Les Singularitez de la France antarctique/82

Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 436-444).


CHAPITRE LXXXII.

Du païs appellé Terre Neuue.


Apres estre departis de la hauteur du goulfe de Canada, fut question de passer outre, tirant nostre droit chemin au Nort, delaissans la terre de Labrador, Isles des Diables. Cap de Marco. et les isles qu’ils appellent des Diables[1], et le cap de Marco, distant de la ligne cinquante six degrés, nous costoyames à senestre ceste contrée, qu’ils ont nomée Terre neuue, merueilleusemêt froide : qui a esté cause que ceux qui premierement la descouurirent, n’y firent long seiour, ne ceux aussi qui quelquefois y vont pour traffiquer. Ceste Terre neuue est une regiô[2] faisant une des extremitez de Canada, et en icelle se trouue une riuiere, laquelle à cause de son amplitude et largeur semble quasi estre une mer, et est appellée la riuiere des trois freres, distâte des isles des Essores quatre cens lieues, et de nostre France neuf cens. Elle separe la prouince de Canada de celle que nous appellons Terre neuue. Aucuns modernes l’ôt estimée estre un destroit de mer, comme celuy de Magellâ, par lequel lô pourroit entrer de la mer Oceane à celle du Su ou Pacifique[3], et de faict Gêma Frisius, encor qu’il fust expert en mathematiques, a toutesfois erré nous voulât persuader que ceste riuiere, de laquele nous parlons, est un destroit, lequel il nôme Septentrional, et mesmes l’a ainsi depaint en sa Mappemôde. Si ce qu’il en a escrit eust esté veritable, en vain les Espagnols et Portugais eussent esté chercher un autre destroit, distât de cestuy cy de trois mil lieues pour entrer en ceste mer du Su, et aller aux isles des Moluques où sont les espiceries. Ce païs est habité de Barbares vestus[4] de peaux de sauuagines, ainsi que ceux de Canada, fort inhumains et mal traitables : comme bien l’experimentent ceux qui vont par delà pescher les morues, que nous mâgeons par deça. Ce peuple maritime ne vit gueres d’autre chose que de poisson de mer, dont ils prennent grande quantité, specialement de loups marins, desquels ils mangent la chair, qui est tresbône. Huile de gresse de poisson. Ils font certaine huile de la gresse de ce poissô, laquelle deuient apres estre fondue, de couleur roussatre, et la boiuent au repas côme nous ferions par deça du vin ou de l’eau. De la peau de ce poisson grande et forte, côme de quelque grand animal terrestre, ils font manteaux et vestemês à leur mode : chose admirable, qu’en un element si humide que cestuy là, qui est l’humidité mesme, se puisse nourrir un animal, qui aye la peau dure et seche, comme les terrestres. Ils ont semblablemêt autres poissons vestus de cuir assez dur, côme marsouins et chiens de mer : les autres reuestus de coquilles fortes, côme tortues, huitres et moulles. Au reste ils ont abondance de tous autres poissons, grâds et petis, desquels ils viuent ordinairement. Superstition de diuerses nations du Leuât. Ie m’esbahis que les Turcs, Grecs, Iuifs, et diuerses autres nations du Leuât ne mangent point de dauphins, ny de plusieurs autres poissons, qui sont destituez d’escailles, tant de mer, que d’eau douce, qui me fait iuger que ceux cy sont plus sages, et mieux auisez de trouuer le goust des viandes plus delicates, que non pas ou les Turcs, ou Arabes, et autre tel fatras de peuple superstitieux. En cest endroit se trouuêt des balenes (i’entens en la haute mer, car tel poisson ne s’approche iamais du riuage) qui ne viuêt que de tels petis poissôs[5]. De quels poissons vit la balene. Toutesfois le poissô qu’ordinairement mange la balene, n’est plus gros que noz carpes, chose quasi incredibile pour le respect de sa grandeur et grosseur. La raison est, ainsi que veulêt aucuns que la balene ayant le gosier trop estroit en proportion du corps, ne peut deuorer plus grâd morceau. Qui est un secret encor admirable, duquel les anciês ne se sont oncques auisez, voire ny les modernes, quoy qu’ils ayêt traité des poissons. La femelle ne fait iamais qu’un petit à la fois, lequel elle met hors comme un animât terrestre sans œuf, ainsi que les autres poissons ouiperes. Et qui est encores plus admirable, elle allaitte son petit après estre dehors : et pour ce elle porte mammelles au ventre soubs le nombril : ce que ne fait autre[6] poisson quelconque, soit de marine ou d’eau douce, sinô le loup. Ce que mesmement tesmoigne Pline. Rencontre d’une balene dangereuse sus la mer. Ceste baleine est fort dangereuse sus la mer, pour la rencontre, ainsi que bien scauent les Bayonnois[7] pour l’auoir expérimenté, car ils sont coustumiers d’en prendre. A ce propos, lors que nous estiôs en l’Amérique, le batteau de quelque marchât qui passoit d’une terre à l’autre pour sa traffique, ou autre négoce, fut renuersé et mis à sac, et tout ce qui estoit dedàs, par la rencôtre d’une balene, qui le toucha de sa queue. En ce mesme endroit où conuerse la balene, se trouue le plus souuent un poisson, qui luy est perpetuel ennemy : Poisson ennemy naturel de la balene. de maniere que s’approchât d’elle, ne fera faute de la piquer soubs le ventre[8] (qui est la partie la plus mollette) auecques sa langue trenchante et ague, comme la lancette d’un barbier : et ainsi offensée, à grâd difficulté se peut sauuer, qu’elle ne meure, ainsi que disent les habitans de Terre neuue, et les pescheurs ordinaires. En ceste mer de Terre neuue se trouue une autre espece de poisson, que les Barbares du païs nomment Hehec, ayât le bec côme un perroquet et autres poissons d’escaille. Il se trouue en ce mesme endroit abondance de dauphins, qui se môstrent le plus souuent sus les ondes, et à fleur de l’eau, sautâs et voltigeans par dessus : Presage des tempestes. ce qu’aucuns estimêt estre presage de tourmêtes et tempestes, auec vês impetueux de la part dôt ils viennent, côme Pline recite et Isidore en ses Etymologies, de ce que aussi l’experience m’a rendu plus certain, que l’autorité ou de Pline, ou autre des anciês. Sâs eslongner de propos, aucuns ont escrit qu’il y a cinq especes de presage et prognostic des tempestes futures sus la mer, côme Polybius estât auecques Scipion Aemilian en Afrique. Au surplus y a abondâce de moulles fort grosses. Animaux estrâges. Quant aux animaux terrestres, vous y en trouuerez un grand nombre, et bestes fort sauuages et dangereuses, côme gros ours, lesquels presque tous sont blâcs. Et ce que ie dy des bestes s’estend iusques aux oyseaux desquels le plumage presque tire sur le blanc[9] : ce que ie pense auenir pour l’excessiue froideur du païs. Lesquels ours iour et nuyt sont importuns es cabanes des Sauuages, pour mâger leurs huiles et poissons, quand il s’en trouue de reserue. Quant aux ours encore que nous en ayôs amplemêt traité en nostre Cosmographie du Leuât nous dirons toutefois en passât côme les habitas du païs les prennent affligez de l’importunité qu’ils leur font. Dôcques ils font certaines fosses en terre fort profondes près les arbres ou rochers, puis les couurent si finement de quelques branches ou fueillage d’arbres : et ce là où quelque essaim de mousches à miel se retire, ce que ces ours cherchêt et suyuent diligemment, et en sont fort friands, non comme ie croy tant pour s’en rassasier, que pour s’en guérir les ïeux qu’ils ont naturellement débiles, et tout le cerueau, mesmes qu’estans picquez de ces mousches rendent quelque sang, specialemêt par la teste, qui leur apporte grâd allegement. Il se void là une espèce de bestes grâdes côme buffles, portâs cornes assez larges, la peau grisâtre, dôt ils font vestemens : et plusieurs autres bestes, desquelles les peaux sont fort riches et singulieres. Le païs du reste est môtagneux et peu fertile, tant pour l’intêperature de l’air, que pour la condition de la terre peu habitée et mal cultiuée. Des oyseaux, il ne s’en trouue un si grand nôbre qu’en l’Amérique, ou au Peru, ne de si beaux. Deux especes d’aigle. Il y a deux espèces d’aigles, dot les unes habitêt les eaûes, et ne viuent gueres que de poisson, et encores de ceux qui sont vestus de grosses escailles ou coquilles, qu’ils enleuêt en l’air, puis les laissent tôber en terre, et les rôpent ainsi pour mâger ce qui est dedàs. Cest aigle nidifie en gros arbres sus le riuage de la mer. En ce païs a plusieurs beaux fleuues, et abondance de bon poisson. Ce peuple n’appete autre chose, sinô ce qui luy est necessaire pour substenter leur nature, en sorte qu’ils ne sont curieux en viâdes, et n’en vont querir es païs loingtains, et sont leurs nourritures saines, de quoy auiêt qu’ils ne sçauent que c’est que maladies, ains viuêt en continuelle santé et paix, et n’ôt aucune occasion de côceuoir enuie les uns cotre les autres, à cause de leurs biês ou patrimoine, car ils sont quasi tous égaux en biês, et sont tous riches par un mutuel contentemêt, et qualité de pauureté. Ils n’ont aussi aucû lieu député pour administrer iustice, parce qu’entre eux ne font aucune chose digne de reprehension. Ils n’ôt aucunes loix, ne plus ne moins que noz Ameriques et autre peuple de ceste terre côtinente, sinon celle de la nature. Le peuple maritime se nourrist communement de poisson, côme nous auôs desia dit : les autres eslongnez de la mer se côtentêt des fruits de la terre, qu’elle produit la plus grâd part sans culture, et estre labourée. Et ainsi en ont usé autrefois les anciens, côme mesme recite Pline. Nous en voyons encores assez auiourd’hui que la terre nous produit elle mesme sans estre cultiuée. Dôt Virgile recite que la forest Dodonée commençant à se retraire, pour l’aage qui la surmontoit, ou bien qu’elle ne pouuoit satisfaire au nombre de peuple qui se multiplioit, un chascun fut contraint de trauailler et soliciter la terre : pour en receuoir emolumêt necessaire à la vie. Et voila quât à leur agriculture. Maniere de gurerroyer des Sauuages de Terre Neuve. Au reste ce peuple est peu subiect à guerroyer si leurs ennemis ne les viennèt chercher. Alors ils se mettent tous en defense en la façô et maniere des Canadiens. Leurs instrumês incitâs à batailler, sont peaux de bestes têdues en maniere de cercle, qui leur seruêt de tabourins, auec fleustes d’ossemens de cerfs, comme ceux des Canadiens. Que s’ils apperçoyuent leurs ennemis de loing, ils se prépareront de côbatre de leurs armes, qui sont arcs et flèches : et auant qu’entrer en guerre leur principal guide, qu’ils tiennent côme un Roy, ira tout le premier, armé de belles peaux et plumages, assis sur les espaules de deux puissans Sauuages, à fin qu’un chacun le cognoisse, et soyent prôpts à luy obéir en tout ce qu’il cômandera. Et quâd il obtient victoire, Dieu sçait côme ils le caressent. Banieres estrâges. Et ainsi s’en retournent ioyeux en leurs loges auec leurs bâniers deployées qui sont rameaux d’arbres garnis de plumes de cygnes voltigeas en l’air, et portas la peau du visage de leurs ennemis, tendue en petis cercles, en signe de victoire, comme i’ay voulu représenter par la figure precedente.

  1. Les îles des Diables sont marquées dans toutes les géographies du XVIe siècle. La carte de l’Atlantique insérée dans le Ramusio (ii, 336) place au nord de Terre-Neuve l’île des Diables, dont on voit, en effet, une légion voltiger à l’entour. Cortereal (Ramusio, iii, 129) donnait à une île sur la côte du Labrador le nom d’Isola de los Demonios. Ruysch dans son Atlas de 1507-1508 insère encore dans ces parages une insula demonum. Thevet dans sa Cosmographie universelle et Ortelius dans son Theatrum mundi l’enregistrent avec soin. Ces îles paraissent correspondre aux nombreux îlots qui entourent Terre Neuve.
  2. Erreur : Terre-Neuve étant une île et non pas une presqu’île. La prétendue rivière dont parle Thevet, se nomme le détroit de Belle-Isle.
  3. Ce fut, en effet, la grande préoccupation des navigateurs du XVIe siècle : tous ils cherchaient un passage vers les Indes. Gabotto, Cortereal, Verazzano, tous les hardis marins qui explorèrent les premiers l’Amérique septentrionale n’avaient pas d’autre but. Cartier, dans ses trois voyages au Canada, se croit toujours au moment de découvrir ce détroit. « La perfection qu’il cherche, écrira plus tard Lescarbot, en parlant de Cartier, est de trouver un passage pour aller par là en Orient. » Au XVIIe et au XVIIIe siècle, le problème géographique qui fut discuté le plus ardemment, fut celui du fameux passage nord ouest ; c’est seulement de nos jours qu’on a cessé de le rechercher pour s’occuper plus activement de la meilleure voie à suivre pour arriver au pôle nord.
  4. Un passage de la chronique de Fabien, dans Hakluyt, nous apprend que Sebastiani Gabotto emmena en Angleterre trois Indiens de Terre-Neuve. Le portrait de ces malheureux, arrachés à leur patrie, est assez curieux : « Ces sauvages étaient couverts de peaux d’animaux, mangeaient la chair crue, parlaient une langue que personne ne pouvait comprendre, et, dans toute leur conduite, ressemblaient à des bêtes brutes. » Ces insulaires se nommaient les Micmas. Il en reste encore quelques-uns dans l’intérieur de l’archipel. Voir Gobineau. Voyage à Terre-Neuve.
  5. Les baleines se nourrissent surtout d’un frêle crustacé, presque microscopique, de l’ordre des branchiopodes, qui se développe en prodigieuse abondance. Les longues bandes rouges qui sillonnent l’Océan glacial proviennent des myriades de ces animalcules, dont la quantité semble demeurer toujours la même, malgré la consommation qu’en font leurs ennemis.
  6. Erreur : tous les cétacés nourrissent ainsi leurs petits.
  7. Voir Thevet. Cosm. univ. P. 1017.
  8. Pline. H. N. ix, 5.
  9. Sur les ours blancs et leur chasse, consulter les diverses relations de voyages au pôle nord insérées dans le Tour du Monde (Kane, Hayes, Weyprecht, etc.)