Les Stoïques/Au long des quais

Les StoïquesAlphonse Lemerre, éditeur (p. 55-58).


AU LONG DES QUAIS.


Renonçons à sauver le monde, quand nous
pouvons le charmer.
(Lettre du 8 septembre 1869.)


Sans doute, je n’aurais pas dû dire ces choses
Puisqu’elles vous pouvaient déplaire en moi ; les roses,
Selon vous, les muguets seyaient mieux dans ma main
Que ces acres soucis ramassés en chemin.
Vous aimez mieux aux bois l’oiseau libre & sauvage
Que le captif mordant les barreaux de sa cage,
Et ses chants d’autrefois que ses cris d’aujourd’hui.
Sans doute ! mais qu’y faire ? Il est plus d’un ennui :
Et j’ai les miens ainsi que vous avez les vôtres.
Ne voulant plus penser à moi, je pense aux autres,
C’est bien simple ; &, quand même un jour j’y reviendrais,
Comme l’oiseau revient aux bois, je me tairais,

De peur qu’on ne surprît mon nid sous la feuillée.
Je m’en irais plus loin dès l’aurore éveillée
Faire vibrer l’écho dont le monde a besoin ;
Sans lui parler de moi plus jamais, j’aurais soin
De lui dire d’aimer, & que la vie est douce
Dans le nid duveteux où tout vent froid s’émousse,
Et, tremblant aussitôt de trahir mes secrets,
Je changerais de note & je consolerais ;
Puis je raccourrais vite & me cacherais toute
Sous mon bonheur. Ainsi, jour par jour, goutte à goutte,
Je verserais la joie à ce monde altéré,
Tandis qu’incessamment mon trésor ignoré
Dans la retraite ombreuse où j’aurais mis ma vie,
Introuvable aux regards, intangible à l’envie,
Comme un lac où le ciel profond s’est reflété,
S’accroîtrait en silence & pour l’éternité.
Sans doute ! mais encor qu’y faire ? C’est un rêve
Dont on s’arrache, hélas ! avant qu’il ne s’achève
Et qui ne laisse au cœur qu’un souvenir cuisant.
À ce rêve si frais d’aspect & séduisant,
Si bien fait, n’est-ce pas ? pour enchanter la terre
Et pour charmer des maux impossibles à taire,
Rien ne ressemble moins que la réalité :
Aux portes des maisons frappe la pauvreté

Avec l’interminable & douloureux cortége
Des enfants aux pieds nus, des vieux au front de neige,
Des travailleurs meurtris au combat du devoir.
Et s’il est des heureux qui peuvent ne pas voir
Ce qu’ils ont sous les yeux à tout moment, oh ! certes,
Vous qui voulez fermer mes paupières ouvertes,
Vous n’êtes de ceux-là pas plus que moi. L’oubli
De l’égoïste en sa paresse enseveli
N’est pas plus fait pour moi que pour vous, & peut-être
Faut-il être plus près encor pour bien connaître
La misère de l’homme & sa peine ici-bas.
Je ne puis pas ne plus y songer. Chaque pas
M’y ramène & toujours quelque aiguillon m’en presse.
— Lorsque, longeant les quais que le fleuve caresse,
Je passe mon chemin, & chez les oiseleurs
Je vois emprisonnés les oiseaux gazouilleurs ;
Que je vois ce long mur aux fenêtres grillées,
Cet hôpital où sont tant d’âmes désolées,
Puis ce long mur encor plein de sombres hasards,
L’hospice des enfants trouvés & des vieillards ;
Puis d’autres, puis enfin sinistre, formidable,
La prison, & plus loin le faubourg insondable,
Oh ! je l’avoue alors, ne pouvant rien sauver,
Comme le fleuve au bas je voudrais tout laver.

Est-ce un tort ? une erreur ? j’aurais peine à l’admettre…
— Mais pardon ! c’est presqu’une épître que ma lettre,
Et dans l’apologie où mon cœur s’est jeté,
Ne vous parlais-je pas des sœurs de charité ?…


11 septembre 1869.