’est imposé de nos jours à la poésie, même à cette poésie sculpturale et si pittoresque de Victor Hugo.

Entre le XVIe siècle et nous, quand la France, après la Grèce et l’Italie, a été appelée à donner sa mesure intellectuelle, le génie national, plus littéraire que poétique, a subordonné les arts proprement dits aux arts de la parole et particulièrement aux formes qui caractérisent l’éloquence et l’art oratoire. L’art maître, au siècle de Louis XIV, c’est bien celui de Corneille, de Racine, de Molière, de La Fontaine, mais c’est encore plus celui de Pascal, de Descartes, de Fénelon et de Bossuet ; c’est la belle prose française, la plus difficile et la plus solide de toutes les proses, après celle des anciens. Dans cette grande littérature du XVIIe siècle, la prose donne le ton à la poésie, au lieu de le recevoir d’elle comme chez les autres peuples. Mais cette prose est d’une si haute inspiration, d’un mouvement si spontané et si puissant, d’un contour si savant et si ferme, qu’elle atteint la poésie dans ses propres sphères et se confond avec elle quand elle n’arrive pas à la dépasser. De quelle noblesse et de quelle force d’âme, de quel admirable équilibre de toutes les facultés témoigne cet art de la grande époque française, c’est ce que l’on apprécie chaque jour davantage à mesure que l’on pénètre mieux l’histoire littéraire et surtout l’histoire morale des âges suivants.

Lorsque après cette éclipse de l’imagination et du style, qui a marqué la fin du dernier siècle et les premières années du nôtre, le génie de la France a brillé de nouveau, des facultés poétiques, jusqu’alors inconnues chez nous, ont éclaté dans notre littérature. C’est l’imagination, c’est la poésie lyrique, c’est la rêverie aux grandes ailes qui ouvrent l’école moderne avec Chateaubriand et Lamartine. L’austère clarté, la vigoureuse précision de la prose et de la pensée française attendent pour se réveiller le retour de la philosophie spiritualiste et l’avènement d’une autre muse nouvelle. la muse de l’histoire.

Une véritable rénovation s’opère aussi dans les autres arts : la France semble redevenue capable de la vraie peinture comme de la vraie poésie. Pendant ce temps-là cet art tout moderne dont l’éclosion véritable se place entre la Renaissance et la Réforme, la musique avait conquis, dès la fin du XVIIIe siècle, par Mozart, puis par Beethoven et par Rossini, une prépondérance jusqu’alors inouïe. Tous les arts, d’ailleurs, semblaient avoir rompu les barrières qui jadis en tenaient la culture si fort séparée de celle des lettres. Un souci tout nouveau de l’œuvre du musicien et du peintre s’emparait de l’imagination du poëte, souvent même des graves pensées du philosophe et de l’historien. De brillants et lointains voyages avaient renouvelé et enrichi un trésor d’images, un peu effacées Sous les doigts des copistes depuis les Latins et les Grecs. Nos écrivains commençaient à regarder des tableaux, à écouter des symphonies, et surtout à voir des paysages autre part que dans les livres.

Au moment même où les intelligences pénétraient dans ce nouveau monde de la musique avec Beethoven et Rossini, elles découvraient avec Chateaubriand et Lamartine, préparés par Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre, toute une sphère de poésie nouvelle en France : le sentiment de la nature.

La musique, devenue l’art populaire, et s’emparant ainsi de la maîtrise des autres arts ; le sentiment de la nature s’éveillant dans toutes les âmes préparées par les passions ou la rêverie, modifiant les formes du style et le fond de la pensée dans tous les arts, peinture, musique et poésie : tels sont les deux grands faits qui dominent aujourd’hui le développement général de l’art.

Voici quelques-uns des résultats nécessaires de cette double action de l’élément musical et du sentiment de la nature sur les œuvres de l’esprit. Habitués au vague des émotions, à l’indétermination des idées par cette langue de la musique, dont les expressions n’ont pas de portée morale et de signification précise, les poètes et les artistes se contentent plus facilement, dans le langage qui leur est propre, d’une pensée pareillement indéterminée et qui n’a pas de prise directe sur la raison et sur le cœur ; il suffit pour eux de faire vibrer une corde quelconque de la sensibilité nerveuse. La contemplation de la nature, même la plus élevée, agit quelquefois dans le même sens : plus les perspectives sont étendues et plus elles sont vagues. Cette apparition de l’infini qui donne aux grands horizons leur charme, et au spectacle de l’univers sa haute valeur poétique et religieuse, ne peut pas être décrite ou dessinée avec de fermes et invariables contours. Tout ce qui est donné à cet ordre d’impressions par le poëte ne risque-t-il pas un peu d’amoindrir le rôle de la vraie pensée, de celle qui a une conscience nette d’elle-même, le rôle de la volonté qui se définit et qui se possède, celui du sentiment qui peut se traduire en actes, en un mot, d’amoindrir ce qui est l’homme lui-même ? Ne doit-on pas craindre que la raison, la conscience et la liberté humaine ne perdent, à cet intime commerce avec la nature et le monde des vagues harmonies, tout ce que l’imagination et l’art y ont gagné ?

Mais si indéterminé dans sa signification morale que soit le monde extérieur, il saisit vivement nos sens. Pris en détail, il est une collection des symboles matériels et palpables, s’offrant d’eux-mêmes au pinceau de l’artiste qui vit dans la familiarité de la nature.

Le relief, la couleur brillante de ces signes connus de tous, et la facilité de s’assimiler cette langue par la seule force des sensations, invitent le poète à s’en faire un idiome qui frappe énergiquement toutes les intelligences comme il frappe tous les organes. Sous une influence excessive du sentiment de la nature, le style deviendra donc plus imagé, plus matériel, plus exclusivement approprié aux sens, à mesure que la pensée se fera plus vague et moins rationnelle, à mesure qu’elle échappera davantage au domaine de la réflexion et de la conscience. Il arrivera souvent que cette réalité, cette couleur plus vive de l’image, au lieu de déterminer plus nettement l’idée, augmentera le vague et la confusion dans le style. Car la valeur des objets de la nature comme signes des objets moraux ne saurait être aussi précise que celle des termes abstraits, des signes du langage créés pour manifester et définir les divers états, les divers actes de l’âme. Les figures, les comparaisons, les métaphores complètent, sans doute, pour l’imagination et pour les sens, l’effet produit par le mot abstrait sur l’intelligence. Mais les images toutes seules ne franchissent pas le domaine de la sensibilité, et laissent la raison incertaine ; elles indiquent la pensée, mais sans l’exprimer véritablement.

L’excès du naturalisme nous conduit ainsi à deux erreurs qui semblent inconciliables et qui néanmoins se touchent, aujourd’hui, par bien des côtés : à cette notion grossière de l’art qu’on a nommée le réalisme, et à un certain genre de mysticisme, au culte de l’indéterminé, à une religiosité vague qui confond l’esprit et la matière, et pour laquelle le nom de panthéisme, qu’on lui applique souvent, est un terme trop exact et trop défini.

La seconde et la plus séduisante de ces erreurs ne saurait être le fait des artistes et rarement celui des poëtes ; elle se manifeste dans un monde considéré comme plus sérieux que celui de l’art. La philosophie elle-même et l’histoire n’ont pas été innocentes de cette exagération du sentiment de la nature. On nous prodigue, aujourd’hui, à propos des questions les plus graves, ces assimilations vagues qui font sortir un système d’une image, et une théorie sociale de quelque vague harmonie de la vie végétative avec une des lois de l’esprit.

Chère au poète religieux, la noble source d’inspiration que lui offrent les beautés de l’univers visible a cependant fourni sa large part au matérialisme qui marque nos dernières années, et dont les progrès sont manifestes dans tous les arts, dans la littérature, dans la philosophie elle-même et dans toutes les habitudes de la vie.

C’est ainsi que la peinture abandonne de plus en plus les grands genres et les grands sujets, non pas même en faveur du paysage, mais au profit d’une variété infime de ce noble genre, qui ne s’élève guère au-dessus de la reproduction de la nature morte.

Cette importance suprême donnée à la réalité matérielle et à la couleur est sans doute un excès qui peut devenir funeste à la peinture elle-même, mais qui ne risque pas du moins de jeter cet art en dehors de ses voies propres et de son domaine légitime. Mais qu’adviendra-t-il d’une poésie faite tout entière pour les yeux avec des résidus de palette, et qui ne cherche même pas à dissimuler que la couleur et les effets de style lui tiennent lieu d’idées et de sentiments ? Ne sera-ce pas la négation même de toute poésie ? A la suite des maîtres qui avaient introduit dans le style et dans la langue ce qui lui manquait réellement de coloris et d’images depuis le XVIIIe siècle, nous voyons pulluler aujourd’hui des livres écrits pour la fantaisie des yeux et des oreilles et les caprices du système nerveux. Il se trouve des critiques pour en louer le style, comme s’il y avait un style véritable sans une substance solide, sans une pensée qui soit le support des formes et des couleurs.

La musique a aussi sa crise matérialiste, quoiqu’elle semble à l’abri de ces vices du sentiment de la nature qui égarent quelquefois le peintre et le poëte. Que dire de cette recherche excessive du volume de son et des effets de voix, de cette modification des instruments dans un sens de plus en plus bruyant et moins expressif, à ce point qu’il semble que la musique, pour pénétrer jusqu’aux âmes, n’a d’autres moyens que de déchirer les nerfs ? Tous ces symptômes sont pareils à ceux qui se manifestent dans les autres arts. Ils ont aussi leur raison d’être dans la domination de ce qui est extérieur à l’homme, dans la suprématie de la nature physique, devenue souveraine et tyran de l’intelligence. La mélodie, qui est tout entière de l’âme, peut se produire sans ce luxe de sonorité. L’harmonie prend ses termes de comparaison et ses modèles dans le monde extérieur ; elle peut s’inspirer d’un ordre étranger au cœur humain, d’un ordre à la fois mathématique et matériel. C’est par elle que la musique se rattache au sentiment de la nature ; c’est elle qui entraîne parfois le musicien jusqu’à vouloir rivaliser de bruit avec les cataractes et le tonnerre.

Mais sans parler des arts, la vie humaine n’est-elle pas, aujourd’hui plus que jamais, envahie par les choses du dehors, par ce qui est étranger & l’âme, par la nature, ou, pour mieux dire, par la matière, c’est-à-dire par tout ce qu’il y a de moins humain ? Que sont tous ces besoins nouveaux, toutes ces superfluités, qui fourmillent au détriment des vraies, nécessités de la vie et de la vigueur de l’esprit et du corps ? Qu’est-ce que ce luxe qui se prétend lié au progrès des arts ? Qu’est-ce même que la plus grande partie de ces merveilleuses conquêtes de l’industrie moderne sur la nature ? N’est-ce pas une véritable invasion faite dans les âmes par le monde matériel, un nouvel empire donné à la nature sur l’homme, aux sens sur la volonté ? A voir sainement les choses, cet avènement du luxe, qui n’est pas l’abondance, fondé sur la découverte d’un nouveau monde mécanique, constitue l’homme serviteur de ses sens et de la matière beaucoup plus que souverain de la nature. Obligé d’abdiquer son initiative, sa liberté dans le travail, l’ouvrier devient une bête de somme au service des machines, en même temps que l’homme se fait l’esclave des fausses jouissances et d’un bien-être menteur. Le seul vrai principe de la souveraineté que l’homme peut exercer sur la nature, c’est la domination qu’il doit exercer sur lui-même. Que l’homme se possèdent se maîtrise, alors, seulement, il pourra sans danger prétendre à posséder, à dominer le monde extérieur.

Il en est ainsi dans la poésie et dans l’art. Un esprit maître de lui-même, qui a une conscience claire de son but moral et porte en lui un principe de foi, celui-là peut, sans crainte, appeler à lui toutes les voix, toutes les images de la nature ; il ne reçoit pas d’elles sa pensée, il la leur impose. Il trouve dans cet immense océan de vie, dans cette infinité de formes, de couleurs, d’harmonies, dans cet innombrable orchestre d’instruments qui ont vie, des signes éclatants et variés, une langue d’une intarissable richesse. Avec cette langue le poète peut exprimer les plus grands mouvements et les moindres palpitations de la vie intérieure ; il pénètre, alors, il envahit par tous les sens les âmes dont il veut s’emparer.


II

Le moment est venu pour les poëtes et pour les artistes de résister, au nom de l’âme humaine et par un spiritualisme plus ferme et plus hautement proclamé, à cette invasion des choses étrangères à l’homme, à ce débordement de la description et des images qui fait prévaloir le costume de la pensée sur la pensée elle-même, et transforme l’art en une stérile reproduction des objets matériels ou des fantaisies de la sensibilité. La poésie peut s’affermir, ainsi, dans son véritable domaine, le monde moral, sans abandonner une seule des conquêtes faites par l’école moderne dans la sphère de l’imagination et de la nature.

Ayez de la nature le sentiment le plus énergique et le plus profond, si ce sentiment a conscience de lui-même, s’il se définit dans un esprit ferme et lucide, il n’amoindrit en rien le rôle de l’idée morale, et ne fait courir aucun péril au vrai spiritualisme. Le danger n’est pas dans l’usage fréquent et la franche profession du sentiment de la nature, il est dans la confusion des divers éléments de l’art ; il est dans les prétentions de quelques fantaisies ambitieuses à faire jaillir une philosophie du choc des métaphores ; il est enfin dans ce réalisme grossier qui érige en système l’absence de tout idéal et de toute philosophie. Mais un sentiment vrai des harmonies de la nature avec le monde moral, des analogies de tout ce qui se voit avec tout ce qui se pense, mais l’intelligence de la signification spirituelle qu’il est possible de découvrir dans les objets physiques ou de leur imposer par la poésie, cette faculté de comprendre l’univers visible comme un langage que l’homme peut parler à son tour par les arts et la poésie, en un mot, le sentiment de la nature, c’est là une part normale, une indispensable faculté du génie de l’artiste et du poëte.

L’artiste peu tirer de la nature des expressions tout à fait humaines, un sens tout à fait idéal, même en aimant la nature pour la beauté qui lui est propre et sans admettre dans son tableau la figure de l’homme. Le paysage n’a droit sans doute qu’à un rang secondaire dans la peinture ; mais qui songerait à lui contester sa raison d’être et sa place légitime ? Le type de ce genre, sa plus noble variété est, sans doute, le paysage historique, celui qui sert de théâtre et en quelque sorte de commentaire visible à un fait, à un drame humain. Mais la représentation du site le plus dépourvu de tout vestige de l’homme peut renfermer aussi sa pensée, son harmonie profonde avec une situation du cœur humain ; cette dernière forme du paysage appartient donc aussi à l’art spiritualiste.

Ainsi pour la musique : elle a son type, sa forme la plus pure dans la mélodie chantée et dans la voix humaine ; l’antiquité ne connut pas cet art séparé de la poésie, et l’usage des instruments -fut longtemps subordonné au rôle de la voix. Ce n’est qu’à une époque très-moderne et par une révolution analogue à celle qui donnait au paysage une existence indépendante à côté de la grande peinture, que la musique instrumentale a prévalu à mesure que s’étendait la science de l’harmonie. Cette révolution semble éloigner de plus en plus la peinture de ses conditions essentielles ; elle est au contraire un progrès pour sa musique ; elle l’a conduite à la plus haute perfection. La symphonie de Beethoven nous paraît la forme suprême de l’art musical, et la première moitié de notre siècle l’heure de son apogée. Beethoven est l’artiste moderne par excellence ; l’art où il est souverain a commencé en réalité avec les temps modernes, à cette date orageuse du XVIe siècle qui trouva son auréole poétique dans une autre forme de l’art essentiellement nouvelle aussi, et touchant par d’intimes analogies à l’art du grand symphoniste, dans le drame de Shakespeare.

La musique, nous le disions en commençant, fait sentir aujourd’hui sa prééminence à tous les autres arts, non pas tant parce qu’elle est le plus généralement cultivée de tous, mais parce que l’état des âmes, les formes du sentiment qui lui correspondent, devenus aujourd’hui prédominants, gouvernent tous les autres arts et décident de leur direction. Les preuves abonderaient dans l’histoire de notre poésie depuis Lamartine. Prenons notre exemple dans un monde plus radicalement distinct de la musique, dans la peinture, dont le type primitif est la statuaire. Si la peinture de notre temps a quelque supériorité, c’est par le paysage ; la preuve en est dans la multiplicité et dans le mérite relatif des tableaux de ce genre. Les expositions, surtout celle de province, l’attestent depuis bien des années. Dans le même salon où la grande peinture témoigne de son appauvrissement et souvent d’une stérilité complète, on voit briller le paysage non-seulement par le talent, par le nombre, mais par un charme réel, par l’incontestable valeur de l’exécution. Or, qu’est-ce que le paysage, en le jugeant comme on doit juger toute production de l’art, c’est-à-dire dans son rapport avec un certain état de l’âme, en le considérant comme expression d’un ordre de sentiments plus ou moins nobles, plus ou moins essentiels à l’homme. Prenons ce genre dans les types les plus élevés, sans tenir compte des toiles réalistes par où il avoisine la peinture de nature morte. Le paysage ne saurait exprimer, comme la figure, un état déterminé de l’esprit, de la passion, de la volonté ; le sentiment qu’il reproduit n’est pas assez clair, assez précis, pour exclure la diversité des interprétations ; le paysage, comme la musique, n’a pour l’âme qu’une signification vague et indirecte.

Le paysage exprime sans doute une pensée. Si, comme nous le croyons, tout site de la nature a sa portée morale et peu s’associer à un certain état du cœur humain, la peinture de paysage peut faire naître ce sentiment en plaçant le site sous nos regards. Mais cette concordance n’a rien de précis, et, devant le tableau encore plus que devant la nature, tout se passe chez nous dans un sentiment vague et qui nous laisse indécis sur la signification de l’œuvre. L’aspect du site auquel une poétique intelligence, un savant pinceau, ont conservé le vrai caractère de ses formes, l’harmonie de ses couleurs, jusqu’à la fluidité de l’air et de la lumière, jusqu’à l’infini des perspectives, et d’où les humides senteurs de la végétation semblent s’exhaler encore, le paysage le plus vrai et le plus idéal à la fois, suscite en nous des sentiments innommés, des aspirations sans portée précise, des rêveries et non pas des idées ; c’est là aussi l’effet de la musique, particulièrement de la musique instrumentale. En l’absence de toute parole qui en définisse l’intention morale, souvent même aidée de la parole, l’harmonie de l’orchestre ne saurait avoir qu’une signification indéterminée, comme l’harmonie d’un site de la nature.

Le paysage est une symphonie.

Le sentiment, la passion, la pensée elle-même, s’expriment sans doute dans le paysage ; l’âme et la voix humaine peuvent s’y faire entendre, mais jamais seules, toujours combinées avec des voix inférieures, toujours accompagnées sinon dominées par les voix de la nature. L’art consiste à maintenir la prédominance au rôle de l’âme, au cœur humain, à la mélodie. Le maître ne doit pas souffrir que le sentiment et la pensée soient étouffés sous cette pluie d’accords et de couleurs, sous cette végétation exorbitante des formes et des sons, sous cette abondance de fleurs harmonieuses qui, dans l’art comme dans la nature, doivent entourer, embellir, couronner, sans jamais la faire disparaître, la grande figure de l’homme.

Cette réhabilitation de la nature, contemporaine, au XVe siècle, de l’apparition de la musique et du démembrement de la peinture, n’a-t-elle rien aujourd’hui de menaçant pour l’âme et la dignité humaine ? C’est là une trop grave question pour être traitée incidemment. Reconnaissons néanmoins que cette révolution a apporté aussi ses bienfaits, puisqu’elle nous a donné les grands paysagistes du XVIIe siècle, Poussin et Claude Grêlée, et enfin Beethoven, le roi de la symphonie.

Dès le XVIe siècle, la nature commence à disputer à l’homme le terrain même où il règne le plus exclusivement dans le domaine de l’art, la scène dramatique. Ce génie si humain, si héroïque de Shakespeare, n’a-t-il pas, en mainte occasion, laissé les voix mystérieuses de l’univers, incarnées en des personnifications diaphanes, pénétrer sur son théâtre et partager l’intérêt avec les actions, avec les passions de l’homme ? Ame essentiellement moderne, comme l’âme de Beethoven, poëte complet, le plus complet de tous depuis les Grecs, Shakespeare, cet immense miroir de la nature, devait réfléchir aussi quelque chose des sites merveilleux, des horizons infinis, même dans le cadre plus étroit où le tenait enfermé le genre dramatique. Sans citer les scènes éparses dans ses autres drames, la Tempête, le Songe d’une nuit d’été, ne tiennent-ils pas du paysage et de la symphonie ? Le poëte m’y fait apparaître, dans toute leur réalité, les forêts et les prairies blanches de rosée, les montagnes où se heurtent l’ombre et le soleil, les vagues de l’Océan qui se gonflent à la lueur des éclairs, et les fleurs qui frémissent frôlées par l’aile des oiseaux ou l’écharpe des fées. J’entends sur la scène le murmure de voix invisibles accompagner la chanson d’Ariel ou de Titania, et les grandes harmonies du désert éclater avec les soupirs et les sanglots des lèvres humaines ; j’y crois respirer, de toutes parts, les fraîches senteurs de la vraie nature, et j’y sens palpiter la vie universelle. Shakespeare, dans ces deux drames, touche aux grands paysagistes, et il atteint, à deux siècles de distance, le prince de la musique allemande.

Cette forme nouvelle de l’art qui admet la nature à faire sa partie à côté de l’homme au sein d’un orchestre infiniment plus varié que celui de la muse classique, Beethoven et ses symphonies la représentent dans ce qu’elle a produit, jusqu’à ce jour, de plus profond et de plus achevé. La musique est aux derniers âges des sociétés, aux époques de religiosité vague et de rêverie, ce qu’a été l’architecture dans l’âge primitif, sous l’empire des religions positives et des fortes croyances. Je retrouve la physionomie et l’impression des temples et des épopées de l’Inde, où la figure et la personnalité de l’homme disparaissent sous la luxuriance des détails empruntés aux divers règnes de la nature, je retrouve cette impression grandiose, vague et pénétrante, en écoutant les symphonies de Beethoven. Le sentiment indéterminé qui s’exhale de l’âme du poète avec la mélodie y semble toujours assisté des mille voix de la création, et disparaît même quelquefois sous leurs accords variés dans les splendeurs de l’universelle harmonie.

La poésie, aussi légitimement que la musique et avec moins de dangers, car la matière dont elle se sert, la parole, se refuse à l’indéterminé et au vague, la poésie peut associer les harmonies de la nature à la voix de l’homme ; elle arrive ainsi à toucher des cordes nouvelles de l’âme, elle produit certains sentiments étrangers et peut-être supérieurs aux passions qui défrayent la poésie la plus humaine, la poésie dramatique » Cette association est fréquente dans le genre lyrique, quoiqu’elle n’y soit pas toujours apparente et nettement accusée ; on peut imaginer une sorte de poëme où la place faite aux instruments empruntés à la nature, aux harmonies dont elle accompagne en la développant, en l’agrandissant, en l’idéalisant, l’expression du sentiment humain, soit tout à fait distincte et séparée du récitatif ; de telle sorte que les voix de l’homme et celles de la nature semblent se répondre comme dans un drame, au lieu de se confondre comme dans un hymne.

La science des harmonies du monde extérieur avec l’esprit humain et la science de l’harmonie musicale, l’orchestre poétique et l’orchestre instrumental se sont également enrichis ; leur rôle devient forcément plus considérable. Cette intelligence plus vive de la signification morale de la nature, cette facilité à lire comme les caractères d’une langue écrite les phénomènes du monde extérieur, entraînent une tendance à se servir plus souvent des images, ces lettres vivantes, pour écrire la pensée. L’abondance de ces formes et de ces voix nouvelles, employées dans le cadre de la poésie lyrique à représenter les sentiments humains, devait contraindre un jour le poëte, dans. l’intérêt même de la clarté de son œuvre, à distinguer nettement chacun des interlocuteurs de ce dialogue, chacun des instruments de cet orchestré, à lui^ faire exécuter comme un monologue dans le drame, afin de mieux en tirer toutes les ressources de l’harmonie et du sentiment qui lui est propre. De là, dans quelques poëmes de notre temps, la parole accordée à des objets de la nature, au grand scandale de certains esprits qui semblent ne pas comprendre que c’est toujours la passion, le sentiment, l’âme humaine en un mot, qui se fait entendre par l’organe de ces nouveaux acteurs. L’idée, ainsi répétée par divers instruments, reçoit de chacun d’eux un nouvel aspect, une signification nouvelle ; elle se complète à mesure que cet accompagnement complète et développe la mélodie.

Affranchissons-nous, un moment, de la fascination qu’exerce en France la littérature dramatique ; plaçonsnous dans l’ordre lyrique, dans ce que la poésie a de plus élevé, le lyrisme religieux. La poésie religieuse représente dans son ensemble l’hymne de la création à son auteur ; l’homme y apparaît bien comme la seule parole, mais non pas comme la seule voix qui s’élève vers Dieu : il est le coryphée, mais il ne forme pas le chœur tout entier. Rien ne répugne donc à ce que le poëte désigne autour de lui par leur nom les instruments qui l’accompagnent, les voix diverses qui prennent part à ce grand chœur de la prière universelle. Appliquée aux grandes compositions lyriques, une forme pareille y introduit un des éléments du drame qui rompt la monotonie de l’ode et de l’élégie, et qui permet de faire vibrer plus à fond chaque sentiment et d’en mieux tirer tout ce qu’il renferme de richesse poétique.

Le langage des images, des analogies, des métaphores, des figures de toutes sortes, concourt dans ce genre de poëme avec la langue abstraite. Tous les objets de la nature y sont mis en œuvre comme les lettres d’un alphabet vivant, comme les notes d’un immense clavier, pour exprimer le sentiment, la passion, les divers états de l’âme. Je constate cette façon de peindre le cœur de l’homme dans la grande poésie typique de nos jours, dans toute poésie où se manifeste avec une certaine puissance le sentiment de la nature. Cet ordre de composition, pour les peintres, c’est le paysage à son état le plus élevé ; c’est-à-dire une scène où l’action des personnages humains se développe dans un site concordant à cette action par son caractère, dans un site qui explique, qui commente l’action, qui, par tous ses détails de forme et de couleur, comme par son ensemble, aide à produire dans l’âme du spectateur l’effet moral que cherche l’artiste.

Mais la musique nous fournira, dans un type plus rapproché de la poésie, l’analogue des œuvres de ce genre. Lorsque j’entends, dans un orchestre animé par Beethoven, la mélodie principale passer alternativement d’un instrument à un autre, avec l’effet nouveau que- lui donnent la sonorité et la tonalité diverses de chacun d’eux, lorsque la pensée de l’artiste à travers l’andante, l’allegro, le scherzo, parcourt des zones, des sites, des températures différentes qui en modifient le caractère, j’ai l’image d’un ordre de composition où le poëte accomplit, mais avec une intention plus claire et plus précise, le même travail et le même voyage que le musicien. Il s’avance au milieu du paysage plein d’une pensée qui déborde autour de lui en récitatifs et en mélodies. Dans chaque site qu’il traverse, un écho différent lui renvoie cette pensée avec un accent et un caractère particuliers. Chaque objet de la nature, adapté à reproduire cette mélodie, la développe et en accroît l’effet. La diversité des sites et des interlocuteurs qu’il y rencontre, en suivant un plan tracé d’avance, fait de ce dialogue concertant un drame véritable, avec son exposition, son nœud et son dénoûment, Or, si pour cette ode à plusieurs voix, pour ce drame accompli dans l’intérieur de la conscience humaine, mais avec la complicité de toute la création je cherche un nom et un modèle, je trouverai, à la suite de Beethoven, le modèle et le nom de la Symphonie.

C’est ainsi que s’explique et se justifie le titre de Symphonies donné à nos poëmes : il découle de l’œuvre elle-même, il a été l’objet d’un choix réfléchi. Les Idylles héroïques sont destinées à compléter le recueil des Symphonies, quoique le poëme de Rosa Mystica s’en distingue comme un cadre où le paysage ne tient presque plus de place et où la scène tout entière est livrée aux personnages et au drame h umain.

En cherchant à donner ainsi la raison de ce titre de Symphonies, l’auteur avoue assez hautement l’influence et la vivacité du sentiment de la nature. Quelques esprits trouveront peut-être de l’étrangeté et de l’exagération dans le rôle que nous attribuons au monde extérieur ; mais les poëtes nous absoudront bien vite de ce qui semble aux autres un excès et de ce qui n’est au fond que l’essence même du langage poétique.

Est-il vrai, d’ailleurs, que cette religieuse intimité de l’âme avec la nature détourne l’homme de l’action, énerve les croyances et le sentiment moral ? Le raisonnement, l’histoire et notre conscience nous disent énergiquement le contraire, et nous avons fait nos efforts pour le faire dire aussi à notre œuvre.


III

La critique a souvent affecté de ne voir dans le sentiment de la nature qu’une des faces de la mélancolie, qu’une fantaisie maladive des âmes découragées. Il est vrai que l’amour poétique de la campagne, l’instinct des harmonies de l’univers avec le cœur de l’homme ne se montrent dans notre littérature qu’à partir de J.-J. Rousseau, cet esprit souffrant en qui commencent les infirmités particulières aux âmes de notre époque, cet ancêtre de tant d’illustres malades chers à la muse moderne. Quand plus tard la grande poésie de la nature éclate en France dans toute sa splendeur avec Chateaubriand, quand l’auteur de René nous l’apporte des solitudes du Nouveau Monde, c’est en l’associant à ce qu’il a nommé lui-même, dans le Génie du christianisme, le vague des passions. C’est encore la rêverie, un malaise de l’âme, une souffrance indéterminée qui s’éveille le plus souvent au sein des magnifiques paysages de Lamartine, au moins dans les Méditations. Cette apparition simultanée de la poésie de la nature et de la mélancolie dans les lettres françaises est sans doute un fait très-significatif et dont nous ne voulons pas dissimuler la portée.

Mais un tout autre sentiment que fa rêverie, une inspiration qui purifie, qui ennoblit, qui divinise même l’abattement et la tristesse, s’éveille aussi par la main de ces deux maîtres sur la lyre moderne : c’est la pensée religieuse, c’est le sentiment de l’infini. Depuis Chateaubriand et Lamartine, le spiritualisme le plus élevé remplace comme doctrine poétique l’abjecte philosophie de la sensation ; par eux le christianisme rentre dans les imaginations et dans les cœurs avant de rétablir son empire sur la raison et sur la volonté. Le spiritualisme religieux n’a donc rien à craindre du sentiment de la nature, puisque la poésie religieuse a été ressuscitée en France par les mêmes esprits qui ont apporté chez nous cette autre muse nouvelle, éclose dans les forêts vierges de l’Amérique et bercée sur les lacs par les brises alpestres.

On ne saurait admettre non plus que, par lui-même, le sentiment poétique de la nature éteigne le désir et la faculté de l’action. En vérité, ceux-là sont déjà énervés,’qui, dans la contemplation des merveilles de l’univers visible, dans l’étude des grandes harmonies de la création, ne trouvent qu’un aliment aux molles rêveries, une occasion de se soustraire aux pensées viriles et de fuir la pratique du devoir. Quand il faudrait reconnaître que cette intimité avec la nature extérieure affaiblit quelquefois les caractères déjà faibles, il est certain qu’elle fortifie les âmes fortes. Les grandes pensées, les grands sentiments s’exaltent encore dans le colloque de l’homme avec l’œuvre de Dieu. Demandez-le aux solitudes de la Thébaïde, aux vies des martyrs et des pères du désert !

L’esprit découvre dans ce grand livre de la nature le sens qu’il y cherche ; il récolte dans ce champ fécond le grain qu’il y a semé. Selon l’état de son âme et la direction de son regard, l’homme y voit apparaître l’éclatante figure de l’infini ou l’image du néant. Il y rencontre sur son chemin l’esprit de Dieu ou l’exemple des brutes immondes. Le Créateur a investi l’imagination, comme la science, comme le travail, d’une magique souveraineté sur le monde qui nous entoure ; il a ordonné entre la nature et nous un mystérieux échange pour enrichir et féconder du même coup celui qui reçoit et celui qui donne. Notre âme entière, par des affinités merveilleuses, participe à ce commerce de vie, d’intelligence et d’amour. Elle répand sa pensée sur la nature et la nature lui rend. une abondante récolte de pensées. Mais pour que le fruit soit sain, il faut que le germe de l’arbre soit pur. De cet immense domaine ouvert à notre imagination, l’esprit humain peut faire jaillir avec les couleurs, avec les formes, avec les accords, les plus sublimes leçons ou les plus infâmes conseils. Ce docile et mystérieux théâtre peut se prêter à tous les drames, aux plus avilissantes soumissions de l’âme à la matière, aux plus nobles élans du cœur vers l’invisible.

Dans cette industrie de l’imagination qui fait produire au monde physique une moisson morale et les richesses de la poésie, le rôle de l’homme est le même que dans cette autre industrie qui sait tirer de la terre la nourriture du corps. L’initiative appartient à l’âme ; l’esprit veut et la matière exécute. En toute chose, dans les beaux-arts et dans les arts mécaniques, dans l’emploi que nous faisons des forces de la nature pour la vie matérielle, de ses formes pour la vie de l’imagination, dans l’usage de tous les trésors dont elle abonde pour le corps et pour l’âme, il ne faut pas chercher la source du bien et du mal au sein des choses elles-mêmes. Si la nature produit le mal, ce n’est pas Dieu qui l’y a semé. Le principe du bien ou du mal, de la corruption ou de l’ennoblissement des objets qui nous entourent, il est dans l’homme même ; il est dans la conscience qui distingue et qui choisit le mal ou le bien ; il est dans notre volonté ; il est dans la liberté morale.

Il importe donc à l’artiste d’entrer dans le champ de la contemplation avec un cœur pur, d’interroger la nature avec une volonté inclinée au bien, et de déposer en elle un ferment de bonnes pensées. La nature doit lui rendre au centuple cette semence de sagesse et d’amour. Si le fond de notre âme est resté sain, fût-elle dans ses heures de découragement et d’amertume, c’est avec ce fond de l’être moral demeuré pur, avec ce principe même de la vie que s’établit l’intime communion de l’esprit humain et de la nature, révélation permanente de l’intelligence divine.

Au contact des figures merveilleuses, des images d’un monde supérieur qui peuplent les belles solitudes de la terre, nos blessures se ferment, nos cicatrices disparaissent sous les fraîches couleurs de la vie. Le tête-à-tête avec la nature n’engendre pas la misanthropie et la tristesse, il les guérit. Au sein de cette harmonie universelle, les désirs inquiets, les ambitions, les regrets stériles, les remords mêmes se taisent. Un voix prévaut alors dans la conscience, la voix des aspirations religieuses, l’hymne de l’espérance et de l’amour vers celui que nous cache et nous révèle à la fois l’immense création, ce voile transparent, cette forme palpable de l’invisible.

Non, la nature et la solitude ne sont pas mauvaises conseillères ! L’esprit qui nous pousse au mal, le souffle des passions funestes n’est pas plus violent au désert qu’au milieu des villes. En l’absence des hommes et de leurs exemples, la présence de Dieu, plus manifeste au sein de son œuvre et plus vivement sentie, nous offre dans les retraites un auxiliaire souvent oublié dans le tumulte de la vie sociale. C’est dans le désert, il est vrai, que le Christ a été tenté ; mais c’est aussi dans le désert qu’il a vaincu le tentateur, et qu’il a été servi par les anges.

Quand l’homme moral cherche les solitudes avec un désir de renouvellement intérieur, lorsqu’il traverse les divers sites des montagnes et s’éloigne de plus en plus des villes en s’approchant des sommets, à mesure qu’il s’élève et franchit les zones diverses du climat et de la flore des hauts lieux, il sent se former en lui, il voit apparaître divers ordres de sentiments et d’idées, comme une série de cultures et de végétations successives ; de telle sorte qu’en arrivant au terme de sa contemplation et de son voyage solitaire, son esprit se trouve entièrement métamorphosé ; il est différent de lui-même de toute l’immensité qui sépare les rues et les fanges d’une ville des forêts et des neiges immaculées d’une cime alpestre. Au fond, c’est la même âme, comme c’est le même globe, mais avec moins de traces des hommes et dans un état plus semblable à l’œuvre première de Dieu. C’est la même personne morale, mais plus libre de ses passions, la même imagination, mais lavée par l’air vif et pur des souillures qui la flétrissent, dépouillée des faux ornements, des lambeaux sordides qui la défigurent, fortifiée par les émanations divines qu’elle a respirées.

Voici, ce nous semble, la gradation que suit la pensée dans ce voyage à travers la poésie de la nature, dans cette ascension sur l’échelle d’or dont l’extrémité se perd dans l’infini. Nous avons essayé de reproduire les divers mouvements et les stations diverses de ce sublime pèlerinage dans quelques-unes des Symphonies et dans les Idylles héroïques.

Le poëte est sorti des villes, pénétré d’une certaine tristesse dont ses premières paroles trahissent l’amertume. Ce n’est pas la lassitude ou les mécomptes personnels, c’est la douloureuse impression des misères morales de son temps qui* a déposé en lui ce levain de mélancolie et de colère. Faudra-t-il l’en blâmer et lancer contre lui, au nom de ce qu’on appelle le progrès, de banales accusations, parce qu’il a refusé de reconnaître un bien véritable dans cet accroissement du luxe, qui remplace de nos jours le goût et la nécessité des arts, parce que, en un mot, il mesure le progrès à la condition des âmes ? On demande qu’il se réjouisse et qu’il espère ! et, depuis qu’il a l’âge d’homme, il a vu la dignité morale, l’esprit de dévouement, la vigueur et la fierté des caractères, les fortes convictions, tous les nobles enthousiasmes ébranlés, minés chaque jour plus à fond par les institutions et par les mœurs. A-t-il mérité le reproche d’égoïsme, de rêverie et d’oisiveté, parce qu’il refuse de s’associer à cette agitation si différente de la saine activité, à ce travail qui détruit en réalité ce qu’il a l’air de produire, à une œuvre enfin si contraire au devoir imposé au poëte, devoir d’édification morale et d’excitation aux difficiles vertus ? S’il est inévitable qu’à certains moments les sociétés oublient l’orgueil des ambitions généreuses dans la prudence des appétits matériels, dans l’unique désir de la richesse et du repos, qu’il soit permis du moins à quelques âmes de manifester d’autres soucis. Attendons donc encore avant d’exiger du poëte qu’il préfère au péril des nobles aspirations la sécurité douteuse de l’abaissement.

Telle est la tristesse, fort excusable ou du moins fort désintéressée, que le voyageur du désert apporte avec lui des villes, et qui s’exhale dans son premier dialogue avec la nature, avec les voix qui le saluent sur le seuil de la solitude.

L’effet produit sur l’âme par ces salubres émanations des champs, par cette harmonie pénétrante des parfums, des couleurs et des accords, par cette révélation de l’ordre et du repos au sein d’une loi immuable, est d’abord un effet de calme et d’apaisement. Il s’est opéré une sorte d’épanouissement dans l’homme tout entier ; le sang coule dans ses veines plus largement, avec plus de régularité et sans fébriles ardeurs ; les sensations douloureuses s’atténuent et s’endorment dans les organes souffrants, les douleurs morales se voilent. Un nuage chargé d’un fluide bienfaisant semble s’étendre sur toutes les perceptions pénibles de la conscience ; la rosée qu’il y dépose adoucit toutes les âcretés de la passion, tout ce qu’il y avait de cuisant et d’enflammé dans les regrets et dans les désirs, tout ce qu’il y avait d’âpre et de rongeur dans les ambitions et dans les colères. La noble tristesse que l’ami des solitudes avait rapportée du commerce des hommes s’épure et s’ennoblit encore dans cet apaisement. Il n’y reste plus rien de ce qui pouvait s’y mêler de maladif et de personnel ; ce n’est plus que le fait moral nécessaire, la sainte protestation de la conscience contre le mal et l’énergique désir de le combattre.

Mais le poëte continue sa marche à travers la nature. Ce sera, si vous voulez, un de ces voyages au sein des régions alpestres, où, dans la même journée, on traverse plusieurs climats et plusieurs zones différentes de productions végétales. Parti le matin des rives du Léman, du pied d’un coteau chargé de vignes, on va se reposer le soir au bord des neiges éternelles. On veut tenter l’ascension d’un de ces pics sublimes, d’où le hardi voyageur aperçoit autour de lui, au lever du jour, les cime s blanches des Alpes, soulevées comme des vagues et enflammées par le soleil des ardents reflets d’un incendie. A mesure que l’œil s’élève et que l’on franchit les divers degrés de ce temple en rêvant d’atteindre le faîte, il semble que sur chaque échelon l’âme se dépouille dans l’air, de plus en plus vif et léger, d’une partie du poids qui l’oppresse. Sur chaque degré, on laisse une sombre et amère pensée, on voit disparaître quelqu’une des souillures de la mémoire. L’imagination rejette à chaque pas un de ses vêtements ternis. On s’est élevé au-dessus des premières vallées et des forêts de chênes ; on a traversé la zone des hêtres, celle des sapins, celle des mélèzes, celle des rhododendrons aux fleurs rouges ; on a respiré des senteurs vivifiantes, un fluide sain et vigoureux. Le froid des neiges immaculées a mis dans l’air, autour de vous, comme des aiguillons ; vous sentez vos forces décuplées, vous êtes porté par une force invisible. Voici, enfin, que vous touchez l’étroit sommet d’où votre vue s’étendra dans l’immensité. Le soleil vous inonde, les glaciers vous entourent, vous baignez à la fois dans la lumière et dans une salutaire fraîcheur. Vous ne sentez pas la fatigue du corps, et dans votre âme tous les importuns souvenirs, toutes les mauvaises pensées ont disparu. A la conscience de l’apaisement est venu se joindre en vous celle de la force et de la pureté. Vous êtes préparé à recevoir avec l’impression du merveilleux spectacle qui vous environne, avec les mystérieuses influences qui vous pressent, le sentiment sublime, l’ivresse, l’extase de l’infini. Il se produit en vous comme une immense effusion de prière et d’amour ; votre cœur s’élance à la fois vers Dieu, vers la nature et vers les hommes ; vous voudriez tout embrasser dans la même étreinte. En même temps que cet appel enthousiaste à tout ce qui est bon et beau, vous lancez d’héroïques défis au mal ; vous invoquez les luttes, les austères labeurs, les dévouements. L’énergie surabonde en vous avec le sentiment du divin ; votre âme cherche à se répandre autour d’elle par ses œuvres et par le sacrifice de soi-même, à l’exemple du Dieu qui vous a donné ce surcroît de vie.

Nous avons tous connu ces heures sacrées où la contemplation des grands aspects de la nature nous a purifiés et rassérénés ; où, sur les montagnes, dans la sainte ivresse de l’infini, nous nous sommes sentis plus forts et plus aimants ; où nous sommes devenus, par l’enthousiasme du beau, plus capables de toutes les vertus et surtout de la vertu suprême, le sacrifice. Tout ce que la parole peut reproduire de ces nobles émotions, tout ce qu’a de plus parfait l’œuvre du poëte, ne sera jamais qu’un faible écho de cette harmonie intérieure, de cette voix que chacun de nous a entendue dans son propre cœur, sur les sommets où l’amour de la nature l’avait conduit.

Ceux qui ne regardent la nature qu’avec leurs sens, qui ne l’interrogent qu’avec leurs appétits et leurs intérêts, et ne la mesurent qu’à de sordides calculs, ceux-là, sans doute, n’en reçoivent pas ces communications intimes et ce surcroît de vie morale ; ils en redoutent l’aspect comme celui d’un bien dont on est incapable de jouir ; et la poésie absente proteste en, eux par un vague remords et par un vide douloureux. Pour ceux-là, véritablement, la solitude et le spectacle des sites déserts réservent cette influence énervante qu’on impute à la contemplation de la nature.

Mais pour les esprits dégagés du matérialisme des intérêts et des basses passions, pour les cœurs sainement religieux, l’amour de la nature n’entraîne pas l’inertie ; il n’isole pas l’homme dans une égoïste contemplation, loin du travail et du devoir. Sur la montagne, en face de l’infini, on n’oublie que les petitesses de la vie vulgair e et les exemples mauvais. Mais aucun des grands souvenirs ne s’efface ; il semble, au contraire, que les nobles figures de ceux qu’on a aimés et qu’on admire, que toutes les grandes scènes de la poésie et de l’histoire affluent autour de nous et nous environnent d’éloquentes visions.

En évoquant parfois des morts héroïques pour prendre part au colloque qui s’établit entre sa conscience et les voix du désert, à la prédication qui s’exhale de tous les arbres des forêts, qui jaillit avec tous les flots des rochers et toutes les brises du ciel, le poëte a mis en scène ce qui se passe invariablement pour lui, sans parti pris d’avance et par l’impression toute naturelle de la beauté des sites, à chacune de ces courses de montagnes d’où il a rapporté la plupart de ses inspirations.

Nous ne prétendons pas dire que le spectacle de la nature peut suppléer toute autre inspiration, toute autre nourriture morale. Mais, il faut qu’on le sache bien, cet enseignement ne contredit aucun autre enseignement spiritualiste, cette révélation de l’infini et du divin, faite dans le langage des accords, des formes, des couleurs, des harmonies de toute sorte, n’offense pas la révélation positive, faite parla tradition et par la voix immatérielle de la conscience. Le christianisme n’a rien à redouter de l’amour de la nature. La religion est assez large pour comprendre tous les sentiments poétiques, assez forte pour les régler, assez divine pour les sanctifier. Subordonné ainsi aux croyances chrétiennes, le sentiment de la nature devient le plus puissant auxiliaire du sentiment religieux. C’est au profit de la.piété vraie qu’il suscite notre enthousiasme ; les ailes qu’il donne à notre pensée pour s’élever à travers l’espace nous conduisent vers l’infini, c’est-à-dire vers Dieu.

Vous pouvez donc, ô poëte, sans crainte d’idolâtrie, adorer l’Éternel dans cette grande nature des Alpes que vous aimez si ardemment. Montez vers l’immense forêt de sapins qui s’élève sur la montagne, entrez-y comme dans une cathédrale vivante : là aussi Dieu vous entoure de sa présence et vous presse de son amour. Marchez avec recueillement sur ces mosaïques de fleurs qui dessinent sous vos pieds de merveilleuses figures, des inscriptions qui s’écrivent et s’effacent d’elles-mêmes avec les saisons diverses. Vous les lisez pieusement et vous avancez sous les longues nefs entre les piliers sonores. Dans les chapiteaux touffus, les plantes grimpantes s’entrelacent avec les nids. Les écureuils et les oiseaux s’y promènent comme des bas-reliefs animés. Du haut de la voûte, à travers les découpures des feuilles et des rameaux, une clarté douce tombe avec un murmure pareil à celui de la foule ou dé l’Océan. Comme une voix qui s’élève ou s’abaisse, le vent, d’un souffle inégal, tire des hautes branches mille accords variés ; le chant des oiseaux s’y découpe en notes légères, et le mugissement continu de la cascade voisine forme à ces vives mélodies un accompagnement grave et solennel. Montez encore, dirigez-vous vers cette lumière dorée qui brûle à l’extrémité des nefs comme les flambeaux du sanctuaire. Respirez l’encens qui suinte des arbres avec la résine et qui jaillit des fleurs froissées sous vos pieds. À chaque pas, votre âme se plonge plus avant dans la douce ivresse de la prière. Tout à coup, à travers les sapins plus rares sur la lisière du bois, la cime du glacier vous apparaît toute ruisselante de soleil sous une voûte d’azur. De larges bandes d’or, des reflets de pourpre et des veines bleuâtres sillonnent la blancheur des neiges comme le marbre d’un autel tout jaspé de pierreries. Tombez à genoux ! voici le tabernacle, le piédestal inaccessible sur lequel repose l’image de l’infini. Vos yeux ont-ils aperçu jamais plus manifeste et plus imposante qu’à travers cette lumineuse immensité la figure de l’Être invisible ? Humiliez-vous devant lui dans une extase muette ; tenez votre âme largement ouverte à tous les rayons qu’il vous envoie. Les saintes traditions de la foi maternelle n’ont rien à craindre de ce culte solitaire et de ces rites inusités. Ce soir, quand vous serez redescendu dans votre vallée et que vous passerez devant l’église natale, vous en ouvrirez la porte comme autrefois. Jamais plus fervent désir, jamais besoin plus vif d’adoration et d’amour ne vous aura poussé au pied de ce modeste autel. Vous y retrouverez dans toute sa plénitude l’ivresse que vous avez goûtée sur les sommets. Vous y répandrez les mêmes larmes généreuses, vous y répéterez la même prière, car vous y reconnaîtrez le même Dieu.